ment la cour tandis que le m¹canicien courait maladroitement ° sa poursuite en prenant de plus en plus de retard. Puis ils disparurent, et on entendit le m¹canicien qui poussait des cris sonores et d¹sesp¹r¹s dans la cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le sol et des gens pass¸rent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends ° droite!" Perets remarqua que le camion ne se tenait plus aussi droit sur ses roues qu'auparavant et jeta un coup d'oeil par la porti¸re Le manager s'affairait pr¸s du train arri¸re. - Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous... - Ah! Perets, cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans cesser son travail. Restez assis, restez assis, ne vous d¹rangez pas! Vous ne nous gºnez pas. Elle est bloqu¹e, cette saloperie. La premi¸re a ¹t¹ facile ° enlever, mais la deuxi¸me est prise. - Comment ·a, prise? Il y a quelque chose de d¹t¹rior¹? Le manager se redressa et s'essuya le front du dos de la main avec laquelle il tenait la clef : - Je ne crois pas. Elle doit ºtre simplement rouill¹e. Je ne vais pas tarder... Puis nous pourrons faire une partie d'¹checs. Qu'est-ce que vous en pensez? - D'¹checs? fit Perets. Mais oÉ est Touzik? - Touzik? C'est-°-dire Touz? Il est maintenant assistant-chef de laboratoire. On l'a envoy¹ dans la forºt. Touz ne travaille plus chez nous. Mais qu'est-ce que vous lui vouliez? - Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que... Il ouvrit la porti¸re et sauta sur le ciment. - Vous vous d¹rangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester assis, vous ne gºnez pas. - Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas? - Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut enlever les roues... Elle avait bien besoin de se bloquer, celle-l°! Va te faire... Bon, les m¹caniciens l'enl¸veront. Allons plutÄt faire cette partie. Il prit Perets par le bras et l'entra¾na dans son bureau. Ils prirent place derri¸re la table, le manager poussa de cÄt¹ une pile de papiers, disposa le jeu, d¹brancha le t¹l¹phone et demanda : - On joue ° l'horloge? - Je ne sais pas trop, dit Perets. Le bureau ¹tait sombre et frais, une fum¹e de tabac bleu²tre flottait entre les armoires comme une algue g¹latineuse, et le manager, verruqueux, boursoufl¹, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, ¹tendit deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'¹checs et se mit en devoir d'en extraire les visc¸res de bois. Ses yeux ronds jetaient un ¹clat vitreux et l'oeil droit, artificiel, ¹tait continuellement tourn¹ vers le plafond tandis que le gauche, mobile comme du vif-argent, roulait librement dans son orbite, fixant tantÄt Perets, tantÄt la porte, tantÄt l'¹chiquier. - A l'horloge, d¹cida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche, la r¹gla, pressa un bouton et joua le premier coup. Le soleil se levait. Dehors, on entendait crier "Prends ° droite!" A huit heures, le manager qui se trouvait en difficult¹ r¹fl¹chit longuement et soudain r¹clama un petit d¹jeuner pour les deux partenaires. Le manager perdit une partie et en proposa une autre. Le petit d¹jeuner fut copieux : ils burent deux bouteilles de k¹fir et mang¸rent un chtroutsel rassis. Le manager perdit la deuxi¸me partie, fixa avec d¹f¹rence et admiration son oeil vivant sur Perets et en proposa une troisi¸me. Il tentait perp¹tuellement le mºme gambit de la reine, sans s'¹carter une seule fois de la variante qu'il avait choisi et qui ¹tait irr¹m¹diablement perdante. On aurait dit qu'il travaillait ° sa propre d¹faite, et Perets d¹pla·ait m¹caniquement les pi¸ces, se faisant ° lui-mºme l'effet d'une machine d'entra¾nement : il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est l'¹chiquier, le bouton sur la montre et un protocole d'actions rigoureusement d¹termin¹. A neuf heures moins cinq le haut-parleur du circuit de diffusion int¹rieure gr¹silla et annon·a d'une voix asexu¹e : "Tous les travailleurs de l'Administration au t¹l¹phone. Le Directeur va adresser une communication aux employ¹s." Le manager prit soudain un air tr¸s s¹rieux, brancha le t¹l¹phone, se saisit du combin¹ et le porta ° son oreille. Ses deux yeux ¹taient maintenant tourn¹s vers le plafond. "Puis-je partir?" demanda Perets. Le manager fron·a s¹v¸rement les sourcils, mit un doigt sur ses l¸vres puis fit un signe de la main ° l'adresse de Perets. Un coassement nasillard s'¹chappait de l'¹couteur. Perets sortit sur la pointe des pieds. Il y avait beaucoup de monde au garage. Tous les visages ¹taient s¹v¸res, importants, solennels mºme. Personne ne travaillait, tous avaient l'oreille coll¹e aux combin¹s t¹l¹phoniques. Seul restait dans la cour violemment ¹clair¹e le serveur-m¹canicien qui continuait ° poursuivre la roue, la respiration sifflante, l'air ¹gar¹, rouge, en sueur. Quelque chose de tr¸s important ¹tait en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa Perets, pas possible, je suis toujours ° cÄt¹, je ne sais jamais rien. C'est peut-ºtre l° le malheur, peut-ºtre que tout est normal mais je ne sais jamais le pourquoi du comment, et c'est pour ·a que je me trouve en trop. Il se pr¹cipita vers la plus proche cabine t¹l¹phonique, tendit avidement l'oreille, mais il n'y avait que des bourdonnements dans l'¹couteur. Il ressentit alors un soudain effroi, une sourde crainte ° l'id¹e qu'il ¹tait encore en train de manquer quelque chose quelque part, que quelque part quelque chose ¹tait encore distribu¹ ° tout le monde, quelque chose dont il serait comme toujours priv¹. Bondissant par-dessus les trous et les foss¹s, il traversa le chantier, fit un ¹cart pour ¹viter le garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combin¹ dans l'autre et escalada une ¹chelle pos¹e contre le mur inachev¹. Il put voir ° toutes les fenºtres des gens munis de t¹l¹phones, fig¹s sur place d'un air p¹n¹tr¹ puis il entendit au-dessus de sa tºte un miaulement strident et presque aussitÄt apr¸s le bruit d'un coup de feu derri¸re son dos. Il sauta ° terre, tomba dans un tas d'ordures et se pr¹cipita vers l'entr¹e de service. La porte ¹tait ferm¹e. Il secoua ° plusieurs reprises la poign¹e, qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce qu'il pourrait faire ensuite. A cÄt¹ de la porte se trouvait une ¹troite fenºtre ouverte. Il s'y glissa, se couvrant de poussi¸re et s'arrachant les ongles des mains. Il se retrouva dans une pi¸ce munie de deux tables. Derri¸re l'une d'elles se trouvait Domarochinier, un t¹l¹phone ° la main. Son visage ¹tait de pierre, ses yeux clos. Il pressait de l'¹paule le combin¹ contre son oreille et notait rapidement quelque chose au crayon dans un gros bloc-notes. La deuxi¸me table ¹tait inoccup¹e et portait un t¹l¹phone. Perets prit le combin¹ et se mit ° l'¹coute. Bruissements. Cr¹pitements. Une voix aigu» et inconnue : "L'Administration ne peut r¹ellement utiliser qu'un fragment insignifiant de territoire dans l'oc¹an de la forºt qui baigne le Continent. Il n'y a pas de sens de la vie et pas de sens des actes. Nous pouvons un nombre extraordinaire de choses, mais nous n'avons pas jusqu'° maintenant compris ce qui nous est n¹cessaire parmi tout ce que nous pouvons. Il ne r¹siste pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apport¹ une satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il ¹tait d¹pourvu de sens..." De nouveau des bruissements et des cr¹pitements. "... R¹sistons avec des millions de chevaux-vapeur, des dizaines de tout-terrain, de dirigeables et d'h¹licopt¸res, la science m¹dicale et la meilleure th¹orie de l'approvisionnement du monde. On d¹couvre ° l'Administration au moins deux gros d¹fauts. Actuellement des actions de ce genre peuvent atteindre de tr¸s gros chiffrages au nom de Herostrate pour qu'il reste notre ami privil¹gi¹. Elle est absolument incapable de cr¹er, sans ruiner l'autorit¹ et l'ingratitude..." Bourdonnement, sifflement, bruits semblables ° une quinte de toux. "Elle aime beaucoup ce que l'on appelle les solutions simples, les biblioth¸ques, les relations profondes, les cartes g¹ographiques et autres. Les chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la vie pour tout le monde mais les gens n'aiment pas cela. Les employ¹s sont assis, les jambes ballantes dans le vide ; ils parlent, chacun ° sa place, ils plaisantent, jettent des cailloux et chacun essaie de lancer toujours plus lourd, alors que la consommation de k¹fir ne permet ni de cultiver, ni de supprimer, ni de faire entrer la forºt dans une clandestinit¹ convenable. J'ai peur que nous n'ayons mºme pas compris ce que nous voulons exactement et il faut finalement aussi exercer les nerfs, comme on exerce la capacit¹ de perception, et la raison ne rougit pas et ne se perd pas en remords, parce qu'un probl¸me scientifique, correctement pos¹, est devenu moral. Il est faux, glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et ne pas raconter de l¹gendes, mais se pr¹parer soigneusement ° une issue type. Demain je vous recevrai encore et examinerai comment vous vous ºtes pr¹par¹s. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre ; dix-huit heures : r¹union chez moi du personnel non en service ; vingt-quatre heures : ¹vacuation g¹n¹rale..." II y eut dans l'¹couteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard s¹v¸re et accusateur. - Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris. - Ce n'est pas ¹tonnant, fit Domarochinier d'une voix glaciale. Vous avez pris un appareil qui n'est pas le vÄtre. (Il baissa les yeux, inscrivit quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses une violation des r¸gles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce t¹l¹phone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels. - Bon, dit Perets, je m'en vais. Mais oÉ est mon appareil? Celui-ci n'est pas le mien. Soit. Mais alors oÉ est le mien? Domarochinier ne r¹pondit pas. Ses yeux se ferm¸rent ° nouveau et il colla le r¹cepteur ° son oreille. Perets entendit un coassement. - Je vous demande oÉ est mon appareil, cria Perets. Maintenant, il n'entendait plus rien. Il y eut un bruissement, des craquements, puis retentirent les signaux de fin de communication. Perets rejeta alors le combin¹ et courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des bureaux, et partout vit des employ¹s connus ou inconnus. Certains ¹taient assis ou debout, fig¹s dans l'immobilit¹ la plus compl¸te, pareils ° des figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin ° un autre, enjambant le fil du t¹l¹phone qu'ils tra¾naient apr¸s eux ; d'autres encore ¹crivaient fi¹vreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier, dans les marges des journaux. Et chacun collait ¹troitement le combin¹ ° son oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il n'y avait pas de t¹l¹phone libre. Perets tenta de prendre celui d'un employ¹ fig¹ dans sa transe, un jeune gars en combinaison de travail, mais celui-ci revint aussitÄt ° la vie, se mit ° glapir et ° ruer, tandis que les autres poussaient des "Chut!", agitaient les bras, et quelqu'un cria d'une voix hyst¹rique : "C'est un scandale! Appelez la garde!" - OÉ est mon appareil? criait Perets. Je suis un homme comme vous et j'ai le droit de savoir! Laissez-moi ¹couter! Donnez-moi mon appareil! On le poussa dehors et la porte fut referm¹e ° clef derri¸re lui. Il gagna le dernier ¹tage et l°, ° l'entr¹e du grenier, pr¸s de la machinerie de l'ascenseur qui ne marchait jamais, se trouvaient, assis ° une petite table, deux m¹caniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets s'adossa au mur. Les m¹caniciens le regard¸rent, lui adress¸rent un vague sourire et se pench¸rent derechef sur leur feuille de papier. - Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets. - Si, r¹pondit l'un d'eux. Pourquoi est-ce qu'on n'en aurait pas? On n'en est pas encore arriv¹ l°. - Et vous n'¹coutez pas? - On n'entend rien, donc il n'y a pas ° ¹couter. - Et pourquoi on n'entend rien? - On a coup¹ le fil. Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froiss¹, attendit que l'un des deux m¹caniciens ait gagn¹ et redescendit. Les couloirs ¹taient devenus bruyants. Les portes s'ouvraient, les employ¹s sortaient pour griller une cigarette. On entendait un bourdonnement de voix anim¹es, excit¹es, boulevers¹es. "Je vous le garantis, c'est les Esquimaux qui ont invent¹ l'eskimo. Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?" "Je l'ai vu dans le catalogue Yvert : cent cinquante mille francs. Et c'¹tait en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?" "DrÄles de cigarettes. Il para¾t que maintenant ils ne mettent plus du tout de tabac dans les cigarettes, mais qu'ils prennent un papier sp¹cial, qu'ils le hachent et qu'ils l'impr¸gnent de nicotine..." "Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les oeufs, les gants de soie..." "Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de la mit. C'est ce mouton qui n'arrºte pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est comme ·a toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il para¾t que vous ¹tiez parti... C'est bien d'ºtre rest¹..." "On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses qui disparaissaient? Eh bien! c'¹tait le discobole du parc, vous savez, la statue pr¸s de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..." "Pertchik, sois un fr¸re, prºte-moi cinq sacs jusqu'° la paye, c'est-°-dire jusqu'° demain..." "Et il ne lui faisait pas la cour. C'est elle qui s'est jet¹ sur lui. En pr¹sence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de mes propres yeux... Perets regagna son bureau, dit bonjour ° Kim et se lava. Kim ne travaillait pas. II ¹tait assis, les mains tranquillement pos¹es ° plat sur la table, et il regardait le carrelage de fa¿ence du mur. Perets enleva la housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit. - Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se prom¸ne pour tout r¹parer. Je reste assis et je ne sais pas quoi faire maintenant. Perets aper·ut alors une note sur son bureau : "Perets. Nous portons ° votre connaissance que votre t¹l¹phone se trouve dans la pi¸ce 771." Signature illisible. Perets soupira. - Tu n'as pas ° pousser de soupir, dit Kim. Il fallait arriver au travail ° l'heure. - Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui. - Excuse, fit s¸chement Kim. - De toute fa·on, j'ai pu un peu ¹couter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien compris. Pourquoi? - Un peu ¹cout¹! Tu es un imb¹cile. Un idiot. Tu as laiss¹ passer une telle occasion que je n'ai mºme plus envie de parler avec toi. Il va falloir maintenant te pr¹senter au Directeur. Par pure bont¹. - Pr¹sente-moi, dit Perets. Tu sais, parfois j'avais l'impression de saisir quelque chose, des fragments de pens¹e, tr¸s int¹ressants, je crois, mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien... - Et ° qui ¹tait le t¹l¹phone? - Je ne sais pas. C'¹tait dans la pi¸ce oÉ se trouve Domarochinier. - Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train d'accoucher... Il n'a pas de chance, Domarochinier. Il prend une nouvelle collaboratrice, il travaille six mois avec elle - et elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tomb¹ sur un t¹l¹phone de femme. De sorte que je ne vois vraiment pas comment t'aider... En r¸gle g¹n¹rale, personne n'¹coute tout d'affil¹e, et les femmes font certainement pareil. C'est que le Directeur s'adresse ° tout le monde ° la fois, mais en mºme temps ° chacun en particulier. Tu comprends? - Je crains de... - Moi, par exemple, je recommande ce mode d'¹coute : tu d¹roules le discours du Directeur sur une seule ligne, sans t'occuper des signes de ponctuation, et tu pioches les mots au hasard, comme si c'¹taient des dominos. Alors, si les moiti¹s de domino correspondent, tu as un mot que tu notes sur une feuille s¹par¹e. Si ·a ne correspond pas, le mot est momentan¹ment rejet¹, mais reste sur la ligne. Il y a encore quelques subtilit¹s li¹es ° la fr¹quence des voyelles et des consonnes, mais c'est un effet d'ordre secondaire. Tu comprends? - Non, dit Perets. C'est-°-dire oui. Dommage, je ne connaissais pas cette m¹thode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui? - Ce n'est pas la seule m¹thode. Il y a par exemple celle de la spirale ° pas variable. C'est une m¹thode assez grossi¸re, mais s'il ne s'agit que de probl¸mes d'¹conomie, elle est tr¸s pratique, parce que simple. Il y a la m¹thode de Stevenson-Zaday, mais elle n¹cessite des appareillages ¹lectroniques... De sorte que la meilleure est peut-ºtre celle des dominos, et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et sp¹cialis¹, celle de la spirale. - Merci, dit Perets. Mais de quoi a parl¹ aujourd'hui le Directeur? - Que veut dire "de quoi"? - Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit? - A qui? - A qui? Mais ° toi, par exemple. - Malheureusement, je ne peux pas te le raconter. C'est un mat¹riel secret, et apr¸s tout, Perets, tu es un employ¹ surnum¹raire Ne te f²che donc pas. - Je ne me f²che pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque chose sur la forºt, sur la libert¹ de la volont¹... Il y a longtemps que je jette des cailloux dans le ravin, mais comme ·a, sans but, et il a dit quelque chose l°-dessus aussi. - Ne me parle pas de ·a, fit nerveusement Kim. ×a ne me concerne pas. Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'¹tait pas ton t¹l¹phone. - Attends un peu, est-ce qu'il a dit quelque chose ° propos de la forºt? Kim haussa les ¹paules. - Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plutÄt ton d¹part. Perets s'ex¹cuta. - ×a te sert ° rien de le battre tout le temps, dit Kim d'un air pensif. - Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux ¹checs, et ce n'est qu'un amateur... Et puis il joue d'une mani¸re plutÄt bizarre... - Ce n'est pas grave. A ta place j'y r¹fl¹chirais comme il faut. D'une mani¸re g¹n¹rale tu m'inqui¸tes un peu depuis quelque temps. On ¹crit des d¹nonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te m¹nagerai une entrevue avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu es arriv¹ ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention, que tu avais tr¸s envie d'aller dans la forºt, mais que tu as maintenant chang¹ d'avis parce que tu te consid¸res comme incomp¹tent. - Bon. Ils se turent un instant Perets s'imagina face ° face avec le Directeur et fut saisi de panique. La m¹thode des dominos, pensa-t-il. Stevenson-Zaday. - Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime ·a. Perets se leva d'un bond et se mit ° marcher avec excitation ° travers la pi¸ce. - Seigneur, fit-il. Savoir seulement ° quoi il ressemble. Comment il est. - Comment? Pas bien grand, plutÄt roux... - Domarochinier a dit que c'¹tait un v¹ritable g¹ant... - Domarochinier est un imb¹cile. Un vantard et un menteur. Le Directeur est un homme plutÄt roux, replet, avec une petite cicatrice sur la joue droite. Il marche avec les pieds un peu en dedans, comme un marin. D'ailleurs, c'est un ancien marin. - Mais Touzik disait que c'¹tait un grand sec avec des cheveux longs parce qu'il lui manque une oreille. - Qui c'est encore ce Touzik? - C'est un chauffeur, je t'en ai parl¹. - Comment le chauffeur Touzik peut-il savoir tout cela? Ecoute, Pertchik, il ne faut pas ºtre aussi confiant. - Touzik dit qu'il a ¹t¹ son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois. - Et alors? Il ment probablement. J'ai ¹t¹ son secr¹taire particulier, et je ne l'ai pas vu une seule fois. - Qui? - Le Directeur. J'ai ¹t¹ longtemps son secr¹taire avant de soutenir ma th¸se. - Et tu ne l'as pas vu une seule fois? - Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que ·a? - Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.? Kim secoua la tºte. - Pertchik, commen·a-t-il d'une voix caressante. Mon petit. Personne n'a jamais vu un atome d'hydrog¸ne, mais tout le monde sait qu'il a une enveloppe d'¹lectrons aux caract¹ristiques d¹termin¹es et un noyau qui se compose dans le cas le plus simple d'un proton. - C'est vrai, dit mollement Perets. Il se sentait fatigu¹. - Donc, je le verrai demain? - Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je t'organiserai une rencontre, ·a je te le garantis. Mais ce que tu verras l°-bas et qui, ·a je ne le sais pas. Et ce que tu entendras, je ne le sais pas non plus. Tu ne me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non, et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non? - Mais ce sont tout de mºme des choses diff¹rentes, dit Perets. - C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil. - J'ai l'air ¹videmment bien abruti, dit tristement Perets. - Un peu. - C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit. - Non, tu manques simplement de sens pratique. Et au fait, pourquoi est-ce que tu as mal dormi? Perets raconta. Et prit peur. Le visage bienveillant de Kim s'¹tait soudain empli de sang, ses cheveux h¹riss¹s. Il poussa un rugissement, d¹crocha le combin¹, composa furieusement un num¹ro et vocif¹ra : - Commandant? Qu'est-ce que cela signifie, commandant? Comment avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je ne vous demande pas ce qui ¹tait venu ° expiration. Je vous demande comment vous avez os¹ expulser Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je vous ¹craserai! Vous et votre Claude-Octave! Avec moi vous irez nettoyer les chiottes! Vous partirez dans la forºt. En vingt-quatre heures, en soixante minutes. Quoi? Oui... Oui... Quoi? Oui... C'est ·a. Dans ce cas c'est diff¹rent. Et le meilleur linge... ×a, c'est votre affaire. Dans la rue au besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie. Excusez pour le d¹rangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir. Il reposa le combin¹. - Tout est rentr¹ dans l'ordre. Malgr¹ tout, c'est un homme admirable. Va te reposer. Tu habiteras dans son appartement et il s'installera avec sa famille dans ton ancienne chambre ; autrement, il ne peut malheureusement pas... Et ne discute pas, je t'en prie. Ce n'est pas une affaire entre toi et moi, c'est lui-mºme qui a d¹cid¹. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai pour le Directeur. En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile ° cligner des yeux sous le soleil, puis il prit la direction du parc pour aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise ¹tait solidement maintenue par la main de pl²tre musculeuse du voleur-discobole ° gauche de la fontaine, dont la hanche s'ornait d'une inscription ind¹cente. A proprement parler, l'inscription n'¹tait pas particuli¸rement ind¹cente. On avait ¹crit au crayon ° encre : "Fillettes, prenez garde ° la syphilis." III Perets p¹n¹tra dans la salle d'attente du Directeur ° dix heures pr¹cises. Il y avait d¹j° une vingtaine de personnes qui faisaient la queue. On fit passer Perets en quatri¸me position. Il prit place dans un fauteuil entre B¹atrice Vakh, employ¹e au groupe d'Aide ° la population locale, et un sombre collaborateur du groupe de la P¹n¹tration du g¹nie. A en juger par la plaque qu'il portait sur la poitrine et l'inscription sur son masque de carton blanc, ce dernier devait ºtre appel¹ Brandskougel. La salle d'attente ¹tait peinte en rose p²le. Sur un mur ¹tait plac¹e une pancarte "D¹fense de fumer, de jeter des ordures, de faire du bruit", sur un autre, un grand tableau qui repr¹sentait l'exploit du traverseur de la forºt Selivan : sous les yeux de ses camarades stup¹fi¹s, Selivan, les bras lev¹s, se transformait en arbre sauteur. Les rideaux roses des fenºtres ¹taient soigneusement tir¹s et au plafond brillait un lustre gigantesque. Outre la porte d'entr¹e sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la pi¸ce poss¹dait une autre porte, immense, revºtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans issue". Ex¹cut¹e ° la peinture phosphorescente, l'inscription se d¹tachait comme un sinistre avertissement. En dessous se trouvait le bureau de la secr¹taire, garni de quatre t¹l¹phones de couleur diff¹rente et d'une ma Aine ° ¹crire ¹lectrique. La secr¹taire, une femme repl¸te d'un certain ²ge portant lorgnon, ¹tudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique". Les visiteurs parlaient ° voix basse. Beaucoup ne pouvaient cacher leur nervosit¹ et feuilletaient f¹brilement de vieux illustr¹s. Tout ceci ¹voquait furieusement la file d'attente chez un dentiste, et Perets fut ° nouveau agit¹ d'un frisson d¹sagr¹able, d'un tremblement de m²choires, et saisi du d¹sir de partir n'importe oÉ sans plus attendre. - Ils ne sont mºme pas paresseux, disait B¹atrice Vakh, son charmant visage tourn¹ dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter un travail syst¹matique. Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable l¹g¸ret¹ avec laquelle ils abandonnent les endroits oÉ ils ont v¹cu? - C'est ° moi que vous parlez? demanda timidement Perets. Il n'avait aucune id¹e de la mani¸re d'expliquer cette incroyable l¹g¸ret¹. - Non. Je parlais ° "Mon cher" Brandskougel. "Mon cher" Brandskougel remit en place le pan gauche de sa moustache qui se d¹collait et marmonna cordialement : - Je ne sais pas. - Et nous ne le savons pas non plus, fit am¸rement B¹atrice. Il suffit que nos ¹quipes s'approchent du village pour qu'ils partent en abandonnant leur maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les int¹ressons pas. Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez? Mon cher Brandskougel resta quelques instants silencieux, comme s'il r¹fl¹chissait ° la question, observant B¹atrice ° travers les ¹tranges meurtri¸res cruciformes de son masque. Puis il r¹pondit sur le mºme ton que pr¹c¹demment : - Je ne sais pas. - C'est vraiment dommage, poursuivit B¹atrice, que notre groupe ne se compose que de femmes. Je sais bien qu'il y a une raison profonde, mais il manque souvent la fermet¹, l'²pret¹, je dirais presque la motivation masculine. Les femmes ont malheureusement tendance ° se disperser, vous avez dË le remarquer. - Je ne sais pas, dit Brandskougel. Sa moustache se d¹tacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il la ramassa, l'examina attentivement en soulevant un coin de son masque, cracha prestement dessus et la remit en place. Une clochette tinta m¹lodieusement sur le bureau de la secr¹taire. Celle-ci posa son manuel, consulta une liste en retenant avec affectation son lorgnon et annon·a : - Professeur Kakadou, c'est ° vous. Le professeur Kakadou l²cha sa revue illustr¹e, se leva d'un bond, se rassit, regarda autour de lui en blºmissant, puis se mordit la l¸vre et, le visage d¹fait, s'arracha ° son fauteuil et disparut derri¸re la porte qui portait l'inscription "Sans issue". Un silence morbide r¹gna pendant quelques secondes dans la salle d'attente. Puis les bruits de voix et de feuilles froiss¹es reprirent. - Nous n'arrivons pas, disait B¹atrice, ° trouver le moyen de les int¹resser, de les captiver. Nous leur avons construit des habitations confortables sur pilotis. Ils les bourrent de tourbe et y mettent des esp¸ces d'insectes. Nous avons essay¹ de leur proposer de la bonne nourriture au lieu de la salet¹ aigre qu'ils mangent. En pure perte. Nous avons essay¹ de les vºtir de mani¸re humaine. Un est mort, deux autres sont tomb¹s malades. Mais nous continuons nos exp¹riences. Hier nous avons r¹pandu dans la forºt un plein camion de miroirs et de boutons dor¹s... Le cin¹ma ne les int¹resse pas, pas plus que la musique. Les cr¹ations immortelles ne provoquent chez eux qu'une sorte de ricanement... Non, il faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs enfants et d'organiser des ¹coles sp¹ciales. Malheureusement, cela implique des difficult¹s d'ordre technique : on ne peut pas les prendre avec des mains humaines, il faudrait l° des machines sp¹ciales... D'ailleurs, vous savez tout cela aussi bien que moi. - Je ne sais pas, dit m¹lancoliquement "Mon cher" Brandskougel. La clochette tinta ° nouveau, et la secr¹taire dit: - B¹atrice, c'est ° vous. Je vous en prie. B¹atrice s'agita. Elle esquissa le geste de se pr¹cipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta autour d'elle un regard plein de d¹sarroi. Elle revint sur ses pas, regarda sous le fauteuil en murmurant : "OÉ est-il? OÉ?", promena ses yeux immenses sur la salle d'attente, saisit ses cheveux, cria d'une voix forte : "Mais oÉ est-il?", puis attrapa soudain Perets par sa veste et le tira du fauteuil pour le jeter ° terre. Sous Perets se trouvait un carton brun dont se saisit B¹atrice. Elle resta quelques secondes les yeux ferm¹s, le visage empli d'une joie sans bornes, serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la porte recouverte de cuir jaune et la referma derri¸re elle. Dans un silence de mort, Perets se releva et, s'effor·ant de ne regarder personne, ¹pousseta son pantalon. Au demeurant, personne ne lui prºtait attention : tous les regards ¹taient braqu¹s sur la porte jaune. "Que vais-je lui dire? se demanda Perets. Je lui dirai que je suis philologue et que je ne peux pas ºtre utile ° l'Administration, laissez-moi partir, je m'en irai et jamais plus je ne reviendrai, je vous en donne ma parole. Mais pourquoi ºtes-vous venu ici? Je me suis toujours beaucoup int¹ress¹ ° la forºt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forºt. En fait j'ai abouti ici tout ° fait par hasard, puisque je suis philologue. Les philologues, les litt¹rateurs, les philosophes n'ont rien ° faire ° l'Administration. C'est pour ·a qu'on a raison de ne pas me laisser partir, je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux ºtre ni ° l'Administration, oÉ l'on d¹f¸que sur la forºt, ni dans la forºt, oÉ l'on ramasse les enfants avec des machines. Il faudrait que je m'en aille et que je m'occupe de quelque chose de plus simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme un enfant aime ses jouets. Je suis ici pour amuser les gens, je ne peux apprendre ° personne ce que je sais... Non, je ne peux ¹videmment pas dire ·a. Il faut verser une larme, mais oÉ vais-je la trouver, cette larme? Je casserai tout chez lui si seulement il essaie de m'empºcher de partir. Je casserai tout et je m'en irai ° pied." Perets se vit marchant sur la route poussi¹reuse sous un soleil de feu, kilom¸tre apr¸s kilom¸tre, tandis que la valise se fait de plus en plus lourde et de plus en plus ind¹pendante de sa volont¹. Et chaque pas l'¹loigne toujours plus de la forºt, de son rºve, de son angoisse qui est depuis longtemps le sens de sa vie... "On dirait qu'il y a un bout de temps que personne n'a ¹t¹ appel¹, pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dË ºtre tr¸s int¹ress¹ par le projet de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du bureau? Il doit y avoir une autre issue." - Excusez-moi, s'il vous pla¾t, dit-il en se tournant vers "Mon cher" Brandskougel, quelle heure est-il? "Mon cher" Brandskougel consulta sa montre-bracelet, r¹fl¹chit un instant et dit : - Je ne sais pas. Perets se pencha vers son oreille et murmura : - Je ne le dirai ° personne. A per-sonne. "Mon cher" Brandskougel h¹sita. Il promena des doigts ind¹cis sur la plaquette de plastique qui portait son nom, jeta un regard ° la d¹rob¹e autour de lui, b²illa nerveusement, regarda ° nouveau autour de lui et chuchota en maintenant fermement son masque contre sa figure : - Je ne sais pas. Puis il se leva et s'empressa de rejoindre un autre coin de la salle d'attente. La secr¹taire dit : - Perets, c'est votre tour. - Mon tour? s'¹tonna Perets. J'¹tais quatri¸me. La secr¹taire haussa la voix. - Employ¹ surnum¹raire Perets, c'est votre tour! - Il raisonne..., grommela quelqu'un. - Ces types-l°, il faut les chasser... Avec un balai brËlant! dit ° voix haute quelqu'un sur la droite. Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les mains ° ses flancs. La secr¹taire le regardait fixement. Des voix s'¹lev¸rent dans la salle d'attente : - Il fait le d¹goËt¹. - ×a a beau faire le malin... - Et nous avons support¹ ·a! - Excusez, vous l'avez support¹. Moi, c'est la premi¸re fois que je le vois. - Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingti¸me. La secr¹taire ¹leva la voix : - Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous l°-bas... Oui, oui, c'est ° vous que je parle. Alors, employ¹ Perets, vous allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes? - Oui, dit Perets. Oui, j'y vais. La derni¸re personne qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut "Mon cher" Brandskougel, barricad¹ dans un coin derri¸re son fauteuil, le visage crisp¹, accroupi une main dans la poche arri¸re de son pantalon. Puis il vit le Directeur. Le Directeur ¹tait un bel homme ¹lanc¹ d'une trentaine d'ann¹es, vºtu d'un costume coËteux qui tombait admirablement. Il ¹tait debout pr¸s de la fenºtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se pressaient sur l'appui. Le bureau ¹tait absolument vide : il n'y avait pas une chaise, pas mºme de table. Seule une copie en r¹duction de "L'exploit du traverseur de la forºt Selivan" ¹tait accroch¹e au mur oppos¹ ° la fenºtre. - Employ¹ surnum¹raire de l'Administration Perets? pronon·a d'une voix claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d'un sportif. - Mmm... oui... Je... bafouilla Perets. - Enchant¹, enchant¹ Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour. Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis. Perets s'inclina, intimid¹, et serra la main qu'on lui tendait. La main ¹tait s¸che et ferme. - Comme vous voyez, je donne ° manger aux pigeons. Curieux oiseau. On sent qu'il renferme des possibilit¹s immenses. Qu'en pensez-vous, monsieur Perets? Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le visage du Directeur exprimait une telle cordialit¹, un tel int¹rºt, une telle attente anxieuse d'une r¹ponse que Perets se reprit et mentit : - J'aime beaucoup, monsieur Ah. - Vous les aimez rÄtis? Ou ° l'¹touff¹e? Moi par exemple je les aime en croËte. Un pigeon en croËte avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous? Et le visage de M. Ah refl¹ta ° nouveau un tr¸s vif int¹rºt et l'attente anxieuse de la r¹ponse. - Etonnant, dit Perets. Il avait r¹solu de se r¹signer ° tout et d'ºtre d'accord sur tout. - Et la "Colombe" de Picasso, reprit M. Ah. Je me le rem¹more ° l'instant... "Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants passent sans qu'on puisse les rattraper..." Comme cela exprime bien cette id¹e de notre incapacit¹ ° saisir et mat¹rialiser la beaut¹! - De tr¸s beaux vers, acquies·a passivement Perets. - La premi¸re fois que j'ai vu la "Colombe", j'ai pens¹, comme probablement beaucoup d'autres, que le dessin ¹tait faux, ou en tout cas peu naturel. Mais ensuite, j'ai ¹t¹ amen¹ par mes fonctions ° m'int¹resser aux pigeons et je me suis soudain aper·u que Picasso, ce faiseur de miracles, avait saisi l'instant pr¹cis oÉ le pigeon replie ses ailes avant de se poser. Ses pattes touchent d¹j° la terre, mais lui est encore dans l'air, en vol. L'instant oÉ le mouvement devient immobilit¹, le vol repos. - Il y a chez Picasso des tableaux ¹tranges, que je ne comprends pas, dit Perets, montrant l° son ind¹pendance d'esprit. - Oh, c'est simplement que vous ne les avez pas regard¹s assez longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d'aller deux ou trois fois dans l'ann¹e au mus¹e. Il faut regarder les tableaux durant des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise copie. Mais si vous aviez l'occasion de faire connaissance avec l'original, vous comprendriez l'id¹e de l'artiste. - Et en quoi consiste-t-elle? - Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau? Formellement, c'est quelque chose moiti¹-homme moiti¹-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne saisit pas le passage d'une substance ° une autre. Il manque au tableau le principal - la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilit¹ d'¹tudier l'original, vous comprendriez que l'artiste est parvenu ° faire entrer dans la repr¹sentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit non pas un homme-arbre, ni mºme la transformation de l'homme en arbre, mais pr¹cis¹ment et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a utilis¹ l'id¹e contenue dans une vieille l¹gende pour repr¹senter la naissance d'une nouvelle individualit¹. Le nouveau qui sort de l'ancien. La vie de la mort. La raison de la mati¸re stagnante. La copie est absolument statique et tout ce qui y est repr¹sent¹ existe en dehors du cours du temps. Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La fl¸che du temps, comme dirait Eddington! - Et oÉ donc est l'original? demanda poliment Perets. Le Directeur eut un sourire. - L'original, naturellement, a ¹t¹ d¹truit en tant qu'objet d'art ne permettant pas une double interpr¹tation. La premi¸re et la deuxi¸me copie ont ¹galement ¹t¹ d¹truites par mesure de pr¹caution. M. Ah revint ° la fenºtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait sur l'appui. - Bien. Nous avons parl¹ des pigeons, pronon·a-t-il d'une voix nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom? - Quoi? - Nom. Votre nom. - Pe... Perets. - Ann¹e de naissance? - Trente... - Pr¹cis¹ment! - Mille neuf cent trente. Cinq mars. - Que faites-vous ici? - Employ¹ surnum¹raire. Rattach¹ au groupe de la Protection scientifique. - Je vous demande : que faites-vous ici? dit le Directeur en tournant vers Perets un regard aveugle. - Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller. - Votre opinion sur la forºt. Bri¸vement. - La forºt, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime. - Votre opinion sur l'Administration? - Il y a beaucoup de personnes estimables, mais... - ×a suffit. Le Directeur s'approcha de Perets, le prit par les ¹paules et, le regardant droit dans les yeux, dit : - Ecoute, ami, laisse! Partie ° trois? On appelle la secr¹taire, tu as vu le morceau? C'est pas une femme, c'est les soixante-neuf positions r¹unies! "Ouvrons, enfants, le Jeroboam de r¹serve!...", chanta-t-il d'une voix lourde. Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu en dis? Il sentait soudain l'alcool et le saucisson ° l'ail, ses yeux louchaient vers la racine du