en un peu r¢p©, sa plume ©tait bien un peu d©teinte, ses broderies ©taient bien un peu ternies, ses dentelles ©taient bien ©raill©es ; mais dans la demi-teinte toutes ces bagatelles disparaissaient, et Porthos ©tait toujours le beau Porthos. D'Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapproch© du pilier oé Porthos et lui ©taient adoss©s, une esp¨ce de beaut© mëre, un peu jaune, un peu s¨che, mais raide et hautaine sous ses coiffes noires. Les yeux de Porthos s'abaissaient furtivement sur cette dame, puis papillonnaient au loin dans la nef. De son cät©, la dame, qui de temps en temps rougissait, lan§ait avec la rapidit© de l'©clair un coup d'oeil sur le volage Porthos, et aussität les yeux de Porthos de papillonner avec fureur. Il ©tait clair que c'©tait un man¨ge qui piquait au vif la dame aux coiffes noires, car elle se mordait les l¨vres jusqu'au sang, se grattait le bout du nez, et se d©menait d©sesp©r©ment sur son si¨ge. Ce que voyant, Porthos retroussa de nouveau sa moustache, allongea une seconde fois sa royale, et se mit   faire des signaux   une belle dame qui ©tait pr¨s du choeur, et qui non seulement ©tait une belle dame, mais encore une grande dame sans doute, car elle avait derri¨re elle un n©grillon qui avait apport© le coussin sur lequel elle ©tait agenouill©e, et une suivante qui tenait le sac armori© dans lequel on renfermait le livre oé elle lisait sa messe. La dame aux coiffes noires suivit   travers tous ses d©tours le regard de Porthos, et reconnut qu'il s'arrªtait sur la dame au coussin de velours, au n©grillon et   la suivante. Pendant ce temps, Porthos jouait serr© : c'©taient des clignements d'yeux, des doigts pos©s sur les l¨vres, de petits sourires assassins qui r©ellement assassinaient la belle d©daign©e. Aussi poussa-t-elle, en forme de mea-culpa et en se frappant la poitrine, un hum ! tellement vigoureux que tout le monde, mªme la dame au coussin rouge, se retourna de son cät© ; Porthos tint bon : pourtant il avait bien compris, mais il fit le sourd. La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle ©tait fort belle, sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une rivale v©ritablement   craindre ; un grand effet sur Porthos, qui la trouva plus jolie que la dame aux coiffes noires ; un grand effet sur d'Artagnan, qui reconnut la dame de Meung, de Calais et de Douvres, que son pers©cuteur, l'homme   la cicatrice, avait salu©e du nom de Milady. D'Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge, continua de suivre le man¨ge de Porthos, qui l'amusait fort ; il crut deviner que la dame aux coiffes noires ©tait la procureuse de la rue aux Ours, d'autant mieux que l'©glise Saint-Leu n'©tait pas tr¨s ©loign©e de ladite rue. Il devina alors par induction que Porthos cherchait   prendre sa revanche de sa d©faite de Chantilly, alors que la procureuse s'©tait montr©e si r©calcitrante   l'endroit de la bourse. Mais, au milieu de tout cela, d'Artagnan remarqua aussi que pas une figure ne correspondait aux galanteries de Porthos. Ce n'©taient que chim¨res et illusions ; mais pour un amour r©el, pour une jalousie v©ritable, y a-t-il d'autre r©alit© que les illusions et les chim¨res ? Le sermon finit : la procureuse s'avan§a vers le b©nitier ; Porthos l'y devan§a, et, au lieu d'un doigt, y mit toute la main. La procureuse sourit, croyant que c'©tait pour elle que Porthos se mettait en frais : mais elle fut promptement et cruellement d©tromp©e : lorsqu'elle ne fut plus qu'  trois pas de lui, il d©tourna la tªte, fixant invariablement les yeux sur la dame au coussin rouge, qui s'©tait lev©e et qui s'approchait suivie de son n©grillon et de sa fille de chambre. Lorsque la dame au coussin rouge fut pr¨s de Porthos, Porthos tira sa main toute ruisselante du b©nitier ; la belle d©vote toucha de sa main effil©e la grosse main de Porthos, fit en souriant le signe de la croix et sortit de l'©glise. C'en fut trop pour la procureuse : elle ne douta plus que cette dame et Porthos fussent en galanterie. Si elle eët ©t© une grande dame, elle se serait ©vanouie ; mais comme elle n'©tait qu'une procureuse, elle se contenta de dire au mousquetaire avec une fureur concentr©e : " Eh ! Monsieur Porthos, vous ne m'en offrez pas   moi, d'eau b©nite ? " Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme ferait un homme qui se r©veillerait apr¨s un somme de cent ans. " Ma... Madame ! s'©cria-t-il, est-ce bien vous ? Comment se porte votre mari, ce cher Monsieur Coquenard ? Est-il toujours aussi ladre qu'il ©tait ? Oé avais-je donc les yeux, que je ne vous ai pas mªme aper§ue pendant les deux heures qu'a dur© ce sermon ? -- J'©tais   deux pas de vous, Monsieur, r©pondit la procureuse ; mais vous ne m'avez pas aper§ue parce que vous n'aviez d'yeux que pour la belle dame   qui vous venez de donner de l'eau b©nite. " Porthos feignit d'ªtre embarrass©. " Ah ! dit-il, vous avez remarqu©... -- Il eët fallu ªtre aveugle pour ne pas le voir. -- Oui, dit n©gligemment Porthos, c'est une duchesse de mes amies avec laquelle j'ai grand-peine   me rencontrer   cause de la jalousie de son mari, et qui m'avait fait pr©venir qu'elle viendrait aujourd'hui, rien que pour me voir, dans cette ch©tive ©glise, au fond de ce quartier perdu. -- Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-vous la bont© de m'offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volontiers avec vous ! -- Comment donc, Madame " , dit Porthos en se clignant de l'oeil   lui- mªme comme un joueur qui rit de la dupe qu'il va faire. Dans ce moment, d'Artagnan passait poursuivant Milady ; il jeta un regard de cät© sur Porthos, et vit ce coup d'oeil triomphant. " Eh ! eh ! se dit-il   lui-mªme en raisonnant dans le sens de la morale ©trangement facile de cette ©poque galante, en voici un qui pourrait bien ªtre ©quip© pour le terme voulu. " Porthos, c©dant   la pression du bras de sa procure use comme une barque c¨de au gouvernail, arriva au clo®tre Saint-Magloire, passage peu fr©quent©, enferm© d'un tourniquet   ses deux bouts. On n'y voyait, le jour, que mendiants qui mangeaient ou enfants qui jouaient. " Ah ! Monsieur Porthos ! s'©cria la procureuse, quand elle se fut assur©e qu'aucune personne ©trang¨re   la population habituelle de la localit© ne pouvait les voir ni les entendre ; ah ! Monsieur Porthos ! vous ªtes un grand vainqueur,   ce qu'il para®t ! -- Moi, Madame ! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi cela ? -- Et les signes de tantät, et l'eau b©nite ? Mais c'est une princesse pour le moins, que cette dame avec son n©grillon et sa fille de chambre ! -- Vous vous trompez ; mon Dieu ! non, r©pondit Porthos, c'est tout bonnement une duchesse. -- Et ce coureur qui attendait   la porte, et ce carrosse avec un cocher   grande livr©e qui attendait sur son si¨ge ? " Porthos n'avait vu ni le coureur, ni le carrosse ; mais, de son regard de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu. Porthos regretta de n'avoir pas, du premier coup, fait la dame au coussin rouge princesse. " Ah ! vous ªtes l'enfant ch©ri des belles, Monsieur Porthos ! reprit en soupirant la procureuse. -- Mais, r©pondit Porthos, vous comprenez qu'avec un physique comme celui dont la nature m'a dou©, je ne manque pas de bonnes fortunes. -- Mon Dieu ! comme les hommes oublient vite ! s'©cria la procureuse en levant les yeux au ciel. -- Moins vite encore que les femmes, ce me semble, r©pondit Porthos ; car enfin, moi, Madame, je puis dire que j'ai ©t© votre victime, lorsque bless©, mourant, je me suis vu abandonn© des chirurgiens ; moi, le rejeton d'une famille illustre, qui m'©tais fi©   votre amiti©, j'ai manqu© mourir de mes blessures d'abord, et de faim ensuite, dans une mauvaise auberge de Chantilly, et cela sans que vous ayez daign© r©pondre une seule fois aux lettres brëlantes que je vous ai ©crites. -- Mais, Monsieur Porthos... , murmura la procureuse, qui sentait qu'  en juger par la conduite des plus grandes dames de ce temps-l , elle ©tait dans son tort. -- Moi qui avais sacrifi© pour vous la comtesse de Penaflor... -- Je le sais bien. -- La baronne de... -- Monsieur Porthos, ne m'accablez pas. -- La duchesse de... -- Monsieur Porthos, soyez g©n©reux ! -- Vous avez raison, Madame, et je n'ach¨verai pas. -- Mais c'est mon mari qui ne veut pas entendre parler de prªter. -- Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la premi¨re lettre que vous m'avez ©crite et que je conserve grav©e dans ma m©moire. " La procureuse poussa un g©missement. " Mais c'est qu'aussi, dit-elle, la somme que vous demandiez   emprunter ©tait un peu bien forte. -- Madame Coquenard, je vous donnais la pr©f©rence. Je n'ai eu qu'  ©crire   la duchesse de... Je ne veux pas dire son nom, car je ne sais pas ce que c'est que de compromettre une femme ; mais ce que je sais, c'est que je n'ai eu qu'  lui ©crire pour qu'elle m'en envoy¢t quinze cents. " La procureuse versa une larme. " Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que vous m'avez grandement punie, et que si dans l'avenir vous vous retrouviez en pareille passe, vous n'auriez qu'  vous adresser   moi. -- Fi donc, Madame ! dit Porthos comme r©volt©, ne parlons pas argent, s'il vous pla®t, c'est humiliant. -- Ainsi, vous ne m'aimez plus ! " dit lentement et tristement la procureuse. Porthos garda un majestueux silence. " C'est ainsi que vous me r©pondez ? H©las ! je comprends. -- Songez   l'offense que vous m'avez faite, Madame : elle est rest©e l , dit Porthos, en posant la main   son coeur et en l'y appuyant avec force. -- Je la r©parerai ; voyons, mon cher Porthos ! -- D'ailleurs, que vous demandais-je, moi ? reprit Porthos avec un mouvement d'©paules plein de bonhomie ; un prªt, pas autre chose. Apr¨s tout, je ne suis pas un homme d©raisonnable. Je sais que vous n'ªtes pas riche, Madame Coquenard, et que votre mari est oblig© de sangsurer les pauvres plaideurs pour en tirer quelques pauvres ©cus. Oh ! si vous ©tiez comtesse, marquise ou duchesse, ce serait autre chose, et vous seriez impardonnable. " La procureuse fut piqu©e. " Apprenez, Monsieur Porthos, dit-elle, que mon coffre-fort, tout coffre-fort de procureuse qu'il est, est peut-ªtre mieux garni que celui de toutes vos mijaur©es ruin©es. -- Double offense que vous m'avez faite alors, dit Porthos en d©gageant le bras de la procureuse de dessous le sien ; car si vous ªtes riche, Madame Coquenard, alors votre refus n'a plus d'excuse. -- Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu'elle s'©tait laiss© entra®ner trop loin, il ne faut pas prendre le mot au pied de la lettre. Je ne suis pas pr©cis©ment riche, je suis   mon aise. -- Tenez, Madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je vous en prie. Vous m'avez m©connu ; toute sympathie est ©teinte entre nous. -- Ingrat que vous ªtes ! -- Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit Porthos. -- Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne vous retiens plus. -- Eh ! elle n'est d©j  point si d©charn©e, que je crois ! -- Voyons, Monsieur Porthos, encore une fois, c'est la derni¨re : m'aimez-vous encore ? -- H©las Madame, dit Porthos du ton le plus m©lancolique qu'il put prendre, quand nous allons entrer en campagne, dans une campagne oé mes pressentiments me disent que je serai tu©... -- Oh ! ne dites pas de pareilles choses ! s'©cria la procureuse en ©clatant en sanglots. -- Quelque chose me le dit, continua Porthos en m©lancolisant de plus en plus. -- Dites plutät que vous avez un nouvel amour. -- Non pas, je vous parle franc. Nul objet nouveau ne me touche, et mªme je sens l , au fond de mon coeur, quelque chose qui parle pour vous. Mais, dans quinze jours, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, cette fatale campagne s'ouvre ; je vais ªtre affreusement pr©occup© de mon ©quipement. Puis je vais faire un voyage dans ma famille, au fond de la Bretagne, pour r©aliser la somme n©cessaire   mon d©part. " Porthos remarqua un dernier combat entre l'amour et l'avarice. " Et comme, continua-t-il, la duchesse que vous venez de voir   l'©glise a ses terres pr¨s des miennes, nous ferons le voyage ensemble. Les voyages, vous le savez, paraissent beaucoup moins longs quand on les fait   deux. -- Vous n'avez donc point d'amis   Paris, Monsieur Porthos ? dit la procureuse. -- J'ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air m©lancolique, mais j'ai bien vu que je me trompais. -- Vous en avez, Monsieur Porthos, vous en avez, reprit la procureuse dans un transport qui la surprit elle-mªme ; revenez demain   la maison. Vous ªtes le fils de ma tante, mon cousin par cons©quent ; vous venez de Noyon en Picardie, vous avez plusieurs proc¨s   Paris, et pas de procureur. Retiendrez-vous bien tout cela ? -- Parfaitement, Madame. -- Venez   l'heure du d®ner. -- Fort bien. -- Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgr© ses soixante- seize ans. -- Soixante-seize ans ! peste ! le bel ¢ge ! reprit Porthos. -- Le grand ¢ge, vous voulez dire, Monsieur Porthos. Aussi le pauvre cher homme peut me laisser veuve d'un moment   l'autre, continua la procureuse en jetant un regard significatif   Porthos. Heureusement que, par contrat de mariage, nous nous sommes tout pass© au dernier vivant. -- Tout ? dit Porthos. -- Tout. -- Vous ªtes femme de pr©caution, je le vois, ma ch¨re Madame Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la main de la procureuse. -- Nous sommes donc r©concili©s, cher Monsieur Porthos ? dit-elle en minaudant. -- Pour la vie, r©pliqua Porthos sur le mªme air. -- Au revoir donc, mon tra®tre. -- Au revoir, mon oublieuse. -- A demain, mon ange ! -- A demain, flamme de ma vie ! " CHAPITRE XXX. MILADY D'Artagnan avait suivi Milady sans ªtre aper§u par elle : il la vit monter dans son carrosse, et il l'entendit donner   son cocher l'ordre d'aller   Saint-Germain. Il ©tait inutile d'essayer de suivre   pied une voiture emport©e au trot de deux vigoureux chevaux. D'Artagnan revint donc rue F©rou. Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui ©tait arrªt© devant la boutique d'un p¢tissier, et qui semblait en extase devant une brioche de la forme la plus app©tissante. Il lui donna l'ordre d'aller seller deux chevaux dans les ©curies de M. de Tr©ville, un pour lui d'Artagnan, l'autre pour lui Planchet, et de venir le joindre chez Athos, -- M. de Tr©ville, une fois pour toutes, ayant mis ses ©curies au service de d'Artagnan. Planchet s'achemina vers la rue du Colombier, et d'Artagnan vers la rue F©rou. Athos ©tait chez lui, vidant tristement une des bouteilles de ce fameux vin d'Espagne qu'il avait rapport© de son voyage en Picardie. Il fit signe   Grimaud d'apporter un verre pour d'Artagnan, et Grimaud ob©it comme d'habitude. D'Artagnan raconta alors   Athos tout ce qui s'©tait pass©   l'©glise entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade ©tait probablement,   cette heure, en voie de s'©quiper. " Quant   moi, r©pondit Athos   tout ce r©cit, je suis bien tranquille, ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de mon harnais. -- Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous l'ªtes, mon cher Athos, il n'y aurait ni princesses, ni reines   l'abri de vos traits amoureux. -- Que ce d'Artagnan est jeune ! " dit Athos en haussant les ©paules. Et il fit signe   Grimaud d'apporter une seconde bouteille. En ce moment, Planchet passa modestement la tªte par la porte entreb¢ill©e, et annon§a   son ma®tre que les deux chevaux ©taient l . " Quels chevaux ? demanda Athos. -- Deux que M. de Tr©ville me prªte pour la promenade, et avec lesquels je vais aller faire un tour   Saint-Germain. -- Et qu'allez-vous faire   Saint-Germain ? " demanda encore Athos. Alors d'Artagnan lui raconta la rencontre qu'il avait faite dans l'©glise, et comment il avait retrouv© cette femme qui, avec le seigneur au manteau noir et   la cicatrice pr¨s de la tempe, ©tait sa pr©occupation ©ternelle. " C'est- -dire que vous ªtes amoureux de celle-l , comme vous l'©tiez de Mme Bonacieux, dit Athos en haussant d©daigneusement les ©paules, comme s'il eët pris en piti© la faiblesse humaine. -- Moi, point du tout ! s'©cria d'Artagnan. Je suis seulement curieux d'©claircir le myst¨re auquel elle se rattache. Je ne sais pourquoi, je me figure que cette femme, tout inconnue qu'elle m'est et tout inconnu que je lui suis, a une action sur ma vie. -- Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne connais pas une femme qui vaille la peine qu'on la cherche quand elle est perdue. Mme Bonacieux est perdue, tant pis pour elle ! qu'elle se retrouve ! -- Non, Athos, non, vous vous trompez, dit d'Artagnan ; j'aime ma pauvre Constance plus que jamais, et si je savais le lieu oé elle est, fët- elle au bout du monde, je partirais pour la tirer des mains de ses ennemis ; mais je l'ignore, toutes mes recherches ont ©t© inutiles. Que voulez-vous, il faut bien se distraire. -- Distrayez-vous donc avec Milady, mon cher d'Artagnan ; je le souhaite de tout mon coeur, si cela peut vous amuser. -- Ecoutez, Athos, dit d'Artagnan, au lieu de vous tenir enferm© ici comme si vous ©tiez aux arrªts, montez   cheval et venez vous promener avec moi   Saint-Germain. -- Mon cher, r©pliqua Athos, je monte mes chevaux quand j'en ai, sinon je vais   pied. -- Eh bien, moi, r©pondit d'Artagnan en souriant de la misanthropie d'Athos, qui dans un autre l'eët certainement bless©, moi, je suis moins fier que vous, je monte ce que je trouve. Ainsi, au revoir, mon cher Athos. -- Au revoir " , dit le mousquetaire en faisant signe   Grimaud de d©boucher la bouteille qu'il venait d'apporter. D'Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le chemin de Saint- Germain. Tout le long de la route, ce qu'Athos avait dit au jeune homme de Mme Bonacieux lui revenait   l'esprit. Quoique d'Artagnan ne fët pas d'un caract¨re fort sentimental, la jolie merci¨re avait fait une impression r©elle sur son coeur : comme il le disait, il ©tait prªt   aller au bout du monde pour la chercher. Mais le monde a bien des bouts, par cela mªme qu'il est rond ; de sorte qu'il ne savait de quel cät© se tourner. En attendant, il allait t¢cher de savoir ce que c'©tait que Milady. Milady avait parl©   l'homme au manteau noir, donc elle le connaissait. Or, dans l'esprit de d'Artagnan, c'©tait l'homme au manteau noir qui avait enlev© Mme Bonacieux une seconde fois, comme il l'avait enlev©e une premi¨re. D'Artagnan ne mentait donc qu'  moiti©, ce qui est bien peu mentir, quand il disait qu'en se mettant   la recherche de Milady, il se mettait en mªme temps   la recherche de Constance. Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un coup d'©peron   son cheval, d'Artagnan avait fait la route et ©tait arriv©   Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon oé, dix ans plus tard, devait na®tre Louis XIV. Il traversait une rue fort d©serte, regardant   droite et   gauche s'il ne reconna®trait pas quelque vestige de sa belle Anglaise, lorsque au rez-de-chauss©e d'une jolie maison qui, selon l'usage du temps, n'avait aucune fenªtre sur la rue, il vit appara®tre une figure de connaissance. Cette figure se promenait sur une sorte de terrasse garnie de fleurs. Planchet la reconnut le premier. " Eh ! Monsieur, dit-il s'adressant   d'Artagnan, ne vous remettez-vous pas ce visage qui baye aux corneilles ? -- Non, dit d'Artagnan ; et cependant je suis certain que ce n'est point la premi¨re fois que je le vois, ce visage. -- Je le crois pardieu bien, dit Planchet : c'est ce pauvre Lubin, le laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si bien accommod© il y a un mois,   Calais, sur la route de la maison de campagne du gouverneur. -- Ah ! oui bien, dit d'Artagnan, et je le reconnais   cette heure. Crois- tu qu'il te reconnaisse, toi ? -- Ma foi, Monsieur, il ©tait si fort troubl© que je doute qu'il ait gard© de moi une m©moire bien nette. -- Eh bien, va donc causer avec ce gar§on, dit d'Artagnan, et informe- toi dans la conversation si son ma®tre est mort. " Planchet descendit de cheval, marcha droit   Lubin, qui en effet ne le reconnut pas, et les deux laquais se mirent   causer dans la meilleure intelligence du monde, tandis que d'Artagnan poussait les deux chevaux dans une ruelle et, faisant le tour d'une maison, s'en revenait assister   la conf©rence derri¨re une haie de coudriers. Au bout d'un instant d'observation derri¨re la haie, il entendit le bruit d'une voiture, et il vit s'arrªter en face de lui le carrosse de Milady. Il n'y avait pas   s'y tromper. Milady ©tait dedans. D'Artagnan se coucha sur le cou de son cheval, afin de tout voir sans ªtre vu. Milady sortit sa charmante tªte blonde par la porti¨re, et donna des ordres   sa femme de chambre. Cette derni¨re, jolie fille de vingt   vingt-deux ans, alerte et vive, v©ritable soubrette de grande dame, sauta en bas du marchepied, sur lequel elle ©tait assise selon l'usage du temps, et se dirigea vers la terrasse oé d'Artagnan avait aper§u Lubin. D'Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la vit s'acheminer vers la terrasse. Mais, par hasard, un ordre de l'int©rieur avait appel© Lubin, de sorte que Planchet ©tait rest© seul, regardant de tous cät©s par quel chemin avait disparu d'Artagnan. La femme de chambre s'approcha de Planchet, qu'elle prit pour Lubin, et lui tendant un petit billet : " Pour votre ma®tre, dit-elle. -- Pour mon ma®tre ? reprit Planchet ©tonn©. -- Oui, et tr¨s press©. Prenez donc vite. " L -dessus elle s'enfuit vers le carrosse, retourn©   l'avance du cät© par lequel il ©tait venu ; elle s'©lan§a sur le marchepied, et le carrosse repartit. Planchet tourna et retourna le billet, puis, accoutum©   l'ob©issance passive, il sauta   bas de la terrasse, enfila la ruelle et rencontra au bout de vingt pas d'Artagnan qui, ayant tout vu, allait au-devant de lui. " Pour vous, Monsieur, dit Planchet, pr©sentant le billet au jeune homme. -- Pour moi ? dit d'Artagnan ; en es-tu bien sër ? -- Pardieu ! si j'en suis sër ; la soubrette a dit : " Pour ton ma®tre. " Je n'ai d'autre ma®tre que vous ; ainsi... Un joli brin de fille, ma foi, que cette soubrette ! " D'Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots : " Une personne qui s'int©resse   vous plus qu'elle ne peut le dire voudrait savoir quel jour vous serez en ©tat de vous promener dans la forªt. Demain,   l'hätel du Champ du Drap d'Or , un laquais noir et rouge attendra votre r©ponse. " " Oh ! oh ! se dit d'Artagnan, voil  qui est un peu vif. Il para®t que Milady et moi nous sommes en peine de la sant© de la mªme personne. Eh bien, Planchet, comment se porte ce bon M. de Wardes ? il n'est donc pas mort ? -- Non, Monsieur, il va aussi bien qu'on peut aller avec quatre coups d'©p©e dans le corps, car vous lui en avez, sans reproche, allong© quatre,   ce cher gentilhomme, et il est encore bien faible, ayant perdu presque tout son sang. Comme je l'avais dit   Monsieur, Lubin ne m'a pas reconnu, et m'a racont© d'un bout   l'autre notre aventure. -- Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais ; maintenant, remonte   cheval et rattrapons le carrosse. " Ce ne fut pas long ; au bout de cinq minutes on aper§ut le carrosse arrªt© sur le revers de la route, un cavalier richement vªtu se tenait   la porti¨re. La conversation entre Milady et le cavalier ©tait tellement anim©e, que d'Artagnan s'arrªta de l'autre cät© du carrosse sans que personne autre que la jolie soubrette s'aper§ët de sa pr©sence. La conversation avait lieu en anglais, langue que d'Artagnan ne comprenait pas ; mais,   l'accent, le jeune homme crut deviner que la belle Anglaise ©tait fort en col¨re ; elle termina par un geste qui ne lui laissa point de doute sur la nature de cette conversation : c'©tait un coup d'©ventail appliqu© de telle force, que le petit meuble f©minin vola en mille morceaux. Le cavalier poussa un ©clat de rire qui parut exasp©rer Milady. D'Artagnan pensa que c'©tait le moment d'intervenir ; il s'approcha de l'autre porti¨re, et se d©couvrant respectueusement : " Madame, dit-il, me permettez-vous de vous offrir mes services ? Il me semble que ce cavalier vous a mise en col¨re. Dites un mot, Madame, et je me charge de le punir de son manque de courtoisie. " Aux premi¨res paroles, Milady s'©tait retourn©e, regardant le jeune homme avec ©tonnement, et lorsqu'il eut fini : " Monsieur, dit-elle en tr¨s bon fran§ais, ce serait de grand coeur que je me mettrais sous votre protection si la personne qui me querelle n'©tait point mon fr¨re. -- Ah ! excusez-moi, alors, dit d'Artagnan, vous comprenez que j'ignorais cela, Madame. -- De quoi donc se mªle cet ©tourneau, s'©cria en s'abaissant   la hauteur de la porti¨re le cavalier que Milady avait d©sign© comme son parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son chemin ? -- Etourneau vous-mªme, dit d'Artagnan en se baissant   son tour sur le cou de son cheval, et en r©pondant de son cät© par la porti¨re ; je ne passe pas mon chemin parce qu'il me pla®t de m'arrªter ici. " Le cavalier adressa quelques mots en anglais   sa soeur. " Je vous parle fran§ais, moi, dit d'Artagnan ; faites-moi donc, je vous prie, le plaisir de me r©pondre dans la mªme langue. Vous ªtes le fr¨re de Madame, soit, mais vous n'ªtes pas le mien, heureusement. " On eët pu croire que Milady, craintive comme l'est ordinairement une femme, allait s'interposer dans ce commencement de provocation, afin d'empªcher que la querelle n'all¢t plus loin ; mais, tout au contraire, elle se rejeta au fond de son carrosse, et cria froidement au cocher : " Touche   l'hätel ! " La jolie soubrette jeta un regard d'inqui©tude sur d'Artagnan, dont la bonne mine paraissait avoir produit son effet sur elle. Le carrosse partit et laissa les deux hommes en face l'un de l'autre, aucun obstacle mat©riel ne les s©parant plus. Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture ; mais d'Artagnan, dont la col¨re d©j  bouillante s'©tait encore augment©e en reconnaissant en lui l'Anglais qui,   Amiens, lui avait gagn© son cheval et avait failli gagner   Athos son diamant, sauta   la bride et l'arrªta. " Eh ! Monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus ©tourneau que moi, car vous me faites l'effet d'oublier qu'il y a entre nous une petite querelle engag©e. -- Ah ! ah ! dit l'Anglais, c'est vous, mon ma®tre. Il faut donc toujours que vous jouiez un jeu ou un autre ? -- Oui, et cela me rappelle que j'ai une revanche   prendre. Nous verrons, mon cher Monsieur, si vous maniez aussi adroitement la rapi¨re que le cornet. -- Vous voyez bien que je n'ai pas d'©p©e, dit l'Anglais ; voulez-vous faire le brave contre un homme sans armes ? -- J'esp¨re bien que vous en avez chez vous, r©pondit d'Artagnan. En tout cas, j'en ai deux, et si vous le voulez, je vous en jouerai une. -- Inutile, dit l'Anglais, je suis muni suffisamment de ces sortes d'ustensiles. -- Eh bien, mon digne gentilhomme, reprit d'Artagnan, choisissez la plus longue et venez me la montrer ce soir. -- Oé cela, s'il vous pla®t ? -- Derri¨re le Luxembourg, c'est un charmant quartier pour les promenades dans le genre de celle que je vous propose. -- C'est bien, on y sera. -- Votre heure ? -- Six heures. -- A propos, vous avez aussi probablement un ou deux amis ? -- Mais j'en ai trois qui seront fort honor©s de jouer la mªme partie que moi. -- Trois ?   merveille ! comme cela se rencontre ! dit d'Artagnan, c'est juste mon compte. -- Maintenant, qui ªtes-vous ? demanda l'Anglais. -- Je suis M. d'Artagnan, gentilhomme gascon, servant aux gardes, compagnie de M. des Essarts. Et vous ? -- Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield. -- Eh bien, je suis votre serviteur, Monsieur le baron, dit d'Artagnan, quoique vous ayez des noms bien difficiles   retenir. " Et piquant son cheval, il le mit au galop, et reprit le chemin de Paris. Comme il avait l'habitude de le faire en pareille occasion, d'Artagnan descendit droit chez Athos. Il trouva Athos couch© sur un grand canap©, oé il attendait, comme il l'avait dit, que son ©quipement le v®nt trouver. Il raconta   Athos tout ce qui venait de se passer, moins la lettre de M. de Wardes. Athos fut enchant© lorsqu'il sut qu'il allait se battre contre un Anglais. Nous avons dit que c'©tait son rªve. On envoya chercher   l'instant mªme Porthos et Aramis par les laquais, et on les mit au courant de la situation. Porthos tira son ©p©e hors du fourreau et se mit   espadonner contre le mur en se reculant de temps en temps et en faisant des pli©s comme un danseur. Aramis, qui travaillait toujours   son po¨me, s'enferma dans le cabinet d'Athos et pria qu'on ne le d©range¢t plus qu'au moment de d©gainer. Athos demanda par signe   Grimaud une bouteille. Quant   d'Artagnan, il arrangea en lui-mªme un petit plan dont nous verrons plus tard l'ex©cution, et qui lui promettait quelque gracieuse aventure, comme on pouvait le voir aux sourires qui, de temps en temps, passaient sur son visage dont ils ©clairaient la rªverie. CHAPITRE XXXI. ANGLAIS ET FRANCAIS L'heure venue, on se rendit avec les quatre laquais, derri¨re le Luxembourg, dans un enclos abandonn© aux ch¨vres. Athos donna une pi¨ce de monnaie au chevrier pour qu'il s'©cart¢t. Les laquais furent charg©s de faire sentinelle. Bientät une troupe silencieuse s'approcha du mªme enclos, y p©n©tra et joignit les mousquetaires ; puis, selon les habitudes d'outre-mer, les pr©sentations eurent lieu. Les Anglais ©taient tous gens de la plus haute qualit©, les noms bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un sujet non seulement de surprise, mais encore d'inqui©tude. " Mais, avec tout cela, dit Lord de Winter quand les trois amis eurent ©t© nomm©s, nous ne savons pas qui vous ªtes, et nous ne nous battrons pas avec des noms pareils ; ce sont des noms de bergers, cela. -- Aussi, comme vous le supposez bien, Milord, ce sont de faux noms, dit Athos. -- Ce qui ne nous donne qu'un plus grand d©sir de conna®tre les noms v©ritables, r©pondit l'Anglais. -- Vous avez bien jou© contre nous sans les conna®tre, dit Athos,   telles enseignes que vous nous avez gagn© nos deux chevaux ? -- C'est vrai, mais nous ne risquions que nos pistoles ; cette fois nous risquons notre sang : on joue avec tout le monde, on ne se bat qu'avec ses ©gaux. -- C'est juste " , dit Athos. Et il prit   l'©cart celui des quatre Anglais avec lequel il devait se battre, et lui dit son nom tout bas. Porthos et Aramis en firent autant de leur cät©. " Cela vous suffit-il, dit Athos   son adversaire, et me trouvez-vous assez grand seigneur pour me faire la gr¢ce de croiser l'©p©e avec moi ? -- Oui, Monsieur, dit l'Anglais en s'inclinant. -- Eh bien, maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose ? reprit froidement Athos. -- Laquelle ? demanda l'Anglais. -- C'est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que je me fisse conna®tre. -- Pourquoi cela ? -- Parce qu'on me croit mort, que j'ai des raisons pour d©sirer qu'on ne sache pas que je vis, et que je vais ªtre oblig© de vous tuer, pour que mon secret ne coure pas les champs. " L'Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci plaisantait ; mais Athos ne plaisantait pas le moins du monde. " Messieurs, dit-il en s'adressant   la fois   ses compagnons et   leurs adversaires, y sommes-nous ? -- Oui, r©pondirent tout d'une voix Anglais et Fran§ais. -- Alors, en garde " , dit Athos. Et aussität huit ©p©es brill¨rent aux rayons du soleil couchant, et le combat commen§a avec un acharnement bien naturel entre gens deux fois ennemis. Athos s'escrimait avec autant de calme et de m©thode que s'il eët ©t© dans une salle d'armes. Porthos, corrig© sans doute de sa trop grande confiance par son aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de prudence. Aramis, qui avait le troisi¨me chant de son po¨me   finir, se d©pªchait en homme tr¨s press©. Athos, le premier, tua son adversaire : il ne lui avait port© qu'un coup, mais, comme il l'en avait pr©venu, le coup avait ©t© mortel. L'©p©e lui traversa le coeur. Porthos, le second, ©tendit le sien sur l'herbe : il lui avait perc© la cuisse. Alors, comme l'Anglais, sans faire plus longue r©sistance, lui avait rendu son ©p©e, Porthos le prit dans ses bras et le porta dans son carrosse. Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu'apr¨s avoir rompu une cinquantaine de pas, il finit par prendre la fuite   toutes jambes et disparut aux hu©es des laquais. Quant   d'Artagnan, il avait jou© purement et simplement un jeu d©fensif ; puis, lorsqu'il avait vu son adversaire bien fatigu©, il lui avait, d'une vigoureuse flanconade, fait sauter son ©p©e. Le baron, se voyant d©sarm©, fit deux ou trois pas en arri¨re ; mais, dans ce mouvement, son pied glissa, et il tomba   la renverse. D'Artagnan fut sur lui d'un seul bond, et lui portant l'©p©e   la gorge : " Je pourrais vous tuer, Monsieur, dit-il   l'Anglais, et vous ªtes bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour l'amour de votre soeur. " D'Artagnan ©tait au comble de la joie ; il venait de r©aliser le plan qu'il avait arrªt© d'avance, et dont le d©veloppement avait fait ©clore sur son visage les sourires dont nous avons parl©. L'Anglais, enchant© d'avoir affaire   un gentilhomme d'aussi bonne composition, serra d'Artagnan entre ses bras, fit mille caresses aux trois mousquetaires, et, comme l'adversaire de Porthos ©tait d©j  install© dans la voiture et que celui d'Aramis avait pris la poudre d'escampette, on ne songea plus qu'au d©funt. Comme Porthos et Aramis le d©shabillaient dans l'esp©rance que sa blessure n'©tait pas mortelle, une grosse bourse s'©chappa de sa ceinture. D'Artagnan la ramassa et la tendit   Lord de Winter. " Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? dit l'Anglais. -- Vous la rendrez   sa famille, dit d'Artagnan. -- Sa famille se soucie bien de cette mis¨re : elle h©rite de quinze mille louis de rente : gardez cette bourse pour vos laquais. " D'Artagnan mit la bourse dans sa poche. " Et maintenant, mon jeune ami, car vous me permettrez, je l'esp¨re, de vous donner ce nom, dit Lord de Winter, d¨s ce soir, si vous le voulez bien, je vous pr©senterai   ma soeur, Lady Clarick ; car je veux qu'elle vous prenne   son tour dans ses bonnes gr¢ces, et, comme elle n'est point tout   fait mal en cour, peut-ªtre dans l'avenir un mot dit par elle ne vous serait-il point inutile. " D'Artagnan rougit de plaisir, et s'inclina en signe d'assentiment. Pendant ce temps, Athos s'©tait approch© de d'Artagnan. " Que voulez-vous faire de cette bourse ? lui dit-il tout bas   l'oreille. -- Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos. -- A moi ? et pourquoi cela ? -- Dame, vous l'avez tu© : ce sont les d©pouilles opimes. -- Moi, h©ritier d'un ennemi ! dit Athos, pour qui donc me prenez-vous ? -- C'est l'habitude   la guerre, dit d'Artagnan ; pourquoi ne serait-ce pas l'habitude dans un duel ? -- Mªme sur le champ de bataille, dit Athos, je n'ai jamais fait cela. " Porthos leva les ©paules. Aramis, d'un mouvement de l¨vres, approuva Athos. " Alors, dit d'Artagnan, donnons cet argent aux laquais, comme Lord de Winter nous a dit de le faire. -- Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non   nos laquais, mais aux laquais anglais. " Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher : " Pour vous et vos camarades. " Cette grandeur de mani¨res dans un homme enti¨rement d©nu© frappa Porthos lui-mªme, et cette g©n©rosit© fran§aise, redite par Lord de Winter et son ami, eut partout un grand succ¨s, except© aupr¨s de MM. Grimaud, Mousqueton, Planchet et Bazin. Lord de Winter, en quittant d'Artagnan, lui donna l'adresse de sa soeur ; elle demeurait place Royale, qui ©tait alors le quartier   la mode, au num©ro 6. D'ailleurs, il s'engageait   le venir prendre pour le pr©senter. D'Artagnan lui donna rendez-vous   huit heures, chez Athos. Cette pr©sentation   Milady occupait fort la tªte de notre Gascon. Il se rappelait de quelle fa§on ©trange cette femme avait ©t© mªl©e jusque-l  dans sa destin©e. Selon sa conviction, c'©tait quelque cr©ature du cardinal, et cependant il se sentait invinciblement entra®n© vers elle, par un de ces sentiments dont on ne se rend pas compte. Sa seule crainte ©tait que Milady ne reconnët en lui l'homme de Meung et de Douvres. Alors, elle saurait qu'il ©tait des amis de M. de Tr©ville, et par cons©quent qu'il appartenait corps et ¢me au roi, ce qui, d¨s lors, lui ferait perdre une partie de ses avantages, puisque, connu de Milady comme il la connaissait, il jouerait avec elle   jeu ©gal. Quant   ce commencement d'intrigue entre elle et le comte de Wardes, notre pr©somptueux ne s'en pr©occupait que m©diocrement, bien que le marquis fët jeune, beau, riche et fort avant dans la faveur du cardinal. Ce n'est pas pour rien que l'on a vingt ans, et surtout que l'on est n©   Tarbes. D'Artagnan commen§a par aller faire chez lui une toilette flamboyante ; puis, il s'en revint chez Athos, et, selon son habitude, lui raconta tout. Athos ©couta ses projets ; puis il secoua la tªte, et lui recommanda la prudence avec une sorte d'amertume. " Quoi ! lui dit-il, vous venez de perdre une femme que vous disiez bonne, charmante, parfaite, et voil  que vous courez d©j  apr¨s une autre ! " D'Artagnan sentit la v©rit© de ce reproche. " J'aimais Mme Bonacieux avec le coeur, tandis que j'aime Milady avec la tªte, dit-il ; en me faisant conduire chez elle, je cherche surtout   m'©clairer sur le räle qu'elle joue   la cour. -- Le räle qu'elle joue, pardieu ! il n'est pas difficile   deviner d'apr¨s tout ce que vous m'avez dit. C'est quelque ©missaire du cardinal : une femme qui vous attirera dans un pi¨ge, oé vous laisserez votre tªte tout bonnement. -- Diable ! mon cher Athos, vous voyez les choses bien en noir, ce me semble. -- Mon cher, je me d©fie des femmes ; que voulez-vous ! je suis pay© pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady est blonde, m'avez- vous dit ? -- Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir. -- Ah ! mon pauvre d'Artagnan, fit Athos. -- Ecoutez, je veux m'©clairer ; puis, quand je saurai ce que je d©sire savoir, je m'©loignerai. -- Eclairez-vous " , dit flegmatiquement Athos. Lord de Winter arriva   l'heure dite, mais Athos, pr©venu   temps, passa dans la seconde pi¨ce. Il trouva donc d'Artagnan seul, et, comme il ©tait pr¨s de huit heures, il emmena le jeune homme. Un ©l©gant carrosse attendait en bas, et comme il ©tait attel© de deux excellents chevaux, en un instant on fut place Royale. Milady Clarick re§ut gracieusement d'Artagnan. Son hätel ©tait d'une somptuosit© remarquable ; et, bien que la plupart des Anglais, chass©s par la guerre, quittassent la France, ou fussent sur le point de la quitter, Milady venait de faire faire chez elle de nouvelles d©penses : ce qui prouvait que la mesure g©n©rale qui renvoyait