Buckingham ne viendrait pas. La question d'emporter la ville de vive force, d©battue souvent dans le conseil du roi, avait toujours ©t© ©cart©e ; d'abord La Rochelle semblait imprenable, puis le cardinal, quoi qu'il eët dit, savait bien que l'horreur du sang r©pandu en cette rencontre, oé Fran§ais devaient combattre contre Fran§ais, ©tait un mouvement r©trograde de soixante ans imprim©   la politique, et le cardinal ©tait,   cette ©poque, ce qu'on appelle aujourd'hui un homme de progr¨s. En effet, le sac de La Rochelle, l'assassinat de trois ou quatre mille huguenots qui se fussent fait tuer ressemblaient trop, en 1628, au massacre de la Saint- Barth©l©my, en 1572 ; et puis, par-dessus tout cela, ce moyen extrªme, auquel le roi, bon catholique, ne r©pugnait aucunement, venait toujours ©chouer contre cet argument des g©n©raux assi©geants : La Rochelle est imprenable autrement que par la famine. Le cardinal ne pouvait ©carter de son esprit la crainte oé le jetait sa terrible ©missaire, car il avait compris, lui aussi, les proportions ©tranges de cette femme, tantät serpent, tantät lion. L'avait-elle trahi ? ©tait-elle morte ? Il la connaissait assez, en tout cas, pour savoir qu'en agissant pour lui ou contre lui, amie ou ennemie, elle ne demeurait pas immobile sans de grands empªchements. C'©tait ce qu'il ne pouvait savoir. Au reste, il comptait, et avec raison, sur Milady : il avait devin© dans le pass© de cette femme de ces choses terribles que son manteau rouge pouvait seul couvrir ; et il sentait que, pour une cause ou pour une autre, cette femme lui ©tait acquise, ne pouvant trouver qu'en lui un appui sup©rieur au danger qui la mena§ait. Il r©solut donc de faire la guerre tout seul et de n'attendre tout succ¨s ©tranger que comme on attend une chance heureuse. Il continua de faire ©lever la fameuse digue qui devait affamer La Rochelle ; en attendant, il jeta les yeux sur cette malheureuse ville, qui renfermait tant de mis¨re profonde et tant d'h©ro¯ques vertus, et, se rappelant le mot de Louis XI, son pr©d©cesseur politique, comme lui-mªme ©tait le pr©d©cesseur de Robespierre, il murmura cette maxime du comp¨re de Tristan : " Diviser pour r©gner. " Henri IV, assi©geant Paris, faisait jeter par-dessus les murailles du pain et des vivres ; le cardinal fit jeter des petits billets par lesquels il repr©sentait aux Rochelois combien la conduite de leurs chefs ©tait injuste, ©go¯ste et barbare ; ces chefs avaient du bl© en abondance, et ne le partageaient pas ; ils adoptaient cette maxime, car eux aussi avaient des maximes, que peu importait que les femmes, les enfants et les vieillards mourussent, pourvu que les hommes qui devaient d©fendre leurs murailles restassent forts et bien portants. Jusque-l , soit d©vouement, soit impuissance de r©agir contre elle, cette maxime, sans ªtre g©n©ralement adopt©e, ©tait cependant pass©e de la th©orie   la pratique ; mais les billets vinrent y porter atteinte. Les billets rappelaient aux hommes que ces enfants, ces femmes, ces vieillards qu'on laissait mourir ©taient leurs fils, leurs ©pouses et leurs p¨res ; qu'il serait plus juste que chacun fët r©duit   la mis¨re commune, afin qu'une mªme position f®t prendre des r©solutions unanimes. Ces billets firent tout l'effet qu'en pouvait attendre celui qui les avait ©crits, en ce qu'ils d©termin¨rent un grand nombre d'habitants   ouvrir des n©gociations particuli¨res avec l'arm©e royale. Mais au moment oé le cardinal voyait d©j  fructifier son moyen et s'applaudissait de l'avoir mis en usage, un habitant de La Rochelle, qui avait pu passer   travers les lignes royales, Dieu sait comment, tant ©tait grande la surveillance de Bassompierre, de Schomberg et du duc d'Angoulªme, surveill©s eux-mªmes par le cardinal, un habitant de La Rochelle, disons-nous, entra dans la ville, venant de Portsmouth et disant qu'il avait vu une flotte magnifique prªte   mettre   la voile avant huit jours. De plus, Buckingham annon§ait au maire qu'enfin la grande ligue contre la France allait se d©clarer, et que le royaume allait ªtre envahi   la fois par les arm©es anglaises, imp©riales et espagnoles. Cette lettre fut lue publiquement sur toutes les places, on en afficha des copies aux angles des rues, et ceux-l  mªmes qui avaient commenc© d'ouvrir des n©gociations les interrompirent, r©solus d'attendre ce secours si pompeusement annonc©. Cette circonstance inattendue rendit   Richelieu ses inqui©tudes premi¨res, et le for§a malgr© lui   tourner de nouveau les yeux de l'autre cät© de la mer. Pendant ce temps, exempte des inqui©tudes de son seul et v©ritable chef, l'arm©e royale menait joyeuse vie ; les vivres ne manquaient pas au camp, ni l'argent non plus ; tous les corps rivalisaient d'audace et de gaiet©. Prendre des espions et les pendre, faire des exp©ditions hasardeuses sur la digue ou sur la mer, imaginer des folies, les ex©cuter froidement, tel ©tait le passe-temps qui faisait trouver courts   l'arm©e ces jours si longs, non seulement pour les Rochelois, rong©s par la famine et l'anxi©t©, mais encore pour le cardinal qui les bloquait si vivement. Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant comme le dernier gendarme de l'arm©e, promenait son regard pensif sur ces ouvrages, si lents au gr© de son d©sir, qu'©levaient sous son ordre les ing©nieurs qu'il faisait venir de tous les coins du royaume de France, s'il rencontrait un mousquetaire de la compagnie de Tr©ville, il s'approchait de lui, le regardait d'une fa§on singuli¨re, et ne le reconnaissant pas pour un de nos quatre compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profond et sa vaste pens©e. Un jour oé, rong© d'un mortel ennui, sans esp©rance dans les n©gociations avec la ville, sans nouvelles d'Angleterre, le cardinal ©tait sorti sans autre but que de sortir, accompagn© seulement de Cahusac et de La Houdini¨re, longeant les gr¨ves et mªlant l'immensit© de ses rªves   l'immensit© de l'oc©an, il arriva au petit pas de son cheval sur une colline du haut de laquelle il aper§ut derri¨re une haie, couch©s sur le sable et prenant au passage un de ces rayons de soleil si rares   cette ©poque de l'ann©e, sept hommes entour©s de bouteilles vides. Quatre de ces hommes ©taient nos mousquetaires s'apprªtant   ©couter la lecture d'une lettre que l'un d'eux venait de recevoir. Cette lettre ©tait si importante, qu'elle avait fait abandonner sur un tambour des cartes et des d©s. Les trois autres s'occupaient   d©coiffer une ©norme dame-jeanne de vin de Collioure ; c'©taient les laquais de ces Messieurs. Le cardinal, comme nous l'avons dit, ©tait de sombre humeur, et rien, quand il ©tait dans cette situation d'esprit, ne redoublait sa maussaderie comme la gaiet© des autres. D'ailleurs, il avait une pr©occupation ©trange, c'©tait de croire toujours que les causes mªmes de sa tristesse excitaient la gaiet© des ©trangers. Faisant signe   La Houdini¨re et   Cahusac de s'arrªter, il descendit de cheval et s'approcha de ces rieurs suspects, esp©rant qu'  l'aide du sable qui assourdissait ses pas, et de la haie qui voilait sa marche, il pourrait entendre quelques mots de cette conversation qui lui paraissait si int©ressante ;   dix pas de la haie seulement il reconnut le babil gascon de d'Artagnan, et comme il savait d©j  que ces hommes ©taient des mousquetaires, il ne douta pas que les trois autres ne fussent ceux qu'on appelait les ins©parables, c'est- - dire Athos, Porthos et Aramis. On juge si son d©sir d'entendre la conversation s'augmenta de cette d©couverte ; ses yeux prirent une expression ©trange, et d'un pas de chat-tigre il s'avan§a vers la haie ; mais il n'avait pu saisir encore que des syllabes vagues et sans aucun sens positif, lorsqu'un cri sonore et bref le fit tressaillir et attira l'attention des mousquetaires. " Officier ! cria Grimaud. -- Vous parlez, je crois, dräle " , dit Athos se soulevant sur un coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant. Aussi Grimaud n'ajouta-t-il point une parole, se contentant de tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et d©non§ant par ce geste le cardinal et son escorte. D'un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et salu¨rent avec respect. Le cardinal semblait furieux. " Il para®t qu'on se fait garder chez Messieurs les mousquetaires ! dit- il. Est-ce que l'Anglais vient par terre, ou serait-ce que les mousquetaires se regardent comme des officiers sup©rieurs ? -- Monseigneur, r©pondit Athos, car au milieu de l'effroi g©n©ral lui seul avait conserv© ce calme et ce sang-froid de grand seigneur qui ne le quittaient jamais, Monseigneur, les mousquetaires, lorsqu'ils ne sont pas de service, ou que leur service est fini, boivent et jouent aux d©s, et ils sont des officiers tr¨s sup©rieurs pour leurs laquais. -- Des laquais ! grommela le cardinal, des laquais qui ont la consigne d'avertir leurs ma®tres quand passe quelqu'un, ce ne sont point des laquais, ce sont des sentinelles. -- Son Eminence voit bien cependant que si nous n'avions point pris cette pr©caution, nous ©tions expos©s   la laisser passer sans lui pr©senter nos respects et lui offrir nos remerciements pour la gr¢ce qu'elle nous a faite de nous r©unir. D'Artagnan, continua Athos, vous qui tout   l'heure demandiez cette occasion d'exprimer votre reconnaissance   Monseigneur, la voici venue, profitez-en. " Ces mots furent prononc©s avec ce flegme imperturbable qui distinguait Athos dans les heures du danger, et cette excessive politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi plus majestueux que les rois de naissance. D'Artagnan s'approcha et balbutia quelques paroles de remerciements, qui bientät expir¨rent sous le regard assombri du cardinal. " N'importe, Messieurs, continua le cardinal sans para®tre le moins du monde d©tourn© de son intention premi¨re par l'incident qu'Athos avait soulev© ; n'importe, Messieurs, je n'aime pas que de simples soldats, parce qu'ils ont l'avantage de servir dans un corps privil©gi©, fassent ainsi les grands seigneurs, et la discipline est la mªme pour eux que pour tout le monde. " Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase, et, s'inclinant en signe d'assentiment, il reprit   son tour : " La discipline, Monseigneur, n'a en aucune fa§on, je l'esp¨re, ©t© oubli©e par nous. Nous ne sommes pas de service, et nous avons cru que, n'©tant pas de service, nous pouvions disposer de notre temps comme bon nous semblait. Si nous sommes assez heureux pour que Son Eminence ait quelque ordre particulier   nous donner, nous sommes prªts   lui ob©ir. Monseigneur voit, continua Athos en fron§ant le sourcil, car cette esp¨ce d'interrogatoire commen§ait   l'impatienter, que, pour ªtre prªts   la moindre alerte, nous sommes sortis avec nos armes. " Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en faisceau pr¨s du tambour sur lequel ©taient les cartes et les d©s. " Que Votre Eminence veuille croire, ajouta d'Artagnan, que nous nous serions port©s au-devant d'elle si nous eussions pu supposer que c'©tait elle qui venait vers nous en si petite compagnie. " Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les l¨vres. " Savez-vous de quoi vous avez l'air, toujours ensemble, comme vous voil , arm©s comme vous ªtes, et gard©s par vos laquais ? dit le cardinal, vous avez l'air de quatre conspirateurs. -- Oh ! quant   ceci, Monseigneur, c'est vrai, dit Athos, et nous conspirons, comme Votre Eminence a pu le voir l'autre matin, seulement c'est contre les Rochelois. -- Eh ! Messieurs les politiques, reprit le cardinal en fron§ant le sourcil   son tour, on trouverait peut-ªtre dans vos cervelles le secret de bien des choses qui sont ignor©es, si on pouvait y lire comme vous lisiez dans cette lettre que vous avez cach©e quand vous m'avez vu venir. " Le rouge monta   la figure d'Athos, il fit un pas vers Son Eminence. " On dirait que vous nous soup§onnez r©ellement, Monseigneur, et que nous subissons un v©ritable interrogatoire ; s'il en est ainsi, que Votre Eminence daigne s'expliquer, et nous saurons du moins   quoi nous en tenir. -- Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal, d'autres que vous en ont subi, Monsieur Athos, et y ont r©pondu. -- Aussi, Monseigneur, ai-je dit   Votre Eminence qu'elle n'avait qu'  questionner, et que nous ©tions prªts   r©pondre. -- Quelle ©tait cette lettre que vous alliez lire, Monsieur Aramis, et que vous avez cach©e ? -- Une lettre de femme, Monseigneur. -- Oh ! je con§ois, dit le cardinal, il faut ªtre discret pour ces sortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer   un confesseur, et, vous le savez, j'ai re§u les ordres. -- Monseigneur, dit Athos avec un calme d'autant plus terrible qu'il jouait sa tªte en faisant cette r©ponse, la lettre est d'une femme, mais elle n'est sign©e ni Marion de Lorme, ni Mme d'Aiguillon. " Le cardinal devint p¢le comme la mort, un ©clair fauve sortit de ses yeux ; il se retourna comme pour donner un ordre   Cahusac et   La Houdini¨re. Athos vit le mouvement ; il fit un pas vers les mousquetons, sur lesquels les trois amis avaient les yeux fix©s en hommes mal dispos©s   se laisser arrªter. Le cardinal ©tait, lui, troisi¨me ; les mousquetaires, y compris les laquais, ©taient sept : il jugea que la partie serait d'autant moins ©gale, qu'Athos et ses compagnons conspiraient r©ellement ; et, par un de ces retours rapides qu'il tenait toujours   sa disposition, toute sa col¨re se fondit dans un sourire. " Allons, allons ! dit-il, vous ªtes de braves jeunes gens, fiers au soleil, fid¨les dans l'obscurit© ; il n'y a pas de mal   veiller sur soi quand on veille si bien sur les autres ; Messieurs, je n'ai point oubli© la nuit oé vous m'avez servi d'escorte pour aller au Colombier-Rouge ; s'il y avait quelque danger   craindre sur la route que je vais suivre, je vous prierais de m'accompagner ; mais, comme il n'y en a pas, restez oé vous ªtes, achevez vos bouteilles, votre partie et votre lettre. Adieu, Messieurs. " Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amen©, il les salua de la main et s'©loigna. Les quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent des yeux sans dire un seul mot jusqu'  ce qu'il eët disparu. Puis ils se regard¨rent. Tous avaient la figure constern©e, car malgr© l'adieu amical de Son Eminence, ils comprenaient que le cardinal s'en allait la rage dans le coeur. Athos seul souriait d'un sourire puissant et d©daigneux. Quand le cardinal fut hors de la port©e de la voix et de la vue : " Ce Grimaud a cri© bien tard ! " dit Porthos, qui avait grande envie de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un. Grimaud allait r©pondre pour s'excuser. Athos leva le doigt et Grimaud se tut. " Auriez-vous rendu la lettre, Aramis ? dit d'Artagnan. -- Moi, dit Aramis de sa voix la plus flët©e, j'©tais d©cid© : s'il avait exig© que la lettre lui fët remise, je lui pr©sentais la lettre d'une main, et de l'autre je lui passais mon ©p©e au travers du corps. -- Je m'y attendais bien, dit Athos ; voil  pourquoi je me suis jet© entre vous et lui. En v©rit©, cet homme est bien imprudent de parler ainsi   d'autres hommes ; on dirait qu'il n'a jamais eu affaire qu'  des femmes et   des enfants. -- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je vous admire, mais cependant nous ©tions dans notre tort, apr¨s tout. -- Comment, dans notre tort ! reprit Athos. A qui donc cet air que nous respirons ? A qui cet oc©an sur lequel s'©tendent nos regards ? A qui ce sable sur lequel nous ©tions couch©s ? A qui cette lettre de votre ma®tresse ? Est-ce au cardinal ? Sur mon honneur, cet homme se figure que le monde lui appartient ; vous ©tiez l , balbutiant, stup©fait, an©anti ; on eët dit que la Bastille se dressait devant vous et que la gigantesque M©duse vous changeait en pierre. Est-ce que c'est conspirer, voyons, que d'ªtre amoureux ? Vous ªtes amoureux d'une femme que le cardinal a fait enfermer, vous voulez la tirer des mains du cardinal ; c'est une partie que vous jouez avec Son Eminence : cette lettre c'est votre jeu ; pourquoi montreriez-vous votre jeu   votre adversaire ? cela ne se fait pas . Qu'il le devine,   la bonne heure ! Nous devinons bien le sien, nous ! -- Au fait, dit d'Artagnan, c'est plein de sens, ce que vous dites l , Athos. -- En ce cas, qu'il ne soit plus question de ce qui vient de se passer, et qu'Aramis reprenne la lettre de sa cousine oé M. le cardinal l'a interrompue. " Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se rapproch¨rent de lui, et les trois laquais se group¨rent de nouveau aupr¨s de la dame-jeanne. " Vous n'aviez lu qu'une ligne ou deux, dit d'Artagnan, reprenez donc la lettre   partir du commencement. --- Volontiers " , dit Aramis. " Mon cher cousin, je crois bien que je me d©ciderai   partir pour Stenay, oé ma soeur a fait entrer notre petite servante dans le couvent des Carm©lites ; cette pauvre enfant s'est r©sign©e, elle sait qu'elle ne peut vivre autre part sans que le salut de son ¢me soit en danger. Cependant, si les affaires de notre famille s'arrangent comme nous le d©sirons, je crois qu'elle courra le risque de se damner, et qu'elle reviendra pr¨s de ceux qu'elle regrette, d'autant plus qu'elle sait qu'on pense toujours   elle. En attendant, elle n'est pas trop malheureuse : tout ce qu'elle d©sire c'est une lettre de son pr©tendu. Je sais bien que ces sortes de denr©es passent difficilement par les grilles ; mais, apr¨s tout, comme je vous en ai donn© des preuves, mon cher cousin, je ne suis pas trop maladroite et je me chargerai de cette commission. Ma soeur vous remercie de votre bon et ©ternel souvenir. Elle a eu un instant de grande inqui©tude ; mais enfin elle est quelque peu rassur©e maintenant, ayant envoy© son commis l -bas afin qu'il ne s'y passe rien d'impr©vu. " Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles le plus souvent que vous pourrez, c'est- -dire toutes les fois que vous croirez pouvoir le faire sërement. Je vous embrasse. " " MARIE MICHON. " " Oh ! que ne vous dois-je pas, Aramis ? s'©cria d'Artagnan. Ch¨re Constance ! j'ai donc enfin de ses nouvelles ; elle vit, elle est en sëret© dans un couvent, elle est   Stenay ! Oé prenez-vous Stenay, Athos ? -- Mais   quelques lieues des fronti¨res ; une fois le si¨ge lev©, nous pourrons aller faire un tour de ce cät©. -- Et ce ne sera pas long, il faut l'esp©rer, dit Porthos, car on a, ce matin, pendu un espion, lequel a d©clar© que les Rochelois en ©taient aux cuirs de leurs souliers. En supposant qu'apr¨s avoir mang© le cuir ils mangent la semelle, je ne vois pas trop ce qui leur restera apr¨s,   moins de se manger les uns les autres. -- Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre d'excellent vin de Bordeaux, qui, sans avoir   cette ©poque la r©putation qu'il a aujourd'hui, ne la m©ritait pas moins ; pauvres sots ! comme si la religion catholique n'©tait pas la plus avantageuse et la plus agr©able des religions ! C'est ©gal, reprit-il apr¨s avoir fait claquer sa langue contre son palais, ce sont de braves gens. Mais que diable faites-vous donc, Aramis ? continua Athos ; vous serrez cette lettre dans votre poche ? -- Oui, dit d'Artagnan, Athos a raison, il faut la brëler ; encore, qui sait si M. le cardinal n'a pas un secret pour interroger les cendres ? -- Il doit en avoir un, dit Athos. -- Mais que voulez-vous faire de cette lettre ? demanda Porthos. -- Venez ici, Grimaud " , dit Athos. Grimaud se leva et ob©it. " Pour vous punir d'avoir parl© sans permission, mon ami, vous allez manger ce morceau de papier, puis, pour vous r©compenser du service que vous nous aurez rendu, vous boirez ensuite ce verre de vin ; voici la lettre d'abord, m¢chez avec ©nergie. " Grimaud sourit, et, les yeux fix©s sur le verre qu'Athos venait de remplir bord   bord, il broya le papier et l'avala. " Bravo, ma®tre Grimaud ! dit Athos, et maintenant prenez ceci ; bien, je vous dispense de dire merci. " Grimaud avala silencieusement le verre de vin de Bordeaux, mais ses yeux lev©s au ciel parlaient, pendant tout le temps que dura cette douce occupation, un langage qui, pour ªtre muet, n'en ©tait pas moins expressif. " Et maintenant, dit Athos,   moins que M. le cardinal n'ait l'ing©nieuse id©e de faire ouvrir le ventre   Grimaud, je crois que nous pouvons ªtre   peu pr¨s tranquilles. " Pendant ce temps, Son Eminence continuait sa promenade m©lancolique en murmurant entre ses moustaches : " D©cid©ment, il faut que ces quatre hommes soient   moi. " CHAPITRE LII. PREMIERE JOURNEE DE CAPTIVITE Revenons   Milady, qu'un regard jet© sur les cätes de France nous a fait perdre de vue un instant. Nous la retrouverons dans la position d©sesp©r©e oé nous l'avons laiss©e, se creusant un ab®me de sombres r©flexions, sombre enfer   la porte duquel elle a presque laiss© l'esp©rance : car pour la premi¨re fois elle doute, pour la premi¨re fois elle craint. Dans deux occasions sa fortune lui a manqu©, dans deux occasions elle s'est vue d©couverte et trahie, et dans ces deux occasions, c'est contre le g©nie fatal envoy© sans doute par le Seigneur pour la combattre qu'elle a ©chou© : d'Artagnan l'a vaincue, elle, cette invincible puissance du mal. Il l'a abus©e dans son amour, humili©e dans son orgueil, tromp©e dans son ambition, et maintenant voil  qu'il la perd dans sa fortune, qu'il l'atteint dans sa libert©, qu'il la menace mªme dans sa vie. Bien plus, il a lev© un coin de son masque, cette ©gide dont elle se couvre et qui la rend si forte. D'Artagnan a d©tourn© de Buckingham, qu'elle hait, comme elle hait tout ce qu'elle a aim©, la tempªte dont le mena§ait Richelieu dans la personne de la reine. D'Artagnan s'est fait passer pour de Wardes, pour lequel elle avait une de ces fantaisies de tigresse, indomptables comme en ont les femmes de ce caract¨re. D'Artagnan conna®t ce terrible secret qu'elle a jur© que nul ne conna®trait sans mourir. Enfin, au moment oé elle vient d'obtenir un blanc-seing   l'aide duquel elle va se venger de son ennemi, le blanc-seing lui est arrach© des mains, et c'est d'Artagnan qui la tient prisonni¨re et qui va l'envoyer dans quelque immonde Botany Bay, dans quelque Tyburn inf¢me de l'oc©an Indien. Car tout cela lui vient de d'Artagnan sans doute ; de qui viendraient tant de hontes amass©es sur sa tªte sinon de lui ? Lui seul a pu transmettre   Lord de Winter tous ces affreux secrets, qu'il a d©couverts les uns apr¨s les autres par une sorte de fatalit©. Il conna®t son beau-fr¨re, il lui aura ©crit. Que de haine elle distille ! L , immobile, et les yeux ardents et fixes dans son appartement d©sert, comme les ©clats de ses rugissements sourds, qui parfois s'©chappent avec sa respiration du fond de sa poitrine, accompagnent bien le bruit de la houle qui monte, gronde, mugit et vient se briser, comme un d©sespoir ©ternel et impuissant, contre les rochers sur lesquels est b¢ti ce ch¢teau sombre et orgueilleux ! Comme,   la lueur des ©clairs que sa col¨re orageuse fait briller dans son esprit, elle con§oit contre Mme Bonacieux, contre Buckingham, et surtout contre d'Artagnan, de magnifiques projets de vengeance, perdus dans les lointains de l'avenir ! Oui, mais pour se venger il faut ªtre libre, et pour ªtre libre, quand on est prisonnier, il faut percer un mur, desceller des barreaux, trouer un plancher ; toutes entreprises que peut mener   bout un homme patient et fort mais devant lesquelles doivent ©chouer les irritations f©briles d'une femme. D'ailleurs, pour faire tout cela il faut avoir le temps, des mois, des ann©es, et elle... elle a dix ou douze jours,   ce que lui a dit Lord de Winter, son fraternel et terrible geälier. Et cependant, si elle ©tait un homme, elle tenterait tout cela, et peut- ªtre r©ussirait-elle : pourquoi donc le Ciel s'est-il ainsi tromp©, en mettant cette ¢me virile dans ce corps frªle et d©licat ! Aussi les premiers moments de la captivit© ont ©t© terribles : quelques convulsions de rage qu'elle n'a pu vaincre ont pay© sa dette de faiblesse f©minine   la nature. Mais peu   peu elle a surmont© les ©clats de sa folle col¨re, les fr©missements nerveux qui ont agit© son corps ont disparu, et maintenant elle s'est repli©e sur elle-mªme comme un serpent fatigu© qui se repose. " Allons, allons ; j'©tais folle de m'emporter ainsi, dit-elle en plongeant dans la glace, qui refl¨te dans ses yeux son regard brëlant, par lequel elle semble s'interroger elle-mªme. Pas de violence, la violence est une preuve de faiblesse. D'abord je n'ai jamais r©ussi par ce moyen : peut- ªtre, si j'usais de ma force contre des femmes, aurais-je chance de les trouver plus faibles encore que moi, et par cons©quent de les vaincre ; mais c'est contre des hommes que je lutte, et je ne suis qu'une femme pour eux. Luttons en femme, ma force est dans ma faiblesse. " Alors, comme pour se rendre compte   elle-mªme des changements qu'elle pouvait imposer   sa physionomie si expressive et si mobile, elle lui fit prendre   la fois toutes les expressions, depuis celle de la col¨re qui crispait ses traits, jusqu'  celle du plus doux, du plus affectueux et du plus s©duisant sourire. Puis ses cheveux prirent successivement sous ses mains savantes les ondulations qu'elle crut pouvoir aider aux charmes de son visage. Enfin elle murmura, satisfaite d'elle-mªme : " Allons, rien n'est perdu. Je suis toujours belle. " Il ©tait huit heures du soir   peu pr¨s. Milady aper§ut un lit ; elle pensa qu'un repos de quelques heures rafra®chirait non seulement sa tªte et ses id©es, mais encore son teint. Cependant, avant de se coucher, une id©e meilleure lui vint. Elle avait entendu parler de souper. D©j  elle ©tait depuis une heure dans cette chambre, on ne pouvait tarder   lui apporter son repas. La prisonni¨re ne voulut pas perdre de temps, et elle r©solut de faire, d¨s cette mªme soir©e, quelque tentative pour sonder le terrain, en ©tudiant le caract¨re des gens auxquels sa garde ©tait confi©e. Une lumi¨re apparut sous la porte ; cette lumi¨re annon§ait le retour de ses geäliers. Milady, qui s'©tait lev©e, se rejeta vivement sur son fauteuil, la tªte renvers©e en arri¨re, ses beaux cheveux d©nou©s et ©pars, sa gorge demi-nue sous ses dentelles froiss©es, une main sur son coeur et l'autre pendante. On ouvrit les verrous, la porte grin§a sur ses gonds, des pas retentirent dans la chambre et s'approch¨rent. " Posez l  cette table " , dit une voix que la prisonni¨re reconnut pour celle de Felton. L'ordre fut ex©cut©. " Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la sentinelle " , continua Felton. Ce double ordre que donna aux mªmes individus le jeune lieutenant prouva   Milady que ses serviteurs ©taient les mªmes hommes que ses gardiens, c'est- -dire des soldats. Les ordres de Felton ©taient, au reste, ex©cut©s avec une silencieuse rapidit© qui donnait une bonne id©e de l'©tat florissant dans lequel il maintenait la discipline. Enfin, Felton, qui n'avait pas encore regard© Milady, se retourna vers elle. " Ah ! ah ! dit-il, elle dort, c'est bien :   son r©veil elle soupera. " Et il fit quelques pas pour sortir. " Mais, mon lieutenant, dit un soldat moins sto¯que que son chef, et qui s'©tait approch© de Milady, cette femme ne dort pas. -- Comment, elle ne dort pas ? dit Felton, que fait-elle donc, alors ? -- Elle est ©vanouie ; son visage est tr¨s p¢le, et j'ai beau ©couter, je n'entends pas sa respiration. -- Vous avez raison, dit Felton apr¨s avoir regard© Milady de la place oé il se trouvait, sans faire un pas vers elle, allez pr©venir Lord de Winter que sa prisonni¨re est ©vanouie, car je ne sais que faire, le cas n'ayant pas ©t© pr©vu. " Le soldat sortit pour ob©ir aux ordres de son officier ; Felton s'assit sur un fauteuil qui se trouvait par hasard pr¨s de la porte et attendit sans dire une parole, sans faire un geste. Milady poss©dait ce grand art, tant ©tudi© par les femmes, de voir   travers ses longs cils sans avoir l'air d'ouvrir les paupi¨res : elle aper§ut Felton qui lui tournait le dos, elle continua de le regarder pendant dix minutes   peu pr¨s, et pendant ces dix minutes, l'impassible gardien ne se retourna pas une seule fois. Elle songea alors que Lord de Winter allait venir et rendre, par sa pr©sence, une nouvelle force   son geälier : sa premi¨re ©preuve ©tait perdue, elle en prit son parti en femme qui compte sur ses ressources ; en cons©quence elle leva la tªte, ouvrit les yeux et soupira faiblement. A ce soupir, Felton se retourna enfin. " Ah ! vous voici r©veill©e, Madame ! dit-il, je n'ai donc plus affaire ici ! Si vous avez besoin de quelque chose, vous appellerez. -- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que j'ai souffert ! " murmura Milady avec cette voix harmonieuse qui, pareille   celle des enchanteresses antiques, charmait tous ceux qu'elle voulait perdre. Et elle prit en se redressant sur son fauteuil une position plus gracieuse et plus abandonn©e encore que celle qu'elle avait lorsqu'elle ©tait couch©e. Felton se leva. " Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame, dit-il : le matin   neuf heures, dans la journ©e   une heure, et le soir   huit heures. Si cela ne vous convient pas, vous pouvez indiquer vos heures au lieu de celles que je vous propose, et, sur ce point, on se conformera   vos d©sirs. -- Mais vais-je donc rester toujours seule dans cette grande et triste chambre ? demanda Milady. -- Une femme des environs a ©t© pr©venue, elle sera demain au ch¢teau, et viendra toutes les fois que vous d©sirerez sa pr©sence. -- Je vous rends gr¢ce, Monsieur " , r©pondit humblement la prisonni¨re. Felton fit un l©ger salut et se dirigea vers la porte. Au moment oé il allait en franchir le seuil, Lord de Winter parut dans le corridor, suivi du soldat qui ©tait all© lui porter la nouvelle de l'©vanouissement de Milady. Il tenait   la main un flacon de sels. " Eh bien ! qu'est-ce ? et que se passe-t-il donc ici ? dit-il d'une voix railleuse en voyant sa prisonni¨re debout et Felton prªt   sortir. Cette morte est-elle donc d©j  ressuscit©e ? Pardieu, Felton, mon enfant, tu n'as donc pas vu qu'on te prenait pour un novice et qu'on te jouait le premier acte d'une com©die dont nous aurons sans doute le plaisir de suivre tous les d©veloppements ? -- Je l'ai bien pens©, Milord, dit Felton ; mais, enfin, comme la prisonni¨re est femme, apr¨s tout, j'ai voulu avoir les ©gards que tout homme bien n© doit   une femme, sinon pour elle, du moins pour lui- mªme. " Milady frissonna par tout son corps. Ces paroles de Felton passaient comme une glace par toutes ses veines. " Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux cheveux savamment ©tal©s, cette peau blanche et ce langoureux regard ne t'ont pas encore s©duit, coeur de pierre ? -- Non, Milord, r©pondit l'impassible jeune homme, et croyez-moi bien, il faut plus que des man¨ges et des coquetteries de femme pour me corrompre. -- En ce cas, mon brave lieutenant, laissons Milady chercher autre chose et allons souper ; ah ! sois tranquille, elle a l'imagination f©conde et le second acte de la com©die ne tardera pas   suivre le premier. " Et   ces mots Lord de Winter passa son bras sous celui de Felton et l'emmena en riant. " Oh ! je trouverai bien ce qu'il te faut, murmura Milady entre ses dents ; sois tranquille, pauvre moine manqu©, pauvre soldat converti qui t'es taill© ton uniforme dans un froc. " " A propos, reprit de Winter en s'arrªtant sur le seuil de la porte, il ne faut pas, Milady, que cet ©chec vous äte l'app©tit. T¢tez de ce poulet et de ces poissons que je n'ai pas fait empoisonner, sur l'honneur. Je m'accommode assez de mon cuisinier, et comme il ne doit pas h©riter de moi, j'ai en lui pleine et enti¨re confiance. Faites comme moi. Adieu, ch¨re soeur !   votre prochain ©vanouissement. " C'©tait tout ce que pouvait supporter Milady : ses mains se crisp¨rent sur son fauteuil, ses dents grinc¨rent sourdement, ses yeux suivirent le mouvement de la porte qui se fermait derri¨re Lord de Winter et Felton ; et, lorsqu'elle se vit seule, une nouvelle crise de d©sespoir la prit ; elle jeta les yeux sur la table, vit briller un couteau, s'©lan§a et le saisit ; mais son d©sappointement fut cruel : la lame en ©tait ronde et d'argent flexible. Un ©clat de rire retentit derri¨re la porte mal ferm©e, et la porte se rouvrit. " Ah ! ah ! s'©cria Lord de Winter ; ah ! ah ! vois-tu bien, mon brave Felton, vois-tu ce que je t'avais dit : ce couteau, c'©tait pour toi ; mon enfant, elle t'aurait tu© ; vois-tu, c'est un de ses travers, de se d©barrasser ainsi, d'une fa§on ou de l'autre, des gens qui la gªnent. Si je t'eusse ©cout©, le couteau eët ©t© pointu et d'acier : alors plus de Felton, elle t'aurait ©gorg© et, apr¨s toi, tout le monde. Vois donc, John, comme elle sait bien tenir son couteau. " En effet, Milady tenait encore l'arme offensive dans sa main crisp©e, mais ces derniers mots, cette suprªme insulte, d©tendirent ses mains, ses forces et jusqu'  sa volont©. Le couteau tomba par terre. " Vous avez raison, Milord, dit Felton avec un accent de profond d©goët qui retentit jusqu'au fond du coeur de Milady, vous avez raison et c'est moi qui avais tort. " Et tous deux sortirent de nouveau. Mais cette fois, Milady prªta une oreille plus attentive que la premi¨re fois, et elle entendit leurs pas s'©loigner et s'©teindre dans le fond du corridor. " Je suis perdue, murmura-t-elle, me voil  au pouvoir de gens sur lesquels je n'aurai pas plus de prise que sur des statues de bronze ou de granit ; ils me savent par coeur et sont cuirass©s contre toutes mes armes. " Il est cependant impossible que cela finisse comme ils l'ont d©cid©. " En effet, comme l'indiquait cette derni¨re r©flexion, ce retour instinctif   l'esp©rance, dans cette ¢me profonde la crainte et les sentiments faibles ne surnageaient pas longtemps. Milady se mit   table, mangea de plusieurs mets, but un peu de vin d'Espagne, et sentit revenir toute sa r©solution. Avant de se coucher elle avait d©j  comment©, analys©, retourn© sur toutes leurs faces, examin© sous tous les points, les paroles, les pas, les gestes, les signes et jusqu'au silence de ses geäliers, et de cette ©tude profonde, habile et savante, il ©tait r©sult© que Felton ©tait,   tout prendre, le plus vuln©rable de ses deux pers©cuteurs. Un mot surtout revenait   l'esprit de la prisonni¨re : " Si je t'eusse ©cout© " , avait dit Lord de Winter   Felton. Donc Felton avait parl© en sa faveur, puisque Lord de Winter n'avait pas voulu ©couter Felton. " Faible ou forte, r©p©tait Milady, cet homme a donc une lueur de piti© dans son ¢me ; de cette lueur je ferai un incendie qui le d©vorera. " Quant   l'autre, il me conna®t, il me craint et sait ce qu'il a   attendre de moi si jamais je m'©chappe de ses mains, il est donc inutile de rien tenter sur lui. Mais Felton, c'est autre chose ; c'est un jeune homme na¯f, pur et qui semble vertueux ; celui-l , il y a moyen de le perdre. " Et Milady se coucha et s'endormit le sourire sur les l¨vres ; quelqu'un qui l'eët vue dormant eët dit une jeune fille rªvant   la couronne de fleurs qu'elle devait mettre sur son front   la prochaine fªte. CHAPITRE LIII. DEUXIEME JOURNEE DE CAPTIVITE Milady rªvait qu'elle tenait enfin d'Artagnan, qu'elle assistait   son supplice, et c'©tait la vue de son sang odieux, coulant sous la hache du bourreau, qui dessinait ce charmant sourire sur les l¨vres. Elle dormait comme dort un prisonnier berc© par sa premi¨re esp©rance. Le lendemain, lorsqu'on entra dans sa chambre, elle ©tait encore au lit. Felton ©tait dans le corridor : il amenait la femme dont il avait parl© la veille, et qui venait d'arriver ; cette femme entra et s'approcha du lit de Milady en lui offrant ses services. Milady ©tait habituellement p¢le ; son teint pouvait donc tromper une personne qui la voyait pour la premi¨re fois. " J'ai la fi¨vre, dit-elle ; je n'ai pas dormi un seul instant pendant toute cette longue nuit, je souffre horriblement : serez-vous plus humaine qu'on ne l'a ©t© hier avec moi ? Tout ce que je demande, au reste, c'est la permission de rester couch©e. -- Voulez-vous qu'on appelle un m©decin ? " dit la femme. Felton ©coutait ce dialogue sans dire une parole. Milady r©fl©chissait que plus on l'entourerait de monde, plus elle aurait de monde   apitoyer, et plus la surveillance de Lord de Winter redoublerait ; d'ailleurs le m©decin pourrait d©clarer que la maladie ©tait feinte, et Milady, apr¨s avoir perdu la premi¨re partie, ne voulait pas perdre la seconde. " Aller chercher un m©decin, dit-elle,   quoi bon ? ces Messieurs ont d©clar© hier que mon mal ©tait une com©die, il en serait sans doute de mªme aujourd'hui ; car depuis hier soir, on a eu le temps de pr©venir le docteur. -- Alors, dit Felton impatient©, dites vous-mªme, Madame, quel traitement vous voulez suivre. -- Eh ! le sais-je, moi ? mon Dieu ! je sens que je souffre, voil  tout, que l'on me donne ce que l'on voudra, peu m'importe. -- Allez chercher Lord de Winter, dit Felton fatigu© de ces plaintes ©ternelles. -- Oh ! non, non ! s'©cria Milady, non, Monsieur, ne l'appelez pas, je vous en conjure, je suis bien, je n'ai besoin de rien, ne l'appelez pas. " Elle mit une v©h©mence si prodigieuse, une ©loquence si entra®nante dans cette exclamation, que Felton, entra®n©, fit quelques pas dans la chambre. " Il est ©mu " , pensa Milady. " Cependant, Madame, dit Felton, si vous souffrez r©ellement , on enverra chercher un m©decin, et si vous nous trompez, Eh bien, ce sera tant pis pour vous, mais du moins, de notre cät©, nous n'aurons rien   nous reprocher. " Milady ne r©pondit point ; mais renversant sa belle tªte sur son oreiller, elle fondit en larmes et ©clata en sanglots. Felton la regarda un instant avec son impassibilit© ordinaire ; puis voyant que la crise mena§ait de se prolonger, il sortit ; la femme le suivit. Lord de Winter ne parut pas. " Je crois que je commence   voir clair " , murmura Milady avec une joie sauvage, en s'ensevelissant sous les draps pour cacher   tous ceux qui pourraient l'©pier cet ©lan de satisfaction int©rieure. Deux heures s'©coul¨rent. " Maintenant il est temps que la maladie cesse, dit-elle : levons-nous et obtenons quelque succ¨s d¨s aujourd'hui ; je n'ai que dix jours, et ce soir il y en aura deux d'©coul©s. " En entrant, le matin, dans la chambre de Milady, on lui avait apport© son d©jeuner ; or elle avait pens© qu'on ne tarderait pas   venir enlever la table, et qu'en ce moment elle reverrait Felton. Milady ne se trompait pas. Felton reparut, et, sans faire attention si Milady avait ou non touch© au repas, fit un signe pour qu'on emport¢t hors de la chambre la table, que l'on apportait ordinairement toute servie. Felton resta le dernier, il tenait un livre   la main. Milady, couch©e dans un fauteuil pr¨s de la chemin©e, belle, p¢le et r©sign©e, ressemblait   une vierge sainte attendant le martyre. Felton s'approcha d'elle et dit : " Lord de Winter, qui est catholique comme vo