Athos en riant ; nous n'avons vÙcu jusqu'Ð prÙsent l'un et l'autre que parce que nous nous croyions morts, et qu'un souvenir gÚne moins qu'une crÙature, quoique ce soit chose dÙvorante parfois qu'un souvenir ! -- Mais enfin, dit Milady d'une voix sourde, qui vous ramØne vers moi ? et que me voulez-vous ? -- Je veux vous dire que, tout en restant invisible Ð vos yeux, je ne vous ai pas perdue de vue, moi ! -- Vous savez ce que j'ai fait ? -- Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis votre entrÙe au service du cardinal jusqu'Ð ce soir. " Un sourire d'incrÙdulitÙ passa sur les lØvres pÒles de Milady. " Ecoutez : c'est vous qui avez coupÙ les deux ferrets de diamants sur l'Ùpaule du duc de Buckingham ; c'est vous qui avez fait enlever Mme Bonacieux ; c'est vous qui, amoureuse de de Wardes, et croyant passer la nuit avec lui, avez ouvert votre porte Ð M. d'Artagnan ; c'est vous qui, croyant que de Wardes vous avait trompÙe, avez voulu le faire tuer par son rival ; c'est vous qui, lorsque ce rival eut dÙcouvert votre infÒme secret, avez voulu le faire tuer Ð son tour par deux assassins que vous avez envoyÙs Ð sa poursuite ; c'est vous qui, voyant que les balles avaient manquÙ leur coup, avez envoyÙ du vin empoisonnÙ avec une fausse lettre, pour faire croire Ð votre victime que ce vin venait de ses amis ; c'est vous, enfin, qui venez lÐ, dans cette chambre, assise sur cette chaise oé je suis, de prendre avec le cardinal de Richelieu l'engagement de faire assassiner le duc de Buckingham, en Ùchange de la promesse qu'il vous a faite de vous laisser assassiner d'Artagnan. " Milady Ùtait livide. " Mais vous Útes donc Satan ? dit-elle. -- Peut-Útre, dit Athos ; mais, en tout cas, Ùcoutez bien ceci : Assassinez ou faites assassiner le duc de Buckingham, peu m'importe ! je ne le connais pas : d'ailleurs c'est un Anglais ; mais ne touchez pas du bout du doigt Ð un seul cheveu de d'Artagnan, qui est un fidØle ami que j'aime et que je dÙfends, ou, je vous le jure par la tÚte de mon pØre, le crime que vous aurez commis sera le dernier. -- M. d'Artagnan m'a cruellement offensÙe, dit Milady d'une voix sourde, M. d'Artagnan mourra. -- En vÙritÙ, cela est-il possible qu'on vous offense, Madame ? dit en riant Athos ; il vous a offensÙe, et il mourra ? -- Il mourra, reprit Milady ; elle d'abord, lui ensuite. " Athos fut saisi comme d'un vertige : la vue de cette crÙature, qui n'avait rien d'une femme, lui rappelait des souvenirs terribles ; il pensa qu'un jour, dans une situation moins dangereuse que celle oé il se trouvait, il avait dÙjÐ voulu la sacrifier Ð son honneur ; son dÙsir de meurtre lui revint brëlant et l'envahit comme une fiØvre ardente : il se leva Ð son tour, porta la main Ð sa ceinture, en tira un pistolet et l'arma. Milady, pÒle comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue glacÙe ne put profÙrer qu'un son rauque qui n'avait rien de la parole humaine et qui semblait le rÒle d'une bÚte fauve ; collÙe contre la sombre tapisserie, elle apparaissait, les cheveux Ùpars, comme l'image effrayante de la terreur. Athos leva lentement son pistolet, Ùtendit le bras de maniØre que l'arme touchÒt presque le front de Milady, puis, d'une voix d'autant plus terrible qu'elle avait le calme suprÚme d'une inflexible rÙsolution : " Madame, dit-il, vous allez Ð l'instant mÚme me remettre le papier que vous a signÙ le cardinal, ou, sur mon Òme, je vous fais sauter la cervelle. " Avec un autre homme Milady aurait pu conserver quelque doute, mais elle connaissait Athos ; cependant elle resta immobile. " Vous avez une seconde pour vous dÙcider " , dit-il. Milady vit Ð la contraction de son visage que le coup allait partir ; elle porta vivement la main Ð sa poitrine, en tira un papier et le tendit Ð Athos. " Tenez, dit-elle, et soyez maudit ! " Athos prit le papier, repassa le pistolet Ð sa ceinture, s'approcha de la lampe pour s'assurer que c'Ùtait bien celui-lÐ, le dÙplia et lut : " C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du prÙsent a fait ce qu'il a fait. " " 3 dÙcembre 1627 " " RICHELIEU " " Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en repla×ant son feutre sur sa tÚte, maintenant que je t'ai arrachÙ les dents, vipØre, mords si tu peux. " Et il sortit de la chambre sans mÚme regarder en arriØre. A la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu'ils tenaient en main. " Messieurs, dit-il, l'ordre de Monseigneur, vous le savez, est de conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de La Pointe et de ne la quitter que lorsqu'elle sera Ð bord. " Comme ces paroles s'accordaient effectivement avec l'ordre qu'ils avaient re×u, ils inclinØrent la tÚte en signe d'assentiment. Quant Ð Athos, il se mit lÙgØrement en selle et partit au galop ; seulement, au lieu de suivre la route, il prit Ð travers champs, piquant avec vigueur son cheval et de temps en temps s'arrÚtant pour Ùcouter. Dans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de plusieurs chevaux. Il ne douta point que ce ne fët le cardinal et son escorte. Aussität il fit une nouvelle pointe en avant, bouchonna son cheval avec de la bruyØre et des feuilles d'arbres, et vint se mettre en travers de la route Ð deux cents pas du camp Ð peu prØs. " Qui vive ? cria-t-il, de loin quand il aper×ut les cavaliers. -- C'est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal. -- Oui, Monseigneur, rÙpondit Athos. C'est lui-mÚme. -- Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous mes remerciements pour la bonne garde que vous nous avez faite ; Messieurs, nous voici arrivÙs : prenez la porte Ð gauche, le mot d'ordre est Roi et RÙ . " En disant ces mots, le cardinal salua de la tÚte les trois amis, et prit Ð droite suivi de son Ùcuyer ; car, cette nuit-lÐ, lui-mÚme couchait au camp. " Eh bien, dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque le cardinal fut hors de la portÙe de la voix, eh bien ! il a signÙ le papier qu'elle demandait. -- Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici. " Et les trois amis n'ÙchangØrent plus une seule parole jusqu'Ð leur quartier, exceptÙ pour donner le mot d'ordre aux sentinelles. Seulement, on envoya Mousqueton dire Ð Planchet que son maÞtre Ùtait priÙ, en relevant de tranchÙe, de se rendre Ð l'instant mÚme au logis des mousquetaires. D'un autre cätÙ, comme l'avait prÙvu Athos, Milady, en retrouvant Ð la porte les hommes qui l'attendaient, ne fit aucune difficultÙ de les suivre ; elle avait bien eu l'envie un instant de se faire reconduire devant le cardinal et de lui tout raconter, mais une rÙvÙlation de sa part amenait une rÙvÙlation de la part d'Athos : elle dirait bien qu'Athos l'avait pendue, mais Athos dirait qu'elle Ùtait marquÙe ; elle pensa qu'il valait donc encore mieux garder le silence, partir discrØtement, accomplir avec son habiletÙ ordinaire la mission difficile dont elle s'Ùtait chargÙe, puis, toutes les choses accomplies Ð la satisfaction du cardinal, venir lui rÙclamer sa vengeance. En consÙquence, aprØs avoir voyagÙ toute la nuit, Ð sept heures du matin elle Ùtait au fort de La Pointe, Ð huit heures elle Ùtait embarquÙe, et Ð neuf heures le bÒtiment, qui, avec des lettres de marque du cardinal, Ùtait censÙ Útre en partance pour Bayonne, levait l'ancre et faisait voile pour l'Angleterre. CHAPITRE XLVI. LE BASTION SAINT-GERVAIS En arrivant chez ses trois amis, d'Artagnan les trouva rÙunis dans la mÚme chambre : Athos rÙflÙchissait, Porthos frisait sa moustache, Aramis disait ses priØres dans un charmant petit livre d'heures reliÙ en velours bleu. " Pardieu, Messieurs ! dit-il, j'espØre que ce que vous avez Ð me dire en vaut la peine, sans cela je vous prÙviens que je ne vous pardonnerai pas de m'avoir fait venir, au lieu de me laisser reposer aprØs une nuit passÙe Ð prendre et Ð dÙmanteler un bastion. Ah ! que n'Ùtiez-vous lÐ, Messieurs ! il y a fait chaud ! -- Nous Ùtions ailleurs, oé il ne faisait pas froid non plus ! rÙpondit Porthos tout en faisant prendre Ð sa moustache un pli qui lui Ùtait particulier. -- Chut ! dit Athos. -- Oh ! oh ! fit d'Artagnan comprenant le lÙger froncement de sourcils du mousquetaire, il paraÞt qu'il y a du nouveau ici. -- Aramis, dit Athos, vous avez ÙtÙ dÙjeuner avant-hier Ð l'auberge du Parpaillot, je crois ? -- Oui. -- Comment est-on lÐ ? -- Mais, j'y ai fort mal mangÙ pour mon compte, avant-hier Ùtait un jour maigre, et ils n'avaient que du gras. -- Comment ! dit Athos, dans un port de mer ils n'ont pas de poisson ? -- Ils disent, reprit Aramis en se remettant Ð sa pieuse lecture, que la digue que fait bÒtir M. le cardinal le chasse en pleine mer. -- Mais, ce n'est pas cela que je vous demandais, Aramis, reprit Athos ; je vous demandais si vous aviez ÙtÙ bien libre, et si personne ne vous avait dÙrangÙ ? -- Mais il me semble que nous n'avons pas eu trop d'importuns ; oui, au fait, pour ce que vous voulez dire, Athos, nous serons assez bien au Parpaillot. -- Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici les murailles sont comme des feuilles de papier. " D'Artagnan, qui Ùtait habituÙ aux maniØres de faire de son ami, et qui reconnaissait tout de suite Ð une parole, Ð un geste, Ð un signe de lui, que les circonstances Ùtaient graves, prit le bras d'Athos et sortit avec lui sans rien dire ; Porthos suivit en devisant avec Aramis. En route, on rencontra Grimaud, Athos lui fit signe de suivre ; Grimaud, selon son habitude, obÙit en silence ; le pauvre gar×on avait Ð peu prØs fini par dÙsapprendre de parler. On arriva Ð la buvette du Parpaillot : il Ùtait sept heures du matin, le jour commen×ait Ð paraÞtre ; les trois amis commandØrent Ð dÙjeuner, et entrØrent dans une salle oé, au dire de l'häte, ils ne devaient pas Útre dÙrangÙs. Malheureusement l'heure Ùtait mal choisie pour un conciliabule ; on venait de battre la diane, chacun secouait le sommeil de la nuit, et, pour chasser l'air humide du matin, venait boire la goutte Ð la buvette : dragons, Suisses, gardes, mousquetaires, chevau-lÙgers se succÙdaient avec une rapiditÙ qui devait trØs bien faire les affaires de l'häte, mais qui remplissait fort mal les vues des quatre amis. Aussi rÙpondaient-ils d'une maniØre fort maussade aux saluts, aux toasts et aux lazzi de leurs compagnons. " Allons ! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne querelle, et nous n'avons pas besoin de cela en ce moment. D'Artagnan, racontez- nous votre nuit ; nous vous raconterons la nätre aprØs. -- En effet, dit un chevau-lÙger qui se dandinait en tenant Ð la main un verre d'eau-de-vie qu'il dÙgustait lentement ; en effet, vous Ùtiez de tranchÙe cette nuit, Messieurs les gardes, et il me semble que vous avez eu maille Ð partir avec les Rochelois ? " D'Artagnan regarda Athos pour savoir s'il devait rÙpondre Ð cet intrus qui se mÚlait Ð la conversation. " Eh bien, dit Athos, n'entends-tu pas M. de Busigny qui te fait l'honneur de t'adresser la parole ? Raconte ce qui s'est passÙ cette nuit, puisque ces Messieurs dÙsirent le savoir. -- N'avre-bous bas bris un pastion ? demanda un Suisse qui buvait du rhum dans un verre Ð biØre. -- Oui, Monsieur, rÙpondit d'Artagnan en s'inclinant, nous avons eu cet honneur, nous avons mÚme, comme vous avez pu l'entendre, introduit sous un des angles un baril de poudre qui, en Ùclatant, a fait une fort jolie brØche ; sans compter que, comme le bastion n'Ùtait pas d'hier, tout le reste de la bÒtisse s'en est trouvÙ fort ÙbranlÙ. -- Et quel bastion est-ce ? demanda un dragon qui tenait enfilÙe Ð son sabre une oie qu'il apportait pour qu'on la fÞt cuire. -- Le bastion Saint-Gervais, rÙpondit d'Artagnan, derriØre lequel les Rochelois inquiÙtaient nos travailleurs. -- Et l'affaire a ÙtÙ chaude ? -- Mais, oui ; nous y avons perdu cinq hommes, et les Rochelois huit ou dix. -- Balzampleu ! fit le Suisse, qui, malgrÙ l'admirable collection de jurons que possØde la langue allemande, avait pris l'habitude de jurer en fran×ais. -- Mais il est probable, dit le chevau-lÙger, qu'ils vont, ce matin, envoyer des pionniers pour remettre le bastion en Ùtat. -- Oui, c'est probable, dit d'Artagnan. -- Messieurs, dit Athos, un pari ! -- Ah ! woui ! un bari ! dit le Suisse. -- Lequel ? demanda le chevau-lÙger. -- Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une broche sur les deux grands chenets de fer qui soutenaient le feu de la cheminÙe, j'en suis. Hätelier de malheur ! une lØchefrite tout de suite, que je ne perde pas une goutte de la graisse de cette estimable volaille. -- Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t'oie, il est trØs ponne avec des gonfitures. -- LÐ ! dit le dragon. Maintenant, voyons le pari ! Nous Ùcoutons, Monsieur Athos ! -- Oui, le pari ! dit le chevau-lÙger. -- Eh bien, Monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit Athos, que mes trois compagnons, MM. Porthos, Aramis, d'Artagnan et moi, nous allons dÙjeuner dans le bastion Saint-Gervais et que nous y tenons une heure, montre Ð la main, quelque chose que l'ennemi fasse pour nous dÙloger. " Porthos et Aramis se regardØrent, ils commen×aient Ð comprendre. " Mais, dit d'Artagnan en se penchant Ð l'oreille d'Athos, tu vas nous faire tuer sans misÙricorde. -- Nous sommes bien plus tuÙs, rÙpondit Athos, si nous n'y allons pas. -- Ah ! ma foi ! Messieurs, dit Porthos en se renversant sur sa chaise et frisant sa moustache, voici un beau pari, j'espØre. -- Aussi je l'accepte, dit M. de Busigny ; maintenant il s'agit de fixer l'enjeu. -- Mais vous Útes quatre, Messieurs, dit Athos, nous sommes quatre ; un dÞner Ð discrÙtion pour huit, cela vous va-t-il ? -- A merveille, reprit M. de Busigny. -- Parfaitement, dit le dragon. -- Ca me fa " , dit le Suisse. Le quatriØme auditeur, qui, dans toute cette conversation, avait jouÙ un räle muet, fit un signe de la tÚte en signe qu'il acquies×ait Ð la proposition. " Le dÙjeuner de ces Messieurs est prÚt, dit l'häte. -- Eh bien, apportez-le " , dit Athos. L'häte obÙit. Athos appela Grimaud, lui montra un grand panier qui gisait dans un coin et fit le geste d'envelopper dans les serviettes les viandes apportÙes. Grimaud comprit Ð l'instant mÚme qu'il s'agissait d'un dÙjeuner sur l'herbe, prit le panier, empaqueta les viandes, y joignit les bouteilles et prit le panier Ð son bras. " Mais oé allez-vous manger mon dÙjeuner ? dit l'häte. -- Que vous importe, dit Athos, pourvu qu'on vous le paie ? " Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table. " Faut-il vous rendre, mon officier ? dit l'häte. -- Non ; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Champagne et la diffÙrence sera pour les serviettes. " L'häte ne faisait pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait cru d'abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives deux bouteilles de vin d'Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de Champagne. " Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien rÙgler votre montre sur la mienne, ou me permettre de rÙgler la mienne sur la vätre ? -- A merveille, Monsieur ! dit le chevau-lÙger en tirant de son gousset une fort belle montre entourÙe de diamants ; sept heures et demie, dit- il. -- Sept heures trente-cinq minutes, dit Athos ; nous saurons que j'avance de cinq minutes sur vous, Monsieur. " Et, saluant les assistants Ùbahis, les quatre jeunes gens prirent le chemin du bastion Saint-Gervais, suivis de Grimaud, qui portait le panier, ignorant oé il allait, mais, dans l'obÙissance passive dont il avait pris l'habitude avec Athos, ne songeait pas mÚme Ð le demander. Tant qu'ils furent dans l'enceinte du camp, les quatre amis n'ÙchangØrent pas une parole ; d'ailleurs ils Ùtaient suivis par les curieux, qui, connaissant le pari engagÙ, voulaient savoir comment ils s'en tireraient. Mais une fois qu'ils eurent franchi la ligne de circonvallation et qu'ils se trouvØrent en plein air, d'Artagnan, qui ignorait complØtement ce dont il s'agissait, crut qu'il Ùtait temps de demander une explication. " Et maintenant, mon cher Athos, dit-il, faites-moi l'amitiÙ de m'apprendre oé nous allons ? -- Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion. -- Mais qu'y allons-nous faire ? -- Vous le savez bien, nous y allons dÙjeuner. -- Mais pourquoi n'avons-nous pas dÙjeunÙ au Parpaillot ? -- Parce que nous avons des choses fort importantes Ð nous dire, et qu'il Ùtait impossible de causer cinq minutes dans cette auberge avec tous ces importuns qui vont, qui viennent, qui saluent, qui accostent ; ici, du moins, continua Athos en montrant le bastion, on ne viendra pas nous dÙranger. -- Il me semble, dit d'Artagnan avec cette prudence qui s'alliait si bien et si naturellement chez lui Ð une excessive bravoure, il me semble que nous aurions pu trouver quelque endroit ÙcartÙ dans les dunes, au bord de la mer. -- Oé l'on nous aurait vus confÙrer tous les quatre ensemble, de sorte qu'au bout d'un quart d'heure le cardinal eët ÙtÙ prÙvenu par ses espions que nous tenions conseil. -- Oui, dit Aramis, Athos a raison : Animadvertuntur in desertis . -- Un dÙsert n'aurait pas ÙtÙ mal, dit Porthos, mais il s'agissait de le trouver. -- Il n'y a pas de dÙsert oé un oiseau ne puisse passer au-dessus de la tÚte, oé un poisson ne puisse sauter au-dessus de l'eau, oé un lapin ne puisse partir de son gÞte, et je crois qu'oiseau, poisson, lapin, tout s'est fait espion du cardinal. Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise, devant laquelle d'ailleurs nous ne pouvons plus reculer sans honte ; nous avons fait un pari, un pari qui ne pouvait Útre prÙvu, et dont je dÙfie qui que ce soit de deviner la vÙritable cause : nous allons, pour le gagner, tenir une heure dans le bastion. Ou nous serons attaquÙs, ou nous ne le serons pas. Si nous ne le sommes pas, nous aurons tout le temps de causer et personne ne nous entendra, car je rÙponds que les murs de ce bastion n'ont pas d'oreilles ; si nous le sommes, nous causerons de nos affaires tout de mÚme, et de plus, tout en nous dÙfendant, nous nous couvrons de gloire. Vous voyez bien que tout est bÙnÙfice. -- Oui, dit d'Artagnan, mais nous attraperons indubitablement une balle. -- Eh ! mon cher, dit Athos, vous savez bien que les balles les plus Ð craindre ne sont pas celles de l'ennemi. -- Mais il me semble que pour une pareille expÙdition, nous aurions dë au moins emporter nos mousquets. -- Vous Útes un niais, ami Porthos ; pourquoi nous charger d'un fardeau inutile ? -- Je ne trouve pas inutile en face de l'ennemi un bon mousquet de calibre, douze cartouches et une poire Ð poudre. -- Oh ! bien, dit Athos, n'avez-vous pas entendu ce qu'a dit d'Artagnan ? -- Qu'a dit d'Artagnan ? demanda Porthos. -- D'Artagnan a dit que dans l'attaque de cette nuit il y avait eu huit ou dix Fran×ais de tuÙs et autant de Rochelois. -- AprØs ? -- On n'a pas eu le temps de les dÙpouiller, n'est-ce pas ? attendu qu'on avait autre chose pour le moment de plus pressÙ Ð faire. -- Eh bien ? -- Eh bien, nous allons trouver leurs mousquets, leurs poires Ð poudre et leurs cartouches, et au lieu de quatre mousquetons et de douze balles, nous allons avoir une quinzaine de fusils et une centaine de coups Ð tirer. -- O Athos ! dit Aramis, tu es vÙritablement un grand homme ! " Porthos inclina la tÚte en signe d'adhÙsion. D'Artagnan seul ne paraissait pas convaincu. Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune homme ; car, voyant que l'on continuait de marcher vers le bastion, chose dont il avait doutÙ jusqu'alors, il tira son maÞtre par le pan de son habit. " Oé allons-nous ? " demanda-t-il par geste. Athos lui montra le bastion. " Mais, dit toujours dans le mÚme dialecte le silencieux Grimaud, nous y laisserons notre peau. " Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel. Grimaud posa son panier Ð terre et s'assit en secouant la tÚte. Athos prit Ð sa ceinture un pistolet, regarda s'il Ùtait bien amorcÙ, l'arma et approcha le canon de l'oreille de Grimaud. Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort. Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher devant. Grimaud obÙit. Tout ce qu'avait gagnÙ le pauvre gar×on Ð cette pantomime d'un instant, c'est qu'il Ùtait passÙ de l'arriØre-garde Ð l'avant-garde. ArrivÙs au bastion, les quatre amis se retournØrent. Plus de trois cents soldats de toutes armes Ùtaient assemblÙs Ð la porte du camp, et dans un groupe sÙparÙ on pouvait distinguer M. de Busigny, le dragon, le Suisse et le quatriØme parieur. Athos äta son chapeau, le mit au bout de son ÙpÙe et l'agita en l'air. Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnant cette politesse d'un grand hourra qui arriva jusqu'Ð eux. AprØs quoi, ils disparurent tous quatre dans le bastion, oé les avait dÙjÐ prÙcÙdÙs Grimaud. CHAPITRE XLVII. LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES Comme l'avait prÙvu Athos, le bastion n'Ùtait occupÙ que par une douzaine de morts tant Fran×ais que Rochelois. " Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de l'expÙdition, tandis que Grimaud va mettre la table, commen×ons par recueillir les fusils et les cartouches ; nous pouvons d'ailleurs causer tout en accomplissant cette besogne. Ces Messieurs, ajouta-t-il en montrant les morts, ne nous Ùcoutent pas. -- Mais nous pourrions toujours les jeter dans le fossÙ, dit Porthos, aprØs toutefois nous Útre assurÙs qu'ils n'ont rien dans leurs poches. -- Oui, dit Aramis, c'est l'affaire de Grimaud. -- Ah ! bien alors, dit d'Artagnan, que Grimaud les fouille et les jette par-dessus les murailles. -- Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir. -- Ces morts peuvent nous servir ? dit Porthos. Ah ×Ð ! vous devenez fou, cher ami. -- Ne jugez pas tÙmÙrairement, disent l'Evangile et M. le cardinal, rÙpondit Athos ; combien de fusils, Messieurs ? -- Douze, rÙpondit Aramis. -- Combien de coups Ð tirer ? -- Une centaine. -- C'est tout autant qu'il nous en faut ; chargeons les armes. " Les quatre mousquetaires se mirent Ð la besogne. Comme ils achevaient de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe que le dÙjeuner Ùtait servi. Athos rÙpondit, toujours par geste, que c'Ùtait bien, et indiqua Ð Grimaud une espØce de poivriØre oé celui-ci comprit qu'il se devait tenir en sentinelle. Seulement, pour adoucir l'ennui de la faction, Athos lui permit d'emporter un pain, deux cätelettes et une bouteille de vin. " Et maintenant, Ð table " , dit Athos. Les quatre amis s'assirent Ð terre, les jambes croisÙes, comme les Turcs ou comme les tailleurs. " Ah ! maintenant, dit d'Artagnan, que tu n'as plus la crainte d'Útre entendu, j'espØre que tu vas nous faire part de ton secret, Athos. -- J'espØre que je vous procure Ð la fois de l'agrÙment et de la gloire, Messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une promenade charmante ; voici un dÙjeuner des plus succulents, et cinq cents personnes lÐ-bas, comme vous pouvez les voir Ð travers les meurtriØres, qui nous prennent pour des fous ou pour des hÙros, deux classes d'imbÙciles qui se ressemblent assez. -- Mais ce secret ? demanda d'Artagnan. -- Le secret, dit Athos, c'est que j'ai vu Milady hier soir. " D'Artagnan portait son verre Ð ses lØvres ; mais Ð ce nom de Milady, la main lui trembla si fort, qu'il le posa Ð terre pour ne pas en rÙpandre le contenu. " Tu as vu ta fem... -- Chut donc ! interrompit Athos : vous oubliez, mon cher, que ces Messieurs ne sont pas initiÙs comme vous dans le secret de mes affaires de mÙnage ; j'ai vu Milady. -- Et oé cela ? demanda d'Artagnan. -- A deux lieues d'ici Ð peu prØs, Ð l'auberge du Colombier-Rouge. -- En ce cas je suis perdu, dit d'Artagnan. -- Non, pas tout Ð fait encore, reprit Athos ; car, Ð cette heure, elle doit avoir quittÙ les cätes de France. " D'Artagnan respira. " Mais au bout du compte, demanda Porthos, qu'est-ce donc que cette Milady ? -- Une femme charmante, dit Athos en dÙgustant un verre de vin mousseux. Canaille d'hätelier ! s'Ùcria-t-il, qui nous donne du vin d'Anjou pour du vin de Champagne, et qui croit que nous nous y laisserons prendre ! Oui, continua-t-il, une femme charmante qui a eu des bontÙs pour notre ami d'Artagnan, qui lui a fait je ne sais quelle noirceur dont elle a essayÙ de se venger, il y a un mois en voulant le faire tuer Ð coups de mousquet, il y a huit jours en essayant de l'empoisonner, et hier en demandant sa tÚte au cardinal. -- Comment ! en demandant ma tÚte au cardinal ? s'Ùcria d'Artagnan, pÒle de terreur. -- Ca, dit Porthos, c'est vrai comme l'Evangile ; je l'ai entendu de mes deux oreilles. -- Moi aussi, dit Aramis. -- Alors, dit d'Artagnan en laissant tomber son bras avec dÙcouragement, il est inutile de lutter plus longtemps ; autant que je me brële la cervelle et que tout soit fini ! -- C'est la derniØre sottise qu'il faut faire, dit Athos, attendu que c'est la seule Ð laquelle il n'y ait pas de remØde. -- Mais je n'en rÙchapperai jamais, dit d'Artagnan, avec des ennemis pareils. D'abord mon inconnu de Meung ; ensuite de Wardes, Ð qui j'ai donnÙ trois coups d'ÙpÙe ; puis Milady, dont j'ai surpris le secret ; enfin, le cardinal, dont j'ai fait Ùchouer la vengeance. -- Eh bien, dit Athos, tout cela ne fait que quatre, et nous sommes quatre, un contre un. Pardieu ! si nous en croyons les signes que nous fait Grimaud, nous allons avoir affaire Ð un bien plus grand nombre de gens. Qu'y a-t-il, Grimaud ? ConsidÙrant la gravitÙ de la circonstance, je vous permets de parler, mon ami, mais soyez laconique je vous prie. Que voyez-vous ? -- Une troupe. -- De combien de personnes ? -- De vingt hommes. -- Quels hommes ? -- Seize pionniers, quatre soldats. -- A combien de pas sont-ils ? -- A cinq cents pas. -- Bon, nous avons encore le temps d'achever cette volaille et de boire un verre de vin Ð ta santÙ, d'Artagnan ! -- A ta santÙ ! rÙpÙtØrent Porthos et Aramis. -- Eh bien donc, Ð ma santÙ ! quoique je ne croie pas que vos souhaits me servent Ð grand-chose. -- Bah ! dit Athos, Dieu est grand, comme disent les sectateurs de Mahomet, et l'avenir est dans ses mains. " Puis, avalant le contenu de son verre, qu'il posa prØs de lui, Athos se leva nonchalamment, prit le premier fusil venu et s'approcha d'une meurtriØre. Porthos, Aramis et d'Artagnan en firent autant. Quant Ð Grimaud, il re×ut l'ordre de se placer derriØre les quatre amis afin de recharger les armes. Au bout d'un instant on vit paraÞtre la troupe ; elle suivait une espØce de boyau de tranchÙe qui Ùtablissait une communication entre le bastion et la ville. " Pardieu ! dit Athos, c'est bien la peine de nous dÙranger pour une vingtaine de dräles armÙs de pioches, de hoyaux et de pelles ! Grimaud n'aurait eu qu'Ð leur faire signe de s'en aller, et je suis convaincu qu'ils nous eussent laissÙs tranquilles. -- J'en doute, observa d'Artagnan, car ils avancent fort rÙsolument de ce cätÙ. D'ailleurs, il y a avec les travailleurs quatre soldats et un brigadier armÙs de mousquets. -- C'est qu'ils ne nous ont pas vus, reprit Athos. -- Ma foi ! dit Aramis, j'avoue que j'ai rÙpugnance Ð tirer sur ces pauvres diables de bourgeois. -- Mauvais prÚtre, rÙpondit Porthos, qui a pitiÙ des hÙrÙtiques ! -- En vÙritÙ, dit Athos, Aramis a raison, je vais les prÙvenir. -- Que diable faites-vous donc ? s'Ùcria d'Artagnan, vous allez vous faire fusiller, mon cher. " Mais Athos ne tint aucun compte de l'avis, et, montant sur la brØche, son fusil d'une main et son chapeau de l'autre : " Messieurs, dit-il en s'adressant aux soldats et aux travailleurs, qui, ÙtonnÙs de son apparition, s'arrÚtaient Ð cinquante pas environ du bastion, et en les saluant courtoisement, Messieurs, nous sommes, quelques amis et moi, en train de dÙjeuner dans ce bastion. Or, vous savez que rien n'est dÙsagrÙable comme d'Útre dÙrangÙ quand on dÙjeune ; nous vous prions donc, si vous avez absolument affaire ici, d'attendre que nous ayons fini notre repas, ou de repasser plus tard, Ð moins qu'il ne vous prenne la salutaire envie de quitter le parti de la rÙbellion et de venir boire avec nous Ð la santÙ du roi de France. -- Prends garde, Athos ! s'Ùcria d'Artagnan ; ne vois-tu pas qu'ils te mettent en joue ? -- Si fait, si fait, dit Athos, mais ce sont des bourgeois qui tirent fort mal, et qui n'ont garde de me toucher. " En effet, au mÚme instant quatre coups de fusil partirent, et les balles vinrent s'aplatir autour d'Athos, mais sans qu'une seule le touchÒt. Quatre coups de fusil leur rÙpondirent presque en mÚme temps, mais ils Ùtaient mieux dirigÙs que ceux des agresseurs, trois soldats tombØrent tuÙs raide, et un des travailleurs fut blessÙ. " Grimaud, un autre mousquet ! " dit Athos toujours sur la brØche. Grimaud obÙit aussität. De leur cätÙ, les trois amis avaient chargÙ leurs armes ; une seconde dÙcharge suivit la premiØre : le brigadier et deux pionniers tombØrent morts, le reste de la troupe prit la fuite. " Allons, Messieurs, une sortie " , dit Athos. Et les quatre amis, s'Ùlan×ant hors du fort, parvinrent jusqu'au champ de bataille, ramassØrent les quatre mousquets des soldats et la demi- pique du brigadier ; et, convaincus que les fuyards ne s'arrÚteraient qu'Ð la ville, reprirent le chemin du bastion, rapportant les trophÙes de leur victoire. " Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et nous, Messieurs, reprenons notre dÙjeuner et continuons notre conversation. Oé en Ùtions-nous ? -- Je me le rappelle, dit d'Artagnan, qui se prÙoccupait fort de l'itinÙraire que devait suivre Milady. -- Elle va en Angleterre, rÙpondit Athos. -- Et dans quel but ? -- Dans le but d'assassiner ou de faire assassiner Buckingham. " D'Artagnan poussa une exclamation de surprise et d'indignation. " Mais c'est infÒme ! s'Ùcria-t-il. -- Oh ! quant Ð cela, dit Athos, je vous prie de croire que je m'en inquiØte fort peu. Maintenant que vous avez fini, Grimaud, continua Athos, prenez la demi-pique de notre brigadier, attachez-y une serviette et plantez-la au haut de notre bastion, afin que ces rebelles de Rochelois voient qu'ils ont affaire Ð de braves et loyaux soldats du roi. " Grimaud obÙit sans rÙpondre. Un instant aprØs le drapeau blanc flottait au-dessus de la tÚte des quatre amis ; un tonnerre d'applaudissements salua son apparition ; la moitiÙ du camp Ùtait aux barriØres. " Comment ! reprit d'Artagnan, tu t'inquiØtes fort peu qu'elle tue ou qu'elle fasse tuer Buckingham ? Mais le duc est notre ami. -- Le duc est Anglais, le duc combat contre nous ; qu'elle fasse du duc ce qu'elle voudra, je m'en soucie comme d'une bouteille vide. " Et Athos envoya Ð quinze pas de lui une bouteille qu'il tenait, et dont il venait de transvaser jusqu'Ð la derniØre goutte dans son verre. " Un instant, dit d'Artagnan, je n'abandonne pas Buckingham ainsi ; il nous avait donnÙ de fort beaux chevaux. -- Et surtout de fort belles selles, ajouta Porthos, qui, Ð ce moment mÚme, portait Ð son manteau le galon de la sienne. -- Puis, observa Aramis, Dieu veut la conversion et non la mort du pÙcheur. -- Amen , dit Athos, et nous reviendrons lÐ-dessus plus tard, si tel est votre plaisir ; mais ce qui, pour le moment, me prÙoccupait le plus, et je suis sër que tu me comprendras, d'Artagnan, c'Ùtait de reprendre Ð cette femme une espØce de blanc-seing qu'elle avait extorquÙ au cardinal, et Ð l'aide duquel elle devait impunÙment se dÙbarrasser de toi et peut-Útre de nous. -- Mais c'est donc un dÙmon que cette crÙature ? dit Porthos en tendant son assiette Ð Aramis, qui dÙcoupait une volaille. -- Et ce blanc-seing, dit d'Artagnan, ce blanc-seing est-il restÙ entre ses mains ? -- Non, il est passÙ dans les miennes ; je ne dirai pas que ce fut sans peine, par exemple, car je mentirais. -- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je ne compte plus les fois que je vous dois la vie. -- Alors c'Ùtait donc pour venir prØs d'elle que vous nous avez quittÙs ? demanda Aramis. -- Justement. -- Et tu as cette lettre du cardinal ? dit d'Artagnan. -- La voici " , dit Athos. Et il tira le prÙcieux papier de la poche de sa casaque. D'Artagnan le dÙplia d'une main dont il n'essayait pas mÚme de dissimuler le tremblement et lut : " C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du prÙsent a fait ce qu'il a fait. " " 5 dÙcembre 1627 " " RICHELIEU. " " En effet, dit Aramis, c'est une absolution dans toutes les rØgles. -- Il faut dÙchirer ce papier, s'Ùcria d'Artagnan, qui semblait lire sa sentence de mort. -- Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver prÙcieusement, et je ne donnerais pas ce papier quand on le couvrirait de piØces d'or. -- Et que va-t-elle faire maintenant ? demanda le jeune homme. -- Mais, dit nÙgligemment Athos, elle va probablement Ùcrire au cardinal qu'un damnÙ mousquetaire, nommÙ Athos, lui a arrachÙ son sauf-conduit ; elle lui donnera dans la mÚme lettre le conseil de se dÙbarrasser, en mÚme temps que de lui, de ses deux amis, Porthos et Aramis ; le cardinal se rappellera que ce sont les mÚmes hommes qu'il rencontre toujours sur son chemin ; alors, un beau matin, il fera arrÚter d'Artagnan, et, pour qu'il ne s'ennuie pas tout seul, il nous enverra lui tenir compagnie Ð la Bastille. -- Ah ×Ð, mais ! dit Porthos, il me semble que vous faites lÐ de tristes plaisanteries, mon cher. -- Je ne plaisante pas, rÙpondit Athos. -- Savez-vous, dit Porthos, que tordre le cou Ð cette damnÙe Milady serait un pÙchÙ moins grand que de le tordre Ð ces pauvres diables de huguenots, qui n'ont jamais commis d'autres crimes que de chanter en fran×ais des psaumes que nous chantons en latin ? -- Qu'en dit l'abbÙ ? demanda tranquillement Athos. -- Je dis que je suis de l'avis de Porthos, rÙpondit Aramis. -- Et moi donc ! fit d'Artagnan. -- Heureusement qu'elle est loin, observa Porthos ; car j'avoue qu'elle me gÚnerait fort ici. -- Elle me gÚne en Angleterre aussi bien qu'en France, dit Athos. -- Elle me gÚne partout, continua d'Artagnan. -- Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que ne l'avez-vous noyÙe, ÙtranglÙe, pendue ? Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. -- Vous croyez cela, Porthos ? rÙpondit le mousquetaire avec un sombre sourire que d'Artagnan comprit seul. -- J'ai une idÙe, dit d'Artagnan. -- Voyons, dirent les mousquetaires. -- Aux armes ! " cria Grimaud. Les jeunes gens se levØrent vivement et coururent aux fusils. Cette fois, une petite troupe s'avan×ait composÙe de vingt ou vingt- cinq hommes ; mais ce n'Ùtaient plus des travailleurs, c'Ùtaient des soldats de la garnison. " Si nous retournions au camp ? dit Porthos, il me semble que la partie n'est pas Ùgale. -- Impossible pour trois raisons, rÙpondit Athos : la premiØre, c'est que nous n'avons pas fini de dÙjeuner ; la seconde, c'est que nous avons encore des choses d'importance Ð dire ; la troisiØme, c'est qu'il s'en manque encore de dix minutes que l'heure ne soit ÙcoulÙe. -- Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrÚter un plan de bataille. -- Il est bien simple, rÙpondit Athos : aussität que l'ennemi est Ð portÙe de mousquet, nous faisons feu ; s'il continue d'avancer, nous faisons feu encore, nous faisons feu tant que nous avons des fusils chargÙs ; si ce qui reste de la troupe veut encore monter Ð l'assaut, nous laissons les assiÙgeants descendre jusque dans le fossÙ, et alors nous leur poussons sur la tÚte ce pan de mur qui ne tient plus que par un miracle d'Ùquilibre. -- Bravo ! s'Ùcria Porthos ; dÙcidÙment, Athos, vous Ùtiez nÙ pour Útre gÙnÙral, et le cardinal, qui se croit un grand homme de guerre, est bien peu de chose auprØs de vous. -- Messieurs, dit Athos, pas de double emploi, je vous prie ; visez bien chacun votre homme. -- Je tiens le mien, dit d'Artagnan. -- Et moi le mien, dit Porthos. -- Et moi idem, dit Aramis. -- Alors feu ! " dit Athos. Les quatre coups de fusil ne firent qu'une dÙtonation, et quatre hommes tombØrent. Aussität le tambour battit, et la petite troupe s'avan×a au pas de charge. Alors les coups de fusil se succÙdØrent sans rÙgularitÙ, mais toujours envoyÙs avec la mÚme justesse. Cependant, comme s'ils eussent connu la faiblesse numÙrique des amis, les Rochelois continuaient d'avancer au pas de course. Sur trois autres coups de fusil, deux hommes tombØrent ; mais cependant la marche de ceux qui restaient debout ne se ralentissait pas. ArrivÙs au bas du bastion, les ennemis Ùtaient encore douze ou quinze ; une derniØre dÙcharge les accueillit, mais ne les arrÚta point : ils sautØrent dans le fossÙ et s'apprÚtØrent Ð escalader la brØche. " Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en d'un coup : Ð la muraille ! Ð la muraille ! " Et les quatre amis, secondÙs par Grimaud, se mirent Ð pousser avec le canon de leurs fusils un Ùnorme pan de mur, qui s'inclina comme si le vent le poussait, et, se dÙtachant de sa base, tomba avec un bruit horrible dans le fossÙ : puis on entendit un grand cri, un nuage de poussiØre monta vers le ciel, et tout fut dit. " Les aurions-nous ÙcrasÙs depuis le premier jusqu'au dernier ? demanda Athos. -- Ma foi, cela m'en a l'air, dit d'Artagnan. -- Non, dit Porthos, en voilÐ deux ou trois qui se sauvent tout ÙclopÙs. " En effet, trois ou quatre de ces malheureux, couverts de boue et de sang, fuyaient dans le chemin creux et regagnaient la ville : c'Ùtait tout ce qui restait de la petite troupe. Athos regarda Ð sa montre. " Messieurs, dit-il, il y a une heure que nous sommes ici, et maintenant le pari est gagnÙ, mais il faut Útre beaux joueurs : d'ailleurs d'Artagnan ne nous a pas dit son idÙe. " Et le mousquetaire, avec son sang-froid habituel, alla s'asseoir devant les restes du dÙjeuner. " Mon idÙe ? dit d'Artagnan. -- Oui, vous disiez que vous aviez une idÙe, rÙpliqua Athos. -- Ah ! j'y suis, reprit d'Artagnan : je passe en Angleterre une seconde fois, je vais trouver M. de Buckingham et je l'avertis du complot tramÙ contre sa vie. -- Vous ne ferez pas cela, d'Artagnan, dit froidement Athos. -- Et pourquoi cela ? ne l'ai-je pas fait dÙjÐ ? -- Oui, mais Ð cette Ùpoque nous n'Ùtions pas en guerre ; Ð cette Ùpoque, M. de Buckingham Ùtait un alliÙ et non un ennemi : ce que vous voulez faire serait taxÙ de trahison. " D'Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut. " Mais, dit Porthos, il me semble que j'ai une idÙe Ð mon tour. -- Silence pour l'idÙe de M. Porthos ! dit Aramis. -- Je demande un congÙ Ð M. de TrÙville, sous un prÙtexte quelconque que vous trouverez : je ne suis pas fort sur les prÙtextes, moi. Milady ne me connaÞt pas, je m'approche d'elle sans qu'elle me redoute, et lorsque je trouve ma belle, je l'Ùtrangle. -- Eh bien, dit Athos, je ne suis pas trØs ÙloignÙ d'adopter l'idÙe de Porthos. -- Fi donc ! dit Aramis, tuer une femme ! Non, tenez, moi, j'ai la vÙritable idÙe. -- Voyons votre idÙe, Aramis ! demanda Athos, qui avait beaucoup de dÙfÙre