Arkadi et Boris Strougatski. L'Escargot sur la pente --------------------------------------------------------------- roman Traduit du russe par Michel P¹tris (c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970, Edition Champ Libre, Paris, 1972 OCR: Oleg Volkov, 1999 --------------------------------------------------------------- Au tournant, dans la profondeur de la trou¹e de la forºt, Le futur qui m'attend me sert de serment. On ne l'entra¾nera pas dans une discussion Et on ne l'amadouera pas par la caresse Il est grand ouvert, comme la forºt distendu, ° la rencontre. Boris Pasternak. Grimpe, grimpe doucement, Escargot, la pente du Fuji, Plus haut, jusqu'au sommet! Issa, fils de paysan. I De cette hauteur, la forºt ¹tait comme une luxuriante ¹cume mouchet¹e. Comme une immense ¹ponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un animal qui se serait un jour tapi dans l'attente puis se serait endormi et se serait couvert d'une mousse grossi¸re. Comme un masque informe pos¹ sur un visage que personne n'avait encore jamais vu. Perets quitta ses sandales et s'assit, ses pieds nus pendant dans le pr¹cipice. Il lui sembla que ses talons ¹taient tout d'un coup devenus humides, comme s'il les avait r¹ellement plong¹s dans le ti¸de brouillard lilas qui s'accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux qu'il avait ramass¹s, les disposa soigneusement ° cÄt¹ de lui, puis choisit le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et silencieux, endormi et indiff¹rent qui avalait pour toujours. L'¹tincelle blanche s'¹teignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun oeil ne s'entrouvrit pour le regarder. S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire ce que racontait la cuisini¸re uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia, et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d'aide ° la population locale ; s'il ne fallait pas croire ce que murmuraient le chauffeur Touzak et l'Inconnu du groupe de la P¹n¹tration du g¹nie ; si l'intuition humaine valait quelque chose et si enfin les esp¹rances pouvaient se r¹aliser au moins une fois dans la vie, alors, ° la septi¸me pierre, les buissons s'¹carteraient avec fracas derri¸re lui et dans la clairi¸re, sur l'herbe foul¹e, blanchie par la ros¹e, para¾trait le Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise ° passepoil mauve, respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne regarderait rien, ni la forºt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il se baisserait, plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en brassant l'air de ses larges mains et en faisant rouler ° chaque fois son ventre puissant sur son pantalon tandis qu'un air charg¹ d'acide carbonique et de nicotine s'¹chapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande ouverte. Derri¸re, les buissons s'¹cart¸rent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n'¹tait pas le Directeur, mais la personne famili¸re de Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l'Eradication. Il s'approcha lentement et s'arrºta ° deux enjamb¹es de Perets, abaissant vers lui ses yeux sombres et attentifs. Il savait ou soup·onnait quelque chose, quelque chose de tr¸s important, et ce savoir ou ce soup·on immobilisait les traits de son visage allong¹, visage p¹trifi¹ d'un homme qui apportait ici, sur l'°-pic, une ¹trange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne encore au monde ne la connaissait, mais il ¹tait manifeste que tout ¹tait radicalement chang¹, que tout ce qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun devrait d¹sormais donner tout ce dont il ¹tait capable. - A qui sont ces pantoufles? demanda-t-il en jetant un regard circulaire autour de lui. - Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales. Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes. - Tiens donc. Des sandales? Tr¸-¸s bien. Mais ° qui sont ces sandales? Il s'approcha de l'°-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula aussitÄt. - Quelqu'un est assis au bord de l'°-pic, commenta-t-il, avec des sandales pos¹es ° cÄt¹ de lui. La question qui se pose in¹vitablement est alors : ° qui sont les sandales et oÉ se trouve leur propri¹taire? - Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d'un air de doute son bloc-notes : - Les vÄtres? Donc, vous ºtes pieds nus. Pourquoi? - Pieds nus parce qu'il n'y a pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai fait tomber hier ma pantoufle droite et j'ai d¹cid¹ ° l'avenir de rester pieds nus. Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux ¹cart¹s : - Elle est l°-bas. Vous allez voir, avec un caillou... Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux. - De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il. Mais ·a ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous essayez de me tromper. D'ici, on ne peut voir une pantoufle - si du moins elle est r¹ellement l°-bas, et ·a c'est une autre question que nous examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez pas esp¹rer l'atteindre avec une pierre, mºme si vous aviez l'adresse n¹cessaire et si vous vouliez r¹ellement cela et cela seul : je parle du coup au but... Mais nous allons ¹claircir tout ·a. Il remonta les jambes de son pantalon, s'assit sur les talons et poursuivit : - Donc, vous ¹tiez l° hier aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il que ce soit la deuxi¸me fois que vous veniez au bord de l'°-pic, alors que les autres employ¹s de l'Administration, pour ne rien dire des sp¹cialistes surnum¹raires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel? Perets se fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il. Ce n'est pas du d¹fi ni de la m¹chancet¹, il ne faut pas y attacher d'importance. C'est simplement de l'ignorance. Il ne faut pas attacher d'importance ° l'ignorance, personne ne le fait. L'ignorance d¹f¸que sur la forºt. L'ignorance d¹f¸que toujours sur quelque chose. - Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forºt. Vous l'aimez? R¹pondez! - Et vous? demanda Perets. Domarochinier s'offensa et ouvrit son bloc-notes : - Ne vous oubliez pas! Vous savez tr¸s bien qui je suis. J'appartiens au groupe de l'Eradication, et votre r¹ponse, ou plus exactement votre contre-question, est donc absolument d¹pourvue de sens. Vous comprenez parfaitement que mon attitude envers la forºt est d¹termin¹e par la fonction que je remplis, mais qu'est-ce qui d¹termine la vÄtre? cela je ne le comprends pas tr¸s bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas id¹e d'ºtre aussi ¹tranger : rester assis au bord de l'°-pic, pieds nus, lancer des pierres... Pourquoi? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-ºtre, il y a des circonstances att¹nuantes, et en fin de compte vous n'avez rien ° craindre, n'est-ce pas Perets? - Non, dit Perets. C'est-°-dire ¹videment, oui. - Vous voyez. Le naturel dispara¾t d'un seul coup, et il n'existe plus. A qui est cette main, demandons-nous? OÉ lance-t-elle une pierre? Ou peut-ºtre ° qui? Ou encore sur qui? Et pourquoi? Et comment pouvez-vous rester assis au bord de l'°-pic? Est-ce inn¹ chez vous ou bien vous ºtes-vous sp¹cialement entra¾n¹? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au bord de l'°-pic. Et je n'ose mºme pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y entra¾ner. La tºte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de s'asseoir au bord de l'°-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la forºt. Montrez-moi s'il vous pla¾t votre laissez-passer, Perets. - Je n'en ai pas. - Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi? - Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout. - C'est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On m'en a donn¹, on lui en a donn¹, on leur en a donn¹, on en a donn¹ ° beaucoup d'autres encore, et ° vous on ne veut pas vous en donner. Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez d¹charn¹ de Domarochinier s'¹chappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse. - Sans doute parce que je suis ¹tranger, sugg¹ra Perets. C'est certainement la raison. - Et je ne suis pas le seul ° m'int¹resser ° vous, poursuivit Domarochinier sur un ton confidentiel. S'il n'y avait que moi! Mais il y a aussi des gens importants... Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-ºtre vous lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien qu'° vous voir. Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale. - Mais ¹loignez-vous donc de ce bord! cria d'une voix douloureuse Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me tuer avec vos excentricit¹s! - C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y va? - Allons-y. Mais je constate que vous n'avez r¹pondu ° aucune de mes questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous ºtes vraiment... (Il jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les ¹paules et le glissa sous son bras.) C'est ¹trange. Pas la moindre impression, sans mºme parler d'information. - Mais aussi, qu'est-ce qu'il y a ° r¹pondre? dit Perets. Je devais simplement ºtre ici pour parler au Directeur. Domarochinier se figea litt¹ralement sur place, comme englu¹ dans les buissons, et prof¹ra d'une voix alt¹r¹e : - C'est donc pour ·a que vous ºtes... - Comment, que je suis? Je ne suis rien de... Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota : - Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J'ai compris. Vous aviez raison. - Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi? - Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez ºtre tout ° fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai pas compris. D'ailleurs je n'¹tais pas l° et je ne vous ai pas vu. Ils pass¸rent devant un banc, grimp¸rent quelques marches us¹es, prirent l'all¹e couverte d'un fin sable rouge et p¹n¹tr¸rent sur le territoire de l'Administration. - La pleine clart¹ ne peut exister qu'° un certain niveau, disait Domarochinier. Et chacun doit savoir ° quoi il peut pr¹tendre. J'ai pr¹tendu ° la clart¹ ° mon niveau, c'est mon droit, et je l'ai ¹puis¹. Et l° oÉ se terminent les droits commencent les devoirs... Ils d¹pass¸rent des cottages de dix appartements aux fenºtres garnies de rideaux de tulle, long¸rent le garage, travers¸rent le terrain de sport, pass¸rent encore devant les entrepÄts, puis devant l'hÄtel sur le seuil duquel se tenait le Commandant, d'une p²leur maladive, les yeux exorbit¹s et fixes, une serviette ° la main. Ils suivirent une longue palissade derri¸re laquelle ronflaient des moteurs, press¸rent le pas, car ils n'avaient plus beaucoup de temps, puis se mirent ° courir. Il ¹tait cependant tard quand ils arriv¸rent ° la cantine, et toutes les places ¹taient prises, ° l'exception de la petite table de service dans un coin au fond oÉ restaient deux places, la troisi¸me ¹tant occup¹e par le chauffeur Touzik qui, les voyant en train de pi¹tiner, ind¹cis, sur le pas de la porte, leur fit un signe d'invite en agitant sa fourchette. Tout le monde buvait du k¹fir et Perets en prit aussi. La nappe rºche de la table ¹tait maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets ¹tendit les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans si¸ge, il y eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans l'intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement. - Faites attention avec vos pieds, dit-il. - Je ne l'ai pas fait expr¸s, dit Perets. Je ne savais pas. - Et moi, je le savais? r¹pliqua Touzik. Il y en a quatre l°-dessous, t²che de pas faire l'idiot. - Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier. - On sait ·a, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-l°, nous non plus. - Mais j'ai le foie malade, commen·a ° s'inqui¹ter Domarochinier. Voil° un certificat. Il fit appara¾tre une feuille de cahier froiss¹e marqu¹e d'un sceau triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C'¹tait effectivement un certificat, couvert d'une ¹criture illisible de m¹decin. Perets ne put d¹chiffrer qu'un mot : "antabus". - Et il y a aussi ceux de l'ann¹e derni¸re, et ceux de l'avant-derni¸re, mais ils sont dans le coffre. Le chauffeur Touzik d¹daigna d'examiner le certificat. Il ingurgita un plein verre de k¹fir, porta son index repli¹ ° son nez, renifla, et, les yeux pleins de larmes, prof¹ra d'une voix raffermie : - Qu'est-ce qu'il y a encore dans la forºt? Des arbres. (Il s'essuya les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils sautent. Tu comprends? - Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils? - Eh bien! voil°. Il y en a un l°, immobile. Un arbre, quoi. Puis il commence ° se tordre, ° se nouer, et c'est parti! Un grand bruit, un craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix m¸tres. Il m'a bousill¹ la cabine. Puis il redevient immobile. - Pourquoi? demanda Perets. - Parce que ·a s'appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se versant un verre de k¹fir. - Hier on a re·u un lot de nouvelles scies ¹lectriques, intervint Domarochinier en se passant la langue sur les l¸vres. Un rendement fabuleux. Je dirais mºme que ce ne sont pas des scies, mais de v¹ritables machines ° scier. Nos machines ° scier de l'Eradication. Alentour, tout le monde buvait du k¹fir. Dans des verres ° facettes, dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses ° caf¹, dans des cornets de papier, ou simplement ° la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramen¹s sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats m¹dicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, ° l'estomac ou au duod¹num. Pour cette ann¹e et pour les ann¹es pr¹c¹dentes. - Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est d¹glingu¹e, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore ° gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux ¹checs avec lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne donnerai pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d'imb¹ciles, qu'il dit, sans lui je m'ennuierais ° mourir! Vous lui parlerez pour moi, hein? - B-Bon, fit Perets d'une voix h¹sitante. J'essaierai. - Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il ¹tait avec moi ° l'arm¹e ; j'¹tais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en portant la main ° la hauteur du couvre-chef. - Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de k¹fir ° la main. Dans les grands lacs clairs. C'est l° qu'elles sont, tu comprends? Nues. - C'est votre k¹fir, Touz, qui vous donne des visions, pla·a Domarochinier. - Je les ai vues de mes propres yeux, r¹pliqua Touzik en portant le verre ° ses l¸vres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs. - Vous ne les avez pas vues, parce qu'elles n'existent pas, dit Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique. - Mystique toi-mºme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers de la manche. - Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu'elles sont l°, ¹tendues... Et puis apr¸s? Il est impossible qu'elles ne fassent que rester l°, et puis c'est tout. Il se peut qu'elles vivent sous l'eau et qu'elles remontent ° la surface comme nous sortons d'une pi¸ce enfum¹e pour nous mettre au balcon par une nuit de lune, et exposer l°, les yeux clos, notre visage ° la fra¾cheur. C'est peut-ºtre ce qu'elles font. Elles viennent ° la surface, et elles restent l°. A se reposer. A ¹changer des sourires et des paroles indolentes... - Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement Domarochinier. Tu es d¹j° all¹ dans la forºt? Tu n'y as jamais mis les pieds, et tu en parles. - Absurde. Qu'est-ce que j'irais faire dans votre forºt? J'ai un laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n'en avez pas. Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous pla¾t, Touz. - Je n'ai pas vu moi-mºme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant ° Perets. Mais j'y crois tout ° fait. Parce que les autres en parlent. Mºme Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forºt. Il la connaissait comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort l°-bas, dans sa forºt. - S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif. - Quoi, "si"? Un homme part en h¹licopt¸re, et de trois ans on n'en entend plus parler. Il y a eu l'avis de d¹c¸s dans les journaux, le repas de fun¹railles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide a cass¹ sa pipe, c'est ¹vident. - Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que ce soit de mani¸re absolument cat¹gorique. Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de k¹fir au comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui murmurer ° l'oreille, le regard fuyant : - Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont ¹t¹ donn¹s... Je me consid¸re en droit de vous en informer parce que vous ºtes ¹tranger... - Quels ordres? - Le consid¹rer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de s'¹carter. Puis il reprit ° voix haute : - Le k¹fir est bien, aujourd'hui, il est frais. Le r¹fectoire s'emplit de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se lev¸rent avec des bruits de chaises et gagn¸rent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour de lui des regards mauvais et disait ° tous ceux qui passaient ° proximit¹ : "Comme vous le voyez, messieurs, c'est quelque peu ¹trange, mais nous sommes en train de parler..." Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit : - Est-ce que le manager parlait s¹rieusement en disant qu'il ne me donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute? - Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il serait malade d'ennui, et il n'a aucun int¹rºt ° vous faire partir, un point c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, ·a l'avancerait ° quoi? OÉ vous voyez de la plaisanterie l°-dedans? Perets se mordit la l¸vre. - Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien ° faire ici. Mon visa touche ° sa fin. Et d'abord, je veux partir, voil° tout. - En g¹n¹ral, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois r¹primandes. On vous donne un autobus sp¹cial, on r¹veille un chauffeur au milieu de la nuit, vous n'aurez pas le temps de rassembler vos affaires... Comment ·a se passe avec les gars d'ici? Premi¸re r¹primande : le type est r¹trograd¹. Deuxi¸me r¹primande : on l'envoie dans la forºt expier ses p¹ch¹s. Et ° la troisi¸me : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule ° celui-l°. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitÄt les gratifications, et on me met ° la charrette ° merde. Alors qu'est-ce que je fais? Je m'enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule, vu? L°, je quitte la charrette ° merde et je pars ° la station biologique pour faire la chasse aux microbes qu'ils ont l°-bas. Mais si je ne veux pas aller ° la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui tape pour la troisi¸me fois sur la gueule. L°, c'est termin¹. Je suis licenci¹ pour actes de voyoutisme et expuls¹ dans les vingt-quatre heures. Domarochinier tendit vers Touzik un doigt mena·ant : - Vous faites de la d¹sinformation, Touz, de la d¹sinformation. D'abord, il doit s'¹couler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi, toutes les fautes sont consid¹r¹es comme un seul et mºme d¹lit, et le perturbateur est simplement mis en prison, sans que l'Administration elle-mºme donne suite ° l'affaire. Deuxi¸mement, ° la deuxi¸me faute, le coupable est sans retard envoy¹ dans la forºt sous la surveillance d'un garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilit¹ de s'aviser de commettre une troisi¸me infraction. Ne l'¹coutez pas, Perets, il ne comprend rien ° ces probl¸mes. Touzik avala une gorg¹e de k¹fir, fit une grimace et cacarda : - C'est vrai. L°, peut-ºtre qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN Perets. - Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute fa·on je ne pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme ·a, sans raison. - Mais vous ºtes pas oblig¹ de lui taper sur la... sur la gueule, dit Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement d¹chirer son costume. - Non, je ne peux pas, dit Perets. - Mauvais, ·a, dit Touzik. ×a ira mal pour vous, alors, PAN Perets. Alors, voil° ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je vous emm¸nerai. - Vraiment? demanda Perets, joyeux. - Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la ferraille. Vous viendrez avec moi. Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que tu as fait? Tu as renvers¹ ma soupe!" Domarochinier prit la parole : - L'homme doit ºtre simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez partir d'ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous voulez. - C'est toujours comme ·a chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout ° l'envers. Et d'ailleurs, pourquoi l'homme doit-il obligatoirement ºtre simple et clair? Touzik renifla son index repli¹ et prof¹ra : - L'homme doit ºtre sobre. Tu crois pas? - Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison tr¸s simple, et connue de tout le monde : j'ai le foie malade. Ce n'est donc pas l° que vous pourrez m'attraper, Touz. - Ce qui m'¹tonne dans la forºt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils sont brËlants, tu comprends? Je peux pas supporter ·a. Je pourrai jamais m'y habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, ·a fume, ·a sent le chou. J'ai mºme essay¹ de goËter, mais ·a n'a pas de goËt, ·a manque de sel... Non, la forºt, c'est pas pour l'homme. Elle leur en a fait voir de toutes les couleurs. On n'arrºte pas d'amener du mat¹riel, et il dispara¾t, comme englouti dans les glaces, ils en font venir d'autre, et il dispara¾t encore... Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours ¹trang¸re. Famili¸re, ressemblante, mais fondamentalement ¹trang¸re. Le plus difficile est de se faire ° cette id¹e, qu'elle est ° la fois ¹trang¸re et, famili¸re. Qu'elle est l'¹manation de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est d¹tach¹e de nous et ne veut pas nous conna¾tre. C'est sans doute ainsi que le pith¹canthrope aurait pu penser ° nous, ses descendants - avec effroi et amertume... - Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons l°-bas, mais avec quelque chose de s¹rieux, et en deux mois nous aurons fait de tout ·a une surface b¹tonn¹e, s¸che et lisse. - C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule avant, tu feras une surface b¹tonn¹e avec ton propre p¸re. Pour la clart¹. Le mugissement profond d'une sir¸ne se fit entendre. Les carreaux des fenºtres trembl¸rent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte, des lumi¸res se mirent ° clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir surgit une inscription en lettres ¹normes : "Debout, dehors!" Domarochinier se leva ° la h²te, manoeuvra l'aiguille de sa montre et partit en courant sans prononcer une parole. - Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler. Touzik acquies·a : - C'est l'heure. L'heure juste. Il Äta sa veste fourr¹e, la roula soigneusement, rapprocha les chaises et s'allongea, la tºte pos¹e sur la veste. - Donc, demain sept heures? dit Perets. - Quoi? r¹pondit Touzik d'une voix ensommeill¹e. - Je viendrai demain ° sept heures. - OÉ ·a? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez un divan... - Au garage, dit Perets. A votre voiture. - Ah!... Venez, venez, on verra l°-bas. C'est pas facile comme affaire. Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit ° ronfler. Il avait les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait deux inscriptions : "Ce qui nous perd" et "Toujours de l'avant". Perets gagna la sortie. Il franchit sur une planchette une ¹norme flaque qui s'¹talait dans l'arri¸re-cour, contourna un tumulus de bo¾tes de conserves vides, se glissa ° travers une fente de la palissade de planches et p¹n¹tra dans l'immeuble de l'Administration par l'entr¹e de service. Les couloirs ¹taient sombres et froids, sentaient la poussi¸re, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n'y avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait ° travers les portes revºtues de moleskine. Perets gagna le premier ¹tage par un ¹troit escalier d¹pourvu de rampe et arriva ° une porte surmont¹e d'une inscription oÉ clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur la porte se d¹tachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu ¹branl¹ en d¹couvrant qu'il ¹tait arriv¹ dans son bureau. C'est-°-dire, ¹videmment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique, mais Perets y avait une table. La table ¹tait maintenant ° cÄt¹ de la porte, pr¸s du mur d¹cor¹ de carreaux de fa¿ence, comme toujours ° moiti¹ recouverte par la "mercedes" sous sa housse, tandis que pr¸s de la fenºtre aux vitres fra¾chement lav¹es se trouvait la table de Kim, lequel Kim ¹tait d¹j° au travail : assis, un peu voËt¹, il consid¹rait une r¸gle ° calcul. - Je voulais me laver les mains..., dit Perets, d¹concert¹. - Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tºte. Tu as un lavabo l°. ×a va ºtre tr¸s bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous. Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava ° l'eau chaude et ° l'eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une p²te ° d¹graisser sp¹ciale, les frotta avec de la filasse et avec des brosses de diverses duret¹s. Puis il mit en marche le s¹choir ¹lectrique et tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du courant d'air chaud. - A quatre heures du matin, on a fait savoir ° tout le monde que nous serions transf¹r¹s au premier ¹tage, dit Kim. OÉ ¹tais-tu? Chez Alevtina? - Non, j'¹tais au bord de l'°-pic, dit Perets en prenant place ° sa table. La porte s'ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local, agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets Äta la housse de la "mercedes", resta un instant assis, immobile, puis alla ° la fenºtre et l'ouvrit. On ne voyait pas la forºt, mais elle ¹tait pr¹sente. Elle ¹tait toujours pr¹sente, mºme si on ne pouvait la voir que du bord de l'°-pic. Partout ailleurs dans l'Administration, il y avait toujours quelque chose qui la cachait. Elle ¹tait cach¹e par les b²timents cr¸me des ateliers de m¹canique et par les trois ¹tages du garage r¹serv¹ aux v¹hicules personnels des employ¹s. Elle ¹tait cach¹e par les ¹tables de l'exploitation auxiliaire et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la s¹cheuse ¹tait perp¹tuellement cass¹e. Elle ¹tait cach¹e par le parc avec ses corbeilles de fleurs et ses pavillons, son man¸ge et ses baigneuses de pl²tre couvertes d'inscriptions au crayon. Elle ¹tait cach¹e par les cottages et leurs v¹randas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de t¹l¹vision. Et de l°, de la fenºtre du premier ¹tage, on ne voyait pas la forºt ° cause du haut mur de briques non achev¹ mais d¹j° tr¸s haut que l'on ¹tait en train d'¹difier autour du b²timent bas du groupe de la P¹n¹tration du g¹nie. La forºt n'¹tait visible que du bord de l'°-pic. Mais l'homme qui n'avait de sa vie vu la forºt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais pens¹ ° elle, qui ne la craignait pas et n'en rºvait pas, mºme cet homme pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration existait. Il y a longtemps que je pensais ° la forºt, que j'en parlais, que j'en rºvais, mais je ne soup·onnais mºme pas qu'elle pËt exister en r¹alit¹. Et ce n'est pas en allant pour la premi¸re fois au bord de l'°-pic que j'ai acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte ° l'entr¹e l'inscription : "Administration des affaires de la forºt". J'¹tais devant cette pancarte, ma valise ° la main, couvert de poussi¸re, dess¹ch¹ par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux trembler, car je savais maintenant que la forºt existait, et que tout ce que je pensais auparavant n'¹tait que le jeu d'une imagination d¹bile, un p²le mensonge souffreteux. La forºt est, et cette immense b²tisse maussade a la charge de sa destin¹e... - Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forºt? Je m'en vais demain. - Tu veux r¹ellement y aller? demanda Kim distraitement. Les marais verts et brËlants, les arbres craintifs et nerveux, les ondines ° la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activit¹ myst¹rieuse des profondeurs, les aborig¸nes ¹nigmatiques et circonspects, les villages d¹sert¹s... - Je ne sais pas, dit Perets. - Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont jamais pens¹ ° la forºt. Qui s'en sont toujours moqu¹s ¹perdument. Mais elle est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forºt est dangereuse parce qu'elle te trahira. - Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir. - Qu'as-tu besoin de v¹rit¹s am¸res? Qu'en feras-tu? Et que feras-tu dans la forºt? Pleurer sur un rºve qui s'est transform¹ en destin? Prier pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce qui est en ce qui devrait ºtre? - Et pourquoi suis-je venu ici? - Pour ºtre sËr. Tu ne comprends pas ° quel point c'est important : ºtre sËr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la forºt des m¸tres cubes de bois. Ou pour trouver la bact¹rie de la vie. Ou pour ¹crire une th¸se. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller dans la forºt, mais ° toutes fins utiles : ·a servira un jour ou l'autre et tout le monde n'en a pas. L'id¹e suprºme, c'est de faire de la forºt un parc luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour ensuite tondre ce parc. Ann¹e apr¸s ann¹e. Ne pas le laisser redevenir forºt. - Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien ° faire ici. Il faut que quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous. - Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s'assit ° sa table, trouva une prise h²tivement install¹e et brancha la "mercedes". - Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent soixante-six z¹ro onze... La "mercedes" se mit ° cogner et ° tressauter. Perets attendit qu'elle soit calm¹e, et lut en b¹gayant la r¹ponse. - Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze... Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait, extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude. - Douze par dix. Multiplication, dit Kim. - Un z¹ro z¹ro sept, dicta m¹caniquement Perets. Puis il se reprit et dit : - Mais elle ment. ×a devrait faire cent vingt. - Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un z¹ro z¹ro sept. Maintenant extrais-moi la racine carr¹e de dix z¹ro sept... - Tout de suite, dit Perets. Le verrou claqua ° nouveau derri¸re la coulisse et le Proconsul apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d'une voix agr¹able un AVE MARIA, puis prof¹ra : - C'est tout de mºme un v¹ritable prodige, cette forºt, messieurs! Et dire que nous parlons d'elle ou ¹crivons sur elle d'une mani¸re aussi criminellement insuffisante! Et pourtant elle m¹rite qu'on ¹crive sur elle. Elle ennoblit, elle ¹veille les sentiments les plus ¹lev¹s. Elle contribue au progr¸s. Elle est elle-mºme comme le symbole du progr¸s. Et nous ne parvenons pas ° empºcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non qualifi¹es. En fait, il n'y a pas de propagande de la forºt. Tout ce qui se pense et qui se dit sur la forºt! - Sept cent quatre-vingts multipli¹ par quatre cent trente-deux, dit Kim. Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci ¹tait forte et bien pos¹e : on n'entendit plus la "mercedes". - "Les arbres cachent la forºt"... "Etre perdu dans la forºt"... "Les brigands de la forºt"... Voil° ce que nous devons combattre! Voil° ce que nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un expos¹ circonstanci¹ et judicieux sur la forºt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il? - C'est que je n'ai jamais ¹t¹ l°-bas, dit Perets. - Pas grave. Moi non plus, je n'y suis jamais all¹, mais j'ai fait une conf¹rence et ° en juger par les ¹chos que j'ai re·us, c'¹tait une conf¹rence tr¸s utile. La question n'est pas de savoir si on a ou non ¹t¹ dans la forºt, la question est de d¹pouiller les faits de leur gangue de mysticisme et de superstition, de mettre ° nu la substance en arrachant les oripeaux dont elle a ¹t¹ affubl¹e par les esprits mesquins et militaristes... - Deux fois huit divis¹ par quarante-neuf moins sept fois sept, dit Kim. La "mercedes" se mit ° l'oeuvre. Le Proconsul haussa ° nouveau la voix. - Je l'ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le faire en tant que linguiste... Je vous donnerai les th¸ses et vous les d¹velopperez ° la lumi¸re des derni¸res acquisitions de la linguistique... Au fait, quel est votre sujet de th¸se? - C'est "Les particularit¹s du style et de la rythmique de la prose f¹minine de la basse ¹poque Heian, sur la base du " Makura-no sÄshi "." Je crains que... - Sen-sa-tion-nel! C'est pr¹cis¹ment ce qu'il nous faut. Vous soulignerez qu'il n'y a pas de marais et de fondri¸res, mais de merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs, mais le produit d'une science hautement ¹volu¹e. Pas d'indig¸nes, pas de sauvages, mais une antique civilisation d'hommes fiers, libres, aux id¹aux ¹lev¹s, des hommes modestes et forts. Et pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas d'allusions brumeuses - pardonnez-moi ce calembour malheureux... Ce sera sensationnel, MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c'est tr¸s bien que vous connaissiez la forºt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma conf¹rence ¹tant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque peu fastidieuse. Comme mat¹riau de base, j'ai utilis¹ les protocoles des r¹unions. Mais vous, en tant qu'explorateur de la forºt... - Je ne suis pas explorateur de la forºt, tenta de plaider Perets. On ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forºt. Le Proconsul hocha distraitement la tºte et nota rapidement quelque chose sur sa manchette. - Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'am¸re v¹rit¹. Malheureusement, cela se trouve encore chez nous - formalisme, bureaucratisme, approche euristique de la personnalit¹... Vous pouvez aussi parler de cela entre autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de r¹gler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content, Perets, que vous preniez enfin part ° notre travail. Il y a longtemps que je vous suis de tr¸s pr¸s... Voil°, je vous ai inscrit pour la semaine prochaine. Perets arrºta la "mercedes". - Je ne serai pas l° la semaine prochaine. Mon visa vient ° expiration, et je pars. Demain. - Nous arrangerons ·a d'une mani¸re ou d'une autre. J'irai voir le Directeur, il est lui-mºme membre du club, il comprendra. Consid¹rez que vous avez une semaine de plus. - Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda droit dans les yeux : - Il faut! Vous le savez tr¸s bien, Perets, il faut! Au revoir. Il porta deux doigts ° la hauteur de sa tempe et s'¹loigna en agitant sa serviette. - Une v¹ritable toile d'araign¹e, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une mouche? Le manager ne voulait pas que je m'en aille. Alevtina ne veut pas, et maintenant celui-l°... - Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim. - Mais je ne peux plus rester ici! - Sept cent quatre-vingt-dix-sept multipli¹ par quatre cent trente-deux... "De toute fa·on je partirai, se disait Perets en appuyant sur les touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux ¹checs avec vous, je ne veux pas dormir et prendre du th¹ et de la confiture avec vous, je ne veux plus chanter de chansons pour vous, compter sur la "mercedes" pour vous, d¹brouiller vos discussions et maintenant faire des conf¹rences que de toute fa·on vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le vous-mºmes, moi je m'en vais. Je pars, je pars. De toute fa·on, vous ne comprendrez jamais que penser ce n'est pas une distraction mais une n¹cessit¹..." Au-dehors, derri¸re le mur en construction, on entendait les cognements sourds d'un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des briques qui se d¹versaient. Sur le mur ¹taient assis cÄte ° cÄte quatre ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenºtre mºme le vrombissement et la p¹tarade d'un moteur de moto. - Quelqu'un qui vient de la forºt, commenta Kim. D¹pºche-toi de me multiplier soixante par soixante. La porte s'ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la pi¸ce. Il portait une combinaison dont le capuchon d¹boutonn¹ ballottait sur sa poitrine par-dessus le cordon de l'¹metteur. Des bottes jusqu'° la ceinture, la combinaison ¹tait couverte d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose p²le et autour de la jambe droite s'enroulait le fouet orange d'une liane d'une longueur d¹mesur¹e qui tra¾nait par terre. La liane continuait ° se tortiller, et Perets eut l'impression d'ºtre en pr¹sence d'un tentacule projet¹ par la forºt elle-mºme, qui, bientÄt se tendrait et qui entra¾nerait l'homme sur le chemin inverse, ° travers les couloirs de l'Administration, en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le r¹fectoire, les ateliers, l'attirerait encore plus bas, dans la rue poussi¹reuse, ° travers le parc, ses statues et ses pavillons, vers le d¹but de la cor