Lys, emportant la coupable et l'exÙcuteur ; tous les autres demeurØrent sur la rive droite, oé ils Ùtaient tombÙs Ð genoux. Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet d'un nuage pÒle qui surplombait l'eau en ce moment. On le vit aborder sur l'autre rive ; les personnages se dessinaient en noir sur l'horizon rougeÒtre. Milady, pendant le trajet, Ùtait parvenue Ð dÙtacher la corde qui liait ses pieds : en arrivant sur le rivage, elle sauta lÙgØrement Ð terre et prit la fuite. Mais le sol Ùtait humide ; en arrivant au haut du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux. Une idÙe superstitieuse la frappa sans doute ; elle comprit que le Ciel lui refusait son secours et resta dans l'attitude oé elle se trouvait, la tÚte inclinÙe et les mains jointes. Alors on vit, de l'autre rive, le bourreau lever lentement ses deux bras, un rayon de lune se reflÙta sur la lame de sa large ÙpÙe, les deux bras retombØrent ; on entendit le sifflement du cimeterre et le cri de la victime, puis une masse tronquÙe s'affaissa sous le coup. Alors le bourreau dÙtacha son manteau rouge, l'Ùtendit Ð terre, y coucha le corps, y jeta la tÚte, le noua par les quatre coins, le chargea sur son Ùpaule et remonta dans le bateau. ArrivÙ au milieu de la Lys, il arrÚta la barque, et suspendant son fardeau au-dessus de la riviØre : " Laissez passer la justice de Dieu ! " cria-t-il Ð haute voix. Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l'eau, qui se referma sur lui. Trois jours aprØs, les quatre mousquetaires rentraient Ð Paris ; ils Ùtaient restÙs dans les limites de leur congÙ, et le mÚme soir ils allØrent faire leur visite accoutumÙe Ð M. de TrÙville. " Eh bien, Messieurs, leur demanda le brave capitaine, vous Útes-vous bien amusÙs dans votre excursion ? -- Prodigieusement " , rÙpondit Athos, les dents serrÙes. CHAPITRE LXVII. CONCLUSION Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu'il avait faite au cardinal de quitter Paris pour revenir Ð La Rochelle, sortit de sa capitale tout Ùtourdi encore de la nouvelle qui venait de s'y rÙpandre que Buckingham venait d'Útre assassinÙ. Quoique prÙvenue que l'homme qu'elle avait tant aimÙ courait un danger, la reine, lorsqu'on lui annon×a cette mort, ne voulut pas la croire ; il lui arriva mÚme de s'Ùcrier imprudemment : " C'est faux ! il vient de m'Ùcrire. " Mais le lendemain il lui fallut bien croire Ð cette fatale nouvelle ; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre par les ordres du roi Charles Ier, arriva porteur du dernier et funØbre prÙsent que Buckingham envoyait Ð la reine. La joie du roi avait ÙtÙ trØs vive ; il ne se donna pas la peine de la dissimuler et la fit mÚme Ùclater avec affectation devant la reine. Louis XIII, comme tous les coeurs faibles, manquait de gÙnÙrositÙ. Mais bientät le roi redevint sombre et mal portant : son front n'Ùtait pas de ceux qui s'Ùclaircissent pour longtemps ; il sentait qu'en retournant au camp il allait reprendre son esclavage, et cependant il y retournait. Le cardinal Ùtait pour lui le serpent fascinateur et il Ùtait, lui, l'oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui Ùchapper. Aussi le retour vers La Rochelle Ùtait-il profondÙment triste. Nos quatre amis surtout faisaient l'Ùtonnement de leurs camarades ; ils voyageaient ensemble, cäte Ð cäte, l'oeil sombre et la tÚte baissÙe. Athos relevait seul de temps en temps son large front ; un Ùclair brillait dans ses yeux, un sourire amer passait sur ses lØvres, puis, pareil Ð ses camarades, il se laissait de nouveau aller Ð ses rÚveries. Aussität l'arrivÙe de l'escorte dans une ville, dØs qu'ils avaient conduit le roi Ð son logis, les quatre amis se retiraient ou chez eux ou dans quelque cabaret ÙcartÙ, oé ils ne jouaient ni ne buvaient ; seulement ils parlaient Ð voix basse en regardant avec attention si nul ne les Ùcoutait. Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler la pie, et que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de suivre la chasse, s'Ùtaient arrÚtÙs dans un cabaret sur la grande route, un homme, qui venait de La Rochelle Ð franc Ùtrier, s'arrÚta Ð la porte pour boire un verre de vin, et plongea son regard dans l'intÙrieur de la chambre oé Ùtaient attablÙs les quatre mousquetaires. " HolÐ ! Monsieur d'Artagnan ! dit-il, n'est-ce point vous que je vois lÐ-bas ? " D'Artagnan leva la tÚte et poussa un cri de joie. Cet homme qu'il appelait son fantäme, c'Ùtait son inconnu de Meung, de la rue des Fossoyeurs et d'Arras. D'Artagnan tira son ÙpÙe et s'Ùlan×a vers la porte. Mais cette fois, au lieu de fuir, l'inconnu s'Ùlan×a Ð bas de son cheval, et s'avan×a Ð la rencontre de d'Artagnan. " Ah ! Monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin ; cette fois vous ne m'Ùchapperez pas. -- Ce n'est pas mon intention non plus, Monsieur, car cette fois je vous cherchais ; au nom du roi, je vous arrÚte et dis que vous ayez Ð me rendre votre ÙpÙe, Monsieur, et cela sans rÙsistance ; il y va de la tÚte, je vous en avertis. -- Qui Útes-vous donc ? demanda d'Artagnan en baissant son ÙpÙe, mais sans la rendre encore. -- Je suis le chevalier de Rochefort, rÙpondit l'inconnu, l'Ùcuyer de M. le cardinal de Richelieu, et j'ai ordre de vous ramener Ð Son Eminence. -- Nous retournons auprØs de Son Eminence, Monsieur le chevalier, dit Athos en s'avan×ant, et vous accepterez bien la parole de M. d'Artagnan, qu'il va se rendre en droite ligne Ð La Rochelle. -- Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le ramØneront au camp. -- Nous lui en servirons, Monsieur, sur notre parole de gentilshommes ; mais sur notre parole de gentilshommes aussi, ajouta Athos en fron×ant le sourcil, M. d'Artagnan ne nous quittera pas. " Le chevalier de Rochefort jeta un coup d'oeil en arriØre et vit que Porthos et Aramis s'Ùtaient placÙs entre lui et la porte ; il comprit qu'il Ùtait complØtement Ð la merci de ces quatre hommes. " Messieurs, dit-il, si M. d'Artagnan veut me rendre son ÙpÙe, et joindre sa parole Ð la votre, je me contenterai de votre promesse de conduire M. d'Artagnan au quartier de Monseigneur le cardinal. -- Vous avez ma parole, Monsieur, dit d'Artagnan, et voici mon ÙpÙe. -- Cela me va d'autant mieux, ajouta Rochefort, qu'il faut que je continue mon voyage. -- Si c'est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c'est inutile, vous ne la retrouverez pas. -- Qu'est-elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort. -- Revenez au camp et vous le saurez. " Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n'Ùtait plus qu'Ð une journÙe de SurgØres, jusqu'oé le cardinal devait venir au-devant du roi, il rÙsolut de suivre le conseil d'Athos et de revenir avec eux. D'ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c'Ùtait de surveiller lui-mÚme son prisonnier. On se remit en route. Le lendemain, Ð trois heures de l'aprØs-midi, on arriva Ð SurgØres. Le cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le roi y ÙchangØrent force caresses, se fÙlicitØrent de l'heureux hasard qui dÙbarrassait la France de l'ennemi acharnÙ qui ameutait l'Europe contre elle. AprØs quoi, le cardinal, qui avait ÙtÙ prÙvenu par Rochefort que d'Artagnan Ùtait arrÚtÙ, et qui avait hÒte de le voir, prit congÙ du roi en l'invitant Ð venir voir le lendemain les travaux de la digue qui Ùtaient achevÙs. En revenant le soir Ð son quartier du pont de La Pierre, le cardinal trouva debout, devant la porte de la maison qu'il habitait, d'Artagnan sans ÙpÙe et les trois mousquetaires armÙs. Cette fois, comme il Ùtait en force, il les regarda sÙvØrement, et fit signe de l'oeil et de la main Ð d'Artagnan de le suivre. D'Artagnan obÙit. " Nous t'attendrons, d'Artagnan " , dit Athos assez haut pour que le cardinal l'entendÞt. Son Eminence fron×a le sourcil, s'arrÚta un instant, puis continua son chemin sans prononcer une seule parole. D'Artagnan entra derriØre le cardinal, et Rochefort derriØre d'Artagnan ; la porte fut gardÙe. Son Eminence se rendit dans la chambre qui lui servait de cabinet, et fit signe Ð Rochefort d'introduire le jeune mousquetaire. Rochefort obÙit et se retira. D'Artagnan resta seul en face du cardinal ; c'Ùtait sa seconde entrevue avec Richelieu, et il avoua depuis qu'il avait ÙtÙ bien convaincu que ce serait la derniØre. Richelieu resta debout, appuyÙ contre la cheminÙe, une table Ùtait dressÙe entre lui et d'Artagnan. " Monsieur, dit le cardinal, vous avez ÙtÙ arrÚtÙ par mes ordres. -- On me l'a dit, Monseigneur. -- Savez-vous pourquoi ? -- Non, Monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je pourrais Útre arrÚtÙ est encore inconnue de Son Eminence. " Richelieu regarda fixement le jeune homme. " Oh ! Oh ! dit-il, que veut dire cela ? -- Si Monseigneur veut m'apprendre d'abord les crimes qu'on m'impute, je lui dirai ensuite les faits que j'ai accomplis. -- On vous impute des crimes qui ont fait choir des tÚtes plus hautes que la vätre, Monsieur ! dit le cardinal. -- Lesquels, Monseigneur ? demanda d'Artagnan avec un calme qui Ùtonna le cardinal lui-mÚme. -- On vous impute d'avoir correspondu avec les ennemis du royaume, on vous impute d'avoir surpris les secrets de l'Etat, on vous impute d'avoir essayÙ de faire avorter les plans de votre gÙnÙral. -- Et qui m'impute cela, Monseigneur ? dit d'Artagnan, qui se doutait que l'accusation venait de Milady : une femme flÙtrie par la justice du pays, une femme qui a ÙpousÙ un homme en France et un autre en Angleterre, une femme qui a empoisonnÙ son second mari et qui a tentÙ de m'empoisonner moi-mÚme ! -- Que dites-vous donc lÐ ? Monsieur, s'Ùcria le cardinal ÙtonnÙ, et de quelle femme parlez-vous ainsi ? -- De Milady de Winter, rÙpondit d'Artagnan ; oui, de Milady de Winter, dont, sans doute, Votre Eminence ignorait tous les crimes lorsqu'elle l'a honorÙe de sa confiance. -- Monsieur, dit le cardinal, si Milady de Winter a commis les crimes que vous dites, elle sera punie. -- Elle l'est, Monseigneur. -- Et qui l'a punie ? -- Nous. -- Elle est en prison ? -- Elle est morte. -- Morte ! rÙpÙta le cardinal, qui ne pouvait croire Ð ce qu'il entendait : morte ! N'avez-vous pas dit qu'elle Ùtait morte ? -- Trois fois elle avait essayÙ de me tuer, et je lui avais pardonnÙ ;, mais elle a tuÙ la femme que j'aimais. Alors, mes amis et moi, nous l'avons prise, jugÙe et condamnÙe. " D'Artagnan alors raconta l'empoisonnement de Mme Bonacieux dans le couvent des CarmÙlites de BÙthune, le jugement dans la maison isolÙe, l'exÙcution sur les bords de la Lys. Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cependant ne frissonnait pas facilement. Mais tout Ð coup, comme subissant l'influence d'une pensÙe muette, la physionomie du cardinal, sombre jusqu'alors, s'Ùclaircit peu Ð peu et arriva Ð la plus parfaite sÙrÙnitÙ. " Ainsi, dit-il avec une voix dont la douceur contrastait avec la sÙvÙritÙ de ses paroles, vous vous Útes constituÙs juges, sans penser que ceux qui n'ont pas mission de punir et qui punissent sont des assassins ! -- Monseigneur, je vous jure que je n'ai pas eu un instant l'intention de dÙfendre ma tÚte contre vous. Je subirai le chÒtiment que Votre Eminence voudra bien m'infliger. Je ne tiens pas assez Ð la vie pour craindre la mort. -- Oui, je le sais, vous Útes un homme de coeur, Monsieur, dit le cardinal avec une voix presque affectueuse ; je puis donc vous dire d'avance que vous serez jugÙ, condamnÙ mÚme. -- Un autre pourrait rÙpondre Ð Votre Eminence qu'il a sa grÒce dans sa poche ; moi je me contenterai de vous dire : " Ordonnez, Monseigneur, je suis prÚt. " -- Votre grÒce ? dit Richelieu surpris. -- Oui, Monseigneur, dit d'Artagnan. -- Et signÙe de qui ? du roi ? " Et le cardinal pronon×a ces mots avec une singuliØre expression de mÙpris. " Non, de Votre Eminence. -- De moi ? vous Útes fou, Monsieur ? -- Monseigneur reconnaÞtra sans doute son Ùcriture. " Et d'Artagnan prÙsenta au cardinal le prÙcieux papier qu'Athos avait arrachÙ Ð Milady, et qu'il avait donnÙ Ð d'Artagnan pour lui servir de sauvegarde. Son Eminence prit le papier et lut d'une voix lente et en appuyant sur chaque syllabe : " C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du prÙsent a fait ce qu'il a fait. " "Au camp devant La Rochelle, ce 5 aoët 1628. " " RICHELIEU " Le cardinal, aprØs avoir lu ces deux lignes, tomba dans une rÚverie profonde, mais il ne rendit pas le papier Ð d'Artagnan. " Il mÙdite de quel genre de supplice il me fera mourir, se dit tout bas d'Artagnan ; Eh bien, ma foi ! il verra comment meurt un gentilhomme. " Le jeune mousquetaire Ùtait en excellente disposition pour trÙpasser hÙroßquement. Richelieu pensait toujours, roulait et dÙroulait le papier dans ses mains. Enfin il leva la tÚte, fixa son regard d'aigle sur cette physionomie loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce visage sillonnÙ de larmes toutes les souffrances qu'il avait endurÙes depuis un mois, et songea pour la troisiØme ou quatriØme fois combien cet enfant de vingt et un ans avait d'avenir, et quelles ressources son activitÙ, son courage et son esprit pouvaient offrir Ð un bon maÞtre. D'un autre cätÙ, les crimes, la puissance, le gÙnie infernal de Milady l'avaient plus d'une fois ÙpouvantÙ. Il sentait comme une joie secrØte d'Útre Ð jamais dÙbarrassÙ de ce complice dangereux. Il dÙchira lentement le papier que d'Artagnan lui avait si gÙnÙreusement remis. " Je suis perdu ! " , dit en lui-mÚme d'Artagnan. Et il s'inclina profondÙment devant le cardinal en homme qui dit : " Seigneur, que votre volontÙ soit faite ! " Le cardinal s'approcha de la table, et, sans s'asseoir, Ùcrivit quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers Ùtaient dÙjÐ remplis et y apposa son sceau . " Ceci est ma condamnation, dit d'Artagnan ; il m'Ùpargne l'ennui de la Bastille et les lenteurs d'un jugement. C'est encore fort aimable Ð lui. " " Tenez, Monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous ai pris un blanc-seing et je vous en rends un autre. Le nom manque sur ce brevet : vous l'Ùcrirez vous-mÚme. " D'Artagnan prit le papier en hÙsitant et jeta les yeux dessus. C'Ùtait une lieutenance dans les mousquetaires. D'Artagnan tomba aux pieds du cardinal. " Monseigneur, dit-il, ma vie est Ð vous ; disposez-en dÙsormais ; mais cette faveur que vous m'accordez, je ne la mÙrite pas : j'ai trois amis qui sont plus mÙritants et plus dignes... -- Vous Útes un brave gar×on, d'Artagnan, interrompit le cardinal en lui frappant familiØrement sur l'Ùpaule, charmÙ qu'il Ùtait d'avoir vaincu cette nature rebelle. Faites de ce brevet ce qu'il vous plaira. Seulement rappelez-vous que, quoique le nom soit en blanc, c'est Ð vous que je le donne. -- Je ne l'oublierai jamais, rÙpondit d'Artagnan, . Votre Eminence peut en Útre certaine. " Le cardinal se retourna et dit Ð haute voix : " Rochefort ! " Le chevalier, qui sans doute Ùtait derriØre la porte, entra aussität. " Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d'Artagnan ; je le re×ois au nombre de mes amis ; ainsi donc que l'on s'embrasse et que l'on soit sage si l'on tient Ð conserver sa tÚte. " Rochefort et d'Artagnan s'embrassØrent du bout des lØvres ; mais le cardinal Ùtait lÐ, qui les observait de son oeil vigilant. Ils sortirent de la chambre en mÚme temps. " Nous nous retrouverons, n'est-ce pas, Monsieur ? -- Quand il vous plaira, fit d'Artagnan. -- L'occasion viendra, rÙpondit Rochefort. -- Hein ? " fit Richelieu en ouvrant la porte. Les deux hommes se sourirent, se serrØrent la main et saluØrent Son Eminence. " Nous commencions Ð nous impatienter, dit Athos. -- Me voilÐ, mes amis ! rÙpondit d'Artagnan, non seulement libre, mais en faveur. -- Vous nous conterez cela ? -- DØs ce soir. " En effet, dØs le soir mÚme d'Artagnan se rendit au logis d'Athos, qu'il trouva en train de vider sa bouteille de vin d'Espagne, occupation qu'il accomplissait religieusement tous les soirs. Il lui raconta ce qui s'Ùtait passÙ entre le cardinal et lui, et tirant le brevet de sa poche : " Tenez, mon cher Athos, voilÐ, dit-il, qui vous revient tout naturellement. " Athos sourit de son doux et charmant sourire. " Amis, dit-il, pour Athos c'est trop ; pour le comte de La FØre, c'est trop peu. Gardez ce brevet, il est Ð vous ; hÙlas, mon Dieu ! vous l'avez achetÙ assez cher. " D'Artagnan sortit de la chambre d'Athos, et entra dans celle de Porthos. Il le trouva vÚtu d'un magnifique habit, couvert de broderies splendides, et se mirant dans une glace. " Ah ! ah ! dit Porthos, c'est vous, cher ami ! comment trouvez-vous que ce vÚtement me va ? -- A merveille, dit d'Artagnan, mais je viens vous proposer un habit qui vous ira mieux encore. -- Lequel ? demanda Porthos. -- Celui de lieutenant aux mousquetaires. " D'Artagnan raconta Ð Porthos son entrevue avec le cardinal, et tirant le brevet de sa poche : " Tenez, mon cher, dit-il, Ùcrivez votre nom lÐ-dessus, et soyez bon chef pour moi. " Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit Ð d'Artagnan, au grand Ùtonnement du jeune homme. " Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais je n'aurais pas assez longtemps Ð jouir de cette faveur. Pendant notre expÙdition de BÙthune, le mari de ma duchesse est mort ; de sorte que, mon cher, le coffre du dÙfunt me tendant les bras, j'Ùpouse la veuve. Tenez, j'essayais mon habit de noce ; gardez la lieutenance, mon cher, gardez. " Et il rendit le brevet Ð d'Artagnan. Le jeune homme entra chez Aramis. Il le trouva agenouillÙ devant un prie-Dieu, le front appuyÙ contre son livre d'heures ouvert. Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et tirant pour la troisiØme fois son brevet de sa poche : " Vous, notre ami, notre lumiØre, notre protecteur invisible, dit-il, acceptez ce brevet ; vous l'avez mÙritÙ plus que personne, par votre sagesse et vos conseils toujours suivis de si heureux rÙsultats. -- HÙlas, cher ami ! dit Aramis, nos derniØres aventures m'ont dÙgoëtÙ tout Ð fait de la vie d'homme d'ÙpÙe. Cette fois, mon parti est pris irrÙvocablement, aprØs le siØge j'entre chez les Lazaristes. Gardez ce brevet, d'Artagnan, le mÙtier des armes vous convient, vous serez un brave et aventureux capitaine. " D'Artagnan, l'oeil humide de reconnaissance et brillant de joie, revint Ð Athos, qu'il trouva toujours attablÙ et mirant son dernier verre de malaga Ð la lueur de la lampe. " Eh bien, dit-il, eux aussi m'ont refusÙ. -- C'est que personne, cher ami, n'en Ùtait plus digne que vous. " Il prit une plume, Ùcrivit sur le brevet le nom de d'Artagnan, et le lui remit. " Je n'aurai donc plus d'amis, dit le jeune homme, hÙlas ! plus rien, que d'amers souvenirs... " Et il laissa tomber sa tÚte entre ses deux mains, tandis que deux larmes roulaient le long de ses joues. " Vous Útes jeune, vous, rÙpondit Athos, et vos souvenirs amers ont le temps de se changer en doux souvenirs ! "