ce viatique oblig©, notre seule ressource   nous autres B©arnais. -- Je l'avais, Monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s'©cria d'Artagnan ; mais on me l'a perfidement d©rob©. " Et il raconta toute la sc¨ne de Meung, d©peignit le gentilhomme inconnu dans ses moindres d©tails, le tout avec une chaleur, une v©rit© qui charm¨rent M. de Tr©ville. " Voil  qui est ©trange, dit ce dernier en m©ditant ; vous aviez donc parl© de moi tout haut ? -- Oui, Monsieur, sans doute j'avais commis cette imprudence ; que voulez-vous, un nom comme le vätre devait me servir de bouclier en route : jugez si je me suis mis souvent   couvert ! " La flatterie ©tait fort de mise alors, et M. de Tr©ville aimait l'encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc s'empªcher de sourire avec une visible satisfaction, mais ce sourire s'effa§a bientät, et revenant de lui-mªme   l'aventure de Meung : " Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n'avait-il pas une l©g¨re cicatrice   la tempe ? -- Oui, comme le ferait l'©raflure d'une balle. -- N'©tait-ce pas un homme de belle mine ? -- Oui. -- De haute taille ? -- Oui. -- P¢le de teint et brun de poil ? -- Oui, oui, c'est cela. Comment se fait-il, Monsieur, que vous connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai, je vous le jure, fët-ce en enfer... -- Il attendait une femme ? continua Tr©ville. -- Il est du moins parti apr¨s avoir caus© un instant avec celle qu'il attendait. -- Vous ne savez pas quel ©tait le sujet de leur conversation ? -- Il lui remettait une bo®te, lui disait que cette bo®te contenait ses instructions, et lui recommandait de ne l'ouvrir qu'  Londres. -- Cette femme ©tait Anglaise ? -- Il l'appelait Milady. -- C'est lui ! murmura Tr©ville, c'est lui ! je le croyais encore   Bruxelles ! -- Oh ! Monsieur, si vous savez quel est cet homme, s'©cria d'Artagnan, indiquez-moi qui il est et d'oé il est, puis je vous tiens quitte de tout, mªme de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant toute chose je veux me venger. -- Gardez-vous-en bien, jeune homme, s'©cria Tr©ville ; si vous le voyez venir, au contraire, d'un cät© de la rue, passez de l'autre ! Ne vous heurtez pas   un pareil rocher : il vous briserait comme un verre. -- Cela n'empªche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le retrouve... -- En attendant, reprit Tr©ville, ne le cherchez pas, si j'ai un conseil   vous donner. " Tout   coup Tr©ville s'arrªta, frapp© d'un soup§on subit. Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui avait d©rob© la lettre de son p¨re, cette haine ne cachait-elle pas quelque perfidie ? ce jeune homme n'©tait-il pas envoy© par Son Eminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque pi¨ge ? ce pr©tendu d'Artagnan n'©tait-il pas un ©missaire du cardinal qu'on cherchait   introduire dans sa maison, et qu'on avait plac© pr¨s de lui pour surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard, comme cela s'©tait mille fois pratiqu© ? Il regarda d'Artagnan plus fixement encore cette seconde fois que la premi¨re. Il fut m©diocrement rassur© par l'aspect de cette physionomie p©tillante d'esprit astucieux et d'humilit© affect©e. " Je sais bien qu'il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l'ªtre aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, ©prouvons-le. " " Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de mon ancien ami, car je tiens pour vraie l'histoire de cette lettre perdue, je veux, dis- je, pour r©parer la froideur que vous avez d'abord remarqu©e dans mon accueil, vous d©couvrir les secrets de notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleurs amis ; leurs apparents d©mªl©s ne sont que pour tromper les sots. Je ne pr©tends pas qu'un compatriote, un joli cavalier, un brave gar§on, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces feintises et donne comme un niais dans le panneau,   la suite de tant d'autres qui s'y sont perdus. Songez bien que je suis d©vou©   ces deux ma®tres tout-puissants, et que jamais mes d©marches s©rieuses n'auront d'autre but que le service du roi et celui de M. le cardinal, un des plus illustres g©nies que la France ait produits. Maintenant, jeune homme, r©glez-vous l -dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations, soit d'instinct mªme, quelqu'une de ces inimiti©s contre le cardinal telles que nous les voyons ©clater chez les gentilshommes, dites-moi adieu, et quittons-nous. Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans vous attacher   ma personne. J'esp¨re que ma franchise, en tout cas, vous fera mon ami ; car vous ªtes jusqu'  pr©sent le seul jeune homme   qui j'aie parl© comme je le fais. " Tr©ville se disait   part lui : " Si le cardinal m'a d©pªch© ce jeune renard, il n'aura certes pas manqu©, lui qui sait   quel point je l'ex¨cre, de dire   son espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me dire pis que pendre de lui ; aussi, malgr© mes protestations, le rus© comp¨re va-t-il me r©pondre bien certainement qu'il a l'Eminence en horreur. " Il en fut tout autrement que s'y attendait Tr©ville ; d'Artagnan r©pondit avec la plus grande simplicit© : " Monsieur, j'arrive   Paris avec des intentions toutes semblables. Mon p¨re m'a recommand© de ne souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et de vous, qu'il tient pour les trois premiers de France. " D'Artagnan ajoutait M. de Tr©ville aux deux autres, comme on peut s'en apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait rien g¢ter. " J'ai donc la plus grande v©n©ration pour M. le cardinal, continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant mieux pour moi, Monsieur, si vous me parlez, comme vous le dites, avec franchise ; car alors vous me ferez l'honneur d'estimer cette ressemblance de goët ; mais si vous avez eu quelque d©fiance, bien naturelle d'ailleurs, je sens que je me perds en disant la v©rit© ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de m'estimer, et c'est   quoi je tiens plus qu'  toute chose au monde. " M. de Tr©ville fut surpris au dernier point. Tant de p©n©tration, tant de franchise enfin, lui causait de l'admiration, mais ne levait pas enti¨rement ses doutes : plus ce jeune homme ©tait sup©rieur aux autres jeunes gens, plus il ©tait   redouter s'il se trompait. N©anmoins il serra la main   d'Artagnan, et lui dit : " Vous ªtes un honnªte gar§on, mais dans ce moment je ne puis faire que ce que je vous ai offert tout   l'heure. Mon hätel vous sera toujours ouvert. Plus tard, pouvant me demander   toute heure et par cons©quent saisir toutes les occasions, vous obtiendrez probablement ce que vous d©sirez obtenir. -- C'est- -dire, Monsieur, reprit d'Artagnan, que vous attendez que je m'en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille, ajouta-t-il avec la familiarit© du Gascon, vous n'attendrez pas longtemps. " Et il salua pour se retirer, comme si d©sormais le reste le regardait. " Mais attendez donc, dit M. de Tr©ville en l'arrªtant, je vous ai promis une lettre pour le directeur de l'Acad©mie. Etes-vous trop fier pour l'accepter, mon jeune gentilhomme ? -- Non, Monsieur, dit d'Artagnan ; je vous r©ponds qu'il n'en sera pas de celle-ci comme de l'autre. Je la garderai si bien qu'elle arrivera, je vous le jure,   son adresse, et malheur   celui qui tenterait de me l'enlever ! " M. de Tr©ville sourit   cette fanfaronnade, et, laissant son jeune compatriote dans l'embrasure de la fenªtre oé ils se trouvaient et oé ils avaient caus© ensemble, il alla s'asseoir   une table et se mit   ©crire la lettre de recommandation promise. Pendant ce temps, d'Artagnan, : qui n'avait rien de mieux   faire, se mit   battre une marche contre les carreaux, regardant les mousquetaires qui s'en allaient les uns apr¨s les autres, et les suivant du regard jusqu'  ce qu'ils eussent disparu au tournant de la rue. M. de Tr©ville, apr¨s avoir ©crit la lettre, la cacheta et, se levant, s'approcha du jeune homme pour la lui donner ; mais au moment mªme oé d'Artagnan ©tendait la main pour la recevoir, M. de Tr©ville fut bien ©tonn© de voir son prot©g© faire un soubresaut, rougir de col¨re et s'©lancer hors du cabinet en criant : " Ah ! sangdieu ! il ne m'©chappera pas, cette fois. -- Et qui cela ? demanda M. de Tr©ville. -- Lui, mon voleur ! r©pondit d'Artagnan. Ah ! tra®tre ! " Et il disparut. " Diable de fou ! murmura M. de Tr©ville. A moins toutefois, ajouta-t- il, que ce ne soit une mani¨re adroite de s'esquiver, en voyant qu'il a manqu© son coup. " CHAPITRE IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS D'Artagnan, furieux, avait travers© l'antichambre en trois bonds et s'©lan§ait sur l'escalier, dont il comptait descendre les degr©s quatre   quatre, lorsque, emport© par sa course, il alla donner tªte baiss©e dans un mousquetaire qui sortait de chez M. de Tr©ville par une porte de d©gagement, et, le heurtant du front   l'©paule, lui fit pousser un cri ou plutät un hurlement. " Excusez-moi, dit d'Artagnan, essayant de reprendre sa course, excusez-moi, mais je suis press©. " A peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de fer le saisit par son ©charpe et l'arrªta. " Vous ªtes press© ! s'©cria le mousquetaire, p¢le comme un linceul ; sous ce pr©texte, vous me heurtez, vous dites : " Excusez-moi " , et vous croyez que cela suffit ? Pas tout   fait, mon jeune homme. Croyez-vous, parce que vous avez entendu M. de Tr©ville nous parler un peu cavali¨rement aujourd'hui, que l'on peut nous traiter comme il nous parle ? D©trompez-vous, compagnon, vous n'ªtes pas M. de Tr©ville, vous. -- Ma foi, r©pliqua d'Artagnan, qui reconnut Athos, lequel, apr¨s le pansement op©r© par le docteur, regagnait son appartement, ma foi, je ne l'ai pas fait expr¨s, j'ai dit : " Excusez-moi. " Il me semble donc que c'est assez. Je vous r©p¨te cependant, et cette fois c'est trop peut-ªtre, parole d'honneur ! je suis press©, tr¨s press©. L¢chez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller oé j'ai affaire. -- Monsieur, dit Athos en le l¢chant, vous n'ªtes pas poli. On voit que vous venez de loin. " D'Artagnan avait d©j  enjamb© trois ou quatre degr©s, mais   la remarque d'Athos il s'arrªta court. " Morbleu, Monsieur ! dit-il, de si loin que je vienne, ce n'est pas vous qui me donnerez une le§on de belles mani¨res, je vous pr©viens. -- Peut-ªtre, dit Athos. -- Ah ! si je n'©tais pas si press©, s'©cria d'Artagnan, et si je ne courais pas apr¨s quelqu'un... -- Monsieur l'homme press©, vous me trouverez sans courir, moi, entendez-vous ? -- Et oé cela, s'il vous pla®t ? -- Pr¨s des Carmes-Deschaux. -- A quelle heure ? -- Vers midi. -- Vers midi, c'est bien, j'y serai. -- T¢chez de ne pas me faire attendre, car   midi un quart je vous pr©viens que c'est moi qui courrai apr¨s vous et vous couperai les oreilles   la course. -- Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera   midi moins dix minutes. " Et il se mit   courir comme si le diable l'emportait, esp©rant retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne devait pas avoir conduit bien loin. Mais,   la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat aux gardes. Entre les deux causeurs, il y avait juste l'espace d'un homme. D'Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il s'©lan§a pour passer comme une fl¨che entre eux deux. Mais d'Artagnan avait compt© sans le vent. Comme il allait passer, le vent s'engouffra dans le long manteau de Porthos, et d'Artagnan vint donner droit dans le manteau. Sans doute, Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son vªtement, car, au lieu de laisser aller le pan qu'il tenait, il tira   lui, de sorte que d'Artagnan s'enroula dans le velours par un mouvement de rotation qu'explique la r©sistance de l'obstin© Porthos. D'Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir de dessous le manteau qui l'aveuglait, et chercha son chemin dans le pli. Il redoutait surtout d'avoir port© atteinte   la fra®cheur du magnifique baudrier que nous connaissons ; mais, en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez coll© entre les deux ©paules de Porthos, c'est-  -dire pr©cis©ment sur le baudrier. H©las ! comme la plupart des choses de ce monde qui n'ont pour elles que l'apparence, le baudrier ©tait d'or par-devant et de simple buffle par-derri¨re. Porthos, en vrai glorieux qu'il ©tait, ne pouvant avoir un baudrier d'or tout entier, en avait au moins la moiti© : on comprenait d¨s lors la n©cessit© du rhume et l'urgence du manteau. " Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se d©barrasser de d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous ªtes donc enrag© de vous jeter comme cela sur les gens ! -- Excusez-moi, dit d'Artagnan reparaissant sous l'©paule du g©ant, mais je suis tr¨s press©, je cours apr¨s quelqu'un, et... -- Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par hasard ? demanda Porthos. -- Non, r©pondit d'Artagnan piqu©, non, et gr¢ce   mes yeux je vois mªme ce que ne voient pas les autres. " Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours est-il que, se laissant aller   sa col¨re : " Monsieur, dit-il, vous vous ferez ©triller, je vous en pr©viens, si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires. -- Etriller, Monsieur ! dit d'Artagnan, le mot est dur. -- C'est celui qui convient   un homme habitu©   regarder en face ses ennemis. -- Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux vätres, vous. " Et le jeune homme, enchant© de son espi¨glerie, s'©loigna en riant   gorge d©ploy©e. Porthos ©cuma de rage et fit un mouvement pour se pr©cipiter sur d'Artagnan. " Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'aurez plus votre manteau. -- A une heure donc, derri¨re le Luxembourg. -- Tr¨s bien,   une heure " , r©pondit d'Artagnan en tournant l'angle de la rue. Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement qu'eët march© l'inconnu, il avait gagn© du chemin ; peut-ªtre aussi ©tait-il entr© dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui   tous ceux qu'il rencontra, descendit jusqu'au bac, remonta par la rue de Seine et la Croix-Rouge ; mais rien, absolument rien. Cependant cette course lui fut profitable en ce sens qu'  mesure que la sueur inondait son front, son coeur se refroidissait. Il se mit alors   r©fl©chir sur les ©v©nements qui venaient de se passer ; ils ©taient nombreux et n©fastes : il ©tait onze heures du matin   peine, et d©j  la matin©e lui avait apport© la disgr¢ce de M. de Tr©ville, qui ne pouvait manquer de trouver un peu cavali¨re la fa§on dont d'Artagnan l'avait quitt©. En outre, il avait ramass© deux bons duels avec deux hommes capables de tuer chacun trois d'Artagnan, avec deux mousquetaires enfin, c'est- -dire avec deux de ces ªtres qu'il estimait si fort qu'il les mettait, dans sa pens©e et dans son coeur, au-dessus de tous les autres hommes. La conjecture ©tait triste. Sër d'ªtre tu© par Athos, on comprend que le jeune homme ne s'inqui©tait pas beaucoup de Porthos. Pourtant, comme l'esp©rance est la derni¨re chose qui s'©teint dans le coeur de l'homme, il en arriva   esp©rer qu'il pourrait survivre, avec des blessures terribles, bien entendu,   ces deux duels, et, en cas de survivance, il se fit pour l'avenir les r©primandes suivantes : " Quel ©cervel© je fais, et quel butor je suis ! Ce brave et malheureux Athos ©tait bless© juste   l'©paule contre laquelle je m'en vais, moi, donner de la tªte comme un b©lier. La seule chose qui m'©tonne, c'est qu'il ne m'ait pas tu© roide ; il en avait le droit, et la douleur que je lui ai caus©e a dë ªtre atroce. Quant   Porthos ! Oh ! quant   Porthos, ma foi, c'est plus dräle. " Et malgr© lui le jeune homme se mit   rire, tout en regardant n©anmoins si ce rire isol©, et sans cause aux yeux de ceux qui le voyaient rire, n'allait pas blesser quelque passant. " Quant   Porthos, c'est plus dräle ; mais je n'en suis pas moins un mis©rable ©tourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens sans dire gare ! non ! et va-t-on leur regarder sous le manteau pour y voir ce qui n'y est pas ! Il m'eët pardonn© bien certainement ; il m'eët pardonn© si je n'eusse pas ©t© lui parler de ce maudit baudrier,   mots couverts, c'est vrai ; oui, couverts joliment ! Ah ! maudit Gascon que je suis, je ferais de l'esprit dans la poªle   frire. Allons, d'Artagnan mon ami, continua-t-il, se parlant   lui-mªme avec toute l'am©nit© qu'il croyait se devoir, si tu en r©chappes, ce qui n'est pas probable, il s'agit d'ªtre   l'avenir d'une politesse parfaite. D©sormais il faut qu'on t'admire, qu'on te cite comme mod¨le. Etre pr©venant et poli, ce n'est pas ªtre l¢che. Regardez plutät Aramis : Aramis, c'est la douceur, c'est la gr¢ce en personne. Eh bien, personne s'est-il jamais avis© de dire qu'Aramis ©tait un l¢che ? Non, bien certainement, et d©sormais je veux en tout point me modeler sur lui. Ah ! justement le voici. " D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, ©tait arriv©   quelques pas de l'hätel d'Aiguillon, et devant cet hätel il avait aper§u Aramis causant gaiement avec trois gentilshommes des gardes du roi. De son cät©, Aramis aper§ut d'Artagnan ; mais comme il n'oubliait point que c'©tait devant ce jeune homme que M. de Tr©ville s'©tait si fort emport© le matin, et qu'un t©moin des reproches que les mousquetaires avaient re§us ne lui ©tait d'aucune fa§on agr©able, il fit semblant de ne pas le voir. D'Artagnan, tout entier au contraire   ses plans de conciliation et de courtoisie, s'approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut accompagn© du plus gracieux sourire. Aramis inclina l©g¨rement la tªte, mais ne sourit point. Tous quatre, au reste, interrompirent   l'instant mªme leur conversation. D'Artagnan n'©tait pas assez niais pour ne point s'apercevoir qu'il ©tait de trop ; mais il n'©tait pas encore assez rompu aux fa§ons du beau monde pour se tirer galamment d'une situation fausse comme l'est, en g©n©ral, celle d'un homme qui est venu se mªler   des gens qu'il conna®t   peine et   une conversation qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en lui-mªme un moyen de faire sa retraite le moins gauchement possible, lorsqu'il remarqua qu'Aramis avait laiss© tomber son mouchoir et, par m©garde sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut arriv© de r©parer son inconvenance : il se baissa, et de l'air le plus gracieux qu'il pët trouver, il tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire, quelques efforts que celui-ci f®t pour le retenir, et lui dit en le lui remettant : " Je crois, Monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez f¢ch© de perdre. " Le mouchoir ©tait en effet richement brod© et portait une couronne et des armes   l'un de ses coins. Aramis rougit excessivement et arracha plutät qu'il ne prit le mouchoir des mains du Gascon. " Ah ! Ah ! s'©cria un des gardes, diras-tu encore, discret Aramis, que tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a l'obligeance de te prªter ses mouchoirs ? " Aramis lan§a   d'Artagnan un de ces regards qui font comprendre   un homme qu'il vient de s'acqu©rir un ennemi mortel ; puis, reprenant son air doucereux : " Vous vous trompez, Messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas   moi, et je ne sais pourquoi Monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutät qu'  l'un de vous, et la preuve de ce que je dis, c'est que voici le mien dans ma poche. " A ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort ©l©gant aussi, et de fine batiste, quoique la batiste fët ch¨re   cette ©poque, mais mouchoir sans broderie, sans armes et orn© d'un seul chiffre, celui de son propri©taire. Cette fois, d'Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu sa b©vue ; mais les amis d'Aramis ne se laiss¨rent pas convaincre par ses d©n©gations, et l'un d'eux, s'adressant au jeune mousquetaire avec un s©rieux affect© : " Si cela ©tait, dit-il, ainsi que tu le pr©tends, je serais forc©, mon cher Aramis, de te le redemander ; car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu'on fasse troph©e des effets de sa femme. -- Tu demandes cela mal, r©pondit Aramis, et tout en reconnaissant la justesse de ta r©clamation quant au fond, je refuserais   cause de la forme. -- Le fait est, hasarda timidement d'Artagnan, que je n'ai pas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied dessus, voil  tout, et j'ai pens© que, puisqu'il avait le pied dessus, le mouchoir ©tait   lui. -- Et vous vous ªtes tromp©, mon cher Monsieur " , r©pondit froidement Aramis, peu sensible   la r©paration. Puis, se retournant vers celui des gardes qui s'©tait d©clar© l'ami de Bois-Tracy : " D'ailleurs, continua-t-il, je r©fl©chis, mon cher intime de Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l'ªtre toi-mªme ; de sorte qu'  la rigueur ce mouchoir peut aussi bien ªtre sorti de ta poche que de la mienne. -- Non, sur mon honneur ! s'©cria le garde de Sa Majest©. -- Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole, et alors il y aura ©videmment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux, Montaran, prenons-en chacun la moiti©. -- Du mouchoir ? -- Oui. -- Parfaitement, s'©cri¨rent les deux autres gardes, le jugement du roi Salomon. D©cid©ment, Aramis, tu es plein de sagesse. " Les jeunes gens ©clat¨rent de rire, et comme on le pense bien, l'affaire n'eut pas d'autre suite. Au bout d'un instant, la conversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, apr¨s s'ªtre cordialement serr© la main, tir¨rent, les trois gardes de leur cät© et Aramis du sien. " Voil  le moment de faire ma paix avec ce galant homme " , se dit   part lui d'Artagnan, qui s'©tait tenu un peu   l'©cart pendant toute la derni¨re partie de cette conversation. Et, sur ce bon sentiment, se rapprochant d'Aramis, qui s'©loignait sans faire autrement attention   lui : " Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'esp¨re. -- Ah ! Monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous faire observer que vous n'avez point agi en cette circonstance comme un galant homme le devait faire. -- Quoi, Monsieur ! s'©cria d'Artagnan, vous supposez... -- Je suppose, Monsieur, que vous n'ªtes pas un sot, et que vous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu'on ne marche pas sans cause sur les mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n'est point pav© en batiste. -- Monsieur, vous avez tort de chercher   m'humilier, dit d'Artagnan, chez qui le naturel querelleur commen§ait   parler plus haut que les r©solutions pacifiques. Je suis de Gascogne, c'est vrai, et puisque vous le savez, je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants ; de sorte que, lorsqu'ils se sont excus©s une fois, fët-ce d'une sottise, ils sont convaincus qu'ils ont d©j  fait moiti© plus qu'ils ne devaient faire. -- Monsieur, ce que je vous en dis, r©pondit Aramis, n'est point pour vous chercher une querelle. Dieu merci ! je ne suis pas un spadassin, et n'©tant mousquetaire que par int©rim, je ne me bats que lorsque j'y suis forc©, et toujours avec une grande r©pugnance ; mais cette fois l'affaire est grave, car voici une dame compromise par vous. -- Par nous, c'est- -dire, s'©cria d'Artagnan. -- Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir ? -- Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber ? -- J'ai dit et je r©p¨te, Monsieur, que ce mouchoir n'est point sorti de ma poche. -- Eh bien, vous en avez menti deux fois, Monsieur, car je l'en ai vu sortir, moi ! -- Ah ! vous le prenez sur ce ton, Monsieur le Gascon ! eh bien, je vous apprendrai   vivre. -- Et moi je vous renverrai   votre messe, Monsieur l'abb© ! D©gainez, s'il vous pla®t, et   l'instant mªme. -- Non pas, s'il vous pla®t, mon bel ami ; non, pas ici, du moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hätel d'Aiguillon, lequel est plein de cr©atures du cardinal ? Qui me dit que ce n'est pas Son Eminence qui vous a charg© de lui procurer ma tªte ? Or j'y tiens ridiculement,   ma tªte, attendu qu'elle me semble aller assez correctement   mes ©paules. Je veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout doucement, dans un endroit clos et couvert, l  oé vous ne puissiez vous vanter de votre mort   personne. -- Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre mouchoir, qu'il vous appartienne ou non ; peut-ªtre aurez-vous l'occasion de vous en servir. -- Monsieur est Gascon ? demanda Aramis. -- Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence ? -- La prudence, Monsieur, est une vertu assez inutile aux mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'Eglise, et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens   rester prudent. A deux heures, j'aurai l'honneur de vous attendre   l'hätel de M. de Tr©ville. L  je vous indiquerai les bons endroits. " Les deux jeunes gens se salu¨rent, puis Aramis s'©loigna en remontant la rue qui remontait au Luxembourg, tandis que d'Artagnan, voyant que l'heure s'avan§ait, prenait le chemin des Carmes-Deschaux, tout en disant   part soi : " D©cid©ment, je n'en puis pas revenir ; mais au moins, si je suis tu©, je serai tu© par un mousquetaire. " CHAPITRE V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL D'Artagnan ne connaissait personne   Paris. Il alla donc au rendez- vous d'Athos sans amener de second, r©solu de se contenter de ceux qu'aurait choisis son adversaire. D'ailleurs son intention ©tait formelle de faire au brave mousquetaire toutes les excuses convenables, mais sans faiblesse, craignant qu'il ne r©sult¢t de ce duel ce qui r©sulte toujours de f¢cheux, dans une affaire de ce genre, quand un homme jeune et vigoureux se bat contre un adversaire bless© et affaibli : vaincu, il double le triomphe de son antagoniste ; vainqueur, il est accus© de forfaiture et de facile audace. Au reste, ou nous avons mal expos© le caract¨re de notre chercheur d'aventures, ou notre lecteur a d©j  dë remarquer que d'Artagnan n'©tait point un homme ordinaire. Aussi, tout en se r©p©tant   lui- mªme que sa mort ©tait in©vitable, il ne se r©signa point   mourir tout doucettement, comme un autre moins courageux et moins mod©r© que lui eët fait   sa place. Il r©fl©chit aux diff©rents caract¨res de ceux avec lesquels il allait se battre, et commen§a   voir plus clair dans sa situation. Il esp©rait, gr¢ce aux excuses loyales qu'il lui r©servait, se faire un ami d'Athos, dont l'air grand seigneur et la mine aust¨re lui agr©aient fort. Il se flattait de faire peur   Porthos avec l'aventure du baudrier, qu'il pouvait, s'il n'©tait pas tu© sur le coup, raconter   tout le monde, r©cit qui, pouss© adroitement   l'effet, devait couvrir Porthos de ridicule ; enfin, quant au sournois Aramis, il n'en avait pas tr¨s grand-peur, et en supposant qu'il arriv¢t jusqu'  lui, il se chargeait de l'exp©dier bel et bien, ou du moins en le frappant au visage, comme C©sar avait recommand© de faire aux soldats de Pomp©e, d'endommager   tout jamais cette beaut© dont il ©tait si fier. Ensuite il y avait chez d'Artagnan ce fonds in©branlable de r©solution qu'avaient d©pos© dans son coeur les conseils de son p¨re, conseils dont la substance ©tait : " Ne rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et de M. de Tr©ville. " Il vola donc plutät qu'il ne marcha vers le couvent des Carmes D©chauss©s, ou plutät Deschaux, comme on disait   cette ©poque, sorte de b¢timent sans fenªtres, bord© de pr©s arides, succursale du Pr©-aux-Clercs, et qui servait d'ordinaire aux rencontres des gens qui n'avaient pas de temps   perdre. Lorsque d'Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui s'©tendait au pied de ce monast¨re, Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et midi sonnait. Il ©tait donc ponctuel comme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste   l'©gard des duels n'avait rien   dire. Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure, quoiqu'elle eët ©t© pans©e   neuf par le chirurgien de M. de Tr©ville, s'©tait assis sur une borne et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l'abandonnaient jamais. A l'aspect de d'Artagnan, il se leva et fit poliment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son cät©, n'aborda son adversaire que le chapeau   la main et sa plume tra®nant jusqu'  terre. " Monsieur, dit Athos, j'ai fait pr©venir deux de mes amis qui me serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point encore arriv©s. Je m'©tonne qu'ils tardent : ce n'est pas leur habitude. -- Je n'ai pas de seconds, moi, Monsieur, dit d'Artagnan, car arriv© d'hier seulement   Paris, je n'y connais encore personne que M. de Tr©ville, auquel j'ai ©t© recommand© par mon p¨re qui a l'honneur d'ªtre quelque peu de ses amis. " Athos r©fl©chit un instant. " Vous ne connaissez que M. de Tr©ville ? demanda-t-il. -- Oui, Monsieur, je ne connais que lui. -- Ah § , mais... , continua Athos parlant moiti©   lui-mªme, moiti©   d'Artagnan, ah... § , mais si je vous tue, j'aurai l'air d'un mangeur d'enfants, moi ! -- Pas trop, Monsieur, r©pondit d'Artagnan avec un salut qui ne manquait pas de dignit© ; pas trop, puisque vous me faites l'honneur de tirer l'©p©e contre moi avec une blessure dont vous devez ªtre fort incommod©. -- Tr¨s incommod©, sur ma parole, et vous m'avez fait un mal du diable, je dois le dire ; mais je prendrai la main gauche, c'est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez donc pas que je vous fasse une gr¢ce, je tire proprement des deux mains ; et il y aura mªme d©savantage pour vous : un gaucher est tr¨s gªnant pour les gens qui ne sont pas pr©venus. Je regrette de ne pas vous avoir fait part plus tät de cette circonstance. -- Vous ªtes vraiment, Monsieur, dit d'Artagnan en s'inclinant de nouveau, d'une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant. -- Vous me rendez confus, r©pondit Athos avec son air de gentilhomme ; causons donc d'autre chose, je vous prie,   moins que cela ne vous soit d©sagr©able. Ah ! sangbleu ! que vous m'avez fait mal ! l'©paule me brële. -- Si vous vouliez permettre... , dit d'Artagnan avec timidit©. -- Quoi, Monsieur ? -- J'ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui me vient de ma m¨re, et dont j'ai fait l'©preuve sur moi-mªme. -- Eh bien ? -- Eh bien, je suis sër qu'en moins de trois jours ce baume vous gu©rirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez gu©ri : eh bien, Monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d'ªtre votre homme. " D'Artagnan dit ces mots avec une simplicit© qui faisait honneur   sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte   son courage. " Pardieu, Monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me pla®t, non pas que je l'accepte, mais elle sent son gentilhomme d'une lieue. C'est ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit chercher   se modeler. Malheureusement, nous ne sommes plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de M. le cardinal, et d'ici   trois jours on saurait, si bien gard© que soit le secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre, et l'on s'opposerait   notre combat. Ah § , mais ! ces fl¢neurs ne viendront donc pas ? -- Si vous ªtes press©, Monsieur, dit d'Artagnan   Athos avec la mªme simplicit© qu'un instant auparavant il lui avait propos© de remettre le duel   trois jours, si vous ªtes press© et qu'il vous plaise de m'exp©dier tout de suite, ne vous gªnez pas, je vous en prie. -- Voil  encore un mot qui me pla®t, dit Athos en faisant un gracieux signe de tªte   d'Artagnan, il n'est point d'un homme sans cervelle, et il est   coup sër d'un homme de coeur. Monsieur, j'aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces Messieurs, je vous prie, j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un, je crois. " En effet, au bout de la rue de Vaugirard commen§ait   appara®tre le gigantesque Porthos. " Quoi ! s'©cria d'Artagnan, votre premier t©moin est M. Porthos ? -- Oui, cela vous contrarie-t-il ? -- Non, aucunement. -- Et voici le second. " D'Artagnan se retourna du cät© indiqu© par Athos, et reconnut Aramis. " Quoi ! s'©cria-t-il d'un accent plus ©tonn© que la premi¨re fois, votre second t©moin est M. Aramis ? -- Sans doute, ne savez-vous pas qu'on ne nous voit jamais l'un sans l'autre, et qu'on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les gardes,   la cour et   la ville, Athos, Porthos et Aramis ou les trois ins©parables ? Apr¨s cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau... -- De Tarbes, dit d'Artagnan. -- Il vous est permis d'ignorer ce d©tail, dit Athos. -- Ma foi, dit d'Artagnan, vous ªtes bien nomm©s, Messieurs, et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moins que votre union n'est point fond©e sur les contrastes. " Pendant ce temps, Porthos s'©tait rapproch©, avait salu© de la main Athos ; puis, se retournant vers d'Artagnan, il ©tait rest© tout ©tonn©. Disons, en passant, qu'il avait chang© de baudrier et quitt© son manteau. " Ah ! ah ! fit-il, qu'est-ce que cela ? -- C'est avec Monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main d'Artagnan, et en le saluant du mªme geste. -- C'est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos. -- Mais   une heure seulement, r©pondit d'Artagnan. -- Et moi aussi, c'est avec Monsieur que je me bats, dit Aramis en arrivant   son tour sur le terrain. -- Mais   deux heures seulement, fit d'Artagnan avec le mªme calme. -- Mais   propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis. -- Ma foi, je ne sais pas trop, il m'a fait mal   l'©paule ; et toi, Porthos ? -- Ma foi, je me bats parce que je me bats " , r©pondit Porthos en rougissant. Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les l¨vres du Gascon. " Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme. -- Et toi, Aramis ? demanda Athos. -- Moi, je me bats pour cause de th©ologie " , r©pondit Aramis tout en faisant signe   d'Artagnan qu'il le priait de tenir secr¨te la cause de son duel. Athos vit passer un second sourire sur les l¨vres de d'Artagnan. " Vraiment, dit Athos. -- Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas d'accord, dit le Gascon. -- D©cid©ment c'est un homme d'esprit, murmura Athos. -- Et maintenant que vous ªtes rassembl©s, Messieurs, dit d'Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses. " A ce mot d'excuses , un nuage passa sur le front d'Athos, un sourire hautain glissa sur les l¨vres de Porthos, et un signe n©gatif fut la r©ponse d'Aramis. " Vous ne me comprenez pas, Messieurs, dit d'Artagnan en relevant sa tªte, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les lignes fines et hardies : je vous demande excuse dans le cas oé je ne pourrais vous payer ma dette   tous trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui äte beaucoup de sa valeur   votre cr©ance, Monsieur Porthos, et ce qui rend la vätre   peu pr¨s nulle, Monsieur Aramis. Et maintenant, Messieurs, je vous le r©p¨te, excusez-moi, mais de cela seulement, et en garde ! " A ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d'Artagnan tira son ©p©e. Le sang ©tait mont©   la tªte de d'Artagnan, et dans ce moment il eët tir© son ©p©e contre tous les mousquetaires du royaume, comme il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis. Il ©tait midi et un quart. Le soleil ©tait   son z©nith, et l'emplacement choisi pour ªtre le th©¢tre du duel se trouvait expos©   toute son ardeur. " Il fait tr¨s chaud, dit Athos en tirant son ©p©e   son tour, et cependant je ne saurais äter mon pourpoint ; car, tout   l'heure encore, j'ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de gªner Monsieur en lui montrant du sang qu'il ne m'aurait pas tir© lui-mªme. -- C'est vrai, Monsieur, dit d'Artagnan, et tir© par un autre ou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d'un aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en pourpoint comme vous. -- Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela, et songez que nous attendons notre tour. -- Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez   dire de pareilles incongruit©s, interrompit Aramis. Quant   moi, je trouve les choses que ces Messieurs se disent fort bien dites et tout   fait dignes de deux gentilshommes. -- Quand vous voudrez, Monsieur, dit Athos en se mettant en garde. -- J'attendais vos ordres " , dit d'Artagnan en croisant le fer. Mais les deux rapi¨res avaient   peine r©sonn© en se touchant, qu'une escouade des gardes de Son Eminence, command©e par M. de Jussac, se montra   l'angle du couvent. " Les gardes du cardinal ! s'©cri¨rent   la fois Porthos et Aramis. L'©p©e au fourreau, Messieurs ! l'©p©e au fourreau ! " Mais il ©tait trop tard. Les deux combattants avaient ©t© vus dans une pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions. " Hol  ! cria Jussac en s'avan§ant vers eux et en faisant signe   ses hommes d'en faire autant, hol  ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les ©dits, qu'en faisons-nous ? -- Vous ªtes bien g©n©reux, Messieurs les gardes, dit Athos plein de rancune, car Jussac ©tait l'un des agresseurs de l'avant-veille. Si nous vous voyions battre, je vous r©ponds, moi, que nous nous garderions bien de vous en empªcher. Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir sans prendre aucune peine. -- Messieurs, dit Jussac, c'est avec grand regret que je vous d©clare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout. Rengainez donc, s'il vous pla®t, et nous suivez. -- Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un grand plaisir que nous ob©irions   votre gracieuse invitation, si cela d©pendait de nous ; mais malheureusement la chose est impossible : M. de Tr©ville nous l'a d©fendu. Passez donc votre chemin, c'est ce que vous avez de mieux   faire. " Cette raillerie exasp©ra Jussac. " Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous d©sob©issez. -- Ils sont cinq, dit Athos   demi-voix, et nous ne sommes que trois ; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici, car je le d©clare, je ne reparais pas vaincu devant le capitaine. " Alors Porthos et Aramis se rapproch¨rent   l'instant les uns des autres, pendant que Jussac alignait ses soldats. Ce seul moment suffit   d'Artagnan pour prendre son parti : c'©tait l  un de ces ©v©nements qui d©cident de la vie d'un homme, c'©tait un choix   faire entre le roi et le cardinal ; ce choix fait, il fallait y pers©v©rer. Se battre, c'est- -dire d©sob©ir   la loi, c'est- -dire risquer sa tªte, c'est- -dire se faire d'un seul coup l'ennemi d'un ministre plus puissant que le roi lui-mªme : voil  ce qu'entrevit le jeune homme, et, disons-