Antuan de Saint-Exupery. Vol de nuit --------------------------------------------------------------- A. de Saint-Exup©ry, Oeuvres, M., Progr¨s, 1972, pp. 31-86 Žà¨£¨­ « í⮣® ¤®ªã¬¥­â  à á¯®«®¦¥­ ­  ᠩ⥠"Ž¡é¨© ’¥ªáâ" (TextShare) ³ http://textshare.da.ru OCR: ஥ªâ "Ž¡é¨© ’¥ªáâ"("TextShare") http://textshare.da.ru ³ http://textshare.da.ru --------------------------------------------------------------- A Monsieur Didier Daurat I Les collines, sous l'avion, creusaient d©j  leur sillage d'ombre dans l'or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d'une inusable lumi¨re: dans ce pays elles n'en finissent pas de rendre leur or, de mªme qu'apr¨s l'hiver elles n'en finissent pas de rendre leur neige. Et le pilote Fabien, qui ramenait de l'extrªme Sud, vers Buenos Aires, le courrier de Patagonie, reconnaissait l'approche du soir aux mªmes signes que les eaux d'un port:   ce calme,   ces rides l©g¨res qu'  peine dessinaient de tranquilles nuages. Il entrait dans une rade immense et bienheureuse. Il eut pu croire aussi, dans ce calme, faire une lente promenade, presque comme un berger. Les bergers de Patagonie vont, sans se presser, d'un troupeau   l'autre: il allait d'une ville   l'autre, il ©tait le berger des petites villes. Toutes les deux heures il en rencontrait qui venaient boire au bord des fleuves ou qui broutaient leur plaine. Quelquefois, apr¨s cent kilom¨tres de steppes plus inhabit©es que la mer, il croisait une ferme perdue, et qui semblait emporter en arri¨re, dans une houle de prairies, sa charge de vies humaines; alors il saluait des ailes ce navire. "San Julian est en vue; nous atterrirons dans dix minutes." Le radio navigant passait la nouvelle   tous les postes de la ligne. Sur deux mille cinq cents kilom¨tres, du d©troit de Magellan   Buenos Aires, des escales semblables s'©chelonnaient; mais celle-ci s'ouvrait sur les fronti¨res de la nuit comme, en Afrique, sur le myst¨re, la derni¨re bourgade soumise. Le radio passa un papier au pilote: "II y a tant d'orages que les d©charges remplissent mes ©couteurs. Coucherez-vous   San Julian?" Fabien sourit: le ciel ©tait calme comme un aquarium et toutes les escales, devant eux, leur signalaient: "Ciel pur, vent nul." II r©pondit: "Continuerons." Mais le radio pensait que des orages s'©taient install©s quelque part, comme des vers s'installent dans un fruit; la nuit serait belle et pourtant g¢t©e: il lui r©pugnait d'entrer dans cette ombre prªte   pourrir. En descendant moteur au ralenti sur San Julian, Fabien se sentit las. Tout ce qui fait douce la vie des hommes grandissait vers lui: leurs maisons, leurs petits caf©s, les arbres de leur promenade. Il ©tait semblable   un conqu©rant, au soir de ses conquªtes, qui se penche sur les terres de l'empire, et d©couvre l'humble bonheur des hommes. Fabien avait besoin de d©poser les armes, de ressentir sa lourdeur et ses courbatures, on est riche aussi de ses mis¨res, et d'ªtre ici un homme simple, qui regarde par la fenªtre une vision d©sormais immuable. Ce village minuscule, il l'eët accept©: apr¨s avoir choisi on se contente du hasard de son existence et on peut l'aimer. Il vous borne comme l'amour. Fabien eët d©sir© vivre ici longtemps, prendre sa part ici d'©ternit©, car les petites villes, oé il vivait une heure, et les jardins clos de vieux murs, qu'il traversait, lui semblaient ©ternels de durer en dehors de lui. Et le village montait vers l'©quipage et vers lui s'ouvrait. Et Fabien pensait aux amiti©s, aux filles tendres,   l'intimit© des nappes blanches,   tout ce qui, lentement, s'apprivoise pour l'©ternit©. Et le village coulait d©j  au ras des ailes, ©talant le myst¨re de ses jardins ferm©s que leurs murs ne prot©geaient plus. Mais Fabien, ayant atterri, sut qu'il n'avait rien vu, sinon le mouvement lent de quelques hommes parmi leurs pierres. Ce village d©fendait, par sa seule immobilit©, le secret de ses passions, ce village refusait sa douceur: il eët fallu renoncer   l'action pour la conqu©rir. Quand les dix minutes d'escale furent ©coul©es, Fabien dut repartir. Il se retourna vers San Julian: ce n'©tait plus qu'une poign©e de lumi¨res, puis d'©toiles, puis se dissipa la poussi¨re qui, pour la derni¨re fois, le tenta. "Je ne vois plus les cadrans: j'allume." II toucha les contacts, mais les lampes rouges de la carlingue vers¨rent vers les aiguilles une lumi¨re encore si dilu©e dans cette lumi¨re bleue qu'elle ne les colorait pas. Il passa les doigts devant une ampoule: ses doigts se teint¨rent   peine. "Trop tät." Pourtant la nuit montait, pareille   une fum©e sombre, et d©j  comblait les vall©es. On ne distinguait plus celles-ci des plaines. D©j  pourtant s'©clairaient les villages, et leurs constellations se r©pondaient. Et lui aussi, du doigt, faisait cligner ses feux de position, r©pondait aux villages. La terre ©tait tendue d'appels lumineux, chaque maison allumant son ©toile, face   l'immense nuit, ainsi qu'on tourne un phare vers la mer. Tout ce qui couvrait une vie humaine d©j  scintillait. Fabien admirait que l'entr©e dans la nuit se fit cette fois, comme une entr©e en rade, lente et belle. Il enfouit sa tªte dans la carlingue. Le radium des aiguilles commen§ait   luire. L'un apr¨s l'autre le pilote v©rifia des chiffres et fut content. Il se d©couvrait solidement assis dans ce ciel. Il effleura du doigt un longeron d'acier, et sentit dans le m©tal ruisseler la vie: le m©tal ne vibrait pas, mais vivait. Les cinq cents chevaux du moteur faisaient na®tre dans la mati¨re un courant tr¨s doux, qui changeait sa glace en chair de velours. Une fois de plus, le pilote n'©prouvait, en vol, ni vertige, ni ivresse, mais le travail myst©rieux d'une chair vivante. Maintenant il s'©tait recompos© un monde, il y jouait des coudes pour s'y installer bien   l'aise. Il tapota le tableau de distribution ©lectrique, toucha les contacts un   un, remua un peu, s'adossa mieux, et chercha la position la meilleure pour bien sentir les balancements des cinq tonnes de m©tal qu'une nuit mouvante ©paulait. Puis il t¢tonna, poussa en place sa lampe de secours, l'abandonna, la retrouva, s'assura qu'elle ne glissait pas, la quitta de nouveau pour tapoter chaque manette, les joindre   coup sër, instruire ses doigts pour un monde aveugle. Puis, quand ses doigts le connurent bien, il se permit d'allumer une lampe, d'orner sa carlingue d'instruments pr©cis, et surveilla sur les cadrans seuls son entr©e dans la nuit, comme une plong©e. Puis, comme rien ne vacillait, ni ne vibrait, ni ne tremblait, et que demeurait fixes son gyroscope, son altim¨tre et le r©gime du moteur, il s'©tira un peu, appuya sa nuque au cuir du si¨ge, et commen§a cette profonde m©ditation du vol, oé l'on savoure une esp©rance inexplicable. Et maintenant, au cœur de la nuit comme un veilleur, il d©couvre que la nuit montre l'homme: ces appels, ces lumi¨res, cette inqui©tude. Cette simple ©toile dans l'ombre: l'isolement d'une maison. L'une s'©teint: c'est une maison qui se ferme sur son amour. Ou sur son ennui. C'est une maison qui cesse de faire son signal au reste du monde. Ils ne savent pas ce qu'ils esp¨rent ces paysans accoud©s   la table devant leur lampe: ils ne savent pas que leur d©sir porte si loin, dans la grande nuit qui les enferme. Mais Fabien le d©couvre quand il vient de mille kilom¨tres et sent des lames de fond profondes soulever et descendre l'avion qui respire, quand il a travers© dix orages, comme des pays de guerre, et, entre eux, des clairi¨res de lune, et quand il gagne ces lumi¨res, l'une apr¨s l'autre, avec le sentiment de vaincre. Ces hommes croient que leur lampe luit pour l'humble table, mais   quatre-vingts kilom¨tres d'eux, on est d©j  touch© par l'appel de cette lumi¨re, comme s'ils la balan§aient d©sesp©r©s, d'une ®le d©serte, devant la mer. II Ainsi les trois avions postaux de la Patagonie, du Chili et du Paraguay revenaient du Sud, de l'Ouest et du Nord vers Buenos Aires. On y attendait leur chargement pour donner le d©part, vers minuit,   l'avion d'Europe. Trois pilotes, chacun   l'arri¨re d'un capot lourd comme un chaland, perdus dans la nuit, m©ditaient leur vol, et, vers la ville immense, descendraient lentement de leur ciel d'orage ou de paix, comme d'©tranges paysans descendent de leurs montagnes. Rivi¨re, responsable du r©seau entier, se promenait de long en large sur le terrain d'atterrissage de Buenos Aires. Il demeurait silencieux car, jusqu'  l'arriv©e des trois avions, cette journ©e, pour lui, restait redoutable. Minute par minute,   mesure que les t©l©grammes lui parvenaient, Rivi¨re avait conscience d'arracher quelque chose au sort, de r©duire la part d'inconnu, et de tirer ses ©quipages, hors de la nuit, jusqu'au rivage. Un manœuvre aborda Rivi¨re pour lui communiquer un message du poste Radio: -- Le courrier du Chili signale qu'il aper§oit les lumi¨res de Buenos Aires. -- Bien. Bientät Rivi¨re entendrait cet avion: la nuit en livrait un d©j , ainsi qu'une mer, pleine de flux et de reflux et de myst¨res, livre   la plage le tr©sor qu'elle a si longtemps ballott©. Et plus tard on recevrait d'elle les deux autres. Alors cette journ©e serait liquid©e. Alors les ©quipes us©es iraient dormir, remplac©es par les ©quipes fra®ches. Mais Rivi¨re n'aurait point de repos: le courrier d'Europe,   son tour, le chargerait d'inqui©tudes. Il en serait toujours ainsi. Toujours. Pour la premi¨re fois ce vieux lutteur s'©tonnait de se sentir las. L'arriv©e des avions ne serait jamais cette victoire qui termine une guerre, et ouvre une ¨re de paix bienheureuse. Il n'y aurait jamais, pour lui, qu'un pas de fait pr©c©dant mille pas semblables. Il semblait   Rivi¨re qu'il soulevait un poids tr¨s lourd,   bras tendus, depuis longtemps: un effort sans repos et sans esp©rance. "Je vieillis..." II vieillissait si dans l'action seule il ne trouvait plus sa nourriture. Il s'©tonna de r©fl©chir sur des probl¨mes qu'il ne s'©tait jamais pos©s. Et pourtant revenait contre lui, avec un murmure m©lancolique, la masse des douceurs qu'il avait toujours ©cart©es: un oc©an perdu. "Tout cela est donc si proche?..." II s'aper§ut qu'il avait peu   peu repouss© vers la vieillesse, pour "quand il aurait le temps", ce qui fait douce la vie des hommes. Comme si r©ellement on pouvait avoir le temps un jour, comme si l'on gagnait,   l'extr©mit© de la vie, cette paix bienheureuse que l'on imagine. Mais il n'y a pas de paix. Il n'y a peut-ªtre pas de victoire. Il n'y a pas d'arriv©e d©finitive de tous les courriers. Rivi¨re s'arrªta devant Leroux, un vieux contrema®tre qui travaillait. Leroux, lui aussi, travaillait depuis quarante ans. Et le travail prenait toutes ses forces. Quand Leroux rentrait chez lui vers dix heures du soir, ou minuit, ce n'©tait pas un autre monde qui s'offrait   lui, ce n'©tait pas une ©vasion. Rivi¨re sourit   cet homme qui relevait son visage lourd, et d©signait un axe bleui: "‡a tenait trop dur, mais je l'ai eu." Rivi¨re se pencha sur l'axe. Rivi¨re ©tait repris par le m©tier. "II faudra dire aux ateliers d'ajuster ces pi¨ces-l  plus libres." II t¢ta du doigt les traces du grippage, puis consid©ra de nouveau Leroux. Une dräle de question lui venait aux l¨vres, devant ces rides s©v¨res. Il en souriait: -- Vous vous ªtes beaucoup occup© d'amour, Leroux, dans votre vie? -- Oh! l'amour, vous savez, monsieur le Directeur... -- Vous ªtes comme moi, vous n'avez jamais eu le temps. -- Pas bien beaucoup... Rivi¨re ©coutait le son de la voix, pour conna®tre si la r©ponse ©tait am¨re: elle n'©tait pas am¨re. Cet homme ©prouvait, en face de sa vie pass©e, le tranquille contentement du menuisier qui vient de polir une belle planche: "Voil . C'est fait." "Voil , pensait Rivi¨re, ma vie est faite." II repoussa toutes les pens©es tristes qui lui venaient de sa fatigue, et se dirigea vers le hangar, car l'avion du Chili grondait. III Le son de ce moteur lointain devenait de plus en plus dense. Il mërissait. On donna les feux. Les lampes rouges du balisage dessin¨rent un hangar, des pylänes de T.S.F., un terrain carr©. On dressait une fªte. -- Le voil ! L'avion roulait d©j  dans le faisceau des phares. Si brillant qu'il en semblait neuf. Mais, quand il eut stopp© enfin devant le hangar, tandis que les m©caniciens et les manœuvres se pressaient pour d©charger la poste, le pilote Pellerin ne bougea pas. -- Eh bien ? qu'attendez-vous pour descendre ? Le pilote, occup©   quelque myst©rieuse besogne, ne daigna pas r©pondre. Probablement il ©coutait encore tout le bruit du vol passer en lui. Il hochait lentement la tªte, et, pench© en avant, manipulait on ne sait quoi. Enfin il se retourna vers les chefs et les camarades, et les consid©ra gravement, comme sa propri©t©. Il semblait les compter et les mesurer et les peser, et il pensait qu'il les avait bien gagn©s, et aussi ce hangar de fªte et ce ciment solide et, plus loin, cette ville avec son mouvement, ses femmes et sa chaleur. Il tenait ce peuple dans ses larges mains, comme des sujets, puisqu'il pouvait les toucher, les entendre et les insulter. Il pensa d'abord les insulter d'ªtre l  tranquilles, sërs de vivre, admirant la lune, mais il fut d©bonnaire: -- ...Paierez   boire! Et il descendit. Il voulut raconter son voyage: -- Si vous saviez!... Jugeant sans doute en avoir assez dit, il s'en fut retirer son cuir. Quand la voiture l'emporta vers Buenos Aires en compagnie d'un inspecteur morne et de Rivi¨re silencieux, il devint triste: c'est beau de se tirer d'affaire, et de l¢cher avec sant©, en reprenant pied, de bonnes injures. Quelle joie puissante! Mais ensuite, quand on se souvient, on doute on ne sait de quoi. La lutte dans le cyclone, §a, au moins, c'est r©el, c'est franc. Mais non le visage des choses, ce visage qu'elles prennent quand elles se croient seules. Il pensait: "C'est tout   fait pareil   une r©volte: des visages qui p¢lissent   peine, mais changent tellement!" II fit un effort pour se souvenir. Il franchissait, paisible, la Cordill¨re des Andes. Les neiges de l'hiver pesaient sur elle de toute leur paix. Les neiges de l'hiver avaient fait la paix dans cette masse, comme les si¨cles dans les ch¢teaux morts. Sur deux cents kilom¨tres d'©paisseur, plus un homme, plus un souffle de vie, plus un effort. Mais des arªtes verticales, qu'  six mille d'altitude on fräle, mais des manteaux de pierre qui tombent droit, mais une formidable tranquillit©. Ce fut aux environs du Pic Tupungato... Il r©fl©chit. Oui, c'est bien l  qu'il fut le t©moin d'un miracle. Car il n'avait d'abord rien vu, mais s'©tait simplement senti gªn©, semblable   quelqu'un qui se croyait seul, qui n'est plus seul, que l'on regarde. Il s'©tait senti, trop tard et sans bien comprendre comment, entour© par de la col¨re. Voil . D'oé venait cette col¨re? A quoi devinait-il qu'elle suintait des pierres, qu'elle suintait de la neige? Car rien ne semblait venir   lui, aucune tempªte sombre n'©tait en marche. Mais un monde   peine diff©rent, sur place, sortait de l'autre. Pellerin regardait, avec un serrement de cœur inexplicable, ces pics innocents, ces arªtes, ces crªtes de neige,   peine plus gris, et qui pourtant commen§aient   vivre -- comme un peuple. Sans avoir   lutter, il serrait les mains sur les commandes. Quelque chose se pr©parait qu'il ne comprenait pas. Il bandait ses muscles, telle une bªte qui va sauter, mais il ne voyait rien qui ne fët calme. Oui, calme, mais charg© d'un ©trange pouvoir. Puis tout s'©tait aiguis©. Ces arªtes, ces pics, tout devenait aigu: on les sentait p©n©trer, comme des ©traves, le vent dur. Et puis il lui sembla qu'elles viraient et d©rivaient autour de lui,   la fa§on de navires g©ants qui s'installent pour le combat. Et puis il y eut, mªl©e   l'air, une poussi¨re: elle montait, flottant doucement, comme un voile, le long des neiges. Alors, pour chercher une issue en cas de retraite n©cessaire, il se retourna et trembla: toute la Cordill¨re, en arri¨re, semblait fermenter. "Je suis perdu." D'un pic,   l'avant, jaillit la neige: un volcan de neige. Puis d'un second pic, un peu   droite. Et tous les pics, ainsi, l'un apr¨s l'autre s'enflamm¨rent, comme successivement touch©s par quelque invisible coureur. C'est alors qu'avec les premiers remous de l'air les montagnes autour du pilote oscill¨rent. L'action violente laisse peu de traces: il ne retrouvait plus en lui le souvenir des grands remous qui l'avaient roul©. Il se rappelait seulement s'ªtre d©battu, avec rage, dans ces flammes grises. Il r©fl©chit. "Le cyclone, ce n'est rien. On sauve sa peau. Mais auparavant! Mais cette rencontre que l'on fait!" II pensait reconna®tre, entre mille, un certain visage, et pourtant il l'avait d©j  oubli©. IV Rivi¨re regardait Pellerin. Quand celui-ci descendrait de voiture, dans vingt minutes, il se mªlerait   la foule avec un sentiment de lassitude et de lourdeur. Il penserait peut-ªtre: "Je suis bien fatigu©... sale m©tier!" Et   sa femme il avouerait quelque chose comme: "on est mieux ici que sur les Andes." Et pourtant tout ce   quoi les hommes tiennent si fort s'©tait presque d©tach© de lui: il venait d'en conna®tre la mis¨re. Il venait de vivre quelques heures sur l'autre face du d©cor, sans savoir s'il lui serait permis de r©tablir pour soi cette ville dans ses lumi¨res. S'il retrouverait mªme encore, amies d'enfance ennuyeuses mais ch¨res, toutes ses petites infirmit©s d'homme. "II y a dans toute foule, pensait Rivi¨re, des hommes que l'on ne distingue pas, et qui sont de prodigieux messagers. Et sans le savoir eux-mªmes. A moins que..." Rivi¨re craignait certains admirateurs. Ils ne comprenaient pas le caract¨re sacr© de l'aventure, et leurs exclamations en faussaient le sens, diminuaient l'homme. Mais Pellerin gardait ici toute sa grandeur d'ªtre simplement instruit, mieux que personne, sur ce que vaut le monde entrevu sous un certain jour, et de repousser les approbations vulgaires avec un lourd d©dain. Aussi Rivi¨re le f©licita-t-il: "Comment avez-vous r©ussi?" Et l'aima de parler simplement m©tier, de parler de son vol comme un forgeron de son enclume. Pellerin expliqua d'abord sa retraite coup©e. Il s'excusait presque: "Aussi je n'ai pas eu le choix." Ensuite il n'avait plus rien vu: la neige l'aveuglait. Mais de violents courants l'avaient sauv©, en le soulevant   sept mille. "J'ai dë ªtre maintenu au ras des crªtes pendant toute la travers©e." II parla aussi du gyroscope dont il faudrait changer de place la prise d'air: la neige l'obturait: "‡a forme verglas, voyez-vous." Plus tard d'autres courants avaient culbut© Pellerin, et, vers trois mille, il ne comprenait plus comment il n'avait rien heurt© encore. C'est qu'il survolait d©j  la plaine. "Je m'en suis aper§u tout d'un coup, en d©bouchant dans du ciel pur." II expliqua enfin qu'il avait eu,   cet instant l , l'impression de sortir d'une caverne. -- Tempªte aussi   Mendoza? -- Non. J'ai atterri par ciel pur, sans vent. Mais la tempªte me suivait de pr¨s. Il la d©crivit parce que, disait-il, "tout de mªme c'©tait ©trange". Le sommet se perdait tr¨s haut dans les nuages de neige, mais la base roulait sur la plaine ainsi qu'une lave noire. Une   une, les villes ©taient englouties. "Je n'ai jamais vu §a..." Puis il se tut, saisi par quelque souvenir. Rivi¨re se retourna vers l'inspecteur. -- C'est un cyclone du Pacifique, on nous a pr©venu trop tard. Ces cyclones ne d©passent d'ailleurs jamais les Andes. On ne pouvait pr©voir que celui-l  poursuivrait sa marche vers l'Est. L'inspecteur, qui n'y connaissait rien, approuva. L'inspecteur parut h©siter, se retourna vers Pellerin, et sa pomme d'Adam remua. Mais il se tut. Il reprit, apr¨s r©flexion, en regardant droit devant soi, sa dignit© m©lancolique. Il la promenait, ainsi qu'un bagage, cette m©lancolie. D©barqu© la veille en Argentine, appel© par Rivi¨re pour de vagues besognes, il ©tait empªtr© de ses grandes mains et de sa dignit© d'inspecteur. Il n'avait le droit d'admirer ni la fantaisie, ni la verve: il admirait par fonction la ponctualit©. Il n'avait le droit de boire un verre en compagnie, de tutoyer un camarade et de risquer un calembour que si, par un hasard invraisemblable, il rencontrait, dans la mªme escale, un autre inspecteur. "II est dur, pensait-il, d'ªtre un juge." A vrai dire, il ne jugeait pas, mais hochait la tªte. Ignorant tout, il hochait la tªte, lentement, devant tout ce qu'il rencontrait. Cela troublait les consciences noires et contribuait au bon entretien du mat©riel. Il n'©tait gu¨re aim©, car un inspecteur n'est pas cr©© pour les d©lices de l'amour, mais pour la r©daction de rapports. Il avait renonc©   y proposer des m©thodes nouvelles et des solutions techniques, depuis que Rivi¨re avait ©crit: "L'inspecteur Robineau est pri© de nous fournir, non des po¨mes, mais des rapports. L'inspecteur Robineau utilisera heureusement ses comp©tences, en stimulant le z¨le du personnel." Aussi se jetait-il d©sormais, comme sur son pain quotidien, sur les d©faillances humaines. Sur le m©canicien qui buvait, le chef d'a©roplace qui passait des nuits blanches, le pilote qui rebondissait   l'atterrissage. Rivi¨re disait de lui: "II n'est pas tr¨s intelligent, aussi rend-il de grands services." Un r¨glement ©tabli par Rivi¨re ©tait, pour Rivi¨re, connaissance des hommes; mais pour Robineau n'existait plus qu'une connaissance du r¨glement. "Robineau, pour tous les d©parts retard©s, lui avait dit un jour Rivi¨re, vous devez faire sauter les primes d'exactitude. -- Mªme pour le cas de force majeure? Mªme par brume? -- Mªme par brume." Et Robineau ©prouvait une sorte de fiert© d'avoir un chef si fort qu'il ne craignait pas d'ªtre injuste. Et Robineau lui-mªme tirerait quelque majest© d'un pouvoir aussi offensant. -- Vous avez donn© le d©part   six heures quinze, r©p©tait-il plus tard aux chefs d'a©roports, nous ne pourrons vous payer votre prime. -- Mais, monsieur Robineau,   cinq heures trente, on ne voyait pas   dix m¨tres! -- C'est le r¨glement. -- Mais, monsieur Robineau, nous ne pouvons pas balayer la brume! Et Robineau se retranchait dans son myst¨re. Il faisait partie de la direction. Seul, parmi ces totons, il comprenait comment, en ch¢tiant les hommes, on am©liorera le temps. "II ne pense rien, disait de lui Rivi¨re, §a lui ©vite de penser faux." Si un pilote cassait un appareil, ce pilote perdait sa prime de non-casse. "Mais quand la panne a eu lieu sur un bois? s'©tait inform© Robineau. -- Sur un bois aussi." Et Robineau se le tenait pour dit. -- Je regrette, disait-il plus tard aux pilotes, avec une vive ivresse, je regrette mªme infiniment, mais il fallait avoir la panne ailleurs. -- Mais, monsieur Robineau, on ne choisit pas! -- C'est le r¨glement. "Le r¨glement, pensait Rivi¨re, est semblable aux rites d'une religion qui semblent absurdes mais fa§onnent les hommes." II ©tait indiff©rent   Rivi¨re de para®tre juste ou injuste. Peut-ªtre ces mots-l  n'avaient-ils mªme pas de sens pour lui. Les petits bourgeois des petites villes tournent le soir autour de leur kiosque   musique et Rivi¨re pensait: "Juste ou injuste envers eux, cela n'a pas de sens: ils n'existent pas." L'homme ©tait pour lui une cire vierge qu'il fallait p©trir. Il fallait donner une ¢me   cette mati¨re, lui cr©er une volont©. Il ne pensait pas les asservir par cette duret©, mais les lancer hors d'eux-mªmes. S'il ch¢tiait ainsi tout retard, il faisait acte d'injustice mais il tendait vers le d©part la volont© de chaque escale; il cr©ait cette volont©. Ne permettant pas aux hommes de se r©jouir d'un temps bouch©, comme d'une invitation au repos, il les tenait en haleine vers l'©claircie, et l'attente humiliait secr¨tement jusqu'au manœuvre le plus obscur. On profitait ainsi du premier d©faut dans l'armure: "D©bouch© au nord, en route!" Gr¢ce   Rivi¨re, sur quinze mille kilom¨tres, le culte du courrier primait tout. Rivi¨re disait parfois: "Ces hommes-l  sont heureux, parce qu'ils aiment ce qu'ils font, et ils l'aiment parce que je suis dur." II faisait peut-ªtre souffrir, mais procurait aussi aux hommes de fortes joies. "II faut les pousser, pensait-il, vers une vie forte qui entra®ne des souffrances et des joies, mais qui seule compte." Comme la voiture entrait en ville, Rivi¨re se fit conduire au bureau de la Compagnie. Robineau, rest© seul avec Pellerin, le regarda, et entrouvrit les l¨vres pour parler. V Or Robineau ce soir ©tait las. Il venait de d©couvrir, en face de Pellerin vainqueur, que sa propre vie ©tait grise. Il venait surtout de d©couvrir que lui, Robineau, malgr© son titre d'Inspecteur et son autorit©, valait moins que cet homme rompu de fatigue, tass© dans l'angle de la voiture, les yeux clos et les mains noires d'huile. Pour la premi¨re fois Robineau admirait. Il avait besoin de le dire. Il avait besoin surtout de se gagner une amiti©. Il ©tait las de son voyage et de ses ©checs du jour, peut-ªtre se sentait-il mªme un peu ridicule. Il s'©tait embrouill©, ce soir, dans ses calculs en v©rifiant les stocks d'essence, et l'agent mªme qu'il d©sirait surprendre, pris de piti©, les avait achev©s pour lui. Mais surtout il avait critiqu© le montage d'une pompe   huile du type B. 6, la confondant avec une pompe   huile du type B. 4, et les m©caniciens sournois l'avaient laiss© fl©trir pendant vingt minutes "une ignorance que rien n'excuse", sa propre ignorance. Il avait peur aussi de sa chambre d'hätel. De Toulouse   Buenos Aires, il la regagnait invariablement apr¨s le travail. Il s'y enfermait, avec la conscience des secrets dont il ©tait lourd, tirait de sa valise une rame de papier, ©crivait lentement "Rapport", hasardait quelques lignes et d©chirait tout. Il aurait aim© sauver la Compagnie d'un grand p©ril. Elle ne courait aucun p©ril. Il n'avait gu¨re sauv© jusqu'  pr©sent qu'un moyeu d'h©lice touch© par la rouille. Il avait promen© son doigt sur cette rouille, d'un air fun¨bre, lentement, devant un chef d'a©roplace, qui lui avait d'ailleurs r©pondu: "Adressez-vous   l'escale pr©c©dente: cet avion-l  vient d'en arriver." Robineau doutait de son räle. Il hasarda, pour se rapprocher de Pellerin: -- Voulez-vous d®ner avec moi? J'ai besoin d'un peu de conversation, mon m©tier est quelquefois dur... Puis corrigea pour ne pas descendre trop vite: -- J'ai tant de responsabilit©s! Ses subalternes n'aimaient gu¨re mªler Robineau   leur vie priv©e. Chacun pensait: "S'il n'a encore rien trouv© pour son rapport, comme il a tr¨s faim, il me mangera." Mais Robineau, ce soir, ne pensait gu¨re qu'  ses mis¨res: le corps afflig© d'un gªnant ecz©ma, son seul vrai secret, il eut aim© le raconter, se faire plaindre, et ne trouvant point de consolation dans l'orgueil, en chercher dans l'humilit©. Il poss©dait aussi, en France, une ma®tresse,   qui, la nuit de ses retours, il racontait ses inspections, pour l'©blouir un peu et se faire aimer, mais qui justement le prenait en grippe, et il avait besoin de parler d'elle. -- Alors, vous d®nez avec moi? Pellerin, d©bonnaire, accepta. VI Les secr©taires somnolaient dans les bureaux de Buenos Aires, quand Rivi¨re entra. Il avait gard© son manteau, son chapeau, il ressemblait toujours   un ©ternel voyageur, et passait presque inaper§u, tant sa petite taille d©pla§ait peu d'air, tant ses cheveux gris et ses vªtements anonymes s'adaptaient   tous les d©cors. Et pourtant un z¨le anima les hommes. Les secr©taires s'©murent, le chef de bureau compulsa d'urgence les derniers papiers, les machines   ©crire cliquet¨rent. Le t©l©phoniste plantait ses fiches dans le standard, et notait sur un livre ©pais les t©l©grammes. Rivi¨re s'assit et lut. Apr¨s l'©preuve du Chili, il relisait l'histoire d'un jour heureux oé les choses s'ordonnent d'elles-mªmes, oé les messages, dont se d©livrent l'un apr¨s l'autre les a©roports franchis, sont de sobres bulletins de victoire. Le courrier de Pa-tagonie, lui aussi, progressait vite: on ©tait en avance sur l'horaire, car les vents poussaient du Sud vers le Nord leur grande houle favorable. -- Passez-moi les messages m©t©o. Chaque a©roport vantait son temps clair, son ciel transparent, sa bonne brise. Un soir dor© avait habill© l'Am©rique. Rivi¨re se r©jouit du z¨le des choses. Maintenant ce courrier luttait quelque part dans l'aventure de la nuit, mais avec les meilleures chances. Rivi¨re repoussa le cahier. -- ‡a va. Et sortit jeter un coup d'œil sur les services, veilleur de nuit qui veillait sur la moiti© du monde. Devant une fenªtre ouverte il s'arrªta et comprit la nuit. Elle contenait Buenos Aires, mais aussi, comme une vaste nef, l'Am©rique. Il ne s'©tonna pas de ce sentiment de grandeur: le ciel de Santiago du Chili, un ciel ©tranger, mais une fois le courrier en marche vers Santiago du Chili, on vivait, d'un bout   l'autre de la ligne, sous la mªme voëte profonde. Cet autre courrier maintenant dont on guettait la voix dans les ©couteurs de T.S.F., les pªcheurs de Patagonie en voyaient luire les feux de bord. Cette inqui©tude d'un avion en vol, quand elle pesait sur Rivi¨re, pesait aussi sur les capitales et les provinces avec le grondement du moteur. Heureux de cette nuit' bien d©gag©e, il se souvenait de nuits de d©sordre, oé l'avion lui semblait dangereusement enfonc© et si difficile   secourir. On suivait, du poste radio de Buenos Aires, sa plainte mªl©e au gr©sillement des orages. Sous cette gangue sourde, l'or de l'onde musicale se perdait. Quelle d©tresse dans le chant mineur d'un courrier jet© en fl¨che aveugle vers les obstacles de la nuit! Rivi¨re pensa que la place d'un inspecteur, une nuit de veille, est au bureau. -- Faites-moi chercher Robineau. Robineau ©tait sur le point de faire d'un pilote son ami. Il avait,   l'hätel, devant lui d©ball© sa valise; elle livrait ces menus objets par quoi les inspecteurs se rapprochent du reste des hommes: quelques chemises de mauvais goët, un n©cessaire de toilette, puis une photographie de femme maigre que l'inspecteur piqua au mur. Il faisait ainsi   Pellerin l'humble confession de ses besoins, de ses tendresses, de ses regrets. Alignant dans un ordre mis©rable ses tr©sors, il ©talait devant le pilote sa mis¨re. Un ecz©ma moral. Il montrait sa prison. Mais pour Robineau, comme pour tous les hommes, existait une petite lumi¨re. Il avait ©prouv© une grande douceur en tirant du fond de sa valise, pr©cieusement envelopp©, un petit sac. Il l'avait tapot© longtemps sans rien dire. Puis desserrant enfin les mains: -- J'ai ramen© §a du Sahara... L'inspecteur avait rougi d'oser une telle confidence. Il ©tait consol© de ses d©boires et de son infortune conjugale, et de toute cette grise v©rit© par de petits cailloux noir¢tres qui ouvraient une porte sur le myst¨re. Rougissant un peu plus: -- On trouve les mªmes au Br©sil... Et Pellerin avait tapot© l'©paule d'un inspecteur qui se penchait sur l'Atlantide. Par pudeur aussi Pellerin avait demand©: -- Vous aimez la g©ologie? -- C'est ma passion. Seules, dans la vie, avaient ©t© douces pour lui, les pierres. Robineau, quand on l'appela, fut triste, mais redevint digne. -- Je dois vous quitter, monsieur Rivi¨re a besoin de moi pour quelques d©cisions graves. Quand Robineau p©n©tra au bureau, Rivi¨re l'avait oubli©. Il m©ditait devant une carte murale oé s'inscrivait en rouge le r©seau de la Compagnie. L'inspecteur attendait ses ordres. Apr¨s de longues minutes, Rivi¨re, sans d©tourner la tªte, lui demanda: -- Que pensez-vous de cette carte, Robineau? Il posait parfois des r©bus en sortant d'un songe. -- Cette carte, monsieur le Directeur... L'inspecteur,   vrai dire, n'en pensait rien, mais, fixant la carte d'un air s©v¨re, il inspectait en gros l'Europe et l'Am©rique. Rivi¨re d'ailleurs poursuivait, sans lui en faire part, ses m©ditations: "Le visage de ce r©seau est beau mais dur. Il nous a coët© beaucoup d'hommes, de jeunes hommes. Il s'impose ici, avec l'autorit© des choses b¢ties, mais combien de probl¨mes il pose!" Cependant le but pour Rivi¨re dominait tout. Robineau, debout aupr¨s de lui, fixant toujours, droit devant soi, la carte, peu   peu se redressait. De la part de Rivi¨re, il n'esp©rait aucun apitoiement. Il- avait une fois tent© sa chance en avouant sa vie g¢ch©e par sa ridicule infirmit©, et Rivi¨re lui avait r©pondu par une boutade: "Si §a vous empªche de dormir, §a stimulera votre activit©." Ce n'©tait qu'une demi-boutade. Rivi¨re avait coutume d'affirmer: "Si les insomnies d'un musicien lui font cr©er de belles œuvres, ce sont de belles insomnies." Un jour il avait d©sign© Leroux: "Regardez-moi §a, comme c'est beau, cette laideur qui repousse l'amour..." Tout ce que Leroux avait de grand il le devait peut-ªtre   cette disgr¢ce, qui avait r©duit sa vie   celle du m©tier. -- Vous ªtes tr¨s li© avec Pellerin? -- Eh... -- Je ne vous le reproche pas. Rivi¨re fit demi-tour, et, la tªte pench©e, marchant   petits pas, il entra®nait avec lui Robineau. Un sourire triste lui vint aux l¨vres, que Robineau ne comprit pas. -- Seulement... seulement vous ªtes le chef. -- Oui, fit Robineau. Rivi¨re pensa qu'ainsi, chaque nuit, une action se nouait dans le ciel comme un drame. Un fl©chissement des volont©s pouvait entra®ner une d©faite, on aurait peut-ªtre   lutte beaucoup d'ici le jour. -- Vous devez rester dans votre räle. Rivi¨re pesait ses mots: -- Vous commanderez peut-ªtre   ce pilote, la nuit prochaine, un d©part dangereux: il devra ob©ir. -- Oui... -- Vous disposez presque de la vie des hommes, et d'hommes qui valent mieux que vous... Il parut h©siter. -- ‡a, c'est grave. Rivi¨re, marchant toujours   petits pas, se tut quelques secondes. -- Si c'est par amiti© qu'ils vous ob©issent, vous les dupez. Vous n'avez droit vous-mªme   aucun sacrifice. -- Non... bien sër. -- Et, s'ils croient que votre amiti© leur ©pargnera certaines corv©es, vous les dupez aussi: il faudra bien qu'ils ob©issent. Asseyez-vous l . Rivi¨re, doucement, de la main, poussait Robineau vers son bureau. -- Je vais vous mettre   votre place, Robineau. Si vous ªtes las, ce n'est pas   ces hommes de vous soutenir. Vous ªtes le chef. Votre faiblesse est ridicule. Ecrivez. --Je... -- Ecrivez: "L'inspecteur Robineau inflige au pilote Pellerin telle sanction pour tel motif..." vous trouverez un motif quelconque. -- Monsieur le Directeur! -- Faites comme si vous compreniez, Robineau. Aimez ceux que vous commandez. Mais sans le leur dire. Robineau, de nouveau, avec z¨le, ferait nettoyer les moyeux d'h©lice. Un terrain de secours communiqua par T.S.F.: "Avion en vue. Avion signale: Baisse de r©gime, vais atterrir." On perdrait sans doute une demi-heure. Rivi¨re connut cette irritation, que l'on ©prouve quand le rapide stoppe sur la voie, et que les minutes ne d©livrent plus leur lot de plaines. La grande aiguille de la pendule d©crivait maintenant un espace mort: tant d'©v©nements auraient pu tenir dans cette ouverture de compas. Rivi¨re sortit pour tromper l'attente, et la nuit lui apparut vide comme un th©¢tre sans acteur. "Une telle nuit qui se perd!" II regardait avec rancune, par la fenªtre, ce ciel d©couvert, enrichi d'©toiles, ce balisage divin, cette lune, l'or d'une telle nuit dilapid©. Mais, d¨s que l'avion d©colla, cette nuit pour Rivi¨re fut encore ©mouvante et belle. Elle portait la vie dans ses flancs. Rivi¨re en prenait soin: -- Quel temps rencontrez-vous? fit-il demander   l'©quipage. Dix secondes s'©coul¨rent: "Tr¨s beau." Puis vinrent quelques noms de villes franchies, et c'©tait pour Rivi¨re, dans cette lutte, des cit©s qui tombaient. VII Le radio navigant du courrier de Patagonie, une heure plus tard, se sentit soulev© doucement, comme par une ©paule. Il regarda autour de lui: des nuages lourds ©teignaient les ©toiles. Il se pencha vers le sol: il cherchait les lumi¨res des villages, pareilles   celles de vers luisants cach©s dans l'herbe, mais rien ne brillait dans cette herbe noire. Il se sentit maussade, entrevoyant une nuit difficile: marches, contre-marches, territoires gagn©s qu'il faut rendre. Il ne comprenait pas la tactique du pilote; il lui semblait que l'on se heurterait plus loin   l'©paisseur de la nuit comme   un mur. Maintenant, il apercevait, en face d'eux, un miroitement imperceptible au ras de l'horizon: une lueur de forge. Le radio toucha l'©paule de Fabien, mais celui-ci ne bougea pas. Les premiers remous de l'orage lointain attaquaient l'avion. Doucement soulev©es, les masses m©talliques pesaient contre la chair mªme du radio, puis semblaient s'©vanouir, se fondre, et dans la nuit, pendant quelques secondes, il flotta seul. Alors il se cramponna des deux mains aux longerons d'acier. Et comme il n'apercevait plus rien du monde que l'ampoule rouge de la carlingue, il frissonna de se sentir descendre au cœur de la nuit, sans secours, sous la seule protection d'une petite lampe de mineur. Il n'osa pas d©ranger le pilote pour conna®tre ce qu'il d©ciderait, et, les mains serr©es sur l'acier, inclin© en avant vers lui, il regardait cette nuque sombre. Une tªte et des ©paules immobiles ©mergeaient seules de la faible clart©. Ce corps n'©tait qu'une masse sombre, appuy©e un peu vers la gauche, le visage face   l'orage, lav© sans doute par chaque lueur. Mais le radio ne voyait rien de ce visage. Tout ce qui s'y pressait de sentiments pour affronter une tempªte: cette moue, cette volont©, cette col¨re, tout ce qui s'©changeait d'essentiel, entre ce visage p¢le et, l -bas, ces courtes lueurs, restait pour lui imp©n©trable. Il devinait pourtant la puissance ramass©e dans l'immobilit© de cette ombre, et il l'aimait. Elle l'emportait sans doute vers l'orage, mais aussi elle le couvrait. Sans doute ces mains, ferm©es sur les commandes, pesaient d©j  sur la tempªte, comme sur la nuque d'une bªte, mais les ©paules pleines de force demeuraient immobiles, et l'on sentait l  une profonde r©serve. Le radio pensa qu'apr¨s tout le pilote ©tait responsable. Et maintenant il savourait, entra®n© en croupe dans ce galop vers l'incendie, ce que cette forme sombre, l , devant lui, exprimait de mat©riel et de pesant, ce qu'elle exprimait de durable. A gauche, faible comme un phare   ©clipse, un foyer nouveau s'©claira. Le radio amor§a un geste pour toucher l'©paule de Fabien, le pr©venir, mais il le vit tourner lentement la tªte, et tenir son visage, quelques secondes, face   ce nouvel ennemi, puis, lentement, reprendre sa positon primitive. Ces ©paules toujours immobiles, cette nuque appuy©e au cuir. VIII Rivi¨re ©tait sorti pour marcher un peu et tromper le malaise qui reprenait, et lui, qui ne vivait que pour l'action, une action dramatique, sentit bizarrement le drame se d©placer, devenir personnel. Il pensa qu'autour de leur kiosque   musique les petits bourgeois des petites villes vivai