- Une femme de marque ! " dit Porthos avec son gros rire. Athos tressaillit, passa la main sur son front pour en essuyer la sueur, et se leva   son tour avec un mouvement nerveux qu'il ne put r©primer. Le jour s'©coula cependant, et le soir vint plus lentement, mais enfin il vint ; les buvettes s'emplirent de chalands ; Athos, qui avait empoch© sa part du diamant, ne quittait plus le Parpaillot. Il avait trouv© dans M. de Busigny, qui, au reste, leur avait donn© un d®ner magnifique, un partner digne de lui. Ils jouaient donc ensemble, comme d'habitude, quand sept heures sonn¨rent : on entendit passer les patrouilles qui allaient doubler les postes ;   sept heures et demie la retraite sonna. " Nous sommes perdus, dit d'Artagnan   l'oreille d'Athos. -- Vous voulez dire que nous avons perdu, dit tranquillement Athos en tirant quatre pistoles de sa poche et en les jetant sur la table. Allons, Messieurs, continua-t-il, on bat la retraite, allons nous coucher. " Et Athos sortit du Parpaillot suivi de d'Artagnan. Aramis venait derri¨re donnant le bras   Porthos. Aramis m¢chonnait des vers, et Porthos s'arrachait de temps en temps quelques poils de moustache en signe de d©sespoir. Mais voil  que tout   coup, dans l'obscurit©, une ombre se dessine, dont la forme est famili¨re   d'Artagnan, et qu'une voix bien connue lui dit : " Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais ce soir. -- Planchet ! s'©cria d'Artagnan, ivre de joie. -- Planchet ! r©p©t¨rent Porthos et Aramis. -- Eh bien, oui, Planchet, dit Athos, qu'y a-t-il d'©tonnant   cela ? Il avait promis d'ªtre de retour   huit heures, et voil  les huit heures qui sonnent. Bravo ! Planchet, vous ªtes un gar§on de parole, et si jamais vous quittez votre ma®tre, je vous garde une place   mon service. -- Oh ! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne quitterai M. d'Artagnan. " En mªme temps d'Artagnan sentit que Planchet lui glissait un billet dans la main. D'Artagnan avait grande envie d'embrasser Planchet au retour comme il l'avait embrass© au d©part ; mais il eut peur que cette marque d'effusion, donn©e   son laquais en pleine rue, ne parët extraordinaire   quelque passant, et il se contint. " J'ai le billet, dit-il   Athos et   ses amis. -- C'est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons. " Le billet brëlait la main de d'Artagnan : il voulait h¢ter le pas ; mais Athos lui prit le bras et le passa sous le sien, et force fut au jeune homme de r©gler sa course sur celle de son ami. Enfin on entra dans la tente, on alluma une lampe, et tandis que Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis ne fussent pas surpris, d'Artagnan, d'une main tremblante, brisa le cachet et ouvrit la lettre tant attendue. Elle contenait une demi-ligne, d'une ©criture toute britannique et d'une concision toute spartiate : " Thank you, be easy . " Ce qui voulait dire : " Merci, soyez tranquille. " Athos prit la lettre des mains de d'Artagnan, l'approcha de la lampe, y mit le feu, et ne la l¢cha point qu'elle ne fët r©duite en cendres. Puis appelant Planchet : " Maintenant, mon gar§on, lui dit-il, tu peux r©clamer tes sept cents livres, mais tu ne risquais pas grand-chose avec un billet comme celui- l . -- Ce n'est pas faute que j'aie invent© bien des moyens de le serrer, dit Planchet. -- Eh bien, dit d'Artagnan, conte-nous cela. -- Dame ! c'est bien long, Monsieur. -- Tu as raison, Planchet, dit Athos ; d'ailleurs la retraite est battue, et nous serions remarqu©s en gardant de la lumi¨re plus longtemps que les autres. -- Soit, dit d'Artagnan, couchons-nous. Dors bien, Planchet ! -- Ma foi, Monsieur ! ce sera la premi¨re fois depuis seize jours. -- Et moi aussi ! dit d'Artagnan. -- Et moi aussi ! r©p©ta Porthos. -- Et moi aussi ! r©p©ta Aramis. -- Eh bien, voulez-vous que je vous avoue la v©rit© ? et moi aussi ! " dit Athos. CHAPITRE XLIX. FATALITE Cependant Milady, ivre de col¨re, rugissant sur le pont du b¢timent, comme une lionne qu'on embarque, avait ©t© tent©e de se jeter   la mer pour regagner la cäte, car elle ne pouvait se faire   l'id©e qu'elle avait ©t© insult©e par d'Artagnan, menac©e par Athos, et qu'elle quittait la France sans se venger d'eux. Bientät, cette id©e ©tait devenue pour elle tellement insupportable, qu'au risque de ce qui pouvait arriver de terrible pour elle-mªme, elle avait suppli© le capitaine de la jeter sur la cäte ; mais le capitaine, press© d'©chapper   sa fausse position, plac© entre les croiseurs fran§ais et anglais, comme la chauve-souris entre les rats et les oiseaux, avait grande h¢te de regagner l'Angleterre, et refusa obstin©ment d'ob©ir   ce qu'il prenait pour un caprice de femme, promettant   sa passag¨re, qui au reste lui ©tait particuli¨rement recommand©e par le cardinal, de la jeter, si la mer et les Fran§ais le permettaient, dans un des ports de la Bretagne, soit   Lorient, soit   Brest ; mais en attendant, le vent ©tait contraire, la mer mauvaise, on louvoyait et l'on courait des bord©es. Neuf jours apr¨s la sortie de la Charente, Milady, toute p¢le de ses chagrins et de sa rage, voyait appara®tre seulement les cätes bleu¢tres du Finist¨re. Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et revenir pr¨s du cardinal il lui fallait au moins trois jours ; ajoutez un jour pour le d©barquement et cela faisait quatre ; ajoutez ces quatre jours aux neuf autres, c'©tait treize jours de perdus, treize jours pendant lesquels tant d'©v©nements importants se pouvaient passer   Londres. Elle songea que sans aucun doute le cardinal serait furieux de son retour, et que par cons©quent il serait plus dispos©   ©couter les plaintes qu'on porterait contre elle que les accusations qu'elle porterait contre les autres. Elle laissa donc passer Lorient et Brest sans insister pr¨s du capitaine, qui, de son cät©, se garda bien de lui donner l'©veil. Milady continua donc sa route, et le jour mªme oé Planchet s'embarquait de Portsmouth pour la France, la messag¨re de Son Eminence entrait triomphante dans le port. Toute la ville ©tait agit©e d'un mouvement extraordinaire : -- quatre grands vaisseaux r©cemment achev©s venaient d'ªtre lanc©s   la mer ; -- debout sur la jet©e, chamarr© d'or, ©blouissant, selon son habitude, de diamants et de pierreries, le feutre orn© d'une plume blanche qui retombait sur son ©paule, on voyait Buckingham entour© d'un ©tat- major presque aussi brillant que lui. C'©tait une de ces belles et rares journ©es d'hiver oé l'Angleterre se souvient qu'il y a un soleil. L'astre p¢li, mais cependant splendide encore, se couchait   l'horizon, empourprant   la fois le ciel et la mer de bandes de feu et jetant sur les tours et les vieilles maisons de la ville un dernier rayon d'or qui faisait ©tinceler les vitres comme le reflet d'un incendie. Milady, en respirant cet air de l'Oc©an plus vif et plus balsamique   l'approche de la terre, en contemplant toute la puissance de ces pr©paratifs qu'elle ©tait charg©e de d©truire, toute la puissance de cette arm©e qu'elle devait combattre   elle seule -- elle femme -- avec quelques sacs d'or, se compara mentalement   Judith, la terrible Juive, lorsqu'elle p©n©tra dans le camp des Assyriens et qu'elle vit la masse ©norme de chars, de chevaux, d'hommes et d'armes qu'un geste de sa main devait dissiper comme un nuage de fum©e. On entra dans la rade ; mais comme on s'apprªtait   y jeter l'ancre, un petit cutter formidablement arm© s'approcha du b¢timent marchand, se donnant comme garde-cäte, et fit mettre   la mer son canot, qui se dirigea vers l'©chelle. Ce canot renfermait un officier, un contrema®tre et huit rameurs ; l'officier seul monta   bord, oé il fut re§u avec toute la d©f©rence qu'inspire l'uniforme. L'officier s'entretint quelques instants avec le patron, lui fit lire un papier dont il ©tait porteur, et, sur l'ordre du capitaine marchand, tout l'©quipage du b¢timent, matelots et passagers, fut appel© sur le pont. Lorsque cette esp¨ce d'appel fut fait, l'officier s'enquit tout haut du point de d©part du brick, de sa route, de ses atterrissements, et   toutes les questions le capitaine satisfit sans h©sitation et sans difficult©. Alors l'officier commen§a de passer la revue de toutes les personnes les unes apr¨s les autres, et, s'arrªtant   Milady, la consid©ra avec un grand soin, mais sans lui adresser une seule parole. Puis il revint au capitaine, lui dit encore quelques mots ; et, comme si c'eët ©t©   lui d©sormais que le b¢timent dët ob©ir, il commanda une manoeuvre que l'©quipage ex©cuta aussität. Alors le b¢timent se remit en route, toujours escort© du petit cutter, qui voguait bord   bord avec lui, mena§ant son flanc de la bouche de ses six canons ; tandis que la barque suivait dans le sillage du navire, faible point pr¨s de l'©norme masse. Pendant l'examen que l'officier avait fait de Milady, Milady, comme on le pense bien, l'avait de son cät© d©vor© du regard. Mais, quelque habitude que cette femme aux yeux de flamme eët de lire dans le coeur de ceux dont elle avait besoin de deviner les secrets, elle trouva cette fois un visage d'une impassibilit© telle qu'aucune d©couverte ne suivit son investigation. L'officier qui s'©tait arrªt© devant elle et qui l'avait silencieusement ©tudi©e avec tant de soin pouvait ªtre ¢g© de vingt-cinq   vingt-six ans, ©tait blanc de visage avec des yeux bleu clair un peu enfonc©s ; sa bouche, fine et bien dessin©e, demeurait immobile dans ses lignes correctes ; son menton, vigoureusement accus©, d©notait cette force de volont© qui, dans le type vulgaire britannique, n'est ordinairement que de l'entªtement ; un front un peu fuyant, comme il convient aux po¨tes, aux enthousiastes et aux soldats, ©tait   peine ombrag© d'une chevelure courte et clairsem©e, qui, comme la barbe qui couvrait le bas de son visage, ©tait d'une belle couleur ch¢tain fonc©. Lorsqu'on entra dans le port, il faisait d©j  nuit. La brume ©paississait encore l'obscurit© et formait autour des fanaux et des lanternes des jet©es un cercle pareil   celui qui entoure la lune quand le temps menace de devenir pluvieux. L'air qu'on respirait ©tait triste, humide et froid. Milady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgr© elle. L'officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter son bagage dans le canot ; et lorsque cette op©ration fut faite, il l'invita   y descendre elle-mªme en lui tendant sa main. Milady regarda cet homme et h©sita. " Qui ªtes-vous, Monsieur, demanda-t-elle, qui avez la bont© de vous occuper si particuli¨rement de moi ? -- Vous devez le voir, Madame,   mon uniforme ; je suis officier de la marine anglaise, r©pondit le jeune homme. -- Mais enfin, est-ce l'habitude que les officiers de la marine anglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lorsqu'ils abordent dans un port de la Grande-Bretagne, et poussent la galanterie jusqu'  les conduire   terre ? -- Oui, Milady, c'est l'habitude, non point par galanterie, mais par prudence, qu'en temps de guerre les ©trangers soient conduits   une hätellerie d©sign©e, afin que jusqu'  parfaite information sur eux ils restent sous la surveillance du gouvernement. " Ces mots furent prononc©s avec la politesse la plus exacte et le calme le plus parfait. Cependant ils n'eurent point le don de convaincre Milady. " Mais je ne suis pas ©trang¨re, Monsieur, dit-elle avec l'accent le plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth   Manchester, je me nomme Lady Clarick, et cette mesure... -- Cette mesure est g©n©rale, Milady, et vous tenteriez inutilement de vous y soustraire. -- Je vous suivrai donc, Monsieur. " Et acceptant la main de l'officier, elle commen§a de descendre l'©chelle au bas de laquelle l'attendait le canot. L'officier la suivit ; un grand manteau ©tait ©tendu   la poupe, l'officier la fit asseoir sur le manteau et s'assit pr¨s d'elle. " Nagez " , dit-il aux matelots. Les huit rames retomb¨rent dans la mer, ne formant qu'un seul bruit, ne frappant qu'un seul coup, et le canot sembla voler sur la surface de l'eau. Au bout de cinq minutes on touchait   terre. L'officier sauta sur le quai et offrit la main   Milady. Une voiture attendait. " Cette voiture est-elle pour nous ? demanda Milady. -- Oui, Madame, r©pondit l'officier. -- L'hätellerie est donc bien loin ? -- A l'autre bout de la ville. -- Allons " , dit Milady. Et elle monta r©solument dans la voiture. L'officier veilla   ce que les paquets fussent soigneusement attach©s derri¨re la caisse, et cette op©ration termin©e, prit sa place pr¨s de Milady et referma la porti¨re. Aussität, sans qu'aucun ordre fët donn© et sans qu'on eët besoin de lui indiquer sa destination, le cocher partit au galop et s'enfon§a dans les rues de la ville. Une r©ception si ©trange devait ªtre pour Milady une ample mati¨re   r©flexion ; aussi, voyant que le jeune officier ne paraissait nullement dispos©   lier conversation, elle s'accouda dans un angle de la voiture et passa les unes apr¨s les autres en revue toutes les suppositions qui se pr©sentaient   son esprit. Cependant, au bout d'un quart d'heure, ©tonn©e de la longueur du chemin, elle se pencha vers la porti¨re pour voir oé on la conduisait. On n'apercevait plus de maisons ; des arbres apparaissaient dans les t©n¨bres comme de grands fantämes noirs courant les uns apr¨s les autres. Milady frissonna. " Mais nous ne sommes plus dans la ville, Monsieur " , dit-elle. Le jeune officier garda le silence. " Je n'irai pas plus loin, si vous ne me dites pas oé vous me conduisez ; je vous en pr©viens, Monsieur ! " Cette menace n'obtint aucune r©ponse. " Oh ! c'est trop fort ! s'©cria Milady, au secours ! au secours ! " Pas une voix ne r©pondit   la sienne, la voiture continua de rouler avec rapidit© ; l'officier semblait une statue. Milady regarda l'officier avec une de ces expressions terribles, particuli¨res   son visage et qui manquaient si rarement leur effet ; la col¨re faisait ©tinceler ses yeux dans l'ombre. Le jeune homme resta impassible. Milady voulut ouvrir la porti¨re et se pr©cipiter. " Prenez garde, Madame, dit froidement le jeune homme, vous vous tuerez en sautant. " Milady se rassit ©cumante ; l'officier se pencha, la regarda   son tour et parut surpris de voir cette figure, si belle nagu¨re, boulevers©e par la rage et devenue presque hideuse. L'astucieuse cr©ature comprit qu'elle se perdait en laissant voir ainsi dans son ¢me ; elle rass©r©na ses traits, et d'une voix g©missante : " Au nom du Ciel, Monsieur ! dites-moi si c'est   vous, si c'est   votre gouvernement, si c'est   un ennemi que je dois attribuer la violence que l'on me fait ? -- On ne vous fait aucune violence, Madame, et ce qui vous arrive est le r©sultat d'une mesure toute simple que nous sommes forc©s de prendre avec tous ceux qui d©barquent en Angleterre. -- Alors vous ne me connaissez pas, Monsieur ? -- C'est la premi¨re fois que j'ai l'honneur de vous voir. -- Et, sur votre honneur, vous n'avez aucun sujet de haine contre moi ? -- Aucun, je vous le jure. " Il y avait tant de s©r©nit©, de sang-froid, de douceur mªme dans la voix du jeune homme, que Milady fut rassur©e. Enfin, apr¨s une heure de marche   peu pr¨s, la voiture s'arrªta devant une grille de fer qui fermait un chemin creux conduisant   un ch¢teau s©v¨re de forme, massif et isol©. Alors, comme les roues tournaient sur un sable fin, Milady entendit un vaste mugissement, qu'elle reconnut pour le bruit de la mer qui vient se briser sur une cäte escarp©e. La voiture passa sous deux voëtes, et enfin s'arrªta dans une cour sombre et carr©e ; presque aussität la porti¨re de la voiture s'ouvrit, le jeune homme sauta l©g¨rement   terre et pr©senta sa main   Milady, qui s'appuya dessus, et descendit   son tour avec assez de calme. " Toujours est-il, dit Milady en regardant autour d'elle et en ramenant ses yeux sur le jeune officier avec le plus gracieux sourire, que je suis prisonni¨re ; mais ce ne sera pas pour longtemps, j'en suis sëre, ajouta- t-elle, ma conscience et votre politesse, Monsieur, m'en sont garants. " Si flatteur que fët le compliment, l'officier ne r©pondit rien ; mais, tirant de sa ceinture un petit sifflet d'argent pareil   celui dont se servent les contrema®tres sur les b¢timents de guerre, il siffla trois fois, sur trois modulations diff©rentes : alors plusieurs hommes parurent, d©tel¨rent les chevaux fumants et emmen¨rent la voiture sous une remise. Puis l'officier, toujours avec la mªme politesse calme, invita sa prisonni¨re   entrer dans la maison. Celle-ci, toujours avec son mªme visage souriant, lui prit le bras, et entra avec lui sous une porte basse et cintr©e qui, par une voëte ©clair©e seulement au fond, conduisait   un escalier de pierre tournant autour d'une arªte de pierre ; puis on s'arrªta devant une porte massive qui, apr¨s l'introduction dans la serrure d'une clef que le jeune homme portait sur lui, roula lourdement sur ses gonds et donna ouverture   la chambre destin©e   Milady. D'un seul regard, la prisonni¨re embrassa l'appartement dans ses moindres d©tails. C'©tait une chambre dont l'ameublement ©tait   la fois bien propre pour une prison et bien s©v¨re pour une habitation d'homme libre ; cependant, des barreaux aux fenªtres et des verrous ext©rieurs   la porte d©cidaient le proc¨s en faveur de la prison. Un instant toute la force d'¢me de cette cr©ature, tremp©e cependant aux sources les plus vigoureuses, l'abandonna ; elle tomba sur un fauteuil, croisant les bras, baissant la tªte, et s'attendant   chaque instant   voir entrer un juge pour l'interroger. Mais personne n'entra, que deux ou trois soldats de marine qui apport¨rent les malles et les caisses, les d©pos¨rent dans un coin et se retir¨rent sans rien dire. L'officier pr©sidait   tous ces d©tails avec le mªme calme que Milady lui avait constamment vu, ne pronon§ant pas une parole lui-mªme, et se faisant ob©ir d'un geste de sa main ou d'un coup de son sifflet. On eët dit qu'entre cet homme et ses inf©rieurs la langue parl©e n'existait pas ou devenait inutile. Enfin Milady n'y put tenir plus longtemps, elle rompit le silence : " Au nom du Ciel, Monsieur ! s'©cria-t-elle, que veut dire tout ce qui se passe ? Fixez mes irr©solutions ; j'ai du courage pour tout danger que je pr©vois, pour tout malheur que je comprends. Oé suis-je et que suis-je ici ? Suis-je libre, pourquoi ces barreaux et ces portes ? Suis-je prisonni¨re, quel crime ai-je commis ? -- Vous ªtes ici dans l'appartement qui vous est destin©, Madame. J'ai re§u l'ordre d'aller vous prendre en mer et de vous conduire en ce ch¢teau : cet ordre, je l'ai accompli, je crois, avec toute la rigidit© d'un soldat, mais aussi avec toute la courtoisie d'un gentilhomme. L  se termine, du moins jusqu'  pr©sent, la charge que j'avais   remplir pr¨s de vous, le reste regarde une autre personne. -- Et cette autre personne, quelle est-elle ? demanda Milady ; ne pouvez-vous me dire son nom ?... " En ce moment on entendit par les escaliers un grand bruit d'©perons ; quelques voix pass¨rent et s'©teignirent, et le bruit d'un pas isol© se rapprocha de la porte. " Cette personne, la voici, Madame " , dit l'officier en d©masquant le passage, et en se rangeant dans l'attitude du respect et de la soumission. En mªme temps, la porte s'ouvrit ; un homme parut sur le seuil. Il ©tait sans chapeau, portait l'©p©e au cät©, et froissait un mouchoir entre ses doigts. Milady crut reconna®tre cette ombre dans l'ombre, elle s'appuya d'une main sur le bras de son fauteuil, et avan§a la tªte comme pour aller au- devant d'une certitude. Alors l'©tranger s'avan§a lentement ; et,   mesure qu'il s'avan§ait en entrant dans le cercle de lumi¨re projet© par la lampe, Milady se reculait involontairement. Puis, lorsqu'elle n'eut plus aucun doute : " Eh quoi ! mon fr¨re ! s'©cria-t-elle au comble de la stupeur, c'est vous ? -- Oui, belle dame ! r©pondit Lord de Winter en faisant un salut moiti© courtois, moiti© ironique, moi-mªme. -- Mais alors, ce ch¢teau ? -- Est   moi. -- Cette chambre ? -- C'est la vätre. -- Je suis donc votre prisonni¨re ? -- A peu pr¨s. -- Mais c'est un affreux abus de la force ! -- Pas de grands mots ; asseyons-nous, et causons tranquillement, comme il convient de faire entre un fr¨re et une soeur. " Puis, se retournant vers la porte, et voyant que le jeune officier attendait ses derniers ordres : " C'est bien, dit-il, je vous remercie ; maintenant, laissez-nous, Monsieur Felton. " CHAPITRE L. CAUSERIE D'UN FRERE AVEC SA SOEUR Pendant le temps que Lord de Winter mit   fermer la porte,   pousser un volet et   approcher un si¨ge du fauteuil de sa belle-soeur, Milady, rªveuse, plongea son regard dans les profondeurs de la possibilit©, et d©couvrit toute la trame qu'elle n'avait pas mªme pu entrevoir, tant qu'elle ignorait en quelles mains elle ©tait tomb©e. Elle connaissait son beau-fr¨re pour un bon gentilhomme, franc-chasseur, joueur intr©pide, entreprenant pr¨s des femmes, mais d'une force inf©rieure   la sienne   l'endroit de l'intrigue. Comment avait-il pu d©couvrir son arriv©e ? la faire saisir ? Pourquoi la retenait-il ? Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que la conversation qu'elle avait eue avec le cardinal ©tait tomb©e dans des oreilles ©trang¨res ; mais elle ne pouvait admettre qu'il eët pu creuser une contre-mine si prompte et si hardie. Elle craignit bien plutät que ses pr©c©dentes op©rations en Angleterre n'eussent ©t© d©couvertes. Buckingham pouvait avoir devin© que c'©tait elle qui avait coup© les deux ferrets, et se venger de cette petite trahison ; mais Buckingham ©tait incapable de se porter   aucun exc¨s contre une femme, surtout si cette femme ©tait cens©e avoir agi par un sentiment de jalousie. Cette supposition lui parut la plus probable ; il lui sembla qu'on voulait se venger du pass©, et non aller au-devant de l'avenir. Toutefois, et en tout cas, elle s'applaudit d'ªtre tomb©e entre les mains de son beau- fr¨re, dont elle comptait avoir bon march©, plutät qu'entre celles d'un ennemi direct et intelligent. " Oui, causons, mon fr¨re, dit-elle avec une esp¨ce d'enjouement, d©cid©e qu'elle ©tait   tirer de la conversation, malgr© toute la dissimulation que pourrait y apporter Lord de Winter, les ©claircissements dont elle avait besoin pour r©gler sa conduite   venir. -- Vous vous ªtes donc d©cid©e   revenir en Angleterre, dit Lord de Winter, malgr© la r©solution que vous m'aviez si souvent manifest©e   Paris de ne jamais remettre les pieds sur le territoire de la Grande- Bretagne ? " Milady r©pondit   une question par une autre question. " Avant tout, dit-elle, apprenez-moi donc comment vous m'avez fait guetter assez s©v¨rement pour ªtre d'avance pr©venu non seulement de mon arriv©e, mais encore du jour, de l'heure et du port oé j'arrivais. " Lord de Winter adopta la mªme tactique que Milady, pensant que, puisque sa belle-soeur l'employait, ce devait ªtre la bonne. " Mais, dites-moi vous-mªme, ma ch¨re soeur, reprit-il, ce que vous venez faire en Angleterre. -- Mais je viens vous voir, reprit Milady, sans savoir combien elle aggravait, par cette r©ponse, les soup§ons qu'avait fait na®tre dans l'esprit de son beau-fr¨re la lettre de d'Artagnan, et voulant seulement capter la bienveillance de son auditeur par un mensonge. -- Ah ! me voir ? dit sournoisement Lord de Winter. -- Sans doute, vous voir. Qu'y a-t-il d'©tonnant   cela ? -- Et vous n'avez pas, en venant en Angleterre, d'autre but que de me voir ? -- Non. -- Ainsi, c'est pour moi seul que vous vous ªtes donn©e la peine de traverser la Manche ? -- Pour vous seul. -- Peste ! quelle tendresse, ma soeur ! -- Mais ne suis-je pas votre plus proche parente ? demanda Milady du ton de la plus touchante na¯vet©. -- Et mªme ma seule h©riti¨re, n'est-ce pas ? " dit   son tour Lord de Winter, en fixant ses yeux sur ceux de Milady. Quelque puissance qu'elle eët sur elle-mªme, Milady ne put s'empªcher de tressaillir, et comme, en pronon§ant les derni¨res paroles qu'il avait dites, Lord de Winter avait pos© la main sur le bras de sa soeur, ce tressaillement ne lui ©chappa point. En effet, le coup ©tait direct et profond. La premi¨re id©e qui vint   l'esprit de Milady fut qu'elle avait ©t© trahie par Ketty, et que celle-ci avait racont© au baron cette aversion int©ress©e dont elle avait imprudemment laiss© ©chapper des marques devant sa suivante ; elle se rappela aussi la sortie furieuse et imprudente qu'elle avait faite contre d'Artagnan, lorsqu'il avait sauv© la vie de son beau-fr¨re. " Je ne comprends pas, Milord, dit-elle pour gagner du temps et faire parler son adversaire. Que voulez-vous dire ? Et y a-t-il quelque sens inconnu cach© sous vos paroles ? -- Oh ! mon Dieu, non, dit Lord de Winter avec une apparente bonhomie ; vous avez le d©sir de me voir, et vous venez en Angleterre. J'apprends ce d©sir, ou plutät je me doute que vous l'©prouvez, et afin de vous ©pargner tous les ennuis d'une arriv©e nocturne dans un port, toutes les fatigues d'un d©barquement, j'envoie un de mes officiers au- devant de vous ; je mets une voiture   ses ordres, et il vous am¨ne ici dans ce ch¢teau, dont je suis gouverneur, oé je viens tous les jours, et oé, pour que notre double d©sir de nous voir soit satisfait, je vous fais pr©parer une chambre. Qu'y a-t-il dans tout ce que je dis l  de plus ©tonnant que dans ce que vous m'avez dit ? -- Non, ce que je trouve d'©tonnant, c'est que vous ayez ©t© pr©venu de mon arriv©e. -- C'est cependant la chose la plus simple, ma ch¨re soeur : n'avez- vous pas vu que le capitaine de votre petit b¢timent avait, en entrant dans la rade, envoy© en avant et afin d'obtenir son entr©e dans le port, un petit canot porteur de son livre de loch et de son registre d'©quipage ? Je suis commandant du port, on m'a apport© ce livre, j'y ai reconnu votre nom. Mon coeur m'a dit ce que vient de me confier votre bouche, c'est- -dire dans quel but vous vous exposiez aux dangers d'une mer si p©rilleuse ou tout au moins si fatigante en ce moment, et j'ai envoy© mon cutter au-devant de vous. Vous savez le reste. " Milady comprit que Lord de Winter mentait et n'en fut que plus effray©e. " Mon fr¨re, continua-t-elle, n'est-ce pas Milord Buckingham que je vis sur la jet©e, le soir, en arrivant ? -- Lui-mªme. Ah ! je comprends que sa vue vous ait frapp©e, reprit Lord de Winter : vous venez d'un pays oé l'on doit beaucoup s'occuper de lui, et je sais que ses armements contre la France pr©occupent fort votre ami le cardinal. -- Mon ami le cardinal ! s'©cria Milady, voyant que, sur ce point comme sur l'autre, Lord de Winter paraissait instruit de tout. -- N'est-il donc point votre ami ? reprit n©gligemment le baron ; ah ! pardon, je le croyais ; mais nous reviendrons   Milord duc plus tard, ne nous ©cartons point du tour sentimental que la conversation avait pris : vous veniez, disiez-vous, pour me voir ? -- Oui. -- Eh bien, je vous ai r©pondu que vous seriez servie   souhait et que nous nous verrions tous les jours. -- Dois-je donc demeurer ©ternellement ici ? demanda Milady avec un certain effroi. -- Vous trouveriez-vous mal log©e, ma soeur ? demandez ce qui vous manque, et je m'empresserai de vous le faire donner. -- Mais je n'ai ni mes femmes ni mes gens... -- Vous aurez tout cela, Madame ; dites-moi sur quel pied votre premier mari avait mont© votre maison ; quoique je ne sois que votre beau-fr¨re, je vous la monterai sur un pied pareil. -- Mon premier mari ! s'©cria Milady en regardant Lord de Winter avec des yeux effar©s. -- Oui, votre mari fran§ais ; je ne parle pas de mon fr¨re. Au reste, si vous l'avez oubli©, comme il vit encore, je pourrais lui ©crire et il me ferait passer des renseignements   ce sujet. " Une sueur froide perla sur le front de Milady. " Vous raillez, dit-elle d'une voix sourde. -- En ai-je l'air ? demanda le baron en se relevant et en faisant un pas en arri¨re. -- Ou plutät vous m'insultez, continua-t-elle en pressant de ses mains crisp©es les deux bras du fauteuil et en se soulevant sur ses poignets. -- Vous insulter, moi ! dit Lord de Winter avec m©pris ; en v©rit©, Madame, croyez-vous que ce soit possible ? -- En v©rit©, Monsieur, dit Milady, vous ªtes ou ivre ou insens© ; sortez et envoyez-moi une femme. -- Des femmes sont bien indiscr¨tes, ma soeur ! ne pourrais-je pas vous servir de suivante ? de cette fa§on tous nos secrets resteraient en famille. -- Insolent ! s'©cria Milady, et, comme mue par un ressort, elle bondit sur le baron, qui l'attendait avec impassibilit©, mais une main cependant sur la garde de son ©p©e. -- Eh ! eh ! dit-il, je sais que vous avez l'habitude d'assassiner les gens, mais je me d©fendrai, moi, je vous en pr©viens, fët-ce contre vous. -- Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites l'effet d'ªtre assez l¢che pour porter la main sur une femme. -- Peut-ªtre que oui, d'ailleurs j'aurais mon excuse : ma main ne serait pas la premi¨re main d'homme qui se serait pos©e sur vous, j'imagine. " Et le baron indiqua d'un geste lent et accusateur l'©paule gauche de Milady, qu'il toucha presque du doigt. Milady poussa un rugissement sourd, et se recula jusque dans l'angle de la chambre, comme une panth¨re qui veut s'acculer pour s'©lancer. " Oh ! rugissez tant que vous voudrez, s'©cria Lord de Winter, mais n'essayez pas de mordre, car, je vous en pr©viens, la chose tournerait   votre pr©judice : il n'y a pas ici de procureurs qui r¨glent d'avance les successions, il n'y a pas de chevalier errant qui vienne me chercher querelle pour la belle dame que je retiens prisonni¨re ; mais je tiens tout prªts des juges qui disposeront d'une femme assez ©hont©e pour venir se glisser, bigame, dans le lit de Lord de Winter, mon fr¨re a®n©, et ces juges, je vous en pr©viens, vous enverront   un bourreau qui vous fera les deux ©paules pareilles. " Les yeux de Milady lan§aient de tels ©clairs, que quoiqu'il fët homme et arm© devant une femme d©sarm©e, il sentit le froid de la peur se glisser jusqu'au fond de son ¢me ; il n'en continua pas moins, mais avec une fureur croissante : " Oui, je comprends, apr¨s avoir h©rit© de mon fr¨re, il vous eët ©t© doux d'h©riter de moi ; mais, sachez-le d'avance, vous pouvez me tuer ou me faire tuer, mes pr©cautions sont prises, pas un penny de ce que je poss¨de ne passera dans vos mains. N'ªtes-vous pas d©j  assez riche, vous qui poss©dez pr¨s d'un million, et ne pouviez-vous vous arrªter dans votre route fatale, si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et suprªme de le faire ? Oh ! tenez, je vous le dis, si la m©moire de mon fr¨re ne m'©tait sacr©e, vous iriez pourrir dans un cachot d'Etat ou rassasier   Tyburn la curiosit© des matelots ; je me tairai, mais vous, supportez tranquillement votre captivit© ; dans quinze ou vingt jours je pars pour La Rochelle avec l'arm©e ; mais la veille de mon d©part, un vaisseau viendra vous prendre, que je verrai partir et qui vous conduira dans nos colonies du Sud ; et, soyez tranquille, je vous adjoindrai un compagnon qui vous brëlera la cervelle   la premi¨re tentative que vous risquerez pour revenir en Angleterre ou sur le continent. " Milady ©coutait avec une attention qui dilatait ses yeux enflamm©s. " Oui, mais   cette heure, continua Lord de Winter, vous demeurerez dans ce ch¢teau : les murailles en sont ©paisses, les portes en sont fortes, les barreaux en sont solides ; d'ailleurs votre fenªtre donne   pic sur la mer : les hommes de mon ©quipage, qui me sont d©vou©s   la vie et   la mort, montent la garde autour de cet appartement, et surveillent tous les passages qui conduisent   la cour ; puis arriv©e   la cour, il vous resterait encore trois grilles   traverser. La consigne est pr©cise : un pas, un geste, un mot qui simule une ©vasion, et l'on fait feu sur vous ; si l'on vous tue, la justice anglaise m'aura, je l'esp¨re, quelque obligation de lui avoir ©pargn© de la besogne. Ah ! vos traits reprennent leur calme, votre visage retrouve son assurance : Quinze jours, vingt jours dites-vous, bah ! d'ici l , j'ai l'esprit inventif, il me viendra quelque id©e ; j'ai l'esprit infernal, et je trouverai quelque victime. D'ici   quinze jours, vous dites-vous, je serai hors d'ici. Ah ! ah ! essayez ! " Milady se voyant devin©e s'enfon§a les ongles dans la chair pour dompter tout mouvement qui eët pu donner   sa physionomie une signification quelconque, autre que celle de l'angoisse. Lord de Winter continua : " L'officier qui commande seul ici en mon absence, vous l'avez vu, donc vous le connaissez d©j , sait, comme vous voyez, observer une consigne, car vous n'ªtes pas, je vous connais, venue de Portsmouth ici sans avoir essay© de le faire parler. Qu'en dites-vous ? Une statue de marbre eët-elle ©t© plus impassible et plus muette ? Vous avez d©j  essay© le pouvoir de vos s©ductions sur bien des hommes, et malheureusement vous avez toujours r©ussi ; mais essayez sur celui-l , pardieu ! si vous en venez   bout, je vous d©clare le d©mon lui-mªme. " Il alla vers la porte et l'ouvrit brusquement. " Qu'on appelle M. Felton, dit-il. Attendez encore un instant, et je vais vous recommander   lui. " Il se fit entre ces deux personnages un silence ©trange, pendant lequel on entendit le bruit d'un pas lent et r©gulier qui se rapprochait ; bientät, dans l'ombre du corridor, on vit se dessiner une forme humaine, et le jeune lieutenant avec lequel nous avons d©j  fait connaissance s'arrªta sur le seuil, attendant les ordres du baron. " Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et fermez la porte. " Le jeune officier entra. " Maintenant, dit le baron, regardez cette femme : elle est jeune, elle est belle, elle a toutes les s©ductions de la terre, Eh bien, c'est un monstre qui,   vingt-cinq ans, s'est rendu coupable d'autant de crimes que vous pouvez en lire en un an dans les archives de nos tribunaux ; sa voix pr©vient en sa faveur, sa beaut© sert d'app¢t aux victimes, son corps mªme paye ce qu'elle a promis, c'est une justice   lui rendre ; elle essayera de vous s©duire, peut-ªtre mªme essayera-t-elle de vous tuer. Je vous ai tir© de la mis¨re, Felton, je vous ai fait nommer lieutenant, je vous ai sauv© la vie une fois, vous savez   quelle occasion ; je suis pour vous non seulement un protecteur, mais un ami ; non seulement un bienfaiteur, mais un p¨re ; cette femme est revenue en Angleterre afin de conspirer contre ma vie ; je tiens ce serpent entre mes mains ; Eh bien, je vous fais appeler et vous dis : Ami Felton, John, mon enfant, garde-moi et surtout garde-toi de cette femme ; jure sur ton salut de la conserver pour le ch¢timent qu'elle a m©rit©. John Felton, je me fie   ta parole ; John Felton, je crois   ta loyaut©. -- Milord, dit le jeune officier en chargeant son regard pur de toute la haine qu'il put trouver dans son coeur, Milord, je vous jure qu'il sera fait comme vous d©sirez. " Milady re§ut ce regard en victime r©sign©e : il ©tait impossible de voir une expression plus soumise et plus douce que celle qui r©gnait alors sur son beau visage. A peine si Lord de Winter lui-mªme reconnut la tigresse qu'un instant auparavant il s'apprªtait   combattre. " Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous, John, continua le baron ; elle ne correspondra avec personne, elle ne parlera qu'  vous, si toutefois vous voulez bien lui faire l'honneur de lui adresser la parole. -- Il suffit, Milord, j'ai jur©. -- Et maintenant, Madame, t¢chez de faire la paix avec Dieu, car vous ªtes jug©e par les hommes. " Milady laissa tomber sa tªte comme si elle se fët sentie ©cras©e par ce jugement. Lord de Winter sortit en faisant un geste   Felton, qui sortit derri¨re lui et ferma la porte. Un instant apr¨s on entendait dans le corridor le pas pesant d'un soldat de marine qui faisait sentinelle, sa hache   la ceinture et son mousquet   la main. Milady demeura pendant quelques minutes dans la mªme position, car elle songea qu'on l'examinait peut-ªtre par la serrure ; puis lentement elle releva sa tªte, qui avait repris une expression formidable de menace et de d©fi, courut ©couter   la porte, regarda par la fenªtre, et revenant s'enterrer dans un vaste fauteuil, elle songea. CHAPITRE LI. OFFICIER Cependant le cardinal attendait des nouvelles d'Angleterre, mais aucune nouvelle n'arrivait, si ce n'est f¢cheuse et mena§ante. Si bien que La Rochelle fët investie, si certain que pët para®tre le succ¨s, gr¢ce aux pr©cautions prises et surtout   la digue qui ne laissait plus p©n©trer aucune barque dans la ville assi©g©e, cependant le blocus pouvait durer longtemps encore ; et c'©tait un grand affront pour les armes du roi et une grande gªne pour M. le cardinal, qui n'avait plus, il est vrai,   brouiller Louis XIII avec Anne d'Autriche, la chose ©tait faite, mais   raccommoder M. de Bassompierre, qui ©tait brouill© avec le duc d'Angoulªme. Quant   Monsieur, qui avait commenc© le si¨ge, il laissait au cardinal le soin de l'achever. La ville, malgr© l'incroyable pers©v©rance de son maire, avait tent© une esp¨ce de mutinerie pour se rendre ; le maire avait fait pendre les ©meutiers. Cette ex©cution calma les plus mauvaises tªtes, qui se d©cid¨rent alors   se laisser mourir de faim. Cette mort leur paraissait toujours plus lente et moins sëre que le tr©pas par strangulation. De leur cät©, de temps en temps, les assi©geants prenaient des messagers que les Rochelois envoyaient   Buckingham ou des espions que Buckingham envoyait aux Rochelois. Dans l'un et l'autre cas le proc¨s ©tait vite fait. M. le cardinal disait ce seul mot : Pendu ! On invitait le roi   venir voir la pendaison. Le roi venait languissamment, se mettait en bonne place pour voir l'op©ration dans tous ses d©tails : cela le distrayait toujours un peu et lui faisait prendre le si¨ge en patience, mais cela ne l'empªchait pas de s'ennuyer fort, de parler   tout moment de retourner   Paris ; de sorte que si les messagers et les espions eussent fait d©faut, Son Eminence, malgr© toute son imagination, se fët trouv©e fort embarrass©e. N©anmoins le temps passait, les Rochelois ne se rendaient pas : le dernier espion que l'on avait pris ©tait porteur d'une lettre. Cette lettre disait bien   Buckingham que la ville ©tait   toute extr©mit© ; mais, au lieu d'ajouter : " Si votre secours n'arrive pas avant quinze jours, nous nous rendrons " , elle ajoutait tout simplement : " Si votre secours n'arrive pas avant quinze jours, nous serons tous morts de faim quand il arrivera. " Les Rochelois n'avaient donc espoir qu'en Buckingham. Buckingham ©tait leur Messie. Il ©tait ©vident que si un jour ils apprenaient d'une mani¨re certaine qu'il ne fallait plus compter sur Buckingham, avec l'espoir leur courage tomberait. Le cardinal attendait donc avec grande impatience des nouvelles d'Angleterre qui devaient annoncer que