pu vous compter officiellement ce temps." Perets le repoussa du coude et s'enfon·a dans la foule, les jambes flageolantes. - ... PlutÄt que de rester chez soi ° suer de peur, disait quelqu'un dans la foule, il vaut mieux faire du sport. - Je disais la mºme chose ° Domarochinier tout ° l'heure. Mais ce n'est pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l'ordre dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme ·a, autant que ce soit pour quelque chose... - Et qui a eu cette id¹e? Domarochinier! Il ne perd pas le nord. Il sait y faire! - ×a ne sert ° rien pourtant de les faire courir en cale·on. Faire son devoir en cale·on - c'est une chose, c'est honorable. Mais faire des comp¹titions en cale·on, c'est pour moi une erreur organisationnelle typique. Je vais ¹crire ° ce sujet °... Perets se d¹gagea de la foule et remonta en chancelant la rue encombr¹e. Il avait des naus¹es, la poitrine lui faisait mal et il imaginait les autres, dans leurs caisses, ¹tirant leurs cous de m¹tal pour regarder la foule de gens en cale·ons avec leurs yeux band¹s et s'effor·ant vainement de comprendre quel est le lien qui les unit ° cette foule et ne pouvant pas le comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le point de se tarir... Il n'y avait pas de lumi¸re dans le cottage de Kim ; ° l'int¹rieur, un nourrisson pleurait. On avait clou¹ des planches sur la porte de l'hÄtel et derri¸re les fenºtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aper·ut aux fenºtres du premier ¹tage des visages blºmes pr¹cautionneusement tourn¹s vers l'ext¹rieur. Les portes de la biblioth¸que s'ouvraient sur un canon au tube d'une longueur d¹mesur¹e termin¹ par un large frein de bouche tandis que de l'autre cÄt¹ de la rue un hangar finissait de brËler, et l'on voyait, ¹clair¹s par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton qui promenaient des d¹tecteurs de mines sur les lieux de l'incendie. Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme s'approcha de lui, le prit par la main et l'entra¾na. Perets ne r¹sista pas, tout lui ¹tait ¹gal. Elle ¹tait toute vºtue de noir, sa main ¹tait ti¸de et douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscurit¹. "Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une impudence non dissimul¹e. Et alors? Elle attendait. Je ne comprends pas pourquoi, je ne comprends pas en ¹change de quoi je me suis rendu ° elle, mais c'est moi qu'elle attendait..." Ils entr¸rent dans la maison, Alevtina alluma la lumi¸re et dit : - Il y a longtemps que je t'attendais ici. - Je sais, dit-il. - Et pourquoi passais-tu sans t'arrºter? "Oui, pourquoi au fait? pensa-t-il. Sans doute parce que ·a m'¹tait ¹gal." - ×a m'¹tait ¹gal, dit-il. - Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout. Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains ° plat sur ses genoux et la regarda enlever son ch²le noir et le pendre ° un clou - blanche, pleine, ti¸de. Elle s'enfon·a dans la maison ; un chauffebains ° gaz se mit ° ronfler et il y eut un bruit d'eau qui coule. Ses pieds lui faisaient tr¸s mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets ¹taient couverts d'un m¹lange de sang et de poussi¸re qui en s¹chant avait form¹ des croËtes noir²tres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans l'eau brËlante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur dispara¾trait pour faire place ° l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire, pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut." - Viens ici, appela Alevina. Il se leva p¹niblement, avec l'impression que tous ses os craquaient douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu'° la porte du couloir, puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu'au renfoncement oÉ s'ouvrait la porte de la salle de bains avec ses fa¿ences ¹tincelantes, le ronflement affair¹ de la flamme bleu du chauffe-bains ° gaz et Alevina qui, pench¹e au-dessus de la baignoire, r¹pandait dans l'eau une poudre fine. Pendant qu'il se d¹shabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle agita l'eau et un manteau de mousse monta ° la surface, d¹borda de la baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de plaisir et de douleur, tandis qu'Alevtina assise sur le rebord de la baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des l¸vres, si bonne, si accueillante - et il n'avait pas ¹t¹ une seule fois question de papiers... Elle lui lavait la tºte et lui, crachotant et s'¹brouant, se disait que ses mains ¹taient aussi fortes et habiles que celles de sa m¸re - et elle devait ¹videmment savoir faire aussi bien la cuisine... Puis elle lui demanda : "Je te frotte le dos?" Il se tapota l'oreille de la main pour chasser l'eau et le savon et dit : "Bien sËr, naturellement!" Elle lui passa sur le dos un gant de filasse rºche et ouvrit le robinet de la douche. - Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme ·a. Je vais vider l'eau, en mettre de la propre et je resterai allong¹, avec toi assise ° cÄt¹. S'il te pla¾t. Elle arrºta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret. - On est bien! dit-il. Tu sais, jamais encore je n'avais ¹t¹ aussi bien. - Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais. - Comment pouvais-je savoir? - Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d'avance? Tu aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es mari¹? - Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non. - C'est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l'aimais beaucoup? Comment ¹tait-elle? - Comment ¹tait-elle... Elle n'avait peur de rien. Elle ¹tait bonne. Nous rºvions souvent de la forºt. - De quelle forºt? - Comment, de quelle forºt? Il n'y a qu'une forºt. - La nÄtre, tu veux dire? - Elle n'est pas ° vous. Elle existe pour ellemºme. D'ailleurs en r¹alit¹ elle est peut-ºtre ° nous. Mais c'est difficile de se le repr¹senter. - Je n'ai jamais ¹t¹ dans la forºt, dit Alevtina. On dit que c'est effrayant. - Ce qu'on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait commencer par apprendre ° ne pas avoir peur de ce qu'on ne comprend pas. Alors tout serait simple. - Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si on se racontait un peu moins d'histoires, il n'y aurait rien d'incompr¹hensible. Et toi, Pertchik, tu n'arrºtes pas de te raconter des histoires. - Et la forºt? - Quoi, la forºt? Je n'y suis pas all¹e, mais si j'y allais je ne crois pas que je serais particuli¸rement perdue. L° oÉ il y a la forºt, il y a des sentiers, l° oÉ il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours s'entendre avec les gens. - Et s'il n'y a personne? - S'il n'y a personne, il n'y a rien ° y faire. Il faut s'en tenir aux gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu. - Non, dit Perets. Ce n'est pas si simple. Avec les gens, moi je suis perdu. Je ne comprends rien avec les gens. - Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple? - Je ne comprends rien. C'est pour ·a, entre autres, que j'ai commenc¹ ° rºver ° la forºt. Mais maintenant je vois que ce n'est pas plus facile dans la forºt. Elle secoua la tºte. - Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour, la nourriture et l'orgueil. Evidemment tout est embrouill¹ comme une pelote, mais quel que soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou ° l'amour, ou au pouvoir, ou ° la nourriture... - Non, dit Perets. Je ne le veux pas. - Mon pauvre ch¹ri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si tu veux ou si tu ne veux pas... A moins que je ne te le demande : Qu'es-tu, Pertchik, ° t'agiter ainsi, que te faut-il? - Je crois que maintenant il ne me faut plus rien, dit Perets. Seulement d¹camper d'ici et me faire archiviste... ou restaurateur. Voil° tous mes d¹sirs. Elle secoua ° nouveau la tºte - Je ne crois pas. Tu es beaucoup trop compliqu¹. Il te faut trouver quelque chose de plus simple. Il ne r¹pliqua pas et elle se leva. - Voil° une serviette. Je t'ai mis du linge l°. Sors et on prendra du th¹. Du th¹ et de la confiture de framboise, et tu iras dormir. Perets avait d¹j° vid¹ l'eau et, debout dans la baignoire, se s¹chait avec une grande serviette ¹ponge quand il entendit un tintement de vitres et l'¹cho lointain d'un coup sourd. Il se souvint alors du d¹pÄt de mat¹riel, de Jeanne, la poup¹e stupide hyst¹rique et cria : - Qu'est-ce que c'est? OÉ? - C'est la machine qui a explos¹, r¹pondit Alevtina. Ne crains rien. - OÉ? OÉ a-t-elle explos¹? Au d¹pÄt? Alevtina resta quelques instants silencieuse, apparemment elle regardait par la fenºtre. - Non, dit-elle enfin. Pourquoi au d¹pÄt? Dans le parc... Il y a de la fum¹e... Et ils courent tous, ils courent... VI On ne voyait pas la forºt. A sa place, sous la falaise, des nuages s'¹tendaient en une couche dense jusqu'° l'horizon. On aurait dit un champ de glace enneig¹ : des banquises, des dunes de neige, des trou¹es et de crevasses cachant un ab¾me sans fond : celui qui sauterait du haut de la falaise ne serait pas arrºt¹ par la terre, par le mar¹cage ti¸de ou les branches tendues des arbres, mais par la glace dure, ¹tincelante sous le soleil matinal, couverte d'une pellicule de neige s¸che et poudreuse, et il resterait ¹tendu sur la glace, plat, immobile et noir sous le soleil. On aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoy¹e, qui aurait ¹t¹ jet¹e par-dessus la cime des arbres. Perets chercha autour de lui, trouva un caillou, le fit sauter d'une paume ° l'autre et se dit que le bord de l'°-pic ¹tait vraiment un coin de rºve : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici des cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge brËl¹e par le soleil, et mºme un oiseau qui se permettait de gazouiller, il fallait seulement ¹viter de regarder vers la droite, vers les luxueuses latrines ° quatre fenºtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment au soleil leur peinture toute fra¾che. Il est vrai qu'elles ¹taient assez loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer ° imaginer que c'¹tait un kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de mºme mieux valu qu'elles ne soient pas l°. C'est peut-ºtre ° cause de ces latrines toutes neuves, ¹difi¹es au cours de la nuit agit¹e qui avait pr¹c¹d¹, que la forºt se dissimulait derri¸re les nuages. Mais c'¹tait peu probable. La forºt ne se serait pas emmitoufl¹e jusqu'° l'horizon pour une telle bagatelle, les hommes ne pouvaient pas lui faire un tel effet. "En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai tout ce qu'on me dira de faire, je ferai des calculs sur la " mercedes " ab¾m¹e, je franchirai la zone d'assaut, je jouerai aux ¹checs avec le manager et j'essaierai mºme d'aimer le k¹fir : ce ne doit pas ºtre tellement difficile, puisque la plupart des gens ont r¹ussi ° le faire. Et le soir (et la nuit aussi) j'irai chez Alevtina, je mangerai de la confiture de framboise et je me reposerai dans la baignoire du Directeur. C'est mºme une id¹e, pensa-t-il : s'essuyer avec la serviette du Directeur, s'envelopper dans la robe de chambre du Directeur et se chauffer les pieds dans les chaussettes de soie du Directeur. Deux fois par mois j'irai ° la station biologique toucher la paye et les primes, pas dans la forºt mais ° la station, pr¹cis¹ment, et mºme pas ° la station mais ° la caisse, pas pour un rendez-vous avec la forºt ni pour faire la guerre ° la forºt, mais pour la paye et les primes. Et le matin, de bonne heure, je viendrai ici pour regarder de loin la forºt et pour lui jeter des cailloux." Derri¸re lui les buissons s'¹cart¸rent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n'¹tait pas le Directeur, mais encore et toujours Domarochinier. Il tenait ° la main une ¹paisse chemise et il s'arrºta ° quelque distance, abaissant vers Perets un regard humide. Il savait manifestement quelque chose, quelque chose d'important et il avait apport¹ ici, au bord de l'°-pic, cette ¹trange et angoissante nouvelle que personne au monde d'autre que lui ne connaissait, et il ¹tait manifeste que tout ce qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun devrait donner tout ce dont il ¹tait capable. - Bonjour, dit-il en s'inclinant et en tendant la chemise ° Perets. Vous avez bien dormi? - Bonjour, dit Perets. Merci. - L'humidit¹ est aujourd'hui de soixante-seize pour cent, dit Domarochinier. Temp¹rature : dixsept degr¹s. Vent nul. N¹bulosit¹ : z¹ro. (Il s'avan·a sans bruit, les mains sur la couture du pantalon, inclina son corps vers Perets et annon·a.) Le double-v¹ est ce matin ¹gal ° seize... - Quel double-v¹? demanda Perets en se levant. - Le nombre de taches, dit tr¸s vite Domarochinier, le regard fuyant. Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face. - Et pourquoi me dites-vous ·a? demanda Perets d'un ton hostile. - Je vous demande pardon, dit h²tivement Domarochinier. Cela ne se reproduira plus. Donc il n'y a que l'humidit¹, la n¹bulosit¹, le vent... hmm... et... Vous ne voulez pas non plus que je vous fasse de rapport sur les opposants? - Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi? Domarochinier fit deux pas en arri¸re et inclina la tºte. - Je vous demande pardon, dit-il. Il est possible que je vous aie ennuy¹, mais il y a quelques papiers qui n¹cessitent... sans retard, pour ainsi dire... que vous personnellement... (Il tendit ° Perets la chemise, comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport? - Vous savez... dit Perets sur un ton mena·ant. - Oui-oui? dit Domarochinier. Sans l²cher la chemise, il se mit ° fouiller f¹brilement ses poches, comme s'il cherchait un calepin. Son visage ¹tait devenu bleu d'empressement. "L'imb¹cile, le fichu imb¹cile, pensa Perets en essayant de se dominer. Qu'est-ce qui lui prend?" - C'est stupide, dit-il aussi calmement qu'il le pouvait. Vous comprenez? C'est stupide et ·a n'a rien d'amusant. - Oui-oui, dit Domarochinier. (Courb¹, serrant la chemise entre son coude et sa hanche, il griffonnait d¹sesp¹r¹ment des mots sur son bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui? - Qu'est-ce que vous ¹crivez? demanda Perets. Domarochinier lui jeta an regard apeur¹ et lut : "Quinze juin... heure : sept quarante-cinq... lieu : au-dessus de l'°-pic..." - Ecoutez, Domarochinier, dit Perets avec col¸re. Qu'est-ce que vous voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous avez ° me coller au train tout le temps comme ·a? ×a suffit, il y en a assez! (Domarochinier ¹crivait.) Votre plaisanterie est plutÄt stupide, vous n'avez pas ° m'espionner. Vous devriez avoir honte, ° votre ²ge. Mais arrºtez d'¹crire, cr¹tin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre gymnastique; ou de vous laver, regardez un peu ° quoi vous ressemblez! Peuh!... Les doigts tremblant de rage, 1 entreprit de boucler les lani¸res de ses sandales - C'est vrai, ce qu'on dit de vous, que vous ºtes toujours fourr¹ partout ° noter toutes les conversations. Je croyais que ·a faisait partie de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte pas ce genre de choses en g¹n¹ral, mais vous, vous d¹passez vraiment la mesure... Il se releva et vit Domarochinier fig¹ au garde ° vous. Des larmes coulaient sur ses joues. - Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarm¹. - Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant. - Vous ne pouvez pas quoi? - La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver... - Seigneur J¹sus, dit Perets. Si vous ne pouvez pas, ne le faites pas, je disais ·a simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin ° me suivre? Comprenez-moi, je n'ai rien contre vous, mais c'est extrºmement d¹sagr¹able... - ×a ne se reproduira pas! s'¹cria avec transport Domarochinier. Jamais plus. Les larmes sur ses joues s'¹taient s¹ch¹es en un instant. - Bon, ·a suffit, dit Perets, fatigu¹, en s'enfon·ant ° travers les buissons. Domarochinier s'accrochait ° ses pas. "Vieux paillasse, pensa Perets. Tar¹..." - Tr¸s urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument indispensable... Votre attention personnelle... Perets se retourna. - Qu'est-ce que vous fourez, enfin? s'¹cria-t-il. Si c'est pour ma valise, rendez-la-moi, oÉ l'avezvous trouv¹e? Domarochinier posa la valise par terre et commen·a ° ouvrir la bouche, au bord de l'asphyxie, mais Perets ne le laissa pas parler et saisit la poign¹e de la valise. Alors Domarochinier, qui n'avait rien pu dire, se coucha ° plat ventre sur la valise. - Rendez-moi ma valise! dit Perets, glac¹ de fureur. - Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses genoux. La chemise le gºnait, il la prit entre ses dents et ¹treignit la valise entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poign¹e. - Cessez ce scandale! dit-il. Imm¹diatement! Domarochinier secoua la tºte et murmura quelque chose. Perets d¹boutonna son col et jeta un regard d¹sempar¹ autour de lui. A l'ombre d'un chºne pas tr¸s loin de l° se trouvaient, pour une raison ind¹termin¹e, deux ing¹nieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redress¸rent et claqu¸rent les talons. Alors Perets, jetant tout autour de lui des regards de bºte traqu¹e, enfila pr¹cipitamment l'all¹e qui menait vers la sortie du parc. Il croyait avoir d¹j° tout vu, mais cette fois... Ils ont dË se donner le mot, pensait-il fi¹vreusement... Il faut courir, courir. Mais courir oÉ? Il sortit du parc et allait prendre la direction de la cantine quand il trouva ° nouveau sur son chemin Domarochinier, un Domarochinier sale et effrayant. Il ¹tait l°, la valise sur l'¹paule, son visage bleu inond¹ de larmes, ° moins que ce ne fËt d'eau ou de sueur. Ses yeux, voil¹s par une pellicule blanche, erraient, et il serrait contre sa poitrine la chemise oÉ ses dents avaient laiss¹ leur empreinte. - Pas ici, je vous en supplie, r²la-t-il. Dans le bureau... C'est insupportablement urgent... Et par ailleurs les int¹rºts de la subordination... Perets fit un ¹cart pour l'¹viter et remonta en courant la rue principale. Les gens sur les trottoirs restaient fig¹s, inclinaient la tºte en roulant des yeux ¹carquill¹s. Un camion qui venait d'en face, se dirigeant vers lui, freina avec un hurlement sauvage, percuta un kiosque ° journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commenc¸rent ° se mettre en rangs par deux. Un garde passa au pas de parade en pr¹sentant les armes... Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva ° chaque fois Domarochinier sur son chemin. Domarochinier ne pouvait plus parler, il ne faisait que pousser des grognements et des meuglements inarticul¹s en roulant des yeux suppliants. Perets courut alors vers l'immeuble de l'Administration. "Kim, pensait-il fi¹vreusement. Kim ne per mettra pas... A moins que lui aussi?... Je m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient... Je frapperai ° coups de pied... maintenant ·a m'est ¹gal..." II fit irruption dans le hall d'entr¹e et au mºme moment un orchestre au grand complet entama avec des ¹clats de cuivres une marche triomphale. Il vit des visages tendus, des yeux ¹carquill¹s, des torses bomb¹s. Domarochinier le rejoignit et se lan·a ° sa poursuite dans l'escalier d'honneur, sur les tapis framboise que personne ne se permettait jamais de fouler, ° travers des salles inconnues ° deux rang¹es de fenºtres, devant des gardes en uniforme de parade avec d¹corations pendantes, sur un parquet cir¹ et glissant, le poursuivit dans l'escalier, vers le troisi¸me ¹tage, dans une galerie de portraits, et ° nouveau dans l'escalier, vers le quatri¸me ¹tage, devant une haie de jeunes filles fard¹es et fig¹es comme des mannequins et, enfin l'accula dans une sorte de somptueuse impasse ¹clair¹e par des lampes lumi¸re du jour. Au bout, se trouvait une gigantesque porte revºtue de cuir qui portait la plaquette "Directeur". Il ¹tait impossible d'aller plus loin. Domarochinier le rattrapa, se faufila sous son coude, poussa un r²le effrayant, un r²le d'¹pileptique, et ouvrit devant lui la porte de cuir. Perets entra, enfon·a ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfon·a tout son ºtre dans la p¹nombre s¹v¸re et autoritaire de portes endeuill¹es, dans l'arÄme noble du tabac de prix, dans un silence ouat¹, dans la s¹r¹nit¹ grave et mesur¹e d'une existence ¹trang¸re. - Bonjour, lan·a-t-il dans le vide, Mais il n'y avait personne derri¸re l'immense bureau. Personne dans les vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du martyr Selivan sur un tableau g¹ant qui occupait tout le mur de cÄt¹. Derri¸re lui, Domarochinier laissa lourdement tomber la valise. Perets tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui pr¹sentait la chemise comme un plateau vide. Ses yeux ¹taient morts, vitreux. Il ne va pas tarder ° mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas. - Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, ° bout de souffle. Sans le visa du Directeur, impossible... personnel... jamais je ne me serais permis... - Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible soup·on commen·ait ° se faire jour dans son esprit. - Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible... Perets s'appuya sur la table et, se retenant ° la surface polie, la contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut ºtre le plus proche. Il se laissa tomber entre les bras de cuir frais et d¹couvrit ° sa gauche une batterie de t¹l¹phones multicolores, ° sa droite des volumes reli¹s grav¹s ° l'or, devant lui un encrier monumental repr¹sentant TannhaËser et V¹nus et au-dessus de lui les yeux blancs et implorants de Domarochinier et la chemise tendue. Il ¹treignit les accoudoirs et pensa : "Ah! c'est comme ·a? Bande de fripouilles, de salauds, d'esclaves... c'est comme ·a, hein? Racaille, larbins, faces de carton... tr¸s bien, puisque c'est comme ·a..." - Cessez d'agiter cette chemise au-dessus de la table, dit-il s¹v¸rement. Donnez-la ici. Le bureau s'anima, des ombres pass¸rent, un petit tourbillon se forma et Domarochinier se trouva ° ses cÄt¹s, un peu en retrait derri¸re son ¹paule gauche. La chemise pos¹e sur la table parut s'ouvrir toute seule, d¹couvrant des feuilles de beau papier sur lesquelles il lut, imprim¹ en capitales, le mot : "PROJET". - Je vous remercie, dit-il s¹v¸rement. Vous pouvez aller. Il y eut ° nouveau un tourbillon, une l¹g¸re odeur de sueur s'¹leva et disparut, et Domarochinier se trouva ° la porte, en train de sortir ° reculons, le corps inclin¹ en avant pour saluer, les mains sur la couture du pantalon - effrayant, pitoyable et prºt ° tout. - Un instant, dit Perets. Domarochinier se figea. - Vous pouvez tuer un homme? Domarochinier n'h¹sita pas. Il prit un calepin et pronon·a : - Je vous ¹coute! - Et vous suicider? demanda Perets. - Quoi? demanda Domarochinier. - Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard. Domarochinier disparut. Perets s'¹claircit la gorge et se passa les mains sur le visage. - Supposons, dit-il ° voix haute. Et ensuite? Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui ¹tait not¹ pour la journ¹e en cours. L'¹criture de l'ancien Directeur le d¹·ut. Le Directeur ¹crivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de calligraphie. "Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer k¹fir-z¹fir. Machinisation. Bobine : qui l'a vol¹e? Quatre bulldozers!!!" "Au diable les bulldozers, pensa Perets, c'est termin¹ : plus de bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines ° scier de l'Eradication... Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c'est pas possible. Dommage... Et il y a aussi ce d¹pÄt de machines. Je le ferai sauter, d¹cida-t-il. Il imagina l'Administration, vue d'en haut, et comprit qu'il y avait beaucoup de choses ° faire sauter. Beaucoup trop... N'importe quel imb¹cile peut faire sauter des choses", se dit-il. Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons us¹s, deux odontom¸tres de philat¹liste et par-dessus le tout une patte d'¹paule de g¹n¹ral dor¹e. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant les feuilles de papier, se piqua le doigt ° une punaise et trouva le trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin ¹loign¹, c'¹tait un coffre tr¸s ¹trange, d¹guis¹ en desserte. Perets se leva et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarqu¹es au premier abord. Sous une fenºtre se trouvait une crosse de hockey, flanqu¹e d'une b¹quille et d'une jambe artificielle chauss¹e d'un bottillon et munie d'un patin ° glace rouill¹. Tout au fond du bureau s'ouvrait une autre porte barr¹e par une corde sur laquelle ¹taient pendus des slips noirs et quelques chaussettes, dont certaines ¹taient trou¹es. Sur la porte elle-mºme, une plaquette de m¹tal noirci qui portait l'inscription grav¹e "BETAIL". Sur l'appui de la fenºtre, ° demi cach¹ par un rideau, un petit aquarium rempli d'une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ou¿es branchues. Et derri¸re le tableau qui repr¹sentait l'exploit de Selivan ¹mergeait un somptueux b²ton de chef d'orchestre, avec des queues de cheval... Perets s'affaira aupr¸s du coffre, mit un certain temps ° trouver les bonnes clefs et parvint finalement ° ouvrir la lourde porte blind¹e. La contre-porte ¹tait tapiss¹e de photos l¹g¸res d¹coup¹es dans des revues pour hommes, mais le coffre ¹tait presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont le verre gauche ¹tait cass¹, une casquette chiffonn¹e orn¹e d'une cocarde ¹trange, et la photographie d'une famille inconnue (le p¸re - arborant un rictus qui d¹couvrait toutes ses dents, la m¸re - la bouche en cul de poule, et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien astiqu¹, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une autre patte d'¹paule de g¹n¹ral et une croix de fer avec des feuilles de chºne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, ° l'exception de la derni¸re, tout en bas de la pile, oÉ se trouvait le brouillon d'une note de service qui envisageait les sanctions ° prendre contre le chauffeur Touzik pour nonfr¹quentation syst¹matique du mus¹e historique de l'Administration. "Bien fait pour lui, la crapule, marmonna Perets. Il ne va mºme pas au mus¹e... Il va falloir donner suite ° cette affaire..." "Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce que c'est que cette histoire? Il n'est tout de mºme pas le nombril du monde, non? Enfin, en un sens... K¹firomane, coureur r¹pugnant, glandouilleur syst¹matique... d'ailleurs tous les chauffeurs sont des glandouilleurs... non, il faut que ·a cesse : le k¹fir, la partie d'¹checs pendant les heures de travail. Et Kim, qu'est-ce qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui d¹raille? - A moins que ce ne soit justement ce qu'il faut, des esp¸ces de processus stochastiques... Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde travaille. Il n'y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit, ils sont tous occup¹s, personne n'a de temps. Les notes de service sont observ¹es, je le sais, j'en ai fait l'exp¹rience. Apparemment, tout va bien : les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ing¹nieurs construisent, les chercheurs ¹crivent des articles, les caissiers distribuent de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-ºtre qu'apr¸s tout ce man¸ge n'existe que pour que tout le monde travaille? Un bon m¹canicien r¹pare une voiture en deux heures. Et apr¸s? Les vingt-deux heures restantes? Et si en plus les voitures sont conduites par des travailleurs exp¹riment¹s qui ne les ab¾ment pas? La solution s'impose d'elle-mºme : mettre le bon m¹canicien aux cuisines, et les cuisiniers ° la m¹canique. Il ne s'agit pas seulement de remplir vingt-deux heures - vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique l°-dedans. Tout le monde travaille, tout le monde fait son devoir d'homme... pas comme de vulgaires singes... Et ils acqui¸rent des sp¹cialit¹s nouvelles... Finalement il n'y a aucune logique l°-dedans, c'est le g²chis complet, pas de la logique... Seigneur, je suis l° ° rester plant¹ comme un piquet et ils salissent la forºt, ils la d¹truisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque chose au plus vite, maintenant je r¹ponds de chaque hectare, de chaque chiot, de chaque ondine, maintenant je r¹ponds de tout..." II commen·a ° s'agiter, referma tant bien que mal le coffre, se pr¹cipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir une feuille de papier vierge. "II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions ¹tablies, des modes de relations fix¹s, ils vont rire de moi... Il se souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-mºme dans l'antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils iront se plaindre ° ce... ° ce M. Ah... Ils vont s'¹gorger les uns les autres... Mais pas rire. C'est ·a le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne savent pas rire, ils ne savent pas ce que c'est et ° quoi ·a sert. Des hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la d¹mocratie, la libert¹ d'opinion, la libert¹ de protestation et d'invective. Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez! Protestez et riez... Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualit¹ du k¹fir, contre la mauvaise nourriture ° la cantine, ils invectiveront avec une passion particuli¸re le balayeur pour les rues qui n'ont pas ¹t¹ balay¹es depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus syst¹matique de fr¹quenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux latrines sur l'°-pic... Non, je commence ° m'embrouiller, pensa-t-il. Il faut proc¹der par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?" II se mit ° couvrir une feuille d'une ¹criture rapide et illisible : "" Groupe de l'Eradication de la forºt, groupe d'Etude de la forºt, groupe de la Protection arm¹e de la forºt, groupe d'Aide ° la population locale de la forºt... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. " Groupe de la P¹n¹tration du g¹nie ds. for. " Et puis... '' Groupe de la Protection scientifique for. " Voil°, ·a a l'air d'ºtre tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demand¹ ce qu'ils faisaient. Il ne m'est mºme jamais venu ° l'esprit de me demander ce que faisait l'Administration en g¹n¹ral. Comment on pouvait concilier l'Eradication et la Protection de la forºt, et en plus aider la population locale... Bon, voil° ce que je vais faire, pensa-t-il. D'abord, plus d'Eradication. Eradiquer l'Eradication. La P¹n¹tration du g¹nie aussi, ¹videmment. Ou alors qu'ils travaillent en haut, de toute fa·on ils n'ont rien ° faire en bas. Ils peuvent d¹monter leurs machines, construire une route correcte ou combler ce marais putride... Qu'est-ce qu'il reste alors? Il y a la Protection arm¹e. Avec leurs chiens loups. Tout de mºme, dans l'ensemble... Il faut tout de mºme prot¹ger la forºt. Seulement voil°... (Il ¹voqua les tºtes des gardes qu'il connaissait et se mordilla les l¸vres d'un air dubitatif.) M-oui... Bon, admettons. Et l'Administration, elle sert ° quoi alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?" II se sentit tout d'un coup ° la fois joyeux et angoiss¹. - Mais oui, c'est ·a, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre tout. Qui est mon juge? Je suis le Directeur, je suis le chef. Une note de service - et termin¹!" II entendit alors le bruit de pas lourds. Quelque part tout pr¸s. Les verres du lustre tint¸rent, les chaussettes qui s¹chaient sur la corde se balanc¸rent. Il se leva et s'approcha sur la pointe des pieds de la petite porte qui se trouvait au fond de la pi¸ce. Derri¸re, quelqu'un marchait d'un pas in¹gal, comme titubant, mais on n'entendait rien d'autre, et il n'y avait mºme pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets pesa doucement sur la poign¹e, mais la porte ne c¹da pas. Il approcha les l¸vres de la fente et demanda ° haute voix : "Qui est l°?" Personne ne r¹pondit, mais les pas ne cess¸rent pas, comme s'il y avait eu un ivrogne dehors en train de zigzaguer. Perets manipula encore une fois la poign¹e, haussa les ¹paules et revint ° sa place. "Dans l'ensemble, le pouvoir a ses avantages, pensa-t-il. Je ne vais ¹videmment pas dissoudre l'Administration, ce serait idiot, pourquoi dissoudre une organisation toute prºte, bien huil¹e? Il faut simplement la remettre dans le droit chemin, l'appliquer ° quelque chose de s¹rieux. Cesser d'envahir la forºt, renforcer au contraire son ¹tude prudente, essayer de se mettre en rapport avec elle, d'apprendre ° son contact... Ils ne comprennent mºme pas ce que c'est que la forºt. La forºt! Pour eux c'est du bois d'abattage... Leur apprendre ° aimer la forºt, ° la respecter, ° vivre la vie qu'elle vit... Non, il y a beaucoup de travail. Du travail v¹ritable, du travail s¹rieux. Et il se trouvera des gens - Kim, Sto¿an, Rita.. Et pourquoi pas le manager?... Alevtina... Et finalement ce Ah, aussi, c'est un personnage, il est pas bºte, mais il a rien de s¹rieux ° faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en voir! Bon, et maintenant, oÉ en sont les affaires courantes? Il attira le dossier ° lui. La premi¸re page ¹tait ainsi r¹dig¹e : PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE 1. Au cours de l'ann¹e ¹coul¹e, l'Administration de la forºt a substantiellement am¹lior¹ son travail et a atteint des indices ¹lev¹s dans tous les domaines de son activit¹. Des centaines d'hectares de territoire forestier ont ¹t¹ conquis, ¹tudi¹s, am¹nag¹s et plac¹s sous la sauvegarde de la Protection scientifique et arm¹e. La ma¾trise des sp¹cialistes et des travailleurs du rang cro¾t de jour en jour. L'organisation s'am¹liore, les d¹penses improductives diminuent. Les barri¸res bureaucratiques et autres obstacles extraproductifs sont lev¹s les uns apr¸s les autres. 2. Cependant, ° cÄt¹ des r¹alisations effectu¹es, l'action n¹faste de la deuxi¸me loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres continue ° s'exercer, abaissant quelque peu le niveau ¹lev¹ des indices. Notre t²che la plus urgente r¹side maintenant dans la suppression des faits de hasard qui engendrent le chaos, troublent le rythme commun et provoquent une baisse des cadences. 3. Compte tenu de ce qui pr¹c¸de, il est propos¹ de consid¹rer ° l'avenir toute manifestation de faits de hasard comme contraire aux lois et contredisant l'id¹al d'organisation, et l'implication dans des faits de hasard (probabilisme) comme un acte criminel on, si l'implication dans des faits de hasard (probabilisme) n'entra¾ne pas de cons¹quences graves, comme une tr¸s s¹rieuse violation de la discipline du travail et de la production. 4. La culpabilit¹ des personnes impliqu¹es dans des faits de hasard (activit¹s probabilistiques) est d¹finie et mesur¹e par les articles du Code criminel N 62, 64, 65 (° l'exclusion des par. S et 0), 113 et 192 par. K ou §§ du Code administratif 12, 15 et 97. NOTA : L'issue mortelle d'une implication dans un fait de hasard (probabilisme) n'a pas en tant que telle valeur de circonstance disculpante ou att¹nuante. La condamnation ou la sanction sera dans ce cas prononc¹e ° titre posthume. 5. La pr¹sente directive prend effet ° partir du... mois... jour... ann¹e. Elle n'a pas d'effet r¹troactif. Sign¹ : Le Directeur de l'Administration. (...) Perets passa sa langue sur ses l¸vres s¸ches et tourna la page. Sur la suivante se trouvait une note de service concernant la mise en jugement de l'employ¹ Kh. du groupe de la Protection scientifique. Item, conform¹ment ° la directive sur < l'instauration de l'ordre" "pour indulgence pr¹m¹dit¹e pour la loi des grands nombres s'¹tant traduite par une glissade sur la glace avec l¹sion concomitante de l'articulation tibia-tarsienne, laquelle implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11 mars de l'ann¹e en cours", il est propos¹ que l'employ¹ Kh soit d¹sormais d¹sign¹ sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item... Perets claqua des dents et regarda le feuillet suivant. C'¹tait aussi une note de service concernant l'application d'une peine d'amende administrative correspondant ° quatre mois de salaire au ma¾tre de chiens G. de Montmorency du groupe de la Protection arm¹e "pour s'ºtre imprudemment permis d'ºtre frapp¹ par une d¹charge atmosph¹rique (foudre)". Suivaient des prescriptions concernant les cong¹s, des demandes d'allocation exceptionnelle en raison de la perte du soutien de famille et une note explicative d'un certain J. Lumbago ° propos de la disparition d'une bobine... - Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets ° haute voix. Il ¹tait en nage. Le projet ¹tait tap¹ sur du papier couch¹ ° tranche dor¹e. "II faudrait que j'en parle ° quelqu'un, ou je vais m'y perdre", pensa-t-il. L°-dessus la porte s'ouvrit et Alevtina p¹n¹tra dans le bureau, poussant devant elle une table ° roulettes. Elle ¹tait habill¹e avec une ¹l¹gance recherch¹e et une expression s¹rieuse et aust¸re ¹tait peinte sur son visage soigneusement maquill¹. - Votre petit d¹jeuner, dit-elle d'une voix apprºt¹e. - Fermez la porte et venez ici, dit Perets. Elle ferma la porte, repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avan·a vers Perets. - Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant? - Regarde, dit Perets. Encore des bºtises! Lis un peu. Elle s'assit sur l'accoudoir, passa autour du cou de Perets un bras gauche nu et prit la directive de sa main droite nue. - Je ne sais pas, dit-elle. Tout est correct. Qu'y a-t-il? Tu veux peut-ºtre que je t'apporte le Code criminel? Le Directeur pr¹c¹dent lui aussi n'avait pas compris un seul article. - Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code, qu'est-ce que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu? - Je l'ai lu, et je l'ai mºme tap¹. Et j'ai corrig¹ le style. Domarochinier ne sait pas ¹crire, et c'est seulement ici qu'il a appris ° lire... A propos, poussin, Domarochinier attend dans l'antichambre, tu devrais le recevoir pendant le d¹jeuner, il aime ·a. Il te fera des tartines... - Mais je me fous de Domarochinier! dit Perets. Explique-moi plutÄt ce que je... - Il ne faut pas se foutre de Domarochinier, r¹pliqua Alevtina. Tu ne comprends encore rien, poussin, tu ne