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     roman
     Traduit du russe
     par Michel P‰tris
     (c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
     Edition Champ Libre, Paris, 1972
     OCR: Oleg Volkov, 1999
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                     Au tournant, dans la profondeur
                     de la trou‰e de la forŠt,
                     Le futur qui m'attend
                     me sert de serment.
                     On ne l'entraŽnera pas dans une discussion
                     Et on ne l'amadouera pas par la caresse
                     Il est grand ouvert, comme la forŠt
                     distendu, € la rencontre.
                                         Boris Pasternak.

                     Grimpe, grimpe doucement,
                     Escargot, la pente du Fuji,
                     Plus haut, jusqu'au sommet!
                                       Issa, fils de paysan.



     De cette hauteur, la  forŠt ‰tait comme une luxuriante ‰cume mouchet‰e.
Comme  une immense  ‰ponge poreuse  couvrant  le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait  un jour tapi  dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossiˆre. Comme  un masque informe  pos‰ sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
     Perets quitta ses sandales et  s'assit, ses pieds  nus pendant dans  le
pr‰cipice. Il lui  sembla que ses  talons ‰taient  tout  d'un  coup  devenus
humides,  comme  s'il les avait r‰ellement plong‰s  dans le tiˆde brouillard
lilas qui s'accumulait sous  la  falaise. Il tira  de sa  poche les cailloux
qu'il avait ramass‰s, les disposa soigneusement € c”t‰  de lui, puis choisit
le plus  petit  et  le  jeta doucement  en  bas, dans  le  monde  vivant  et
silencieux,  endormi et  indiff‰rent qui avalait pour  toujours. L'‰tincelle
blanche s'‰teignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
     S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce  que racontait la cuisiniˆre uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et  ce  que  supposait  Mme  Bardo,  la directrice  du  groupe d'aide  €  la
population  locale  ;  s'il  ne fallait  pas  croire ce  que murmuraient  le
chauffeur Touzak  et l'Inconnu du  groupe  de la P‰n‰tration  du g‰nie ;  si
l'intuition  humaine  valait  quelque  chose  et  si  enfin  les  esp‰rances
pouvaient se r‰aliser au  moins une fois  dans la vie, alors, € la  septiˆme
pierre,  les buissons  s'‰carteraient  avec  fracas derriˆre lui et  dans la
clairiˆre,  sur  l'herbe  foul‰e,  blanchie  par  la  ros‰e,  paraŽtrait  le
Directeur,  torse nu,  en  pantalon  de gabardine  grise €  passepoil mauve,
respirant  avec bruit,  le visage  luisant, jaune  et  rose, velu  ;  il  ne
regarderait rien, ni la forŠt au-dessous de lui, ni le ciel  au-dessus  ; il
se baisserait,  plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en  faisant rouler €  chaque  fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis  qu'un air charg‰ d'acide carbonique
et de nicotine s'‰chapperait, sifflant et bouillonnant,  de sa bouche grande
ouverte.
     Derriˆre, les buissons s'‰cartˆrent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'‰tait pas le Directeur, mais  la personne familiˆre de
Claude-Octave Domarochinier,  du  groupe  de  l'Eradication.  Il  s'approcha
lentement  et s'arrŠta € deux enjamb‰es  de Perets,  abaissant vers  lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soup‡onnait  quelque  chose, quelque
chose de trˆs important, et ce savoir ou ce  soup‡on immobilisait les traits
de son  visage allong‰, visage p‰trifi‰ d'un  homme qui  apportait ici,  sur
l'€-pic,  une  ‰trange  et angoissante  nouvelle.  Cette nouvelle,  personne
encore au monde ne la connaissait, mais il ‰tait  manifeste  que  tout ‰tait
radicalement  chang‰,  que  tout  ce  qui  avait  cours  auparavant  n'avait
maintenant plus de sens et  que chacun devrait d‰sormais donner tout ce dont
il ‰tait capable.
     -  A  qui  sont  ces  pantoufles?  demanda-t-il  en  jetant  un  regard
circulaire autour de lui.
     - Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
     Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
     - Tiens donc. Des sandales? Trˆ-ˆs bien. Mais € qui sont ces sandales?
     Il s'approcha de l'€-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussit”t.
     - Quelqu'un  est assis  au  bord de  l'€-pic, commenta-t-il,  avec  des
sandales  pos‰es €  c”t‰ de lui.  La question qui se pose in‰vitablement est
alors : € qui sont les sandales et o™ se trouve leur propri‰taire?
     - Ce sont mes sandales, dit Perets.  Domarochinier  regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
     - Les v”tres? Donc, vous Štes pieds nus. Pourquoi?
     - Pieds nus parce qu'il n'y a  pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait  tomber  hier ma pantoufle droite  et j'ai  d‰cid‰ € l'avenir de rester
pieds nus.
     Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux ‰cart‰s :
     - Elle est l€-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
     Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
     - De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
     Mais  ‡a ne change  rien. Je ne  comprends pas,  Perets,  pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici,  on ne peut voir une  pantoufle - si  du moins
elle  est  r‰ellement  l€-bas,  et ‡a  c'est  une  autre  question que  nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas  esp‰rer l'atteindre  avec une  pierre, mŠme  si  vous  aviez  l'adresse
n‰cessaire et  si vous vouliez r‰ellement  cela et cela seul  : je parle  du
coup au but... Mais nous allons ‰claircir tout ‡a.
     Il remonta  les  jambes  de son pantalon, s'assit  sur  les  talons  et
poursuivit :
     - Donc,  vous ‰tiez l€ hier  aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit  la deuxiˆme fois  que vous veniez au bord de l'€-pic, alors que
les autres employ‰s de l'Administration, pour ne rien dire des  sp‰cialistes
surnum‰raires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
     Perets se  fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas  du d‰fi  ni de  la  m‰chancet‰,  il  ne  faut  pas y  attacher
d'importance.  C'est  simplement de  l'ignorance.  Il  ne  faut pas attacher
d'importance € l'ignorance, personne  ne le fait. L'ignorance d‰fˆque sur la
forŠt. L'ignorance d‰fˆque toujours sur quelque chose.
     -  Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forŠt. Vous l'aimez? R‰pondez!
     -  Et  vous? demanda  Perets.  Domarochinier  s'offensa  et  ouvrit son
bloc-notes :
     - Ne vous  oubliez pas! Vous savez trˆs bien  qui je suis. J'appartiens
au  groupe de l'Eradication, et  votre  r‰ponse, ou  plus  exactement  votre
contre-question,  est  donc  absolument  d‰pourvue de  sens.  Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forŠt est d‰termin‰e par la fonction
que  je  remplis, mais  qu'est-ce  qui d‰termine la  v”tre? cela  je  ne  le
comprends pas trˆs bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas  id‰e  d'Štre aussi
‰tranger : rester assis au bord de l'€-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se  le demande.  A votre place, je raconterais tout.  A moi. Je
remettrais tout en  ordre. Vous le savez peut-Štre, il y a des circonstances
att‰nuantes, et en fin  de compte vous n'avez  rien € craindre, n'est-ce pas
Perets?
     - Non, dit Perets. C'est-€-dire ‰videment, oui.
     - Vous voyez. Le naturel disparaŽt d'un seul coup, et il n'existe plus.
A  qui  est  cette  main,  demandons-nous?  O™  lance-t-elle une pierre?  Ou
peut-Štre  € qui?  Ou encore  sur qui?  Et pourquoi?  Et comment pouvez-vous
rester  assis  au  bord de  l'€-pic? Est-ce  inn‰ chez  vous  ou  bien  vous
Štes-vous sp‰cialement entraŽn‰? Moi, par exemple, je ne peux pas rester  au
bord de l'€-pic. Et je n'ose  mŠme  pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraŽner. La tŠte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'€-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forŠt. Montrez-moi s'il vous plaŽt votre laissez-passer, Perets.
     - Je n'en ai pas.
     - Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
     - Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
     -  C'est juste, on ne  vous en  donne pas. Je le sais. Et  pourquoi? On
m'en  a donn‰, on lui  en a donn‰, on  leur  en  a  donn‰, on en  a donn‰  €
beaucoup d'autres encore, et € vous on ne veut pas vous en donner.
     Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez d‰charn‰ de Domarochinier
s'‰chappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
     -  Sans  doute parce  que  je  suis  ‰tranger,  sugg‰ra  Perets.  C'est
certainement la raison.
     - Et  je  ne  suis  pas  le  seul  € m'int‰resser  €  vous,  poursuivit
Domarochinier sur un ton  confidentiel. S'il n'y avait que moi!  Mais il y a
aussi  des gens importants...  Ecoutez,  Perets, vous pouvez peut-Štre  vous
lever, pour que nous puissions  continuer? Vous me donnez  le vertige,  rien
qu'€ vous voir.
     Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
     -  Mais ‰loignez-vous  donc  de  ce bord!  cria  d'une voix douloureuse
Domarochinier en  agitant  son bloc-notes vers  Perets.  Vous finirez par me
tuer avec vos excentricit‰s!
     - C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus.  On y
va?
     - Allons-y.  Mais je  constate que vous n'avez r‰pondu  € aucune de mes
questions. Vous  me chagrinez beaucoup, Perets.  Vous Štes  vraiment...  (Il
jeta un regard sur le gros  bloc-notes, haussa les ‰paules et le glissa sous
son bras.)  C'est ‰trange.  Pas la  moindre  impression,  sans  mŠme  parler
d'information.
     - Mais  aussi, qu'est-ce qu'il  y  a € r‰pondre? dit  Perets. Je devais
simplement Štre ici pour parler au Directeur.
     Domarochinier se figea litt‰ralement sur place,  comme  englu‰ dans les
buissons, et prof‰ra d'une voix alt‰r‰e :
     - C'est donc pour ‡a que vous Štes...
     - Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
     Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
     - Non, non.  Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot.  J'ai compris. Vous
aviez raison.
     - Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
     - Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez Štre tout €
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai  pas compris.  D'ailleurs je
n'‰tais pas l€ et je ne vous ai pas vu.
     Ils  passˆrent  devant  un  banc,  grimpˆrent  quelques  marches us‰es,
prirent  l'all‰e  couverte  d'un  fin  sable  rouge  et  p‰n‰trˆrent sur  le
territoire de l'Administration.
     - La  pleine clart‰  ne  peut  exister  qu'€ un  certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir € quoi il peut pr‰tendre. J'ai pr‰tendu
€ la clart‰ € mon niveau, c'est mon droit,  et je l'ai ‰puis‰.  Et l€ o™  se
terminent les droits commencent les devoirs...
     Ils d‰passˆrent des cottages de dix appartements aux  fenŠtres  garnies
de rideaux de tulle, longˆrent le garage, traversˆrent  le terrain de sport,
passˆrent  encore  devant  les  entrep”ts, puis devant l'h”tel sur le  seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une p‚leur maladive, les yeux exorbit‰s et
fixes, une serviette € la main.  Ils suivirent une longue palissade derriˆre
laquelle ronflaient des moteurs, pressˆrent le  pas,  car ils n'avaient plus
beaucoup  de  temps, puis se  mirent € courir. Il ‰tait cependant tard quand
ils  arrivˆrent  €  la  cantine,  et  toutes  les places ‰taient  prises,  €
l'exception de la  petite table de service dans un coin au fond o™ restaient
deux places, la troisiˆme ‰tant occup‰e  par  le  chauffeur Touzik  qui, les
voyant  en  train de pi‰tiner, ind‰cis, sur le pas de la porte, leur  fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
     Tout le  monde buvait du k‰fir et Perets en prit  aussi. La nappe rŠche
de la  table  ‰tait  maintenant garnie  de  six  bouteilles et quand  Perets
‰tendit  les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siˆge, il y
eut  un  bruit  de  verre  et une  ancienne bouteille  de cognac  roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur  Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
     - Faites attention avec vos pieds, dit-il.
     - Je ne l'ai pas fait exprˆs, dit Perets. Je ne savais pas.
     - Et moi,  je le savais? r‰pliqua Touzik. Il y en a quatre  l€-dessous,
t‚che de pas faire l'idiot.
     - Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
     - On sait  ‡a, comme  vous buvez pas, dit Touzik.  A ce compte-l€, nous
non plus.
     - Mais j'ai le foie malade, commen‡a € s'inqui‰ter Domarochinier. Voil€
un certificat.
     Il  fit apparaŽtre une feuille de  cahier froiss‰e  marqu‰e d'un  sceau
triangulaire et  la fourra  sous  le nez de Perets. C'‰tait effectivement un
certificat, couvert  d'une ‰criture  illisible  de  m‰decin.  Perets ne  put
d‰chiffrer qu'un mot : "antabus".
     -  Et   il  y   a   aussi   ceux   de  l'ann‰e  derniˆre,  et  ceux  de
l'avant-derniˆre, mais ils sont dans le coffre.
     Le chauffeur Touzik d‰daigna  d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de k‰fir, porta son  index repli‰  € son  nez,  renifla, et, les
yeux pleins de larmes, prof‰ra d'une voix raffermie :
     - Qu'est-ce qu'il  y  a encore dans la  forŠt? Des arbres. (Il s'essuya
les  yeux  du  revers  de la manche.) Mais  ils restent pas  sur place : ils
sautent. Tu comprends?
     - Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
     - Eh bien! voil€.  Il y en a un  l€,  immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence € se  tordre, €  se  nouer,  et c'est  parti!  Un grand  bruit,  un
craquement,  tu le vois,  tu  le vois plus. Un bon  de dix  mˆtres.  Il  m'a
bousill‰ la cabine. Puis il redevient immobile.
     - Pourquoi? demanda Perets.
     -  Parce  que  ‡a  s'appelle un  arbre sauteur,  expliqua Touzik  en se
versant un verre de k‰fir.
     -  Hier  on a  re‡u  un lot de nouvelles  scies  ‰lectriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lˆvres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mŠme que ce ne sont  pas des scies, mais de v‰ritables  machines €
scier. Nos machines € scier de l'Eradication.
     Alentour, tout le monde buvait du k‰fir. Dans des  verres  €  facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans  des tasses € caf‰, dans des cornets de
papier, ou  simplement € la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramen‰s
sous  sa  chaise.  Et  tous  pouvaient  sans doute  exhiber des  certificats
m‰dicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, € l'estomac  ou au  duod‰num.
Pour cette ann‰e et pour les ann‰es pr‰c‰dentes.
     - Puis le manager  me  fait venir et me demande pourquoi ma  cabine est
d‰glingu‰e,  poursuivit  Touzik en  haussant la  voix. Tu roulais  encore  €
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux ‰checs avec
lui,  vous pourriez bien  dire quelque chose pour  moi,  il vous  estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne  donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez,  bande d'imb‰ciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais €  mourir! Vous lui parlerez  pour  moi,
hein?
     - B-Bon, fit Perets d'une voix h‰sitante. J'essaierai.
     - Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il ‰tait avec moi
€  l'arm‰e  ; j'‰tais capitaine  et lui lieutenant.  Il  me  salue encore en
portant la main € la hauteur du couvre-chef.
     - Il y a aussi les ondines,  dit Touzik, son verre de k‰fir  € la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est l€ qu'elles sont, tu comprends? Nues.
     -  C'est  votre  k‰fir,  Touz,  qui  vous  donne   des  visions,  pla‡a
Domarochinier.
     - Je les  ai  vues  de mes  propres yeux, r‰pliqua Touzik en portant le
verre € ses lˆvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
     -  Vous  ne les avez  pas  vues,  parce qu'elles  n'existent  pas,  dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
     - Mystique toi-mŠme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers  de la
manche.
     -  Un instant,  dit Perets, un  instant.  Vous dites  qu'elles sont l€,
‰tendues... Et puis aprˆs? Il est  impossible qu'elles ne fassent que rester
l€, et puis c'est tout.
     Il  se  peut  qu'elles vivent sous  l'eau et  qu'elles  remontent €  la
surface comme  nous sortons  d'une piˆce enfum‰e  pour nous mettre au balcon
par une nuit de  lune,  et  exposer l€, les  yeux  clos,  notre visage €  la
fraŽcheur. C'est peut-Štre ce qu'elles font. Elles viennent € la surface, et
elles  restent  l€.  A  se reposer. A  ‰changer des sourires et  des paroles
indolentes...
     -  Ne   discute  pas  avec   moi,  dit  Touzik  en  regardant  fixement
Domarochinier. Tu  es  d‰j€  all‰ dans la  forŠt? Tu n'y as jamais  mis  les
pieds, et tu en parles.
     -  Absurde.  Qu'est-ce  que j'irais  faire  dans votre  forŠt? J'ai  un
laissez-passer  pour  y  aller.  Mais  vous,   Touz,  vous  n'en  avez  pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaŽt, Touz.
     - Je  n'ai pas  vu moi-mŠme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant €
Perets. Mais  j'y crois tout €  fait. Parce que les  autres en parlent. MŠme
Candide en parlait. Et Candide savait  tout sur  la forŠt. Il la connaissait
comme  sa femme. Il  reconnaissait tout au toucher. Il est mort l€-bas, dans
sa forŠt.
     - S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
     - Quoi,  "si"? Un homme part en  h‰licoptˆre,  et de trois ans  on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de d‰cˆs dans les journaux, le repas de
fun‰railles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide  a cass‰ sa pipe, c'est
‰vident.
     - Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de maniˆre absolument cat‰gorique.
     Touzik  cracha  et  alla  chercher  une  autre bouteille  de  k‰fir  au
comptoir.  Domarochinier  en  profita  pour se  pencher  vers Perets et  lui
murmurer € l'oreille, le regard fuyant :
     - Notez  que pour ce qui est de  Candide,  des  ordres secrets ont  ‰t‰
donn‰s... Je me  considˆre en droit  de vous en informer parce que vous Štes
‰tranger...
     - Quels ordres?
     - Le consid‰rer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant  de
s'‰carter.
     Puis il reprit € voix haute :
     - Le k‰fir est bien, aujourd'hui, il est frais.  Le r‰fectoire s'emplit
de  bruit. Ceux qui avaient fini leur  repas se levˆrent avec des bruits  de
chaises  et  gagnˆrent  la  sortie.  Ils  parlaient  fort,  allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait € tous ceux qui passaient € proximit‰ :
     "Comme vous le voyez, messieurs,  c'est  quelque peu ‰trange, mais nous
sommes en train de parler..."
     Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
     -  Est-ce  que le manager  parlait s‰rieusement en disant qu'il  ne  me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
     - Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun int‰rŠt € vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, ‡a l'avancerait € quoi? O™
vous voyez de la plaisanterie l€-dedans?
     Perets se mordit la lˆvre.
     - Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien  € faire ici.  Mon
visa touche € sa fin. Et d'abord, je veux partir, voil€ tout.
     - En  g‰n‰ral,  dit Touzik,  on vous  vire  aussi sec  au bout de trois
r‰primandes. On  vous  donne un autobus sp‰cial, on r‰veille un chauffeur au
milieu de  la nuit, vous n'aurez pas le temps  de rassembler vos affaires...
Comment ‡a se  passe avec les gars d'ici? Premiˆre r‰primande : le type  est
r‰trograd‰.  Deuxiˆme r‰primande :  on  l'envoie dans  la forŠt  expier  ses
p‰ch‰s. Et €  la troisiˆme :  au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
€  celui-l€.  (Il  montrait  Domarochinier.)  On me  supprime  aussit”t  les
gratifications,  et on me met € la charrette € merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre  demi-bouteille et je lui  retape sur la gueule,
vu?  L€, je quitte la  charrette € merde  et je pars € la station biologique
pour faire la chasse aux microbes  qu'ils ont l€-bas. Mais si je ne veux pas
aller € la  station  biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape  pour  la troisiˆme  fois  sur  la gueule.  L€, c'est  termin‰. Je suis
licenci‰ pour actes de voyoutisme et expuls‰ dans les vingt-quatre heures.
     Domarochinier tendit vers Touzik un doigt mena‡ant :
     -  Vous  faites  de  la  d‰sinformation,  Touz, de  la  d‰sinformation.
D'abord, il doit  s'‰couler au moins un mois entre  chaque acte.  Sans quoi,
toutes  les  fautes  sont  consid‰r‰es comme  un seul et mŠme  d‰lit, et  le
perturbateur  est  simplement  mis  en  prison,  sans  que  l'Administration
elle-mŠme donne suite €  l'affaire.  Deuxiˆmement, € la  deuxiˆme faute,  le
coupable est  sans retard envoy‰ dans  la forŠt sous  la  surveillance  d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilit‰ de s'aviser de commettre une
troisiˆme  infraction.  Ne l'‰coutez pas, Perets, il ne  comprend rien € ces
problˆmes.
     Touzik avala une gorg‰e de k‰fir, fit une grimace et cacarda :
     -  C'est  vrai. L€,  peut-Štre  qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
     - Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute fa‡on je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme ‡a, sans raison.
     -  Mais vous Štes pas oblig‰ de lui taper sur la... sur la gueule,  dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement d‰chirer
son costume.
     - Non, je ne peux pas, dit Perets.
     - Mauvais,  ‡a, dit Touzik.  §a ira mal pour  vous,  alors, PAN Perets.
Alors, voil€ ce que nous allons faire. Demain matin,  vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous  installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emmˆnerai.
     - Vraiment? demanda Perets, joyeux.
     -  Oui.  Demain  je  dois aller  sur  le Continent,  transporter de  la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
     Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renvers‰ ma soupe!"
     Domarochinier prit la parole :
     - L'homme doit Štre  simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez  partir d'ici,  Perets.  Personne  ne  veut  partir,  mais vous, vous
voulez.
     - C'est toujours comme ‡a chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout €
l'envers.  Et  d'ailleurs,  pourquoi l'homme  doit-il  obligatoirement  Štre
simple et clair?
     Touzik renifla son index repli‰ et prof‰ra :
     - L'homme doit Štre sobre. Tu crois pas?
     - Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trˆs simple,
et connue de  tout le monde : j'ai le foie  malade. Ce n'est donc pas l€ que
vous pourrez m'attraper, Touz.
     - Ce  qui  m'‰tonne dans la forŠt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont br›lants, tu comprends? Je peux pas supporter ‡a. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, ‡a  fume, ‡a sent le
chou. J'ai mŠme  essay‰  de go›ter, mais  ‡a  n'a pas de  go›t, ‡a manque de
sel... Non, la forŠt,  c'est  pas pour l'homme. Elle leur en  a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrŠte pas d'amener du mat‰riel, et  il disparaŽt,
comme englouti dans les  glaces, ils en font  venir d'autre, et il disparaŽt
encore...
     Une  profusion  verte  et  odorante.  Profusion de  couleur,  profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours ‰trangˆre.  Familiˆre, ressemblante,
mais fondamentalement ‰trangˆre. Le plus difficile est  de se faire  € cette
id‰e, qu'elle est € la fois ‰trangˆre et, familiˆre. Qu'elle est l'‰manation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est d‰tach‰e de nous
et ne veut pas  nous connaŽtre. C'est sans doute ainsi que le pith‰canthrope
aurait pu penser € nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
     - Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce  ne  sera pas  avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons l€-bas, mais avec
quelque  chose de s‰rieux, et  en deux  mois nous aurons fait de tout ‡a une
surface b‰tonn‰e, sˆche et lisse.
     - C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si  on te  fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface b‰tonn‰e avec ton propre pˆre. Pour la clart‰.
     Le mugissement profond d'une sirˆne se fit entendre. Les  carreaux  des
fenŠtres tremblˆrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumiˆres  se mirent  € clignoter  sur les murs et  au-dessus du comptoir
surgit une  inscription en lettres ‰normes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva € la h‚te,  manoeuvra  l'aiguille de  sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
     - Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
     Touzik acquies‡a :
     - C'est l'heure. L'heure juste.
     Il  ”ta sa veste fourr‰e, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tŠte pos‰e sur la veste.
     - Donc, demain sept heures? dit Perets.
     - Quoi? r‰pondit Touzik d'une voix ensommeill‰e.
     - Je viendrai demain € sept heures.
     -  O™ ‡a? demanda  Touzik  en se  retournant  sur  les  chaises.  Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de  fois je leur ai dit : mettez
un divan...
     - Au garage, dit Perets. A votre voiture.
     - Ah!... Venez, venez, on verra l€-bas. C'est pas facile comme affaire.
     Il replia  les jambes, se croisa les bras et se mit € ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y  avait
deux  inscriptions : "Ce qui nous  perd" et  "Toujours de  l'avant".  Perets
gagna la sortie.
     Il franchit  sur une  planchette une  ‰norme flaque qui  s'‰talait dans
l'arriˆre-cour, contourna un tumulus de boŽtes de conserves vides, se glissa
€  travers une fente de la  palissade de planches et p‰n‰tra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entr‰e de service. Les couloirs ‰taient sombres et
froids, sentaient la  poussiˆre, le papier moisi, le tabac refroidi.  Il n'y
avait  personne nulle part,  aucun  bruit ne filtrait € travers  les  portes
revŠtues de moleskine. Perets gagna le premier ‰tage par un ‰troit  escalier
d‰pourvu  de  rampe et  arriva  € une porte  surmont‰e d'une inscription  o™
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur  la porte
se  d‰tachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
‰branl‰  en  d‰couvrant  qu'il ‰tait arriv‰  dans  son bureau. C'est-€-dire,
‰videmment, celui de  Kim, le chef du groupe  de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table ‰tait maintenant € c”t‰ de la porte,
prˆs  du  mur  d‰cor‰  de  carreaux  de faence,  comme  toujours  €  moiti‰
recouverte par la  "mercedes" sous  sa housse, tandis que prˆs de la fenŠtre
aux vitres  fraŽchement lav‰es se trouvait la table de Kim, lequel Kim ‰tait
d‰j€ au travail : assis, un peu vo›t‰, il consid‰rait une rˆgle € calcul.
     - Je voulais me laver les mains..., dit Perets, d‰concert‰.
     - Lave-toi, lave-toi, dit Kim  en  hochant la tŠte. Tu as un lavabo l€.
§a va Štre trˆs bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
     Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava €
l'eau chaude et  € l'eau froide, en utilisant deux sortes  de  savon et  une
p‚te  € d‰graisser sp‰ciale, les frotta  avec de  la  filasse  et  avec  des
brosses de diverses duret‰s. Puis  il mit en marche le s‰choir ‰lectrique et
tint quelques instants  ses  mains roses et  humides  dans  le hurlement  du
courant d'air chaud.
     - A quatre heures du  matin, on a fait savoir € tout le monde  que nous
serions transf‰r‰s au premier ‰tage, dit Kim. O™ ‰tais-tu? Chez Alevtina?
     -  Non, j'‰tais au bord  de  l'€-pic, dit Perets en prenant place €  sa
table.
     La porte s'ouvrit, le Proconsul  entra  en coup de  vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en  coulisse. On entendit grincer
la  porte  de la cabine  et le verrou claquer. Perets  ”ta  la housse  de la
"mercedes",  resta  un instant assis,  immobile, puis alla  €  la fenŠtre et
l'ouvrit.
     On ne  voyait  pas  la  forŠt,  mais  elle ‰tait pr‰sente.  Elle  ‰tait
toujours  pr‰sente, mŠme si on ne pouvait  la voir  que du bord  de l'€-pic.
Partout ailleurs  dans l'Administration, il  y  avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle ‰tait cach‰e  par les b‚timents crˆme  des ateliers  de
m‰canique et par les trois ‰tages du garage r‰serv‰ aux v‰hicules personnels
des employ‰s. Elle ‰tait cach‰e par les ‰tables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont  la s‰cheuse ‰tait
perp‰tuellement cass‰e. Elle ‰tait cach‰e par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et  ses pavillons, son manˆge et ses  baigneuses de pl‚tre  couvertes
d'inscriptions  au crayon.  Elle  ‰tait cach‰e  par  les  cottages  et leurs
v‰randas garnies  de lierre,  par les croix de leurs antennes de t‰l‰vision.
Et de l€, de  la fenŠtre du premier ‰tage, on ne voyait pas la forŠt € cause
du haut mur de briques  non achev‰  mais d‰j€ trˆs  haut que  l'on  ‰tait en
train d'‰difier autour du b‚timent bas du groupe de la P‰n‰tration du g‰nie.
La forŠt n'‰tait visible que du bord de l'€-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forŠt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pens‰  € elle, qui ne la  craignait  pas et n'en rŠvait pas, mŠme cet  homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais € la forŠt, que  j'en parlais, que
j'en rŠvais, mais je ne soup‡onnais mŠme pas qu'elle p›t exister en r‰alit‰.
Et ce  n'est pas en allant pour la premiˆre fois au bord de l'€-pic que j'ai
acquis la certitude de son  existence,  mais en lisant sur  une  pancarte  €
l'entr‰e l'inscription : "Administration des  affaires de la forŠt". J'‰tais
devant cette pancarte, ma valise €  la main,  couvert de poussiˆre, dess‰ch‰
par la  longue route, je la lisais  et  la relisais  et sentais  mes  genoux
trembler, car je savais maintenant que la forŠt existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'‰tait que le jeu d'une  imagination d‰bile,  un p‚le
mensonge  souffreteux. La forŠt est, et  cette immense b‚tisse maussade a la
charge de sa destin‰e...
     - Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forŠt?
Je m'en vais demain.
     - Tu veux r‰ellement y aller? demanda Kim distraitement.
     Les  marais verts et br›lants,  les  arbres craintifs et  nerveux,  les
ondines € la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activit‰
myst‰rieuse  des  profondeurs,  les aborigˆnes ‰nigmatiques et circonspects,
les villages d‰sert‰s...
     - Je ne sais pas, dit Perets.
     - Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pens‰ € la forŠt. Qui s'en sont toujours moqu‰s ‰perdument. Mais elle
est trop  proche  de ton  coeur. Pour  toi, la  forŠt est  dangereuse  parce
qu'elle te trahira.
     - Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
     - Qu'as-tu besoin de v‰rit‰s amˆres?  Qu'en feras-tu?  Et  que feras-tu
dans la forŠt?  Pleurer sur un  rŠve qui s'est  transform‰ en  destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer  ce
qui est en ce qui devrait Štre?
     - Et pourquoi suis-je venu ici?
     - Pour Štre s›r.  Tu  ne comprends pas €  quel  point c'est important :
Štre s›r. Les  autres viennent pour tout  autre chose. Pour trouver dans  la
forŠt des mˆtres  cubes de bois.  Ou pour trouver la bact‰rie de  la vie. Ou
pour ‰crire une thˆse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forŠt, mais € toutes fins utiles : ‡a servira un jour  ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'id‰e suprŠme, c'est de faire de la forŠt un parc
luxueux,  comme le  sculpteur qui tire la  statue du  bloc de  marbre.  Pour
ensuite  tondre  ce parc.  Ann‰e  aprˆs ann‰e. Ne pas  le  laisser redevenir
forŠt.
     - Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien € faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
     - Revenons  aux  multiplications,  dit Kim. Perets  s'assit € sa table,
trouva une prise h‚tivement install‰e et brancha la "mercedes".
     -  Sept  cent quatre-vingt-treize cinq  cent  vingt-deux  par deux cent
soixante-six z‰ro onze...
     La "mercedes" se mit € cogner et € tressauter. Perets attendit  qu'elle
soit calm‰e, et lut en b‰gayant la r‰ponse.
     -   Bon.    Eteins,   dit   Kim.   Maintenant   divise-moi   six   cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
     Kim  dictait  les  chiffres,  Perets  les  composait, appuyait sur  les
touches  ce   multiplication  et  de  division,  additionnait,  retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
     - Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
     - Un z‰ro z‰ro sept, dicta m‰caniquement Perets.
     Puis il se reprit et dit :
     - Mais elle ment. §a devrait faire cent vingt.
     - Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un z‰ro z‰ro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carr‰e de dix z‰ro sept...
     - Tout de suite, dit Perets.
     Le  verrou  claqua €  nouveau  derriˆre  la  coulisse et  le  Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se  lava les mains en fredonnant d'une
voix agr‰able un AVE MARIA, puis prof‰ra :
     - C'est tout de mŠme un v‰ritable prodige,  cette forŠt, messieurs!  Et
dire  que  nous  parlons  d'elle  ou  ‰crivons  sur elle d'une maniˆre aussi
criminellement insuffisante!  Et pourtant elle m‰rite qu'on ‰crive sur elle.
Elle ennoblit,  elle  ‰veille les sentiments les plus ‰lev‰s. Elle contribue
au progrˆs. Elle  est  elle-mŠme comme le  symbole  du  progrˆs. Et  nous ne
parvenons pas € empŠcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifi‰es. En fait, il  n'y a pas de propagande de la forŠt. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forŠt!
     - Sept cent quatre-vingts  multipli‰ par  quatre cent trente-deux,  dit
Kim.
     Le  Proconsul  haussa la  voix. Celle-ci ‰tait forte et bien pos‰e : on
n'entendit plus la "mercedes".
     - "Les  arbres cachent la forŠt"...  "Etre perdu dans la forŠt"... "Les
brigands de la  forŠt"... Voil€  ce que nous devons  combattre! Voil€ ce que
nous devons  extirper!  Vous,  par  exemple,  monsieur  Perets,  pourquoi ne
luttez-vous  pas? Vous pourriez faire  au  club  un expos‰ circonstanci‰  et
judicieux sur la forŠt,  et vous  ne le faites pas. Il y a longtemps que  je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
     - C'est que je n'ai jamais ‰t‰ l€-bas, dit Perets.
     - Pas grave. Moi  non plus, je n'y suis jamais all‰, mais j'ai fait une
conf‰rence  et  €  en juger  par  les ‰chos  que  j'ai  re‡us,  c'‰tait  une
conf‰rence trˆs utile. La question  n'est pas de  savoir si on a  ou non ‰t‰
dans  la  forŠt,  la question est de d‰pouiller les faits de  leur gangue de
mysticisme  et de superstition, de mettre € nu la substance en arrachant les
oripeaux  dont  elle   a  ‰t‰  affubl‰e  par   les   esprits   mesquins   et
militaristes...
     - Deux  fois  huit divis‰ par quarante-neuf moins  sept fois sept,  dit
Kim.
     La "mercedes" se mit € l'oeuvre. Le Proconsul haussa € nouveau la voix.
     -  Je l'ai fait  en tant que philosophe de formation,  vous pourriez le
faire en tant  que  linguiste... Je  vous  donnerai les thˆses et  vous  les
d‰velopperez € la lumiˆre  des derniˆres acquisitions de la  linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thˆse?
     - C'est  "Les  particularit‰s du style  et de  la rythmique de la prose
f‰minine de la basse ‰poque Heian, sur la base du "  Makura-no s”shi  "." Je
crains que...
     -  Sen-sa-tion-nel!  C'est   pr‰cis‰ment  ce  qu'il   nous  faut.  Vous
soulignerez  qu'il  n'y  a  pas  de  marais  et  de  fondriˆres,   mais   de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs,  mais le produit d'une
science hautement  ‰volu‰e.  Pas  d'indigˆnes,  pas de  sauvages,  mais  une
antique  civilisation d'hommes  fiers, libres, aux id‰aux ‰lev‰s, des hommes
modestes et  forts. Et  pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas  d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi  ce calembour malheureux... Ce sera  sensationnel,
MEIN  HERR  Perets,  fabuleux. Et c'est  trˆs  bien que vous  connaissiez la
forŠt, que  vous puissiez faire  part de  vos impressions  personnelles.  Ma
conf‰rence ‰tant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque  peu  fastidieuse.
Comme mat‰riau de base, j'ai utilis‰ les protocoles des r‰unions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forŠt...
     - Je ne suis pas explorateur de  la forŠt, tenta de plaider  Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forŠt.
     Le  Proconsul hocha distraitement  la  tŠte et nota rapidement  quelque
chose sur sa manchette.
     - Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amˆre v‰rit‰. Malheureusement,
cela  se trouve  encore  chez  nous -  formalisme, bureaucratisme,  approche
euristique de  la personnalit‰...  Vous pouvez  aussi  parler de  cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
r‰gler  votre intervention avec la direction. Je suis terriblement  content,
Perets, que vous preniez enfin part € notre travail. Il y a longtemps que je
vous  suis de trˆs  prˆs... Voil€,  je  vous  ai  inscrit  pour  la  semaine
prochaine.
     Perets arrŠta la "mercedes".
     - Je ne serai pas l€ la semaine prochaine. Mon visa vient € expiration,
et je pars. Demain.
     -  Nous  arrangerons  ‡a d'une maniˆre ou d'une autre.  J'irai voir  le
Directeur,  il  est  lui-mŠme membre du club,  il comprendra. Consid‰rez que
vous avez une semaine de plus.
     -  Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul  le regarda
droit dans les yeux :
     -  Il faut! Vous le  savez trˆs bien, Perets,  il  faut!  Au revoir. Il
porta deux  doigts €  la hauteur  de  sa  tempe  et s'‰loigna  en agitant sa
serviette.
     - Une v‰ritable toile d'araign‰e, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait  pas que je m'en  aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-l€...
     - Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
     - Mais je ne peux plus rester ici!
     -   Sept  cent   quatre-vingt-dix-sept   multipli‰   par   quatre  cent
trente-deux...
     "De toute fa‡on  je  partirai, se disait  Perets  en  appuyant sur  les
touches. Vous ne  le voulez  pas,  mais je partirai. Je  ne jouerai  pas  au
ping-pong avec vous, je ne jouerai  pas aux ‰checs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du  th‰  et  de la confiture  avec vous,  je  ne veux plus
chanter  de  chansons  pour  vous, compter  sur  la  "mercedes"  pour  vous,
d‰brouiller vos discussions et maintenant faire des conf‰rences que de toute
fa‡on vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mŠmes,  moi  je  m'en vais. Je pars, je pars.  De toute  fa‡on, vous ne
comprendrez  jamais  que  penser  ce  n'est pas  une  distraction  mais  une
n‰cessit‰..."
     Au-dehors, derriˆre le mur en construction, on entendait les cognements
sourds  d'un  mouton, le bruit  des  marteaux  pneumatiques,  le  fracas des
briques  qui se d‰versaient. Sur le mur  ‰taient  assis c”te  € c”te  quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous  la  fenŠtre
mŠme le vrombissement et la p‰tarade d'un moteur de moto.
     -  Quelqu'un  qui vient  de  la forŠt,  commenta Kim. D‰pŠche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
     La porte  s'ouvrit violemment et un homme fit irruption  dans la piˆce.
Il  portait  une combinaison dont le  capuchon d‰boutonn‰ ballottait  sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'‰metteur. Des bottes jusqu'€ la ceinture,
la combinaison ‰tait  couverte  d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose p‚le
et autour de la jambe  droite s'enroulait le  fouet orange d'une liane d'une
longueur  d‰mesur‰e  qui  traŽnait  par  terre.  La  liane  continuait €  se
tortiller, et  Perets eut l'impression d'Štre  en  pr‰sence  d'un  tentacule
projet‰ par la forŠt elle-mŠme, qui, bient”t se tendrait et qui entraŽnerait
l'homme sur le chemin inverse, € travers les couloirs  de  l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le r‰fectoire, les ateliers,
l'attirerait  encore plus bas, dans la rue poussi‰reuse,  € travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le d‰but de la corniche, vers les portes,
mais  il passerait €  c”t‰  des  portes  et  serait entraŽn‰  plus bas, vers
l'€-pic...
     L'homme portait des lunettes de  moto, son visage  ‰tait couvert  d'une
‰paisse couche de poussiˆre, et Perets  ne reconnut pas tout de suite en lui
Stoan Stoanov, de la station biologique. Il  tenait € la main un  gros sac
en papier.  Il  fit  quelques  pas  sur  le  sol revŠtu d'une  mosaque  qui
repr‰sentait une femme  sous la douche et s'arrŠta devant Kim, tenant le sac
en papier cach‰  derriˆre son dos et faisant d'‰tranges  mouvements avec  sa
tŠte, comme s'il avait eu des d‰mangeaisons dans le cou.
     - Kim, dit-il, c'est moi.
     Kim ne r‰pondit pas. On entendait sa plume qui grattait et d‰chirait le
papier.
     - Kimouchka, reprit Stoan d'une voix implorante, je t'en supplie.
     - Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
     - C'est la derniˆre fois, dit Stoan. La derniˆre des derniˆres.
     Il  eut  un  nouveau  mouvement de tŠte et  Perets aper‡ut  sur son cou
maigre € la peau ras‰e, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
ros‚tre,  fine,  aigu‹,  qui s'enroulait en  spirale, comme tremblant  d'une
sorte d'avidit‰.
     - Tu n'as qu'€  dire  que c'est € cause de Stoan, un point c'est tout.
Si  on t'invite au cin‰ma,  dis que tu  as un  travail urgent € terminer  ce
soir.  Si c'est pour le th‰, dis par exemple que tu viens de le prendre.  Si
on t'invite  € boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniˆre  des
derniˆres des derniˆres!
     - Qu'est-ce  que tu as € rentrer  la  tŠte  dans les  ‰paules comme ‡a?
demanda m‰chamment Kim. Allons, tourne-toi.
     - §a te reprend? demanda Stoan en se tournant. Ce  n'est pas grave. Tu
n'as qu'€ transmettre, tout le reste est sans importance.
     Pench‰  par-dessus la  table,  Kim  s'affairait sur  le  cou de Stoan,
pressait  et massait, les  coudes ‰cart‰s,  en  grin‡ant des dents  d'un air
d‰go›t‰ et  marmonnant  des  jurons. La tˆte  baiss‰e, le cou offert, Stoan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
     - Salut, Pertchik, dit-il. Il  y a longtemps que  je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce  que  tu  fais  ici?  J'ai  encore apport‰  quelque  chose que  tu
pourras... Pour la derniˆre fois...
     Il d‰plia  le papier et  montra  €  Perets un  petit bouquet  de fleurs
sauvages d'un vert v‰n‰neux.
     - Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
     -  Mais arrŠte de  remuer, lui cria  Kim.  Reste tranquille!  Maniaque,
chiffe!
     -  Maniaque, chiffe,  soit!  approuva avec enthousiasme Stoan. Pour la
derniˆre fois, la derniˆre des derniˆres.
     Les  pousses  ros‰s  sur  sa combinaison  commen‡aient €  se faner,  se
ridaient et tombaient  € terre, sur le visage de brique de la femme sous  la
douche.
     - C'est fini, dit Kim. D‰campe!
     Il  se  d‰tacha de  Stoan et  jeta  dans le seau €  ordures  une chose
sanglante, € demi vivante, qui continuait € se tordre.
     - Je lˆve le  camp,  dit Stoan. Tout de  suite. Tu sais, Rita a encore
fait des  siennes,  et j'ai un peu peur  de  quitter la  station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
     - Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien € faire l€-bas.
     - Comment, rien? s'‰cria Stoan. Quentin fond € vue d'oeil.  Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit  elle  est revenue tremp‰e, blanche,  glac‰e.  Un  garde  a  voulu  s'y
frotter, elle  lui a  fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traŽne comme  un perdu. Et tout le lotissement exp‰rimental est envahi
par l'herbe.
     - Et alors? demanda Kim.
     - Quentin a pleur‰ toute la matin‰e...
     - Tout ‡a je le  sais,  l'interrompit Kim. Mais je  ne comprends pas ce
que Perets a € faire l€-dedans.
     -  Comment  ‡a, ce  qu'il a  € faire? Qu'est-ce que tu  racontes? Qui y
a-t-il € part  Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus...  Et on  ne  va pas
faire appel € Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mŠme!
     Kim frappa la table de sa main :
     - §a suffit! Va travailler  et que je  ne te voie plus  ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas € bout.
     - C'est fini, se h‚ta de dire Stoan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
transmettras?
     Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
     Kim prit un balai et poussa les d‰bris dans un coin.
     - Un imb‰cile sans cervelle,  commenta-t-il. Et  cette Rita... Recompte
tout encore une fois. §a les d‰molira, cet amour...
     Sous  la fenŠtre, l'irritante  p‰tarade de la moto s'‰leva  €  nouveau,
puis  tout  redevint silencieux  €  l'exception des  coups sourds du  mouton
derriˆre le mur.
     - Que faisais-tu ce matin au bord de l'€-pic, Perets? demanda Kim.
     -  Je  voulais  voir  le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique l€-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forŠt, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim,  je crois que tout  le monde ment ici. J'ai
parfois mŠme l'impression que toi aussi tu mens.
     - Le Directeur, ‰non‡a pensivement Kim. C'est peut-Štre une id‰e. Tu es
quelqu'un de courageux...
     - De toute fa‡on je n'en vais demain. Touzik m'emmˆnera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus l€.
     -  Je  ne m'attendais pas  €  ‡a,  poursuivit  Kim  sans ‰couter.  Trˆs
courageux...  On  pourrait  peut-Štre t'envoyer  l€-bas, que  tu  te  rendes
compte?


     Perets  s'‰veilla  au  contact de doigts froids  sur son ‰paule nue. Il
ouvrit les yeux et aper‡ut  au-dessus de lui un homme en  sous-vŠtements. Il
n'y avait pas de  lumiˆre dans la piˆce, mais l'homme  ‰tait  ‰clair‰ par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbit‰s.
     - Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
     - Il faut ‰vacuer, r‰pondit l'homme, € voix basse lui aussi.
     "Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
     - Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
     - L'h”tel est complet. Vous devez ‰vacuer les lieux.
     Perets fit le tour de  la piˆce d'un regard d‰sempar‰. Tout ‰tait comme
avant, comme avant les trois autres lits ‰taient vides.
     -  Inutile d'inspecter, fit le commandant.  Nous savons ce qu'il y  a €
voir.  De  toute  fa‡on, il  faut changer votre  literie  pour  la donner  €
nettoyer.  Vous  ne  le  ferez  pas  de  vous-mŠme,  vous  n'avez  pas  re‡u
l'‰ducation ad‰quate...
     Perets  comprit : le commandant avait peur, et  il le prenait  de  haut
pour se  donner  de l'assurance.  Il ‰tait  dans  un ‰tat tel  qu'un  simple
contact  e›t suffi  pour qu'il  se mette  €  hurler,  € glapir, € entrer  en
transes, € briser la fenŠtre pour appeler au secours.
     - Allons,  allons,  la literie, on vous  dit,  fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la  tŠte
de Perets.
     - Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
     - C'est l'heure.
     -  Seigneur! vous n'avez pas toute votre tŠte  € vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je  m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit € passer
de toute fa‡on.
     Il se leva  et, pieds  nus sur  le  sol froid,  entreprit de retirer la
housse  de l'oreiller.  Le  commandant, comme fig‰  sur  place,  suivait ses
mouvements de ses yeux exorbit‰s. Ses lˆvres tremblaient.
     - R‰parations, l‚cha-t-il enfin. Il est temps de faire des r‰parations.
La tapisserie  est toute  d‰chir‰e,  le plafond  fissur‰,  le planch‰iage  €
refaire...
     Sa voix s'affermit :
     -  Donc, vous  devez  de  toute  fa‡on  ‰vacuer. Les  r‰parations  vont
commencer incessamment.
     - Les r‰parations?
     - Les  r‰parations.  Vous avez vu l'‰tat de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
     - Maintenant? Tout de suite?
     -  Maintenant.  Tout  de  suite.  Il  est  impensable  d'attendre  plus
longtemps. Le plafond est complˆtement fissur‰. Il n'y a qu'€ voir.
     Perets se sentit  soudain glac‰. Il abandonna  la housse  et saisit son
pantalon.
     - Quelle heure est-il? demanda-t-il.
     - Minuit pass‰, r‰pondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
     - Et o™ vais-je aller? dit Perets, enfilant une  jambe de son pantalon,
en  ‰quilibre  sur un  pied.  Vous n'avez qu'€ me mettre ailleurs, dans  une
autre chambre...
     -  Tout  est  complet.  Et  l€  o™  ce  n'est  pas  complet,  c'est  en
r‰parations.
     - Chez le veilleur, alors...
     - C'est complet.
     Perets fixa tristement la lune.
     - Dans le d‰barras, alors. Dans le d‰barras, dans la lingerie, dans  le
poste d'‰lectricit‰. Il  ne me  reste plus que six heures €  dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver  € me loger chez vous,  d'une  maniˆre ou d'une
autre...
     Le commandant s'agita soudain € travers la piˆce. Il courait d'un lit €
l'autre, nu-pieds, blŠme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrŠta
et prof‰ra d'une voix geignarde :
     - Mais enfin quoi? Je suis un homme civilis‰, j'ai fait deux instituts,
je  ne  suis pas  un quelconque  indigˆne... Je comprends  tout! Mais  c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura € l'oreille :) Votre visa est  arriv‰ € expiration. Il y a  d‰j€
vingtsept minutes qu'il est expir‰, et  vous Štes toujours l€! Vous ne devez
pas Štre  l€.  Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous  le  lit les  chaussettes et les  chaussures de
Perets.) Je me suis r‰veill‰ en  nage € minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est  tout.  Ma  fin  est  venue. Je suis parti comme  j'ai ‰t‰.  Je ne  me
souviens de rien.  Des nuages  dans les rues, des clous  aux pieds...  Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
     Perets s'habilla € la h‚te. Il comprenait mal. Le commandant n'arrŠtait
pas  de  courir entre  les  lits, pi‰tinait  les  carr‰s de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait € la fenŠtre et murmurait :
     "Mon Dieu, enfin..."
     - Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
     Le commandant eut un claquement de m‚choires.
     - En aucun cas! Vous  voulez me perdre... Il  faut Štre sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
     Perets  ramassa  ses livres, ferma non  sans peine sa  valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
     - Et maintenant o™ vais-je aller?
     Le commandant  ne r‰pondit pas.  Il  attendait, tr‰pignant d'impatience
Perets prit sa  valise et gagna la rue par l'escalier sombre et  silencieux.
Il s'arrŠta  sur  le perron et, tentant de calmer son tremblement, ‰couta un
moment la voix du commandant qui  expliquait au  veilleur ensommeill‰ : "...
Il  va  vouloir rentrer. Il  ne faut pas  le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus)  Compris? Tu  r‰ponds..." Perets  s'assit  sur sa  valise et
‰tendit son manteau sur ses genoux.
     - Non,  je vous  en prie, fit la voix  du  comman dant derriˆre lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'‰vacuer complˆtement le
territoire de l'h”tel.
     Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la  chauss‰e. Le commandant
pi‰tina encore un  peu en grommelant : <  Je vous  en  prie instamment... ma
femme...  sans excˆs d'aucune  sorte... les  cons‰quences...  impossible..."
Puis   il  partit  en  fr”lant   le   mur,   silhouette  blanche  dans   ses
sous-vŠtements. Perets vit les fenŠtres  noires des  cottages, les  fenŠtres
noires  de l'Administration, les fenŠtres noires  de l'h”tel.  Nulle part il
n'y avait de lumiˆre, les ampoules des rues elles-mŠmes ‰taient ‰teintes. Il
n'y avait que la lune, ronde, brillante et m‰chante.
     Et soudain  il  d‰couvrit  qu'il  ‰tait  seul.  Personne auprˆs de lui.
Autour, les gens  dorment,  et ils m'aiment  tous,  je le sais, je m'en suis
souvent  aper‡u.  Et pourtant je suis  seul, comme  s'ils ‰taient tous morts
d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave
monstre d'homme afflig‰ de  la  maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est
coll‰ € moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jou‰ du  piano € quatre
mains et avons parl‰, et j'‰tais le seul avec qui il osait parler, avec  qui
il se  sentait un  homme € part entiˆre, et pas  le pˆre de sept enfants. Et
Kim.  Il   est  revenu  de  la  chancellerie  avec  une  ‰norme  liasse   de
d‰nonciations.  Quatre-vingt-douze   d‰nonciations   me  concernant,  toutes
‰crites  de la mŠme main et sign‰es de noms diff‰rents. Comme quoi je volais
€ la poste  la cire €  cacheter de l'Etat,  j'avais amen‰ dans ma valise une
maŽtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien
d'autres choses encore...  Et Kim avait lu ces d‰nonciations, en  avait jet‰
certaines au panier et  avait  mis les autres de c”t‰  en marmonnant  : "§a,
c'est   €  creuser."  Et   c'‰tait   inattendu  et  effrayant,  insens‰   et
repoussant...  Les  regards  furtifs  qu'il me  jetait,  et  ses yeux  qu'il
d‰tournait aussit”t...
     Perets  se leva, prit sa  valise  et  partit  €  l'aventure,  l€  o™ le
mˆnerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle  part.
Il tituba, ‰ternua de poussiˆre et sans doute tomba € plusieurs reprises. La
valise  ‰tait  incroyablement  lourde, comme impossible  €  diriger. Elle se
frottait  €  la  jambe  comme  un  fardeau,  puis  s'envolait  pesamment  et
resurgissait des t‰nˆbres pour venir battre le genou. Dans  une sombre all‰e
du parc  o™  ne  brillait aucune  lumiˆre  et o™  seules  les statues  aussi
incertaines que le commandant apportaient  une  vague blancheur,  la  valise
s'aggrippa soudain au pantalon par une de  ses boucles qui  s'‰tait d‰tach‰e
et Perets, en d‰sespoir de cause, l'abandonna.  L'heure  du  d‰sespoir ‰tait
venue. Aveugl‰ par les larmes, Perets se fraya un chemin € travers les haies
sˆches et bard‰es de piquants  poussi‰reux, franchit quelques marches, tomba
lourdement  sur le  dos  et,  € bout  de forces,  tremblant de douleur et de
compassion, se laissa tomber € genoux au bord de l'€-pic.
     Mais  la  forŠt demeurait indiff‰rente.  Si indiff‰rente  qu'elle ne se
laissait mŠme pas  voir. Sous l'€-pic, tout ‰tait sombre et ce n'‰tait  qu'€
l'horizon  que l'on voyait apparaŽtre  quelque chose de  gris  et d'informe,
vaste et stratifi‰ qui luisait mollement sous la lune.
     - R‰veille-toi, implora  Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes
seuls,  n'aie pas peur, ils sont tous  endormis.  Tu n'as vraiment jamais eu
besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-Štre tu ne comprends pas ce que ‡a veut
dire,  besoin? C'est quand  on ne peut pas se passer... c'est quand on pense
tout le temps €...  C'est quand toute la vie se tend  vers... Je ne sais pas
qui  tu es.  Et mŠme ceux qui sont absolument persuad‰s  de le savoir ne  le
savent  pas. Tu es ce  que tu es, mais je peux esp‰rer  que tu  es telle que
toute ma  vie j'ai  voulu te voir  : bonne  et  intelligente, indulgente  et
compr‰hensive,  attentive et peut-Štre mŠme reconnaissante. Nous avons perdu
tout  cela,  nous n'avons plus assez de  force ni de temps, nous  ne faisons
qu'‰riger  des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours
moins chers, mais nous  souvenir, nous  souvenir nous ne pouvons  plus. Mais
toi, tu es diff‰rente,  et c'est pourquoi je  suis  venu € toi de loin, sans
mŠme croire € ton  existence. Et se pourrait-il que tu  n'aies pas besoin de
moi?  Non, je vais te dire  la v‰rit‰.  J'ai peur  de ne pas avoir non  plus
besoin  de toi. Nous nous sommes  aper‡us,  mais nous ne  sommes pas devenus
plus proches, et il ne devait pas en Štre ainsi. Peut-Štre parce qu'ils sont
entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je  suis l'un d'eux  et tu
ne peux ‰videmment pas me distinguer dans la  foule, et je ne vaux peut-Štre
pas la peine d'Štre  distingu‰. J'ai peut-Štre moi-mŠme imagin‰ les qualit‰s
humaines  qui devaient te  plaire, mais te  plaire € toi  telle que je  t'ai
imagin‰e et non € toi telle que tu es...
     Des flocons  de lumiˆre  blancs  et brillants se  levˆrent € l'horizon,
s'‰tendirent et tout d'un coup, € droite sous la falaise, sons le  rocher en
surplomb, des  faisceaux de  projecteurs  se d‰chaŽnˆrent  pour fouiller  le
ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux
€ l'horizon s'‰tirˆrent, se  gonflˆrent, devinrent des nuages blanch‚tres et
s'‰teignirent. Quelques instants  plus tard,  les  projecteurs s'‰teignirent
aussi.
     - Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de
toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs,  je
les connais aussi trˆs mal. Je sais seulement  qu'ils sont capables de  tous
les excˆs, du plus extrŠme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la
f‰rocit‰ comme dans la piti‰, dans le d‰chaŽnement comme dans la retenue. II
ne leur manque qu'une chose : la compr‰hension. Ils ont toujours remplac‰ la
compr‰hension par des succ‰dan‰s  - foi, ath‰isme, indiff‰rence, m‰pris.  Ce
qui est toujours apparu Štre  le plus simple. Plus  simple de croire  que de
comprendre. Plus  simple d'Štre d‰sabus‰  que de  comprendre.  Entre  autres
choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore  rien dire.  Ici je ne
peux pas t'aider, tout est  trop r‰sistant, trop  en place. Ici je suis trop
visiblement d‰plac‰, ‰tranger.  Mais je trouverai le point d'application des
forces,   ne  t'inquiˆte  pas.  C'est   vrai,   ils  peuvent   te   souiller
irr‰versiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut
trouver le moyen le plus efficace, le plus ‰conomique,  et sur tout  le plus
simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.
     Perets se  leva et  s'avan‡a tout droit € travers les buissons, dans le
parc, dans l'all‰e. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas.
Il revint alors dans la grand-rue,  vide  et  ‰clair‰e par la seule lune. Il
‰tait  plus  d'une  heure  du  matin  quand  il  s'arrŠta  devant  la  porte
obligeamment ouverte de la bibliothˆque de  l'Administration.  Les  fenŠtres
‰taient  tendues  de  stores  lourds,  mais  l'int‰rieur  ‰tait  brillamment
‰claire,  comme  une salle de  bal. Le  parquet  se  craquelait et  grin‡ait
d‰sesp‰r‰ment,  et autour  ‰taient les livres. Les rayonnages ployaient sous
les livres, les livres ‰taient entass‰s sur les tables et dans les coins, et
€ part Perets et les livres il n'y  avait pas  dans la bibliothˆque  ‚me qui
vive.
     Perets  se  laissa  tomber dans un  grand  vieux  fauteuil, ‰tendit les
jambes,  se  renversa en  arriˆre  et  posa tranquillement ses  bras sur les
accoudoirs.
     Alors,  qu'est-ce  que vous faites l€?  dit-il aux  livres.  Fain‰ants!
C'est pour  ‡a qu'on vous  a ‰crits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles.
Combien a-t-on sem‰? Combien de sage, de bon, d'‰ternel? Et quelles sont les
pr‰visions pour la r‰colte?  Et surtout, quelles pousses lˆveront? Vous vous
taisez... Toi,  l€, comment  d‰j€...  Oui, oui, toi en deux  tomes.  Combien
d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancŠtre, tu
es un bon et honnŠte camarade. Tu n'as jamais cri‰, tu ne t'es jamais vant‰,
jamais frapp‰ la poitrine.  Bon et honnŠte. Et ceux qui te lisent deviennent
aussi bons et  honnŠtes.  Ne serait-ce  que pour  un temps. MŠme malgr‰ eux.
Mais  tu  sais,  il  y  en  a  qui pensent que  pour  avancer,  la bont‰  et
l'honnŠtet‰ ne sont  pas  tellement  n‰cessaires.  Que pour  ‡a il faut  des
jambes. Et des souliers. MŠme des pieds sales et des souliers non cir‰s.  Le
progrˆs  peut  Štre complˆtement  indiff‰rent aux notions  de  bont‰  et  de
droiture, comme  il  l'a  fait  jusqu'€  maintenant.  L'Administration,  par
exemple,  n'a  pas  besoin,  pour  fonctionner  correctement,  de  bont‰  ou
d'honnŠtet‰.  C'est  agr‰able, souhaitable, mais absolument  pas n‰cessaire.
Comme le latin  pour un  nageur.  Les biceps  pour  un  comptable.  Comme le
respect de  la  femme pour Domarochinier... Mais tout d‰pend de ce  que l'on
appelle progrˆs. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus
:  alcoolique,  soit, oui mais  quel  sp‰cialiste! D‰bauch‰,  oui mais  quel
propagandiste!  Voleur,  disons profiteur,  oui  mais  quel  administrateur!
Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle  abn‰gation... Mais  on peut
aussi concevoir le progrˆs comme transformation de  tous dans le  sens de la
bont‰  et de l'honnŠtet‰. Et alors  nous verrons peut-Štre  un temps o™ l'on
dira :  c'est  un sp‰cialiste, bien s›r, il  s'y connaŽt, mais c'est un sale
type, il faut le  chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous Štes  plus
nombreux que les  humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez
peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous
de  bons  et  honnŠtes, des sages, des  savants,  mais aussi  des  cervelles
d'oiseau, des sceptiques, des schizophrˆnes, des meurtriers, des suborneurs,
des enfants, des pr‰dicateurs  moroses, des imb‰ciles  contents d'eux-mŠmes,
et des braillards enrou‰s aux yeux inject‰s. Et vous ne sauriez pas pourquoi
vous Štes l€. Au  fait, € quoi servez-vous? Vous  Štes  nombreux € offrir la
connaissance,  mais   €  quoi  sert  la  connaissance  dans  la  forŠt?   La
connaissance n'a rien € voir  avec la forŠt.  C'est comme si on prenait soin
d'inculquer € un futur b‚tisseur de cit‰s radieuses l'art des fortifications
: quels  que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une
maison de repos, il n'arriverait jamais € construire qu'une redoute maussade
bard‰e de flˆches, d'escarpes  et de  contrescarpes.  Ce que vous avez donn‰
aux gens qui  sont all‰s  dans  la forŠt, ce n'est pas la connaissance, mais
des pr‰jug‰s... Il  y en a d'autres parmi vous  qui inspirent le scepticisme
et le d‰couragement. Et ceci  non pas en raison de leur  noirceur ou de leur
cruaut‰, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute  esp‰rance, mais parce
qu'ils mentent.  Il  y  a des mensonges  radieux,  pleins  de  sifflotements
allˆgres et de chansons entraŽnantes, des mensonges geignards qui tentent en
g‰missant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement,
ce   n'est  jamais  ces  livres  que   l'on  br›le,  que   l'on  retire  des
bibliothˆques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanit‰ le mensonge
n'a ‰t‰ jet‰ au feu. Ou alors par  accident, parce qu'on n'avait pas compris
ou qu'on avait  cru. Dans la  forŠt aussi ils  sont  inutiles. Ils  ne  sont
utiles  nulle part.  C'est sans doute  pr‰cis‰ment  pour cela  qu'il y  en a
tant... enfin pas  pour cela mais parce qu'on les  aime... Les  t‰nˆbres des
v‰rit‰s amˆres sont plus chˆres € notre coeur...  Quoi? Qui est-ce qui parle
ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi?
     - Silence, il n'a qu'€ dormir...
     - Il aurait bu un coup, au lieu de dormir...
     - Mais arrŠte ton chahut... Ah, mais c'est Perets.
     - Et aprˆs? Occupe-toi plut”t de toi...
     - Personne pour s'occuper de lui, le pauvre...
     - Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.
     Et il se r‰veilla.
     En face  de  lui, un  escabeau de bibliothˆque  ‰tait plac‰ devant  les
rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute
marche. Touzik, le chauffeur,  maintenait  l'‰chelle de  ses bras tatou‰s et
regardait vers le haut.
     - Il est toujours comme ‡a un peu perdu, disait Alevtina en consid‰rant
Perets.  Et il n'a pas dŽn‰,  ‰videmment. Il faudrait  le  r‰veiller,  qu'il
boive  au moins un peu de vodka... Je  me demande ce que  des gens comme lui
peuvent rŠver?
     - Moi, ce que je vois, je le rŠve pas, fit Touzik, les yeux lev‰s.
     - Tu  vois  quelque chose  de nouveau? Que tu n'avais jamais vu  avant?
demanda Alevtina.
     -  Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particuliˆrement neuf,
mais c'est comme au cin‰ma :  on peut le voir vingt  fois, et c'est toujours
avec plaisir.
     Sur la troisiˆme  marche de l'escabeau se trouvait un ‰norme CHTROUTSEL
coup‰ en tranches, sur la quatriˆme des concombres et des oranges pel‰es, et
sur la cinquiˆme une bouteille € moiti‰ vide flanqu‰e d'un pot  € crayons en
matiˆre plastique.
     - Regarde tant  que tu veux, mais tiens bien l'‰chelle,  fit  Alevtina,
qui se mit en  devoir d'extraire  des rayons sup‰rieurs d'‰paisses revues et
des dossiers aux couvertures  d‰fraŽchies.  Elle  souffla  pour  enlever  la
poussiˆre, fit  une  grimace,  tourna quelques  pages,  mit  € part quelques
chemises  et remit  les autres €  leur place.  Le  chauffeur Touzik  renifla
bruyamment.
     - Il te faut aussi ceux de l'avant-derniˆre ann‰e? demanda Alevtina.
     -  Il  me  faut une  chose, fit Touzik, ‰nigmatique. Je vais  r‰veiller
Perets, maintenant.
     - Ne t'en va pas de l'‰chelle, dit Alevtina.
     -  Je ne  dors pas,  intervint Perets.  Il y a  longtemps  que  je vous
regarde.
     - De l€-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il
y a tout : des femmes, du vin et des fruits...
     Perets  se  leva en  boitillant  sur  sa jambe ankylos‰e, s'approcha de
l'escabeau et se versa € boire.
     -  Qu'est-ce que vous avez rŠv‰,  Pertchik? demanda Alevtina du haut de
l'‰chelle.
     Perets leva machinalement la tŠte, et baissa aussit”t les yeux.
     - Ce que j'ai rŠv‰? Des bŠtises... Je parlais avec les livres.
     Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange.
     - Tenez ‡a une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi.
     - Alors tu veux ceux de l'avant-derniˆre ann‰e? demanda Alevtina.
     - Evidemment! (Touzik versa  le liquide dans le gobelet et  choisit  un
concombre.) L'avant-derniˆre, et  l'avant-avant-derniˆre. J'en  ai  toujours
besoin. §a  a toujours ‰t‰ comme ‡a,  et  je ne peux pas vivre sans  ‡a.  Et
personne  ne peut vivre sans ‡a. Il y en  a qui ont besoin de plus, d'autres
de  moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la le‡on, je
suis comme ‡a. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le
concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai
encore un peu, puis je prendrai la voiture et  j'irai me chercher une ondine
dans la forŠt...
     Perets tenait l'‰chelle et  s'effor‡ait de penser  au  lendemain,  mais
Touzik,  assis  sur  la  premiˆre marche de  l'escabeau, avait entrepris  de
raconter comment,  dans sa  jeunesse, lui  et des amis  avaient  surpris  un
couple en  banlieue, avaient  ross‰ et  chass‰ le galant, et avaient ensuite
essay‰ de se servir  de la femme.  Il faisait froid, humide,  et € cause  de
leur  extrŠme  jeunesse  € tous,  personne  n'‰tait arriv‰  € rien. La femme
pleurait,  avait  peur,  et l'un aprˆs l'autre les  amis  de Touzik  avaient
abandonn‰, et seul lui, Touzik, avait continu‰ € s'accrocher € la femme dans
l'arriˆre-cour  bourbeuse,  l'empoignant,  jurant, croyant  toujours  que ‡a
allait y  Štre,  mais sans r‰sultat,  jusqu'au moment  o™ il l'avait emmen‰e
chez elle, dans sa  propre maison,  l'avait serr‰e contre la rampe de fer de
l'escalier sombre et avait enfin eu  ce qu'il  voulait. Racont‰e par Touzik,
l'histoire ‰tait follement passionnante et dr”le.
     - C'est pour ‡a que les  petites ondines ne risquent pas de m'‰chapper,
dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est  pas l€ que je vais commencer.
Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.
     Il  avait  un beau visage h‚l‰, d'‰pais sourcils, le regard  vif et une
dentition  remarquable. Il ressemblait ‰norm‰ment  €  un  Italien.  Mais  il
sentait des pieds.
     - Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait
Alevtina. Tous les dossiers sont m‰lang‰s. Tiens, prends toujours ceux-l€ en
attendant.
     Elle se  pencha et fit  passer €  Touzik une  pile  de  dossiers  et de
revues. Celui-ci  prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les
lˆvres, compta les dossiers et dit :
     - Il m'en faut encore deux.
     Perets tenait toujours l'‰chelle, le regard fix‰ sur ses poings serr‰s.
Demain € cette heure je ne serai plus l€, se disait-il. Je  serai assis dans
la cabine  € c”t‰ de Touzik, il  fera chaud, le  m‰tal commencera €  peine €
refroidir.  Touzik  allumera  les phares, s'installera  confortablement,  le
coude  gauche  appuy‰  contre la  portiˆre  et  commencera  € parler  de  la
politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra
s'arrŠter € chaque buvette, prendre en  route  qui il voudra, il pourra mŠme
faire  un  d‰tour pour ramener  €  quelqu'un  une batteuse de  l'atelier  de
r‰parations.  Mais  je ne le laisserai parler que de politique  mondiale. Ou
bien je l'interrogerai sur les diff‰rents types d'automobiles.  Sur les taux
de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs
v‰reux.  Il raconte bien,  et  on  ne sait jamais  s'il ment  ou s'il dit la
v‰rit‰...
     Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lˆvres, jeta un
regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit  de poursuivre son r‰cit en le
ponctuant de tr‰pignements, de gestes expressifs et d'‰clats de rire joyeux.
S'attachant  scrupuleusement € la  chronologie,  il raconta l'histoire de sa
vie  sexuelle d'ann‰e  en ann‰e, mois aprˆs mois. La  cuisiniˆre  du camp de
concentration o™ il avait ‰t‰ enferm‰  pour avoir vol‰ du papier au temps de
la p‰nurie (la cuisiniˆre r‰p‰tait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me
joue pas de tour!..."),  la  fille  d'un d‰tenu politique  dans ce mŠme camp
(elle  ne  se souciait  pas  de  savoir  avec qui  elle allait,  elle  ‰tait
persuad‰e  que  de toute fa‡on elle finirait au  cr‰matoire),  la femme d'un
marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons
incessantes de son taureau de  mari.  Il y  avait  aussi une riche veuve que
Touzik  avait fini par fuir  une  nuit,  en  cale‡on, parce qu'elle  voulait
mettre  le  grappin  sur le pauvre Touzik et lui faire  faire le  trafic  de
narcotiques  et de  pr‰parations m‰dicales douteuses. Et  les  femmes  qu'il
transportait quand il ‰tait  chauffeur de  taxi :  elles  le  payaient  avec
l'argent du client, puis, € la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui
dis : mais enfin, et € moi, qui va y penser? Toi tu en as d‰j€ eu quatre, et
moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'ann‰es, qu'il
avait ‰pous‰e par autorisation sp‰ciale des autorit‰s : elle lui avait donn‰
des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essay‰ de la  prŠter
€ des amis en ‰change  de leurs maŽtresses. Des  femmes... des filles... des
harpies... des salopes... des traŽn‰es...
     - C'est pour ‡a que je suis pas du tout un d‰prav‰, conclut-il. Je suis
simplement  un homme  qui  a  du temp‰rament,  et pas une  espˆce  de d‰bile
impuissant.
     Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans  prendre cong‰
en sifflotant et  en faisant grincer le parquet, curieusement vo›t‰, soudain
semblable  € une araign‰e  ou €  un homme des  cavernes. Perets, accabl‰, le
suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :
     - Donnez-moi la main, Pertchik.
     Elle  s'assit sur la derniˆre marche, posa les mains sur ses ‰paules et
se laissa  tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous  les aisselles  et la
posa €  terre,  et ils  demeurˆrent un instant tout proches l'un de l'autre,
visage contre visage. Elle avait gard‰ les mains pos‰es sur ses  ‰paules, et
il la tenait toujours sous les aisselles.
     - On m'a chass‰ de l'h”tel, dit-il.
     - Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?
     Elle  ‰tait  bonne  et  tiˆde,  et elle affrontait  tranquillement  son
regard, mais sans aucune assurance particuliˆre. En la regardant, on pouvait
se repr‰senter bien des images  de bont‰, de chaleur, de douceur,  et Perets
passa avidement en revue toutes ces images les unes aprˆs les autres, essaya
de  se  voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il  ne pouvait
pas :  €  sa  place il voyait Touzik,  un Touzik beau,  arrogant, aux gestes
s›rs, et qui sentait des pieds.
     - Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme ‡a.
     Elle  se  d‰tourna  imm‰diatement et entreprit  de  rassembler  dans un
papier journal les restes de nourriture.
     - Et  pourquoi "comme ‡a"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous
dormirez jusqu'au matin, puis  on vous trouvera une chambre. Vous ne  pouvez
pas passer toutes les nuits dans la bibliothˆque..
     - Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec ‰tonnement.
     - Vous partez? Dans la forŠt?
     - Non, chez moi.
     - Chez  vous... (Elle enveloppa lentement les  restes dans le journal.)
Mais  vous  vouliez  toujours aller  dans la  forŠt, je  vous  l'ai moi-mŠme
entendu dire.
     -  C'est  que,  voyez-vous, je voulais...  Mais on ne veut pas  que j'y
aille.  Je  ne  sais  mŠme  pas  pourquoi.   Et  je  n'ai  rien  €  faire  €
l'Administration. Donc je me suis mis  d'accord  avec Touzik... Il  m'emmˆne
demain.  Il  est d‰j€ trois heures maintenant. Je vais aller  dans le garage
m'installer dans la voiture  de Touzik,  et l€ j'attendrai le matin. Donc ce
n'est pas la peine de vous inqui‰ter...
     - Je vais donc vous  dire adieu... € moins  que  vous  ne vouliez quand
mŠme venir?
     - Merci, je pr‰fˆre attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me
r‰veiller. Touzik n'attendra pas.
     Ils sortirent et gagnˆrent le garage main dans la main.
     - Alors, vous n'avez pas aim‰ ce que Touzik a racont‰? demanda-t-elle.
     - Non.  Je n'ai pas du tout aim‰.  Je n'aime  pas qu'on parle  de ‡a. A
quoi  bon? J'en  ai  plut”t honte... honte pour lui, pour vous, pour  moi...
Pour  tout  le  monde. §a  n'a pas de  sens. On  dirait qu'il y a  un  grand
ennui...
     -  C'est la plupart  du temps € cause de cet ennui, dit  Alevtina. Mais
vous n'avez  pas  € avoir  honte  pour moi,  j'y suis indiff‰rente. §a m'est
parfaitement ‰gal... Voil€, vous  Štes  arriv‰.  Embrassez-moi  avant  de me
quitter.
     Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret.
     - Merci, dit-elle.
     Puis elle fit demi-tour  et s'‰loigna rapidement. Sans savoir pourquoi,
Perets agita la main dans sa direction.
     Il  p‰n‰tra  dans  le  garage ‰clair‰ par  de petites  ampoules bleues,
enjamba le gardien qui ronflait  sur un siˆge emprunt‰ € une voiture, trouva
le camion de Touzik et grimpa dans  la  cabine.  §a sentait  le  caoutchouc,
l'essence, la poussiˆre. Sur le pare-brise dansait un  Mickey Mouse aux bras
et jambes ‰cart‰s. On est bien, ‡a  va, se dit Perets. J'aurais d› venir ici
tout de  suite. Tout autour ‰taient gar‰es les  voitures muettes, sombres et
vides.  Le gardien ronflait  bruyamment.  Les voitures dormaient, le gardien
dormait, tout dormait dans l'Administration.  Alevtina se  d‰shabillait dans
sa chambre devant  sa  glace, € c”t‰ de son lit pr‰par‰, un grand lit € deux
places doux et chaud... Non,  il ne faut pas penser € ‡a. Parce que le  jour
on  est  gŠn‰  par  les  bavardages,  le bruit  de  la  "mercedes", tout  ce
remue-m‰nage stupide. Mais maintenant,  plus d'‰radication, de  p‰n‰tration,
de  protection,  ni  aucune autre sinistre  absurdit‰, uniquement  un  monde
endormi au-dessus de l'€-pic,  un monde fantomatique comme  tous les  mondes
endormis, invisible et inaudible, pas plus r‰el que  la  forŠt. La forŠt est
mŠme  maintenant  plus r‰elle : la forŠt ne dort jamais.  Ou peut-Štre  elle
dort, et  rŠve de  nous tous.  Nous  sommes  le songe  de la forŠt.  Le rŠve
atavique. Les fant”mes grossiers de sa sexualit‰ refroidie...
     Perets  s'‰tendit, recroquevill‰,  et fourra sous  sa  tŠte son manteau
roul‰ en boule. Mickey Mouse se balan‡ait doucement au bout de son fil. A la
vue de  ce jouet, les  jeunes filles  ne  manquaient pas de s'‰crier  : "Oh!
qu'il  est mignon", et le chauffeur Touzik leur r‰pondait  : "Le dedans vaut
le  dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui  ne
savait pas comment  l'enlever de l€. Ni mŠme si  on pouvait l'enlever. Si on
le d‰pla‡ait, la voiture risquait  peut-Štre  de  partir. Lentement d'abord,
puis de plus en plus vite,  droit sur  le gardien endormi, et  Perets serait
dans la cabine, en train d'appuyer  sur tout ce qui  lui tomberait  sous  la
main ou  sous le  pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ;
on  voit  d‰j€ sa bouche ouverte d'o™ s'‰chappent  des  ronflements, puis la
voiture tressaute, tourne brutalement, s'‰crase contre le mur  du garage, et
dans la brˆche apparaŽt le ciel bleu...
     Perets  s'‰veilla et s'aper‡ut que c'‰tait d‰j€ le  matin.  A  la porte
grande ouverte du garage, des  m‰caniciens fumaient, et l'on voyait derriˆre
une surface que le soleil colorait en jaune. Il ‰tait sept heures. Perets se
mit  sur son s‰ant,  s'essuya le visage et  regarda dans le  r‰troviseur. Il
pensa qu'il  lui  faudrait  se  raser,  mais resta  dans la voiture.  Touzik
n'‰tait pas encore arriv‰, il fallait l'attendre l€, sur place, car tous les
chauffeurs  ‰taient distraits et  partaient  toujours  sans lui. Il y a deux
rˆgles € observer dans les relations avec les chauffeurs  : premiˆrement, ne
jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxiˆmement,
ne  jamais discuter avec  le chauffeur qui  vous conduit. A la limite, faire
semblant de dormir...
     Les  m‰caniciens  € l'entr‰e  jetˆrent leurs  m‰gots  qu'ils ‰crasˆrent
soigneusement € la pointe  de leurs chaussures et  entrˆrent dans le garage.
Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'‰tait  pas du
tout un m‰canicien,  mais bien  le manager. Quand ils passˆrent prˆs de lui,
le manager s'arrŠta € c”t‰ de la cabine et, posant une  main  sur  l'aile du
camion,  examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner :
"Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric."
     - O™ est-il? demanda le m‰canicien inconnu.
     - ...! r‰pondit tranquillement le manager. Regarde sous le siˆge.
     - Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le m‰canicien d'une voix
irrit‰e. Je vous avais bien pr‰venu que j'‰tais serveur...
     Il y eut un temps de silence, puis la  portiˆre du  c”t‰ du  conducteur
s'ouvrit sur le  visage maussade et ennuy‰ du m‰canicien-serveur. Il jeta un
coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'int‰rieur de la cabine, tira un
peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siˆge et se mit € remuer
les objets qui s'y trouvaient.
     - C'est ‡a, un cric? demanda-t-il € mi-voix.
     - N-non, fit Perets. Je crois que c'est plut”t une clef € molette.
     Le m‰canicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pin‡ant
les lˆvres, la posa  sur le  marchepied et  recommen‡a  €  fourrager sous le
siˆge.
     - §a? demanda-t-il.
     - Non,  dit  encore  Perets. §a, je peux vous  dire  exactement ce  que
c'est. C'est un arithmomˆtre. Les crics ne sont pas comme ‡a.
     Le front pliss‰, le m‰canicien-serveur consid‰rait l'arithmomˆtre.
     - Ils sont comment, alors? demanda-t-il.
     - Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs
modˆles. Il y a une espˆce de manivelle mobile...
     - Il y en a une, l€. Comme sur une caisse enregistreuse.
     - Non, ce n'est pas du tout le mŠme genre de manivelle.
     - Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe?
     Perets  ne sut plus que r‰pondre. Le  m‰canicien attendit  un peu, posa
avec un soupir  l'arithmomˆtre sur le marchepied et se remit € l'oeuvre sous
le siˆge.
     - C'est peut-Štre ‡a? interrogea-t-il.
     - C'est possible. §a y ressemble  beaucoup. Mais l€ il devrait  y avoir
une espˆce de tige de fer. Une grosse tige.
     Le  m‰canicien  trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de
sa main, dit : "Trˆs bien, je vais lui apporter ‡a pour commencer" et partit
en laissant la portiˆre ouverte.  Perets  alluma une cigarette. On entendait
derriˆre des  cliquetis m‰talliques et des jurons. Puis le  camion  se mit €
grincer et € tressauter.
     Touzik  n'‰tait toujours pas l€, mais  Perets ne s'inqui‰tait  pas.  Il
s'imaginait en train de rouler  dans  la rue principale de l'Administration,
et  personne  ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale
en  soulevant aprˆs  eux un  nuage de poussiˆre jaune, tandis  que le soleil
serait de plus en plus haut, sur leur droite,  et qu'il commencerait bient”t
€ chauffer ; ils quitteraient  alors la  transversale  pour s'engager sur la
grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et € l'horizon
ruisselleraient des mirages pareils € de grandes mares scintillantes...
     Le m‰canicien passa € nouveau devant la cabine en faisant rouler devant
lui une  lourde  roue arriˆre.  La  roue prenait de  la vitesse sur  le  sol
b‰tonn‰ et l'on voyait que  le m‰canicien voulait l'arrŠter pour  la  placer
contre le mur, mais la roue n'infl‰chit qu'€ peine sa trajectoire  et  gagna
pesamment  la  cour tandis  que  le  m‰canicien courait  maladroitement € sa
poursuite en prenant de plus en plus de retard.  Puis ils disparurent, et on
entendit  le m‰canicien qui poussait des cris sonores et d‰sesp‰r‰s  dans la
cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le  sol et des gens
passˆrent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends € droite!"
     Perets remarqua  que le camion ne  se tenait  plus aussi droit  sur ses
roues qu'auparavant  et jeta  un coup  d'oeil  par la  portiˆre  Le  manager
s'affairait prˆs du train arriˆre.
     - Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous...
     -  Ah! Perets,  cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans  cesser
son travail. Restez assis, restez assis, ne vous d‰rangez  pas! Vous ne nous
gŠnez  pas. Elle est  bloqu‰e, cette saloperie. La  premiˆre a ‰t‰ facile  €
enlever, mais la deuxiˆme est prise.
     - Comment ‡a, prise? Il y a quelque chose de d‰t‰rior‰?
     Le manager  se redressa et  s'essuya  le  front du dos de la  main avec
laquelle il tenait la clef :
     - Je ne  crois pas. Elle doit Štre simplement  rouill‰e. Je ne vais pas
tarder...  Puis nous  pourrons faire une partie d'‰checs. Qu'est-ce que vous
en pensez?
     - D'‰checs? fit Perets. Mais o™ est Touzik?
     - Touzik?  C'est-€-dire  Touz?  Il  est  maintenant  assistant-chef  de
laboratoire. On l'a envoy‰  dans la forŠt. Touz ne travaille plus chez nous.
Mais qu'est-ce que vous lui vouliez?
     - Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que...
     Il ouvrit la portiˆre et sauta sur le ciment.
     -  Vous  vous d‰rangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester
assis, vous ne gŠnez pas.
     - Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas?
     - Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut
enlever  les roues... Elle avait bien  besoin de se bloquer, celle-l€! Va te
faire...  Bon, les  m‰caniciens  l'enlˆveront.  Allons  plut”t  faire  cette
partie.
     Il prit Perets  par le bras et l'entraŽna dans son bureau. Ils  prirent
place derriˆre la  table,  le  manager  poussa de c”t‰  une pile de papiers,
disposa le jeu, d‰brancha le t‰l‰phone et demanda :
     - On joue € l'horloge?
     - Je ne sais pas trop, dit Perets.
     Le bureau ‰tait sombre  et frais,  une fum‰e de tabac bleu‚tre flottait
entre les armoires comme une algue g‰latineuse,  et le manager,  verruqueux,
boursoufl‰, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, ‰tendit
deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'‰checs et se  mit
en devoir  d'en extraire les  viscˆres de bois. Ses  yeux ronds jetaient  un
‰clat vitreux et l'oeil droit, artificiel, ‰tait continuellement tourn‰ vers
le  plafond tandis que  le  gauche,  mobile  comme  du  vif-argent,  roulait
librement  dans  son orbite, fixant tant”t  Perets, tant”t la  porte, tant”t
l'‰chiquier.
     - A l'horloge, d‰cida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche,
la r‰gla, pressa un bouton et joua le premier coup.
     Le  soleil  se levait. Dehors, on entendait crier  "Prends € droite!" A
huit heures, le manager qui se trouvait en  difficult‰  r‰fl‰chit longuement
et soudain  r‰clama un  petit d‰jeuner pour les deux partenaires. Le manager
perdit une partie et en proposa une  autre. Le petit d‰jeuner fut  copieux :
ils burent deux  bouteilles de  k‰fir et mangˆrent  un chtroutsel rassis. Le
manager  perdit la deuxiˆme partie, fixa avec d‰f‰rence  et  admiration  son
oeil   vivant  sur   Perets  et  en   proposa  une  troisiˆme.  Il   tentait
perp‰tuellement le mŠme gambit de la reine, sans s'‰carter une seule fois de
la variante qu'il avait choisi  et  qui ‰tait irr‰m‰diablement perdante.  On
aurait  dit  qu'il travaillait €  sa propre  d‰faite,  et  Perets  d‰pla‡ait
m‰caniquement  les  piˆces,  se faisant  € lui-mŠme  l'effet  d'une  machine
d'entraŽnement :  il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est
l'‰chiquier,   le  bouton   sur   la  montre  et   un   protocole  d'actions
rigoureusement d‰termin‰.
     A neuf  heures  moins  cinq  le  haut-parleur  du circuit de  diffusion
int‰rieure gr‰silla  et annon‡a d'une voix asexu‰e :  "Tous les travailleurs
de l'Administration au t‰l‰phone. Le Directeur va adresser une communication
aux employ‰s."
     Le manager prit soudain un air trˆs s‰rieux,  brancha le t‰l‰phone,  se
saisit  du  combin‰ et le  porta  €  son  oreille.  Ses  deux  yeux  ‰taient
maintenant tourn‰s vers  le plafond.  "Puis-je  partir?" demanda Perets.  Le
manager fron‡a s‰vˆrement les sourcils, mit un doigt sur ses lˆvres puis fit
un  signe  de  la  main  € l'adresse  de  Perets.  Un  coassement  nasillard
s'‰chappait de l'‰couteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.
     Il  y  avait beaucoup  de  monde au garage.  Tous  les visages  ‰taient
s‰vˆres, importants, solennels mŠme. Personne  ne travaillait,  tous avaient
l'oreille  coll‰e  aux  combin‰s  t‰l‰phoniques.  Seul restait  dans la cour
violemment  ‰clair‰e  le serveur-m‰canicien  qui  continuait € poursuivre la
roue, la respiration sifflante,  l'air ‰gar‰, rouge, en sueur. Quelque chose
de trˆs  important ‰tait en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa
Perets, pas possible, je suis toujours € c”t‰, je ne sais jamais rien. C'est
peut-Štre  l€ le malheur, peut-Štre  que tout  est  normal  mais je  ne sais
jamais le pourquoi du comment, et c'est pour ‡a que je me trouve en trop.
     Il  se  pr‰cipita  vers  la  plus  proche  cabine t‰l‰phonique,  tendit
avidement  l'oreille,  mais  il  n'y  avait  que   des  bourdonnements  dans
l'‰couteur. Il ressentit  alors  un  soudain  effroi, une  sourde  crainte €
l'id‰e qu'il ‰tait encore en  train  de manquer quelque chose quelque  part,
que  quelque  part quelque chose  ‰tait encore  distribu‰  € tout  le monde,
quelque chose dont il serait comme toujours priv‰. Bondissant par-dessus les
trous et  les foss‰s, il traversa le chantier, fit un  ‰cart pour  ‰viter le
garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combin‰ dans
l'autre et escalada une ‰chelle pos‰e  contre le mur inachev‰. Il put voir €
toutes  les  fenŠtres des gens munis de t‰l‰phones, fig‰s sur place d'un air
p‰n‰tr‰  puis  il entendit au-dessus  de  sa  tŠte un miaulement strident et
presque aussit”t aprˆs le bruit d'un coup de  feu derriˆre son dos. Il sauta
€ terre, tomba  dans  un  tas d'ordures  et  se pr‰cipita  vers  l'entr‰e de
service. La porte  ‰tait ferm‰e. Il secoua € plusieurs  reprises la poign‰e,
qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce  qu'il pourrait
faire ensuite. A c”t‰ de  la porte  se trouvait une ‰troite fenŠtre ouverte.
Il s'y glissa, se couvrant de poussiˆre et s'arrachant les ongles des mains.
     Il  se  retrouva  dans une piˆce  munie de deux tables.  Derriˆre l'une
d'elles se trouvait Domarochinier, un t‰l‰phone € la main. Son  visage ‰tait
de  pierre,  ses yeux  clos. Il pressait de  l'‰paule  le combin‰ contre son
oreille  et  notait   rapidement  quelque  chose  au  crayon  dans  un  gros
bloc-notes.  La  deuxiˆme  table ‰tait  inoccup‰e et portait  un  t‰l‰phone.
Perets prit le combin‰ et se mit € l'‰coute.
     Bruissements.   Cr‰pitements.   Une   voix   aigu‹   et   inconnue    :
"L'Administration ne peut r‰ellement utiliser qu'un fragment insignifiant de
territoire dans l'oc‰an de la forŠt qui baigne le Continent. Il n'y a pas de
sens  de  la  vie  et  pas  de  sens  des  actes.  Nous  pouvons  un  nombre
extraordinaire  de choses, mais nous n'avons  pas jusqu'€ maintenant compris
ce qui nous  est n‰cessaire parmi tout  ce que nous pouvons.  Il  ne r‰siste
pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apport‰ une
satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il ‰tait d‰pourvu de sens..."
     De nouveau des bruissements et des cr‰pitements.
     "... R‰sistons  avec  des  millions  de chevaux-vapeur, des dizaines de
tout-terrain, de  dirigeables et d'h‰licoptˆres,  la science m‰dicale  et la
meilleure  th‰orie   de  l'approvisionnement  du   monde.   On   d‰couvre  €
l'Administration au moins deux gros d‰fauts. Actuellement des actions de  ce
genre peuvent  atteindre de trˆs  gros chiffrages au  nom de Herostrate pour
qu'il reste  notre  ami privil‰gi‰. Elle est  absolument incapable de cr‰er,
sans ruiner l'autorit‰ et l'ingratitude..."
     Bourdonnement, sifflement, bruits semblables € une quinte de toux.
     "Elle  aime beaucoup ce  que l'on  appelle  les solutions simples,  les
bibliothˆques, les relations  profondes, les cartes g‰ographiques et autres.
Les  chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la
vie pour  tout le monde mais les gens n'aiment  pas cela.  Les employ‰s sont
assis, les jambes ballantes  dans le vide ; ils parlent, chacun €  sa place,
ils plaisantent, jettent  des cailloux et  chacun essaie  de lancer toujours
plus lourd, alors que la consommation de k‰fir ne permet ni de  cultiver, ni
de supprimer, ni de faire entrer la forŠt dans une clandestinit‰ convenable.
J'ai  peur que nous n'ayons mŠme pas compris  ce que nous voulons exactement
et il faut  finalement aussi exercer les nerfs,  comme on exerce la capacit‰
de  perception, et la  raison ne  rougit pas et  ne se perd pas  en remords,
parce qu'un problˆme scientifique, correctement pos‰,  est devenu  moral. Il
est faux,  glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et
ne pas  raconter de  l‰gendes, mais se  pr‰parer  soigneusement €  une issue
type.  Demain  je vous recevrai  encore et examinerai comment vous vous Štes
pr‰par‰s. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre  ;
dix-huit  heures  :  r‰union  chez  moi  du  personnel  non   en  service  ;
vingt-quatre heures : ‰vacuation g‰n‰rale..."
     II  y eut  dans l'‰couteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se
tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard s‰vˆre
et accusateur.
     - Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris.
     - Ce  n'est pas ‰tonnant,  fit Domarochinier  d'une voix glaciale. Vous
avez pris un appareil qui n'est pas le v”tre. (Il baissa les yeux, inscrivit
quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses
une violation des rˆgles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce
t‰l‰phone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels.
     -  Bon,  dit  Perets, je m'en vais. Mais o™ est mon  appareil? Celui-ci
n'est pas le mien. Soit. Mais alors o™ est le mien?
     Domarochinier ne  r‰pondit pas. Ses yeux  se fermˆrent  € nouveau et il
colla le r‰cepteur € son oreille. Perets entendit un coassement.
     - Je vous demande o™ est mon appareil, cria Perets.
     Maintenant, il  n'entendait plus  rien.  Il y  eut un bruissement,  des
craquements, puis retentirent  les signaux de fin  de communication.  Perets
rejeta alors le combin‰ et  courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des
bureaux,  et partout vit  des employ‰s connus  ou inconnus. Certains ‰taient
assis ou  debout, fig‰s dans  l'immobilit‰ la plus complˆte,  pareils €  des
figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin € un autre,
enjambant le fil du t‰l‰phone qu'ils traŽnaient  aprˆs eux ; d'autres encore
‰crivaient fi‰vreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier,  dans
les  marges des journaux.  Et chacun collait  ‰troitement  le  combin‰ € son
oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il  n'y avait pas de
t‰l‰phone  libre. Perets tenta  de  prendre  celui d'un employ‰ fig‰ dans sa
transe,  un  jeune  gars  en combinaison  de travail, mais  celui-ci  revint
aussit”t  €  la vie,  se  mit €  glapir  et € ruer, tandis  que  les  autres
poussaient des "Chut!", agitaient les  bras, et  quelqu'un  cria  d'une voix
hyst‰rique : "C'est un scandale! Appelez la garde!"
     - O™ est  mon appareil? criait  Perets. Je suis un  homme comme vous et
j'ai le droit de savoir! Laissez-moi ‰couter! Donnez-moi mon appareil!
     On le poussa dehors et la porte  fut referm‰e € clef  derriˆre  lui. Il
gagna le dernier ‰tage  et l€, € l'entr‰e du grenier, prˆs  de la machinerie
de l'ascenseur  qui  ne  marchait jamais, se trouvaient, assis €  une petite
table, deux m‰caniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets
s'adossa au  mur. Les m‰caniciens  le regardˆrent, lui adressˆrent  un vague
sourire et se penchˆrent derechef sur leur feuille de papier.
     - Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets.
     -  Si,  r‰pondit l'un d'eux. Pourquoi  est-ce qu'on n'en aurait pas? On
n'en est pas encore arriv‰ l€.
     - Et vous n'‰coutez pas?
     - On n'entend rien, donc il n'y a pas € ‰couter.
     - Et pourquoi on n'entend rien?
     - On a coup‰ le fil.
     Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froiss‰, attendit
que l'un des deux m‰caniciens ait gagn‰ et redescendit. Les couloirs ‰taient
devenus  bruyants.  Les  portes  s'ouvraient,  les  employ‰s sortaient  pour
griller  une  cigarette.  On entendait un  bourdonnement  de  voix  anim‰es,
excit‰es, boulevers‰es.
     "Je vous le garantis, c'est  les  Esquimaux qui  ont invent‰  l'eskimo.
Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas
la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?"
     "Je l'ai vu dans le catalogue Yvert :  cent cinquante mille francs.  Et
c'‰tait en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?"
     "Dr”les  de cigarettes. Il paraŽt que maintenant ils ne mettent plus du
tout de tabac  dans les cigarettes,  mais qu'ils prennent un papier sp‰cial,
qu'ils le hachent et qu'ils l'imprˆgnent de nicotine..."
     "Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les  oeufs,
les gants de soie..."
     "Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de  la mit.
C'est ce mouton qui n'arrŠte pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est
comme ‡a toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il paraŽt que vous ‰tiez parti...
C'est bien d'Štre rest‰..."
     "On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses
qui disparaissaient? Eh bien! c'‰tait le  discobole du  parc, vous savez, la
statue prˆs de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..."
     "Pertchik,  sois  un  frˆre,  prŠte-moi  cinq  sacs  jusqu'€  la  paye,
c'est-€-dire jusqu'€ demain..."
     "Et il ne lui faisait pas  la cour. C'est  elle qui s'est jet‰ sur lui.
En  pr‰sence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de  mes propres
yeux...
     Perets regagna son  bureau,  dit  bonjour  €  Kim et  se lava.  Kim  ne
travaillait pas. II ‰tait assis,  les mains tranquillement pos‰es € plat sur
la table, et  il regardait le carrelage de faence du mur. Perets  enleva la
housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.
     - Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se
promˆne pour  tout r‰parer. Je reste  assis  et  je  ne sais pas  quoi faire
maintenant.
     Perets aper‡ut alors une note sur son bureau :
     "Perets. Nous  portons  € votre  connaissance  que  votre  t‰l‰phone se
trouve dans la piˆce 771." Signature illisible. Perets soupira.
     -  Tu  n'as pas €  pousser de soupir,  dit  Kim. Il  fallait arriver au
travail € l'heure.
     - Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui.
     - Excuse, fit sˆchement Kim.
     - De toute fa‡on, j'ai pu un peu ‰couter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien
compris. Pourquoi?
     - Un peu ‰cout‰! Tu es un imb‰cile.  Un idiot. Tu  as laiss‰ passer une
telle occasion que je n'ai mŠme plus envie de parler avec toi. Il va falloir
maintenant te pr‰senter au Directeur. Par pure bont‰.
     - Pr‰sente-moi, dit  Perets.  Tu sais, parfois j'avais  l'impression de
saisir quelque chose, des fragments  de pens‰e, trˆs int‰ressants, je crois,
mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien...
     - Et € qui ‰tait le t‰l‰phone?
     - Je ne sais pas. C'‰tait dans la piˆce o™ se trouve Domarochinier.
     -  Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train  d'accoucher... Il n'a pas de
chance,  Domarochinier.  Il prend une nouvelle  collaboratrice, il travaille
six mois  avec elle - et  elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tomb‰ sur un
t‰l‰phone de femme. De sorte que je ne  vois vraiment pas comment t'aider...
En  rˆgle g‰n‰rale,  personne  n'‰coute tout d'affil‰e, et les  femmes  font
certainement pareil. C'est  que le Directeur s'adresse € tout le  monde € la
fois, mais en mŠme temps € chacun en particulier. Tu comprends?
     - Je crains de...
     -  Moi, par exemple, je  recommande ce mode d'‰coute :  tu d‰roules  le
discours  du  Directeur sur  une  seule ligne, sans t'occuper  des signes de
ponctuation,  et tu  pioches  les mots  au hasard, comme  si  c'‰taient  des
dominos. Alors,  si les moiti‰s de domino correspondent, tu as un mot que tu
notes  sur une  feuille  s‰par‰e.  Si ‡a  ne  correspond  pas,  le  mot  est
momentan‰ment  rejet‰, mais reste sur  la  ligne.  Il  y  a encore  quelques
subtilit‰s li‰es € la fr‰quence des voyelles et des consonnes, mais c'est un
effet d'ordre secondaire. Tu comprends?
     -  Non,  dit Perets. C'est-€-dire  oui. Dommage, je ne connaissais  pas
cette m‰thode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui?
     - Ce n'est pas la seule m‰thode. Il y a par exemple celle de la spirale
€ pas variable. C'est une m‰thode assez grossiˆre, mais  s'il  ne s'agit que
de problˆmes d'‰conomie, elle est trˆs pratique, parce que simple. Il y a la
m‰thode   de  Stevenson-Zaday,   mais  elle   n‰cessite   des  appareillages
‰lectroniques... De sorte que la meilleure est peut-Štre celle  des dominos,
et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et sp‰cialis‰,  celle de
la spirale.
     - Merci, dit Perets. Mais de quoi a parl‰ aujourd'hui le Directeur?
     - Que veut dire "de quoi"?
     - Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit?
     - A qui?
     - A qui? Mais € toi, par exemple.
     -  Malheureusement, je ne  peux  pas te le raconter. C'est  un mat‰riel
secret, et aprˆs tout, Perets, tu es  un employ‰ surnum‰raire  Ne  te  f‚che
donc pas.
     - Je  ne me f‚che pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque
chose sur la forŠt, sur la libert‰ de la volont‰...  Il y a longtemps que je
jette des  cailloux dans le ravin, mais  comme ‡a,  sans  but,  et il a  dit
quelque chose l€-dessus aussi.
     - Ne me parle pas de ‡a, fit nerveusement  Kim. §a ne me concerne  pas.
Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'‰tait pas ton t‰l‰phone.
     - Attends un peu,  est-ce  qu'il  a dit  quelque chose  €  propos de la
forŠt?
     Kim haussa les ‰paules.
     - Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plut”t
ton d‰part.
     Perets s'ex‰cuta.
     - §a te  sert  € rien  de le battre  tout  le temps,  dit  Kim d'un air
pensif.
     - Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux ‰checs, et ce n'est
qu'un amateur... Et puis il joue d'une maniˆre plut”t bizarre...
     - Ce n'est pas  grave. A ta place j'y r‰fl‰chirais comme il faut. D'une
maniˆre g‰n‰rale tu m'inquiˆtes un peu depuis quelque temps.  On  ‰crit  des
d‰nonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te m‰nagerai une entrevue
avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te
laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu
es  arriv‰ ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention,  que  tu
avais  trˆs envie d'aller dans la  forŠt, mais que tu as  maintenant  chang‰
d'avis parce que tu te considˆres comme incomp‰tent.
     - Bon.
     Ils se turent un instant Perets s'imagina face € face avec le Directeur
et  fut   saisi   de   panique.   La   m‰thode  des   dominos,   pensa-t-il.
Stevenson-Zaday.
     - Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime ‡a.
     Perets se leva d'un bond et se  mit € marcher avec excitation € travers
la piˆce.
     -  Seigneur,  fit-il. Savoir seulement € quoi il ressemble.  Comment il
est.
     - Comment? Pas bien grand, plut”t roux...
     - Domarochinier a dit que c'‰tait un v‰ritable g‰ant...
     - Domarochinier est un imb‰cile. Un vantard et un menteur. Le Directeur
est un  homme plut”t  roux,  replet,  avec une  petite cicatrice sur la joue
droite. Il  marche  avec  les  pieds  un peu  en  dedans,  comme  un  marin.
D'ailleurs, c'est un ancien marin.
     - Mais  Touzik disait que c'‰tait un  grand sec  avec des cheveux longs
parce qu'il lui manque une oreille.
     - Qui c'est encore ce Touzik?
     - C'est un chauffeur, je t'en ai parl‰.
     -  Comment  le chauffeur  Touzik  peut-il  savoir  tout  cela?  Ecoute,
Pertchik, il ne faut pas Štre aussi confiant.
     - Touzik dit qu'il a ‰t‰ son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois.
     - Et alors? Il ment  probablement. J'ai ‰t‰ son secr‰taire particulier,
et je ne l'ai pas vu une seule fois.
     - Qui?
     -  Le Directeur. J'ai ‰t‰ longtemps son secr‰taire avant de soutenir ma
thˆse.
     - Et tu ne l'as pas vu une seule fois?
     - Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que ‡a?
     - Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.?
     Kim secoua la tŠte.
     -  Pertchik,  commen‡a-t-il d'une voix  caressante. Mon petit. Personne
n'a jamais vu un atome  d'hydrogˆne,  mais  tout  le monde sait qu'il a  une
enveloppe  d'‰lectrons aux caract‰ristiques d‰termin‰es  et un noyau qui  se
compose dans le cas le plus simple d'un proton.
     - C'est vrai, dit mollement Perets.
     Il se sentait fatigu‰.
     - Donc, je le verrai demain?
     - Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je
t'organiserai  une  rencontre,  ‡a je te le garantis. Mais  ce que tu verras
l€-bas et qui, ‡a je ne le  sais pas.  Et ce que tu entendras, je ne le sais
pas  non plus. Tu ne  me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non,
et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non?
     - Mais ce sont tout de mŠme des choses diff‰rentes, dit Perets.
     - C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil.
     - J'ai l'air ‰videmment bien abruti, dit tristement Perets.
     - Un peu.
     - C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit.
     -  Non, tu manques  simplement de sens  pratique. Et au fait,  pourquoi
est-ce que tu as mal dormi?
     Perets  raconta. Et prit peur. Le  visage bienveillant  de Kim  s'‰tait
soudain  empli  de sang,  ses cheveux  h‰riss‰s. Il poussa  un  rugissement,
d‰crocha le combin‰, composa furieusement un num‰ro et vocif‰ra :
     -   Commandant?  Qu'est-ce  que   cela  signifie,  commandant?  Comment
avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je  ne vous demande  pas  ce
qui ‰tait venu € expiration. Je vous demande comment vous avez  os‰ expulser
Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je  vous
‰craserai! Vous et  votre Claude-Octave!  Avec moi vous  irez  nettoyer  les
chiottes! Vous partirez dans la forŠt. En vingt-quatre heures,  en  soixante
minutes.  Quoi?  Oui... Oui...  Quoi?  Oui...  C'est  ‡a. Dans  ce cas c'est
diff‰rent. Et le meilleur linge... §a, c'est votre  affaire. Dans la  rue au
besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie.  Excusez pour le
d‰rangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.
     Il reposa le combin‰.
     - Tout est rentr‰  dans l'ordre. Malgr‰ tout, c'est un homme admirable.
Va te reposer. Tu habiteras dans son  appartement et il s'installera avec sa
famille dans  ton  ancienne chambre ; autrement, il ne  peut malheureusement
pas... Et ne discute pas, je t'en prie.  Ce n'est pas une affaire  entre toi
et moi, c'est lui-mŠme qui a d‰cid‰. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai
pour le Directeur.
     En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile €
cligner des yeux  sous le  soleil, puis  il prit la direction  du  parc pour
aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise
‰tait  solidement  maintenue  par   la  main   de   pl‚tre   musculeuse   du
voleur-discobole € gauche  de la fontaine,  dont  la  hanche s'ornait  d'une
inscription  ind‰cente.  A  proprement  parler,  l'inscription  n'‰tait  pas
particuliˆrement ind‰cente. On avait ‰crit au crayon € encre :
     "Fillettes, prenez garde € la syphilis."


     Perets  p‰n‰tra  dans  la  salle d'attente  du  Directeur € dix  heures
pr‰cises. Il y avait d‰j€ une vingtaine de personnes qui faisaient la queue.
On  fit passer Perets en quatriˆme position.  Il prit place dans un fauteuil
entre B‰atrice Vakh, employ‰e au groupe d'Aide € la population locale, et un
sombre collaborateur du groupe de la P‰n‰tration du g‰nie. A en juger par la
plaque qu'il portait  sur  la poitrine  et l'inscription  sur son masque  de
carton blanc, ce dernier devait Štre appel‰ Brandskougel. La salle d'attente
‰tait peinte en rose p‚le. Sur un mur ‰tait  plac‰e une pancarte "D‰fense de
fumer,  de jeter des ordures, de  faire du  bruit", sur un  autre,  un grand
tableau  qui repr‰sentait l'exploit du traverseur de la forŠt Selivan : sous
les   yeux  de  ses  camarades   stup‰fi‰s,  Selivan,  les  bras  lev‰s,  se
transformait  en  arbre  sauteur. Les  rideaux  roses des  fenŠtres  ‰taient
soigneusement  tir‰s et au plafond brillait un lustre  gigantesque. Outre la
porte d'entr‰e sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la piˆce poss‰dait une
autre porte, immense, revŠtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans
issue". Ex‰cut‰e € la  peinture phosphorescente,  l'inscription se d‰tachait
comme  un sinistre avertissement. En  dessous  se  trouvait le  bureau de la
secr‰taire, garni  de quatre t‰l‰phones de  couleur  diff‰rente et d'une  ma
Aine € ‰crire ‰lectrique. La secr‰taire,  une femme replˆte d'un certain ‚ge
portant lorgnon, ‰tudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique".
Les visiteurs  parlaient  € voix basse.  Beaucoup ne  pouvaient cacher  leur
nervosit‰  et  feuilletaient  f‰brilement  de  vieux  illustr‰s.  Tout  ceci
‰voquait  furieusement la file d'attente chez  un dentiste, et Perets fut  €
nouveau agit‰  d'un  frisson d‰sagr‰able, d'un tremblement de  m‚choires, et
saisi du d‰sir de partir n'importe o™ sans plus attendre.
     -  Ils ne sont mŠme pas paresseux,  disait B‰atrice Vakh,  son charmant
visage tourn‰ dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter
un  travail syst‰matique.  Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable
l‰gˆret‰ avec laquelle ils abandonnent les endroits o™ ils ont v‰cu?
     - C'est € moi que vous parlez? demanda timidement Perets.
     Il  n'avait aucune  id‰e de  la maniˆre  d'expliquer  cette  incroyable
l‰gˆret‰.
     - Non. Je parlais € "Mon cher" Brandskougel.
     "Mon cher" Brandskougel remit en  place le  pan  gauche de sa moustache
qui se d‰collait et marmonna cordialement :
     - Je ne sais pas.
     - Et nous ne le savons pas non plus, fit  amˆrement B‰atrice. Il suffit
que nos ‰quipes  s'approchent du village pour  qu'ils partent en abandonnant
leur  maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les int‰ressons pas.
Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez?
     Mon cher Brandskougel  resta quelques  instants silencieux, comme  s'il
r‰fl‰chissait  €  la  question,  observant B‰atrice  € travers les  ‰tranges
meurtriˆres cruciformes de  son masque. Puis il r‰pondit sur le mŠme ton que
pr‰c‰demment :
     - Je ne sais pas.
     -  C'est vraiment  dommage, poursuivit B‰atrice, que notre groupe ne se
compose que de femmes. Je  sais  bien qu'il y a une raison profonde, mais il
manque  souvent  la  fermet‰,  l'‚pret‰,  je  dirais presque  la  motivation
masculine. Les femmes ont malheureusement tendance € se disperser, vous avez
d› le remarquer.
     - Je ne sais pas, dit Brandskougel.
     Sa moustache se d‰tacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il
la  ramassa, l'examina  attentivement en  soulevant un coin  de  son masque,
cracha prestement dessus et la remit en place.
     Une clochette tinta  m‰lodieusement  sur le  bureau  de la  secr‰taire.
Celle-ci  posa son manuel, consulta une liste  en  retenant avec affectation
son lorgnon et annon‡a :
     - Professeur Kakadou, c'est € vous.
     Le professeur Kakadou l‚cha sa  revue illustr‰e, se  leva d'un bond, se
rassit,  regarda autour de lui en blŠmissant, puis se mordit la lˆvre et, le
visage d‰fait,  s'arracha € son  fauteuil et  disparut derriˆre la porte qui
portait  l'inscription  "Sans  issue".  Un  silence  morbide  r‰gna  pendant
quelques secondes  dans  la salle d'attente.  Puis les bruits  de voix et de
feuilles froiss‰es reprirent.
     -  Nous  n'arrivons pas, disait  B‰atrice, €  trouver  le moyen de  les
int‰resser,  de les captiver.  Nous  leur  avons construit  des  habitations
confortables  sur  pilotis.  Ils  les  bourrent de  tourbe et y mettent  des
espˆces  d'insectes.  Nous  avons  essay‰  de  leur  proposer  de  la  bonne
nourriture au  lieu  de la salet‰ aigre qu'ils  mangent. En pure perte. Nous
avons essay‰ de les vŠtir de maniˆre humaine. Un est mort, deux  autres sont
tomb‰s  malades. Mais  nous  continuons  nos  exp‰riences.  Hier nous  avons
r‰pandu dans la forŠt un  plein camion de miroirs  et de boutons dor‰s... Le
cin‰ma ne les  int‰resse  pas,  pas  plus  que  la  musique.  Les  cr‰ations
immortelles  ne  provoquent  chez eux qu'une sorte de ricanement...  Non, il
faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs
enfants et d'organiser des ‰coles sp‰ciales. Malheureusement,  cela implique
des difficult‰s d'ordre technique  :  on ne peut pas  les prendre  avec  des
mains  humaines, il faudrait  l€ des  machines sp‰ciales... D'ailleurs, vous
savez tout cela aussi bien que moi.
     - Je ne sais pas, dit m‰lancoliquement "Mon cher" Brandskougel.
     La clochette tinta € nouveau, et la secr‰taire dit:
     - B‰atrice, c'est  €  vous.  Je  vous en prie. B‰atrice  s'agita.  Elle
esquissa le geste de se pr‰cipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta
autour d'elle un regard  plein de d‰sarroi. Elle revint sur ses pas, regarda
sous le fauteuil en murmurant :
     "O™ est-il?  O™?", promena ses yeux  immenses  sur la salle  d'attente,
saisit ses cheveux, cria d'une  voix forte : "Mais o™ est-il?", puis attrapa
soudain Perets par sa  veste et le tira du  fauteuil  pour le jeter € terre.
Sous  Perets se trouvait un  carton brun dont se saisit B‰atrice. Elle resta
quelques secondes les yeux ferm‰s, le visage  empli d'une  joie sans bornes,
serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la
porte recouverte de cuir jaune et la referma  derriˆre elle. Dans un silence
de mort, Perets se releva et, s'effor‡ant de ne regarder personne, ‰pousseta
son pantalon. Au  demeurant,  personne ne lui prŠtait  attention :  tous les
regards ‰taient braqu‰s sur la porte jaune.
     "Que vais-je lui dire?  se demanda Perets.  Je  lui  dirai que je  suis
philologue et que je ne peux pas  Štre utile € l'Administration, laissez-moi
partir, je m'en irai et jamais  plus je ne reviendrai,  je  vous en donne ma
parole. Mais  pourquoi Štes-vous  venu  ici? Je  me suis  toujours  beaucoup
int‰ress‰ € la forŠt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forŠt. En
fait j'ai abouti ici tout € fait par hasard, puisque je suis philologue. Les
philologues,  les  litt‰rateurs,  les  philosophes  n'ont  rien  €  faire  €
l'Administration. C'est pour ‡a qu'on a raison de  ne pas me laisser partir,
je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux Štre  ni € l'Administration,
o™ l'on d‰fˆque sur la forŠt, ni dans la forŠt,  o™ l'on ramasse les enfants
avec des machines. Il  faudrait  que  je m'en  aille  et que  je m'occupe de
quelque  chose de plus  simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme
un  enfant aime  ses jouets. Je suis ici pour amuser  les gens, je  ne  peux
apprendre € personne  ce que je sais... Non, je ne peux ‰videmment  pas dire
‡a. Il faut verser une larme, mais  o™ vais-je la  trouver, cette  larme? Je
casserai  tout chez  lui si seulement il essaie de m'empŠcher de  partir. Je
casserai tout et je m'en irai € pied."
     Perets se vit marchant sur la route poussi‰reuse sous un soleil de feu,
kilomˆtre aprˆs  kilomˆtre, tandis que  la valise se  fait  de plus en  plus
lourde et de  plus  en  plus  ind‰pendante  de sa  volont‰.  Et  chaque  pas
l'‰loigne toujours plus de la  forŠt,  de son rŠve, de son angoisse  qui est
depuis longtemps le sens de sa vie...
     "On  dirait  qu'il y a  un bout de temps que personne  n'a  ‰t‰ appel‰,
pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a d› Štre trˆs int‰ress‰ par le projet
de  ramassage des  enfants.  Mais  pourquoi est-ce que personne  ne sort  du
bureau? Il doit y avoir une autre issue."
     - Excusez-moi, s'il vous plaŽt, dit-il en se  tournant vers "Mon  cher"
Brandskougel, quelle heure est-il?
     "Mon  cher"  Brandskougel  consulta sa  montre-bracelet,  r‰fl‰chit  un
instant et dit :
     - Je ne sais pas.
     Perets se pencha vers son oreille et murmura :
     - Je ne  le  dirai  € personne.  A per-sonne.  "Mon  cher" Brandskougel
h‰sita.  Il  promena des doigts  ind‰cis  sur la plaquette de plastique  qui
portait son  nom,  jeta  un  regard  €  la d‰rob‰e  autour  de  lui,  b‚illa
nerveusement, regarda €  nouveau  autour de  lui et  chuchota  en maintenant
fermement son masque contre sa figure :
     - Je ne sais pas.
     Puis  il se leva  et s'empressa  de rejoindre un autre coin de la salle
d'attente.
     La secr‰taire dit :
     - Perets, c'est votre tour.
     - Mon tour? s'‰tonna Perets. J'‰tais quatriˆme.
     La secr‰taire haussa la voix.
     - Employ‰ surnum‰raire Perets, c'est votre tour!
     - Il raisonne..., grommela quelqu'un.
     - Ces types-l€, il faut les  chasser...  Avec  un  balai br›lant! dit €
voix haute quelqu'un sur la droite.
     Perets se leva. Il avait les  jambes en coton. Il porta stupidement les
mains € ses flancs. La secr‰taire le regardait fixement.
     Des voix s'‰levˆrent dans la salle d'attente :
     - Il fait le d‰go›t‰.
     - §a a beau faire le malin...
     - Et nous avons support‰ ‡a!
     - Excusez, vous l'avez support‰.  Moi, c'est la premiˆre fois que je le
vois.
     - Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingtiˆme.
     La secr‰taire ‰leva la voix :
     - Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez  rien par terre.  Oui, vous
l€-bas... Oui, oui, c'est  € vous que  je parle. Alors, employ‰ Perets, vous
allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes?
     - Oui, dit Perets. Oui, j'y vais.
     La derniˆre personne  qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut
"Mon  cher" Brandskougel,  barricad‰ dans un coin derriˆre  son fauteuil, le
visage crisp‰, accroupi une main dans la poche arriˆre de son pantalon. Puis
il vit le Directeur.
     Le Directeur ‰tait un bel  homme ‰lanc‰  d'une trentaine d'ann‰es, vŠtu
d'un costume  co›teux qui tombait admirablement. Il ‰tait debout prˆs de  la
fenŠtre ouverte  et distribuait  des  miettes  de pain  aux  pigeons  qui se
pressaient sur l'appui. Le  bureau ‰tait absolument vide  : il n'y avait pas
une chaise, pas mŠme de table. Seule une copie en r‰duction de "L'exploit du
traverseur de la forŠt Selivan" ‰tait accroch‰e au mur oppos‰ € la fenŠtre.
     - Employ‰ surnum‰raire de  l'Administration Perets? pronon‡a d'une voix
claire et sonore  le Directeur en tournant vers Perets  le visage frais d'un
sportif.
     - Mmm... oui... Je... bafouilla Perets.
     - Enchant‰, enchant‰ Nous  pouvons enfin faire  connaissance.  Bonjour.
Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
     Perets s'inclina, intimid‰, et serra la main qu'on lui tendait. La main
‰tait sˆche et ferme.
     - Comme vous voyez,  je donne €  manger aux pigeons. Curieux oiseau. On
sent  qu'il renferme des possibilit‰s immenses.  Qu'en pensez-vous, monsieur
Perets?
     Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le
visage du  Directeur  exprimait une  telle cordialit‰, un tel  int‰rŠt,  une
telle attente anxieuse d'une r‰ponse que Perets se reprit et mentit :
     - J'aime beaucoup, monsieur Ah.
     - Vous les aimez r”tis? Ou € l'‰touff‰e? Moi par exemple je les aime en
cro›te. Un pigeon en  cro›te avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il
y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous?
     Et  le  visage  de M.  Ah  refl‰ta €  nouveau  un  trˆs  vif int‰rŠt et
l'attente anxieuse de la r‰ponse.
     - Etonnant, dit Perets. Il avait r‰solu de se r‰signer € tout et d'Štre
d'accord sur tout.
     -  Et  la  "Colombe" de Picasso,  reprit M.  Ah.  Je  me  le rem‰more €
l'instant... "Sans  manger,  sans  boire,  et sans  embrasser, les  instants
passent  sans qu'on puisse  les rattraper..." Comme cela  exprime bien cette
id‰e de notre incapacit‰ € saisir et mat‰rialiser la beaut‰!
     - De trˆs beaux vers, acquies‡a passivement Perets.
     -  La  premiˆre  fois  que  j'ai vu  la  "Colombe", j'ai  pens‰,  comme
probablement beaucoup d'autres, que le dessin ‰tait faux, ou en tout cas peu
naturel.  Mais ensuite, j'ai ‰t‰ amen‰ par  mes fonctions € m'int‰resser aux
pigeons et je me suis soudain aper‡u  que  Picasso, ce  faiseur de miracles,
avait  saisi l'instant pr‰cis  o™ le  pigeon  replie  ses ailes avant de  se
poser. Ses pattes touchent d‰j€ la terre, mais lui est encore dans l'air, en
vol. L'instant o™ le mouvement devient immobilit‰, le vol repos.
     - Il y a chez Picasso des tableaux ‰tranges, que  je ne  comprends pas,
dit Perets, montrant l€ son ind‰pendance d'esprit.
     -  Oh,  c'est  simplement  que  vous  ne les avez  pas  regard‰s  assez
longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne  suffit pas d'aller deux
ou trois fois  dans l'ann‰e  au mus‰e. Il faut  regarder les tableaux durant
des heures. Aussi souvent que  possible. Et uniquement les originaux. Pas de
reproductions.  Pas de  copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur
votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise
copie. Mais si vous aviez l'occasion  de faire connaissance avec l'original,
vous comprendriez l'id‰e de l'artiste.
     - Et en quoi consiste-t-elle?
     -  Je  vais essayer de vous  expliquer,  proposa  avec empressement  le
Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau?  Formellement, c'est quelque chose
moiti‰-homme moiti‰-arbre. Le tableau est  statique. On  ne voit pas, on  ne
saisit pas le passage d'une  substance € une autre. Il manque  au tableau le
principal  -  la  direction  du  temps. Mais  si vous  aviez la  possibilit‰
d'‰tudier l'original, vous comprendriez que  l'artiste  est  parvenu € faire
entrer  dans la repr‰sentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit
non pas un  homme-arbre, ni mŠme la transformation de l'homme en arbre, mais
pr‰cis‰ment et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a
utilis‰  l'id‰e  contenue  dans  une  vieille  l‰gende  pour repr‰senter  la
naissance d'une nouvelle individualit‰. Le nouveau qui sort de  l'ancien. La
vie de la  mort. La raison de la matiˆre stagnante.  La copie est absolument
statique et tout ce qui y est repr‰sent‰ existe en dehors du cours du temps.
Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La flˆche du temps,
comme dirait Eddington!
     - Et o™ donc est l'original? demanda poliment Perets.
     Le Directeur eut un sourire.
     - L'original, naturellement, a ‰t‰ d‰truit  en  tant qu'objet d'art  ne
permettant pas une  double interpr‰tation. La premiˆre et la  deuxiˆme copie
ont ‰galement ‰t‰ d‰truites par mesure de pr‰caution.
     M. Ah revint € la fenŠtre et chassa  du coude un pigeon qui se trouvait
sur l'appui.
     -  Bien.  Nous  avons  parl‰  des  pigeons,  pronon‡a-t-il  d'une  voix
nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom?
     - Quoi?
     - Nom. Votre nom.
     - Pe... Perets.
     - Ann‰e de naissance?
     - Trente...
     - Pr‰cis‰ment!
     - Mille neuf cent trente. Cinq mars.
     - Que faites-vous ici?
     -   Employ‰   surnum‰raire.   Rattach‰  au  groupe   de  la  Protection
scientifique.
     -  Je vous demande : que faites-vous ici?  dit le Directeur en tournant
vers Perets un regard aveugle.
     - Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller.
     - Votre opinion sur la forŠt. Briˆvement.
     - La forŠt, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime.
     - Votre opinion sur l'Administration?
     - Il y a beaucoup de personnes estimables, mais...
     - §a suffit.
     Le  Directeur s'approcha  de  Perets, le prit par  les  ‰paules et,  le
regardant droit dans les yeux, dit :
     - Ecoute, ami, laisse! Partie € trois? On  appelle la secr‰taire, tu as
vu  le  morceau?  C'est  pas une  femme, c'est  les soixante-neuf  positions
r‰unies! "Ouvrons, enfants,  le Jeroboam de r‰serve!...", chanta-t-il  d'une
voix lourde.  Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu
en dis?
     Il  sentait  soudain  l'alcool  et  le  saucisson  €  l'ail,  ses  yeux
louchaient vers la racine du nez.
     - On appelle l'ing‰nieur, Brandskougel, "Mon cher" € moi, continua-t-il
en  pressant Perets contre sa poitrine.  Il connaŽt  de ces histoires... pas
besoin de hors-d'oeuvre... On y va?
     - Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je...
     - Que tu quoi?
     - Monsieur Ah, je...
     - Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris?
     - Kamarade Ah, je suis venu vous demander...
     - Dem-m-an-an-de! Je ne te  refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens,
en voil€. Il y a quelqu'un qui ne te plaŽt pas? Dis-le, on verra ‡a! Alors?
     -  N-non, je veux simplement m'en aller.  Je n'arrive pas €  partir, je
suis arriv‰ ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne
veut m'aider, et je vous le demande € vous, en tant que Directeur...
     Ah lib‰ra Perets, arrangea sa cravate et sourit sˆchement.
     - Vous  faites erreur, Perets. Je ne  suis pas le Directeur. Je suis le
d‰l‰gu‰ du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai
quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaŽt. Le Directeur va vous recevoir.
     Il ouvrit devant Perets  une petite  porte  basse tout au fond  de  son
bureau nu et fit un  geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa
un signe de tŠte  r‰serv‰ et se baissa pour p‰n‰trer dans la piˆce suivante.
Ce  faisant,  il  eut   l'impression   de  recevoir  une  l‰gˆre  tape   sur
l'arriˆre-train.  Au  reste,  il  ‰tait  probable  que  ce,  n'‰tait  qu'une
impression - € moins que M. Ab ne se soit un peu trop  press‰  de claquer la
porte.
     La piˆce dans laquelle  il se  retrouva ‰tait une copie conforme  de la
salle d'attente, la secr‰taire elle-mŠme ‰tait l'exacte copie de la premiˆre
secr‰taire,  mais elle lisait un livre intitul‰ "Sublimation du  g‰nie". Les
fauteuils  ‰taient  ‰galement  occup‰s  par  des visiteurs  p‚les  munis  de
journaux  et  de revues.  L€ aussi  il  y avait le  professeur  Kakadou  qui
souffrait  cruellement  de  d‰mangeaisons nerveuses  et  B‰atrice  Vakh, son
carton brun sur  les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, ‰taient
des  inconnus et  sous une copie de  "L'exploit du traverseur  de  la  forŠt
Selivan" s'allumait  et s'‰teignait r‰guliˆrement une brutale  injonction  :
"SILENCE!"   Et    en   effet   personne   ne   parlait.   Perets    s'assit
pr‰cautionneusement tout au bord d'un fauteuil. B‰atrice Vakh lui adressa un
sourire un peu crisp‰ mais dans l'ensemble amical.
     Au  bout d'une  minute  de  silence  tendu,  une  clochette  tinta.  La
secr‰taire posa son livre et dit :
     - R‰v‰rend Lucas, on vous demande.
     Le R‰v‰rend Lucas  faisait peur € voir, et Perets se d‰tourna. Ce n'est
rien, pensa-t-il  en fermant  les yeux. Je tiendrai. Il  se souvint de cette
pluvieuse soir‰e  d'automne o™ on avait apport‰  dans l'appartement Esther -
Esther  qu'un  voyou ivre venait d'‰gorger  dans  l'entr‰e de la maison, les
voisins qui s'accrochaient € lui  et les ‰clats de verre dans sa bouche - il
avait bris‰ le verre avec ses dents quand on  lui  avait apport‰ de l'eau...
Oui, pensat-il, le plus dur est pass‰...
     Son  attention fut r‰veill‰ par des bruits de grattements  r‰p‰t‰s.  Il
ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou
se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.
     -  A  votre  avis,  faut-i1 s‰parer les filles et  les gar‡ons? murmura
d'une voix tremblante B‰atrice.
     - Je n'en sais rien, dit m‰chamment Perets. B‰atrice  Vakh continuait €
marmonner :
     - Une ‰ducation complexe a  ‰videmment  ses avantages, mais c'est l€ un
cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va
pas me chasser? O™ pourrais-je aller? On m'a d‰j€ chass‰e de partout ; il ne
me reste pas une paire  de souliers  convenables, tous mes bas ont  fil‰  et
cette espˆce de poudre qui ne tient pas.
     La secr‰taire posa la "Sublimation du g‰nie" et observa s‰vˆrement :
     - Ne vous ‰garez pas.
     B‰atrice Vakh se figea, terrifi‰e. La petite porte basse s'ouvrit et un
homme complˆtement ras‰ se glissa dans la salle d'attente.
     - Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor.
     - Je suis l€, dit Perets en se levant d'un bond.
     - Dehors avec vos affaires! La voiture  part  dans  dix minutes, allez,
hop!
     - La voiture pour o™? Pourquoi?
     - Vous Štes Perets?
     - Oui...
     - Vous voulez partir, oui ou non?
     - Je voulais, mais...
     - Comme vous voudrez, rugit sur un  ton exc‰d‰ l'homme ras‰, j'ai  fait
mon travail, je vous l'ai dit.
     Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.
     -  Arriˆre!  lui  cria  la  secr‰taire,  tandis  que   plusieurs  mains
agrippaient ses  vŠtements. Perets  se d‰battit d‰sesp‰r‰ment et la veste se
d‰chira.
     - La voiture, dehors! g‰mit-il.
     - Vous Štes fou! dit  la  secr‰taire,  furieuse.  O™ voulez-vous  aller
comme ‡a? Vous avez une porte l€, o™ il y a ‰crit "Sortie".
     Des mains fermes guidˆrent Perets vers l'inscription "Sortie". Derriˆre
la  porte  se trouvait  une  grande  salle de forme polygonale dans laquelle
s'ouvrait une multitude de  portes. Perets se rua pour les  essayer les unes
aprˆs les autres.
     Un soleil  ‰clatant, des  murs blancs aseptiques, des  hommes en blouse
blanche.  Un dos nu, badigeonn‰ de teinture d'iode. Une  odeur de pharmacie.
Ce n'‰tait pas ‡a.
     L'obscurit‰,  le  ronronnement d'un  projecteur  cin‰matographique. Sur
l'‰cran  quelqu'un qu'on  tire  en tous  sens  par les oreilles. Les visages
blancs  de spectateurs  qui  se  tournent, m‰contents. Une voix : "La porte!
Fermez la porte!" Encore pas ‡a...
     Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.
     Une  odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la
queue. Derriˆre la  barriˆre de verre, des bouteilles de k‰fir ‰tincelantes,
des tartes et des g‚teaux resplendissants.
     - Messieurs, cria Perets, o™ est la sortie?
     - La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiff‰ d'une toque
de cuisinier.
     - D'ici...
     - A la porte o™ vous Štes.
     - Ne l'‰coutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est
juste un petit fut‰ qui  s'amuse € retarder la  queue. Travaillez, ne faites
pas attention € lui.
     - Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir...
     - Non,  ce n'est pas  lui,  dit  le  vieillard  ‰quitable.  L'autre, il
demande  toujours  o™  sont  les  toilettes.  O™  donc  est  votre  voiture,
disiez-vous, monsieur?
     - Dans la rue...
     - Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.
     -  §a  m'est   ‰gal  dans  laquelle,  je  veux  simplement   sortir,  €
l'ext‰rieur!
     -  Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement  chang‰
son r‰pertoire. Ne faites pas attention € lui...
     Perets regarda d‰sesp‰r‰ment  autour de  lui,  revint  dans la salle et
poussa la porte € c”t‰. Elle ‰tait ferm‰e. Une voix m‰contente demanda :
     - Qui est l€?
     - Je dois sortir! cria Perets. O™ est la sortie?
     - Attendez un instant.
     Il y eut un certain  remue-m‰nage derriˆre la porte, un clapotis d'eau,
des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda :
     - Que voulez-vous?
     - Sortir! Je dois sortir!
     - Un instant.
     Une clef  grin‡a et la  porte  s'ouvrit.  La piˆce  ‰tait  plong‰e dans
l'obscurit‰.
     - Entrez, dit la voix.
     Cela sentait  le r‰v‰lateur. Les  bras ‰tendus devant  lui,  Perets fit
quelques pas mal assur‰s.
     - Je n'y vois rien, dit-il.
     - Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme
‡a.
     Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider.
     - Signez ici, dit la voix.
     Un  crayon  fut  gliss‰  entre les  doigts  de Perets.  Il  distinguait
maintenant dans la p‰nombre la vague blancheur d'une feuille de papier.
     - Vous avez sign‰?
     - Non. Il faut signer quoi?
     -  N'ayez pas peur, ce  n'est pas  une condamnation  € mort. Signez que
vous n'avez rien vu.
     Perets signa €  tout  hasard.  Il fut  € nouveau  fermement pris par la
manche,  guid‰  € travers quelques portes  tendues de  rideaux, puis la voix
demanda :
     - Vous Štes nombreux?
     - Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derriˆre la porte.
     - La file d'attente est form‰e? Je vais ouvrir la porte et faire sortir
quelqu'un.  Vous  passerez  un  par  un,   sans  parler  et  sans  faire  de
plaisanteries. C'est clair?
     - Compris. Ce n'est pas la premiˆre fois.
     - Personne n'a oubli‰ de vŠtements?
     - Non, non. Faites sortir.
     La clef grin‡a  €  nouveau. Perets fut presque aveugl‰  par la  lumiˆre
‰clatante,  puis  on  le  poussa  au-dehors.  Les  yeux  toujours ferm‰s, il
descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans
la cour int‰rieure de l'Administration. Des voix m‰contentes criˆrent :
     - Alors, Perets, d‰pŠche-toi! Il va falloir attendre longtemps?
     Au milieu de la cour se  trouvait un camion rempli d'employ‰s du groupe
de la Protection scientifique. Au  volant, Kim faisait des signes furieux de
la main. Perets courut jusqu'au camion et  embarqua :  il fut tir‰, hiss‰ et
jet‰  au fond  de  la  caisse. Aussit”t  le moteur rugit,  le camion d‰marra
brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'‰croula sur
lui de tout son poids, tout le monde se mit  €  s'‰poumoner  et  €  rire aux
‰clats, et ils partirent.
     Perets alluma  une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de
sa  veste. On lui  tendit  un  manteau dans lequel il  s'enveloppa  avec  un
sourire reconnaissant. Le camion roulait  de  plus en plus vite et, bien que
la journ‰e f›t  chaude, le  vent de la course  transper‡ait  les  vŠtements.
Perets fumait, la cigarette abrit‰e dans le  creux de sa main,  et regardait
autour  de  lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la  derniˆre
fois que je  te  vois,  mur. La derniˆre  fois  que je vous  vois, cottages.
Adieu, d‰charge,  j'ai laiss‰  mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu,
mare, adieu, ‰checs, adieu, k‰fir. Comme on se sent l‰ger, vainqueur! Jamais
plus je ne  boirai de k‰fir. Jamais  plus  je  ne  m'installerai derriˆre un
‰chiquier..."
     Les employ‰s  qui s'entassaient  derriˆre  la cabine, se tenant les uns
aux  autres  et  se  prot‰geant  mutuellement  du vent,  parlaient de choses
abstraites.
     - C'est  math‰matique,  j'ai  fait le  calcul moi-mŠme.  Si ‡a continue
comme ‡a,  dans  cent  ans il y aura dix employ‰s pour chaque mˆtre carr‰ de
territoire et la  masse globale  sera telle  que le rocher s'effondrera. Les
besoins en  moyens de  transport pour l'acheminement du ravitaillement et de
l'eau  seront  tels   qu'il  faudra   installer  un  pont  automobile  entre
l'Administration  et   le  Continent.  Les   camions  rouleront  €  quarante
kilomˆtres € l'heure et € un mˆtre d'intervalle, et  ils seront d‰charg‰s en
marche...  Non,  je  suis  absolument  certain  que la  direction pense  dˆs
maintenant € r‰glementer l'afflux des nouveaux employ‰s. Rendez-vous compte,
c'est impossible,  le commandant de l'h”tel  en  a  d‰j€ sept, et bient”t un
huitiˆme.  Et  tous  en  bonne sant‰.  Domarochinier pense qu'il  faut faire
quelque  chose  € ce sujet. Non, pas obligatoirement la st‰rilisation, comme
il le propose...
     - Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier.
     -  C'est bien pourquoi  je dis  que ce  ne sera  pas obligatoirement la
st‰rilisation...
     - Il paraŽt que les cong‰s annuels seront port‰s € six mois.
     Ils  passˆrent devant  le parc, et  Perets se rendit compte tout € coup
que le camion  ne  suivait pas la bonne route. Ils allaient bient”t franchir
les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.
     - Dites-moi, o™ allons-nous? demanda-t-il,
     - Comment, o™? Toucher la paye.
     - On ne va pas sur le Continent?
     -  Sur le  Continent,  pour  quoi faire? Le  caissier  est € la station
biologique.
     - Alors vous allez € la station? Dans la forŠt?
     -  Oui.  Ceux de la  Protection  scientifique sont pay‰s €  la  station
biologique.
     - Mais moi, alors? demanda Perets, d‰contenanc‰.
     - Tu  seras  pay‰ aussi.  Tu as droit € une prime... Au fait, tous  les
questionnaires sont remplis?
     Les  employ‰s se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles
de papier imprim‰ de diverses couleurs et dimensions.
     - Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire?
     - Quel questionnaire?
     -    Comment,    quel    questionnaire?    Le     formulaire     num‰ro
quatre-vingt-quatre.
     - Je n'ai rien rempli, dit Perets.
     - Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers!
     - Pas grave. Il a probablement un laissez-passer...
     - Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien.  Juste ma
valise et le manteau, l€...  Je ne comptais  pas  aller  dans  la forŠt,  je
voulais partir.
     - Et la visite m‰dicale? Les vaccinations?
     Perets secoua la tŠte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et
Perets,  le  regard lointain,  consid‰rait la  forŠt, ses strates poreuses €
l'horizon, son  bouillonnement d'orage  fig‰, la toile  d'araign‰e  de brume
poisseuse € l'ombre de la falaise.
     - S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un.
     - Mais enfin, tout de mŠme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin...
     - Et Domarochinier?
     - Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs?
     - §a, tu n'en sais rien. Et  personne n'en sait  rien. L'ann‰e derniˆre
Candide  est parti en h‰lico sans papiers ; c'‰tait un type  qui n'avait pas
froid aux yeux. Et maintenant, o™ est-il?
     - Primo, ce n'‰tait pas l'ann‰e derniˆre, mais  bien avant. Secundo, il
est mort, et c'est tout. A son poste.
     - Oui? et tu as vu la note de service?
     - C'est vrai. Il n'y en a pas eu.
     - Alors il  n'y a mŠme pas € discuter. On l'a  mis dans  le  bunker  du
poste de contr”le, et il y est encore. Il remplit des questionnaires...
     -   Comment  ‡a  se  fait,  Pertchik,  que  tu  n'aies  pas  rempli  le
questionnaire? Tu as peut-Štre quelque chose de pas tout € fait clair...
     - Un instant,  messieurs! La question est s‰rieuse. Je propose que nous
examinions  le  cas de l'employ‰  Perets  dans les rˆgles, pour ainsi  dire,
d‰mocratiques. Qui sera le secr‰taire?
     - Domarochinier secr‰taire!
     -  Excellente  proposition.  Nous  choisissons  donc  comme  secr‰taire
d'honneur  notre  v‰n‰r‰  Domarochinier.  Je  vois   sur   les  visages  que
l'unanimit‰ est faite. Et qui sera le secr‰taire adjoint?
     - Vanderbild secr‰taire adjoint!
     -  Vanderbild?  Mon  dieu...   On   propose  d'‰lire  Vanderbild  comme
secr‰taire adjoint. Y a-t-il  d'autres  propositions? Qui est pour?  Contre?
Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous?
     - Moi?
     - Oui, oui. Vous, pr‰cis‰ment.
     - Je  ne vois pas l'int‰rŠt.  Pourquoi chercher € sortir les  tripes  €
quelqu'un? §a va d‰j€ assez mal pour lui comme ‡a.
     - D'accord. Et vous?
     - C'est pas tes oignons.
     - Comme vous voudrez... Secr‰taire adjoint, ‰crivez : deux abstentions.
Commen‡ons.  Qui  veut prendre la parole  le  premier? Pas de candidats?  Je
commence donc. Employ‰  Perets, r‰pondez  €  la question suivante.  "Quelles
distances avons-nous  parcouru  dans l'intervalle  compris  entre les ann‰es
vingt-cinq et trente : a) € pied, b) par voie de transport terrestre, c) par
voie  de  transport a‰rien?" Ne vous pressez pas, r‰fl‰chissez. Vous avez un
crayon et du papier.
     Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha € se souvenir.
Le camion ‰tait agit‰ par les cahots. Au d‰but, tout  le monde le regardait,
puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela :
     -  Je n'ai pas peur de la  surpopulation. Vous avez vu tout le mat‰riel
qu'il  y a?  Dans le terrain vague derriˆre les ateliers, vous  avez vu?  Et
vous savez ce que c'est, comme mat‰riel? En r‰alit‰, il est dans des caisses
clou‰es, et  personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce
que  j'ai vu avant-hier soir? Je m'‰tais arrŠt‰ pour fumer une cigarette, et
tout €  coup j'entends  un  grand bruit. Je me  retourne et je vois la paroi
d'une caisse, une ‰norme, comme une maison, qui cˆde et qui s'ouvre comme un
portail  et il en  sort  une machine. Je ne  vais pas vous la d‰crire,  vous
comprenez  pourquoi.  Mais ce  spectacle...  Elle  est  rest‰e  l€  quelques
secondes,  elle a  sorti  un long tuyau  avec  au  bout une  sorte  de  truc
tournant,  comme pour inspecter tout autour,  puis elle est rentr‰e  dans la
caisse et le  couvercle  s'est referm‰. Je ne me sentais pas  € l'aise et je
n'en  ai pas cru mes yeux.  Mais ce matin je me suis dit :  "Je vais tout de
mŠme aller voir au " D "." J'y suis  all‰, et je me suis  senti tout glac‰ :
la caisse ‰tait tout € fait normale, pas trace de fente, mais la paroi ‰tait
clou‰e  DE  L'INTERIEUR!  Avec   des  clous  brillants  qui  d‰passaient   €
l'ext‰rieur  d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi  est-ce qu'elle est
sortie? Et  est-ce qu'elle est la seule? Peut-Štre  que la  nuit elles  vont
toutes  comme   ‡a...  inspecter.   Et   pendant  qu'on   se   pr‰occupe  de
surpeuplement, en attendant elles nous pr‰parent pour  un  de  ces jours une
nuit  de  la  Saint-Barth‰l‰my, et elles  jetteront  nos os du  haut  de  la
falaise.  Et peut-Štre mŠme pas des os, mais  de la bouillie d'ossements..."
Quoi?  Non  merci, mon cher, dis-le toi-mŠme €  ceux  du  G‰nie, si tu veux.
Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait  ou
non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses...
     - Alors, Perets, vous Štes prŠt?
     - Non,  dit  Perets, je  n'arrive pas € me souvenir.  C'‰tait  il  y  a
longtemps.
     - Etrange. Moi, par exemple,  je me souviens trˆs  bien. Six mille sept
cent un kilomˆtres  par voie ferr‰e, soixante-dix mille cent cinquante-trois
kilomˆtres  par  air (dont  trois mille deux  cent quinze  pour  raisons  de
n‰cessit‰ personnelle), quinze mille sept kilomˆtres € pied. Et je suis plus
vieux que vous. Etrange, ‰trange, Perets... Bon... Passons au point suivant.
Quels sont les jouets que vous pr‰f‰riez quand vous ‰tiez d'‚ge pr‰scolaire?
     - Les  tanks m‰caniques, dit Perets  en  s'‰pongeant  le  front. Et les
automitrailleuses.
     - Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'‰tait avant d'aller € l'‰cole, en
des  temps,  disons, beaucoup  plus  recul‰s. Bien  que moins  responsables,
n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks  et les automitrailleuses... Point
suivant. A quel ‚ge avez-vous ressenti  une attirance pour une  femme, entre
parenthˆses  - pour un homme?  L'expression  entre parenthˆses concerne,  en
rˆgle g‰n‰rale, les femmes. Vous pouvez r‰pondre.
     - Il y a longtemps, dit Perets. §a se passait il y a trˆs longtemps.
     - Pr‰cis‰ment!
     - Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi.
     Le pr‰sident haussa les ‰paules.
     - Je n'ai rien € cacher.  Cela  m'est  arriv‰ pour la  premiˆre fois  €
l'‚ge  de neuf ans, un jour  o™ on me  baignait avec  ma  cousine...  A vous
maintenant.
     - Je ne peux pas, dit Perets.  Je  ne d‰sire pas  r‰pondre €  de telles
questions.
     - Idiot, lui chuchota une  voix €  l'oreille. Invente quelque chose qui
fasse s‰rieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiˆtes? Qui va aller v‰rifier?
     - D'accord, dit Perets,  soumis. C'‰tait € l'‚ge de dix ans, le jour o™
on m'a baign‰ avec mon chien Mourka.
     -  Trˆs bien! s'exclama  le  pr‰sident.  Et  maintenant,  ‰num‰rez  les
maladies des membres inf‰rieurs dont vous avez souffert.
     - Rhumatismes.
     - Et puis?
     - Claudication intermittente.
     - Trˆs bien. Et encore?
     - Rhume, dit Perets.
     - Ce n'est pas une maladie des membres inf‰rieurs.
     - Je ne sais pas. Chez vous, peut-Štre que non, mais chez moi c'est une
maladie des membres inf‰rieurs. J'avais  les  pieds tremp‰s,  et je  me suis
enrhum‰.
     - Admettons... Et ensuite?
     - §a ne suffit pas?
     - Comme vous voudrez. Mais je vous pr‰viens : plus il  y en a, mieux ‡a
vaut.
     - Gangrˆne  spontan‰e, dit  Perets.  Suivie d'amputation. §a a  ‰t‰  la
derniˆre maladie des membres inf‰rieurs dont j'ai eu € souffrir.
     -   §a   suffira,   maintenant.  Question   suivante.  Votre   position
philosophique, rapidement.
     - Mat‰rialisme, dit Perets.
     - Quel genre de mat‰rialisme, pr‰cis‰ment?
     - Emotionnel.
     - Je n'ai plus de questions € poser. Et vous, messieurs?
     Il n'y  avait plus de questions. Les employ‰s somnolaient  ou parlaient
entre  eux, le dos  tourn‰ au pr‰sident.  Le camion roulait  maintenant plus
lentement.  Il commen‡ait € faire trˆs chaud et de la forŠt venait une odeur
humide, une odeur  puissante et d‰sagr‰able qui en temps normal ne parvenait
pas  jusqu'€  l'Administration.  Le  camion  roulait  moteur  coup‰  et l'on
entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.
     - Je suis ‰tonn‰ quand je vous considˆre, disait le secr‰taire  adjoint
qui avait  lui aussi tourn‰  le dos  au pr‰sident.  Il y a l€  une sorte  de
pessimisme  morbide. L'homme est par  nature optimiste,  d'une part. D'autre
part  et surtout,  vous  ne croyez tout de  mŠme pas que le Directeur  pense
moins que vous € toutes ces choses-l€? Ce serait ridicule. Dans  son dernier
discours,  le  Directeur,  s'adressant  € moi,  a  ‰voqu‰  des  perspectives
grandioses. J'ai ‰t‰  tout bonnement transport‰ d'enthousiasme, je n'ai  pas
honte de le reconnaŽtre. J'ai toujours ‰t‰ optimiste, mais le  tableau qu'il
a fait... Si vous voulez le savoir, tout va Štre d‰moli, tous ces entrep”ts,
ces  cottages... Il  y  aura  des  b‚timents d'une  splendeur aveuglante, en
mat‰riaux transparents et  semi-transparents, des stades, des piscines,  des
jardins  suspendus, des buvettes en cristal! Des  escaliers qui monteront  €
l'assaut du ciel! De belles femmes € la taille flexible, € la peau ‰lastique
et bronz‰e! Des  bibliothˆques! Des  muscles!  Des  laboratoires!  Pleins de
soleil   et   de  lumiˆre!  Des  horaires   libres!  Des  automobiles,   des
hydroglisseurs, des dirigeables! Des r‰unions contradictoires, l'instruction
pendant le sommeil, le cin‰ma  en relief... Aprˆs leurs  heures  de travail,
les collaborateurs pourront aller  dans les bibliothˆques, m‰diter, composer
des m‰lodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois,
se lire leurs vers!...
     - Et toi, qu'est-ce que tu feras?
     - De la sculpture sur bois.
     - Et quoi encore?
     - Ecrire des  vers. On  m'apprendra  €  ‰crire des vers, j'ai une bonne
‰criture.
     - Et moi, qu'est-ce que je ferai?
     -  Tout  ce  que tu  voudras, dit g‰n‰reusement le secr‰taire  adjoint.
Sculpter le bois, ‰crire des versCe que tu voudras.
     - Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis math‰maticien.
     - Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des math‰matiques jusqu'€
plus soif!
     - Je fais d‰j€ des math‰matiques jusqu'€ plus soif.
     - Maintenant tu  re‡ois un salaire pour ‡a. Idiot. Tu pourras sauter de
la tour € parachute.
     - Pourquoi?
     - Comment, pourquoi? C'est int‰ressant...
     - M'int‰resse pas.
     -  Alors qu'est-ce que tu  veux  faire?  Il n'y a rien  d'autre que les
math‰matiques qui t'int‰resse?
     - Oui, rien d'autre peut-Štre... Tu travailles toute la journ‰e,  et le
soir tu es si abruti que tu ne t'int‰resses plus € rien d'autre.
     -  C'est simplement que tu as un esprit  born‰.  §a fait rien, on te le
d‰veloppera. On te trouvera  des talents,  tu  te mettras €  composer  de la
musique, ou € sculpter quelque chose...
     - Composer de la musique,  ce n'est pas le problˆme. Mais  pour trouver
des auditeurs...
     - Moi, je t'‰couterai avec plaisir... Perets, voil€...
     - C'est seulement ce  que  tu  crois.  Tu ne m'‰couteras  pas. Et tu ne
composeras  pas de vers. Tu  donneras quelques  entailles  dans  ton bout de
bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te  saouleras. Je te connaŽs. Et
je connais tout le monde  ici. Vous vous traŽnerez de la  buvette en cristal
au  buffet  en  diamant. Surtout si  l'horaire est  libre. Je n'ose mŠme pas
penser € ce qui se passerait si on vous donnai; la libert‰ d'horaire.
     - Tout homme  est  un  g‰nie  en quelque  chose, r‰pliqua le secr‰taire
adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a  de g‰nial en lui. Nous n'en
avons mŠme pas l'id‰e, mais je suis peut-Štre un g‰nie de la cuisine et toi,
mettons, un g‰nie de la  pharmacie, mais  ce ne  sont pas nos occupations et
nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'€ l'avenir  il
y  aura des  sp‰cialistes  qui  s'occuperont  de  ‡a, qu'ils  chercheront  €
d‰couvrir nos virtualit‰s cach‰es.
     -  Tu  sais, les virtualit‰s, ce n'est pas quelque chose de trˆs clair.
Je ne dis  pas le contraire,  peut-Štre qu'il  y a  r‰ellement  du  g‰nie en
chacun de nous. Mais que faire si ce g‰nie ne peut trouver € s'appliquer que
dans  un pass‰  recul‰ ou un futur lointain,  alors que, dans le pr‰sent, il
n'est mŠme pas consid‰r‰  comme  du g‰nie,  que tu l'aies manifest‰ ou  non?
C'est  bien, ‰videmment,  si  tu te  r‰vˆles  un g‰nie de la  cuisine.  Mais
comment  reconnaŽtrat-on que tu es un cocher de g‰nie, Perets un tailleur de
pointes  de silex de g‰nie, et  moi le g‰nial d‰couvreur  d'un  champ X dont
personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix  ans... C'est alors,
comme disait le poˆte, que se tournera vers nous la face noire du loisir...
     - Eh, les gars, dit quelqu'un, on  a rien  pris € bouffer avec nous. Le
temps d'arriver, de toucher l'argent...
     - Stoan s'en occupera.
     - Et comment, que  Stoan s'en occupera! Ils en sont aux rations,  chez
eux.
     - Et ma femme qui me donnait des sandwiches!...
     - Tant pis, on verra bien, on est d‰j€ € la barriˆre.
     Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forŠt,
et  la  route  s'y  enfon‡ait  comme un fil dans un tapis  persan. Le camion
d‰passa une pancarte de contre-plaqu‰ o™ l'on Usait :
          "ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!"
     On voyait d‰j€ la barriˆre baiss‰e, l'abri-champignon € c”t‰, et plus €
droite, les  barbel‰s,  les protub‰rances blanches  des  isolateurs  et  les
treillis des  miradors avec leurs  projecteurs. Le  camion s'arrŠta. Tout le
monde se mit €  regarder le garde qui, debout, les jambes crois‰es, un fusil
sous le  bras,  ‰tait  en  train  de  somnoler sous  l'abri-champignon.  Une
cigarette ‰teinte pendait € sa lˆvre et tout autour de  lui le terrain ‰tait
jonch‰ de m‰gots. A c”t‰  de la  barriˆre  se dressait un  poteau couvert de
pancartes :
          "ATTENTION, FORET"
     "PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!"
     "DEFENSE DE CONTAMINER!"
     Le chauffeur  klaxonna discrˆtement.  Le garde ouvrit les yeux, jeta un
regard embrum‰ autour  de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de
la voiture.
     -  Vous  avez  l'air  d'Štre  beaucoup,  l€-dedans,  dit-il  d'une voix
sifflante. Vous venez pour les sous?
     - C'est cela, dit obs‰quieusement l'ex-pr‰sident.
     - Bien,  c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion,
grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur
     un ton de reproche :
     -  Oh  l€ l€,  ce que vous  Štes nombreux.  Et vos  mains,  elles  sont
propres?
     - Propres! r‰pondirent en choeur les employ‰s. Quelques-uns  exhibˆrent
mŠme leurs mains.
     - Tout le monde les a propres?
     - Tout le monde!
     - §a va, dit le garde.
     Il passa la moiti‰ du corps dans la cabine et on l'entendit dire :
     - Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en  a combien? Ah-ah... Tu
mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, ‰coutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut
Voldemar! Tu continues € rouler?... Moi, je  monte toujours la garde. Montre
ta  carte... Allons quoi,  t'excite  pas,  montre un  peu que je voie...  En
rˆgle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce  que tu as € ‰crire des num‰ros de
t‰l‰phone sur ta carte?  Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je
vois.  Donne, je vais  la  noter  aussi...  Bon, merci. Allez-y, vous pouvez
passer.
     Il  sauta du  marchepied,  faisant voler la poussiˆre  avec ses bottes,
alla  €  la barriˆre  et  pesa  sur  le  contrepoids.  La  barriˆre se  leva
lentement, les  cale‡ons qui la garnissaient tombˆrent dans la poussiˆre. Le
camion s'‰branla.
     Dans la caisse, tout le monde s'‰tait remis  € faire  du  vacarme, mais
Perets  n'entendait pas. Il entrait dans la  forŠt. La forŠt se rapprochait,
s'avan‡ait,  se  faisait de  plus  en  plus haute, pareille €  une  vague de
l'oc‰an,  et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel,
d'espace  ni de temps, la forŠt  avait pris leur  place. Il n'y  avait  plus
qu'un  d‰fil‰ de teintes  sombres,  un air  ‰pais et  humide,  des  senteurs
‰tranges,  comme  une odeur de graillon,  et  un arriˆre-go›t acre  dans  la
bouche.  Seule l'oue n'‰tait pas touch‰e : les  bruits  de la forŠt ‰taient
‰touff‰s par  le  hurlement  du moteur et  le  bavardage des employ‰s. Ainsi
voici la forŠt, se  r‰p‰tait Perets, me voici dans  la forŠt, se r‰p‰tait-il
stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais € l'int‰rieur, participant.
Je suis dans  la forŠt. Quelque  chose de frais et humide toucha son visage,
le chatouilla,  se d‰tacha et tomba lentement sur  ses genoux. Il regarda  :
c'‰tait un  filament long et  fin  provenant d'un v‰g‰tal, ou peut-Štre d'un
animal, € moins que ce ne f›t simplement un attouchement de  la forŠt, geste
d'accueil amical ou  palpation soup‡onneuse ; il ne fit pas un geste vers le
filament.
     Et le camion continuait sa route  victorieuse. Le jaune, le vert et  le
brun se retiraient, soumis, loin en arriˆre, tandis que sur les bas-c”t‰s se
traŽnaient en d‰sordre les colonnes de l'arm‰e d'invasion, v‰t‰rans oubli‰s,
noirs bulldozers cabr‰s aux boucliers rouilles furieusement lev‰s, tracteurs
€  demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanim‰es,  sur le sol,
camions sans  roues et sans  vitres - tous morts,  abandonn‰s € jamais, mais
continuant €  diriger hardiment vers  l'avant, vers  les  profondeurs de  la
forŠt leurs radiateurs  d‰fonc‰s  et leurs phares ‰clat‰s. Et tout autour la
forŠt remuait,  tremblait et  se louait,  changeait de couleur,  vibrante et
enflamn‰e, trompait la vue en avan‡ant et reculant, embrouillait, se moquait
et  riait,   la  forŠt  ‰tait  tout  entiˆre   insolite,  indescriptible  et
‰coeurante.


     Perets  ouvrit  la  portiˆre  du  tout-terrain  et  regarda  vers   les
broussailles.  Il  ne savait pas  ce qu'il devait voir.  Quelque  chose  qui
ressemblerait  €  du  kissel  naus‰abond.  Quelque  chose  d'extraordinaire,
d'impossible € d‰crire.  Mais  ce  qu'il y avait de plus extraordinaire,  de
plus inimaginable, de plus impossible dans  ces broussailles, c'‰taient  les
gens,  et  c'est  pourquoi Perets  ne  vit  qu'eux.  Ils  s'approchaient  du
tout-terrain,  minces  et  souples,  ‰l‰gants  et  assur‰s,  ils  marchaient
l‰gˆrement, sans faire  de  faux pas, choisissant  imm‰diatement et s›rement
l'endroit  o™ poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la
forŠt, d'y Štre comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait
d‰j€,  et il est mŠme probable qu'ils ne faisaient pas semblant  mais qu'ils
le croyaient vraiment, alors que la forŠt ‰tait suspendue au-dessus de leurs
tŠtes, riant  silencieusement  et tendant des myriades  de doigts  moqueurs,
feignant habilement  d'Štre une  amie familiˆre, soumise et  simple - d'Štre
leur. En attendant. Pour un temps...
     -  Elle est  vraiment  pas  mal,  cette  bonne  femme  -  Rita,  disait
l'ex-chauffeur Touzik.
     Il  ‰tait  € c”t‰ du tout-terrain,  ses jambes un peu  torses largement
‰cart‰es, retenant entre ses cuisses une moto r‚lante et tremblante.
     - Je devrais arriver a me  la faire, mais il y  a ce Quentin...  Il  la
suit de prˆs.
     Quentin et Rita s'approchˆrent et Stoan quitta le volant  pour aller €
leur rencontre.
     - Alors, comment va-t-elle? demanda Stoan.
     -  Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur.
Quoi, les sous sont arriv‰s?
     - C'est Perets, dit Stoan. Je vous ai racont‰.
     Rita et Quentin  sourirent € Perets. Il  n'avait pas eu le temps de les
examiner, et Perets  pensa  fugitivement qu'il n'avait  jamais  vu de  femme
aussi ‰trange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin.
     - Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant € sourire tristement. Vous
Štes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant?
     - Je ne vois toujours pas, dit Perets.
     Il ne faisait pas de  doute  que cette ‰tranget‰ et ce  malheur ‰taient
attach‰s  l'un  € l'autre  par des  liens ind‰finissables  mais  extrŠmement
solides.
     Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.
     - Mais  ne  regardez pas l€,  dit  Quentin.  Regardez tout droit,  tout
droit! Vous ne voyez pas?
     Alors,  Perets vit et oublia  aussit”t  les gens. C'‰tait  apparu comme
l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette
enfantine du  type "O™ est cach‰  le  chasseur?",  et une fois qu'on l'avait
trouv‰e, on ne  pouvait  plus  la  perdre  de vue.  C'‰tait  tout  prˆs,  ‡a
commen‡ait €  une dizaine  de pas des roues du tout-terrain et  du  sentier.
Perets avala convulsivement sa salive.
     Une colonne  vivante  s'‰levait  vers  les  couronnes  des  arbres,  un
faisceau de fils transparents, poisseux,  brillants, qui se tordaient et  se
tendaient,  un faisceau qui per‡ait le feuillage dense et s'‰lan‡ait  encore
plus  haut,  vers  les nuages.  Et  il ‰tait n‰ du cloaque  gras, du cloaque
bouillonnant, empli de protoplasme,  vivant, actif, gonfl‰  des bulles d'une
chair  primitive  qui se formait  f‰brilement  et  se d‰composait  aussit”t,
d‰versant les produits  de sa  d‰composition sur  les rives plates, crachant
une  bave gluante... Et  tout  d'un  coup,  comme  si  d'invisibles  filtres
acoustiques avaient ‰t‰ mis en circuit,  la voix du cloaque se  fit entendre
au  milieu  du  r‚le  de  la  moto  :  bouillonnement,  clapotis,  sanglots,
gargouillis, longs g‰missements mar‰cageux ; et en mŠme temps s'avan‡ait  un
v‰ritable mur  d'odeurs : odeur de  viande crue et  suintante, de sanie,  de
bile fraŽche, de s‰rum, de  colle chaude  -  et ce fut  seulement  alors que
Perets  vit  les masques  € oxygˆne suspendus sur  la  poitrine  de Rita  et
Quentin, et aper‡ut  Stoan qui, avec  une grimace de d‰go›t,  portait € son
visage l'embouchure  du  masque. Mais lui-mŠme  ne tenta  pas  de  mettre le
masque, comme s'il esp‰rait  que les odeurs lui raconteraient ce que  ni ses
yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racont‰...
     - §a pue chez vous, dit Touzik. Comme € la morgue...
     Et Quentin dit € Stoan :
     - Tu  devrais dire € Kim de  se remuer un peu pour les rations. On a un
poste de travail insalubre. On a droit € du lait, du chocolat...
     Rita  fumait  pensivement  rejetant  la  fum‰e  par  ses fines  narines
mobiles.
     Autour  du cloaque, les arbres  attentifs  se penchaient sur ses bords,
tremblants  ;  toutes  leurs branches  ‰taient  tourn‰es  du  mŠme  c”t‰  et
fl‰chissaient sur la masse  bouillonnante, laissant passer d'‰paisses lianes
moussues que le cloaque accueillait en lui, d‰pouillait de leur substance et
s'assimilait, de la mŠme  maniˆre qu'il pouvait dissoudre et transformer  en
sa propre chair tout ce qui l'entourait...
     - Pertchik, dit Stoan, n'‰carquille pas les yeux  comme ‡a, tu vas les
perdre.
     Perets  sourit, mais il  savait  € quel  point son  sourire  paraissait
contraint.
     - Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin.
     - Pour  le cas  o™ on resterait  embourb‰. Ils  suivent le  chemin, moi
j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si
on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.
     - Vous vous embourberez forc‰ment, dit Quentin.
     - Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une  id‰e bŠte,  je
vous l'ai dit tout de suite.
     -  Toi,  mets-y  un peu  une sourdine, lui dit Stoan.  Tu es  pas pour
grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant € Quentin :
     - §a commence bient”t? Quentin consulta sa montre.
     - Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes.
Donc il  reste...  il  reste...  il reste  rien du tout. Regarde,  il a d‰j€
commenc‰.
     Le cloaque  mettait bas. Des chiots. Par  petites secousses impatientes
et convulsives,  il  avait  commenc‰ € expulser l'un aprˆs  l'autre sur  ses
rives plates des morceaux d'une p‚te blanch‚tre,  agit‰e de brefs  frissons,
qui roulaient sur la terre, aveugles et sans d‰fense, puis se figeaient  sur
place,  s'aplatissaient,  ‰tiraient des  simulacres de  pattes  prudents  et
commen‡aient  €  se  mouvoir d'une  maniˆre  raisonn‰e, encore  inquiets  et
d‰sordonn‰s dans leurs mouvements, mais tous suivant une mŠme direction, une
direction   bien   d‰termin‰e   :  tant”t  ils  se  heurtaient,  tant”t  ils
s'‰cartaient l'un de l'autre,  mais tous ils suivaient la mŠme direction, la
mŠme  ligne  qui  partait  de  la  matrice  pour  s'enfoncer  loin  dans  la
broussaille,  unique flot  blanch‚tre  de  fourmis  g‰antes,  maladroites et
glaireuses...
     - Par ici, c'est tout du  mar‰cage, disait Touzik. Tu vas  Štre si bien
coll‰ qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les c‚bles
casseront.
     - Et si tu venais avec nous? dit Stoan € Quentin.
     - Rita est fatigu‰e.
     - Eh bien! Rita n'a qu'€ rentrer chez elle, et nous on y  va... Quentin
h‰sitait.
     - Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il.
     - Oui, je rentre € la maison, dit Rita.
     - C'est bien, dit Quentin.  Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite.
On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoan?
     Rita  jeta son  m‰got et,  sans  dire au revoir, prit le  chemin de  la
station.  Quentin pi‰tina quelques instants,  ind‰cis, puis dit doucement  €
Perets :
     - Permettez... que je passe...
     Il  se  glissa  sur la  banquette arriˆre et  € ce moment la moto rugit
effroyablement, ‰chappa au contr”le de Touzik, fit un  grand bond en hauteur
et fila droit vers le cloaque.
     - ArrŠte! cria Touzik, accroupi.  O™  vas-tu? Tout le monde ‰tait  fige
sur place. La moto vola sur une motte de  terre, hurla sauvagement, se cabra
et  tomba dans le  cloaque. Tous s'avancˆrent.  Il sembla €  Perets  que  le
protoplasme s'‰tait  incurv‰  sous  la moto, comme  pour  amortir la  chute,
l'avait accueillie, silencieusement  et doucement,  puis s'‰tait referm‰ sur
elle. La moto s'‰tait tue.
     - Abruti par l'alcool! dit Touzik € Stoan. Qu'est-ce que tu  as encore
fait?
     Le cloaque  ‰tait maintenant une gueule qui su‡ait, qui d‰gustait,  qui
se d‰lectait, qui tournait et retournait  en elle la motocyclette comme  une
personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de  la langue d'une joue  €
l'autre.  La moto  tourbillonnait  dans  la  masse ‰cumante,  disparaissait,
reparaissait, agitant d‰sesp‰r‰ment les cornes de son guidon, et  paraissait
plus petite € chacune de ses apparitions : sa structure de m‰tal s'‰tiolait,
devenait transparente,  comme une mince  feuille de  papier, au point  qu'on
voyait maintenant vaguement  apparaŽtre  €  travers  elle  les entrailles du
moteur,  puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la  moto  plongea une
derniˆre fois et on ne la revit plus.
     - Elle a ‰t‰ bouff‰e, dit Touzik avec une joie idiote.
     - Abruti par l'alcool, r‰p‰ta  Stoan, tu  me le paieras. Tu en as pour
toute ta vie € payer.
     - Bon, ‡a va, dit Touzik. Mais qu'est-ce  que j'ai fait? J'ai tourn‰ la
poign‰e des gaz dans le mauvais sens (il  s'adressait maintenant €  Perets),
et elle  m'a ‰chapp‰.  Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu r‰duire
les gaz, pour que ‡a fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai  pas tourn‰
du bon c”t‰.  Je suis pas le  premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs
c'‰tait une  vieille moto... Donc je m'en vais. (Il  s'adressait € nouveau €
Stoan.) J'ai plus rien € faire ici? Je rentre chez moi.
     -  Qu'est-ce que  tu regardes comme ‡a? dit  soudain  Quentin  avec une
telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.
     - Qu'est-ce que ‡a peut te faire? dit Touzik. Je regarde o™ je veux.
     Il  regardait en direction du sentier, vers l'endroit o™, sous la vo›te
‰paisse d'un vert jaun‚tre,  dansait encore, s'‰loignant peu  € peu, la cape
orange de Rita.
     - Non, laissez-moi, dit Quentin € Perets. Je vais m'expliquer avec lui.
     - O™ vas-tu, mais o™ tu vas? bredouilla Stoan. Calme-toi, Quentin...
     -  Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu o™ il veut en
venir!
     - Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrŠte, calme-toi!
     - L‚che-moi, l‚che-moi, je te dis!
     Ils  s'agitaient  bruyamment  € c”t‰  de Perets, le bousculant des deux
c”t‰s. Stoan tenait fermement  Quentin par  la manche  et  par un pan de la
veste tandis que ce dernier,  rouge et suant, sans  quitter Touzik des yeux,
essayait d'une main de  se lib‰rer de  l'‰treinte  de  Stoan et de  l'autre
pesait de toutes ses forces sur Perets  pou- pouvoir  l'enjamber. Il  tirait
par  saccades et  € chaque fois se d‰gageait un peu plus de sa veste. Perets
saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait € suivre du
regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant.
     - Qu'est-ce qu'elle a €  porter un pantalon, dit-il € Perets. Elles ont
trouv‰ ‡a maintenant, le pantalon...
     - Ne le d‰fends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un
neurasth‰nique  sexuel,  mais  un vulgaire salaud!  Enlˆve-toi,  ou  tu  vas
prendre aussi!
     - Avant il  y  avait  ces  jupes,  dit  rŠveusement  Touzik. Un morceau
d'‰toffe qu'elles s'enroulaient autour avec une ‰pingle pour le tenir. Alors
moi, je prenais l'‰pingle et...
     Si cela s'‰tait pass‰ dans le parc... Si cela  s'‰tait pass‰ € l'h”tel,
€ la bibliothˆque ou dans la salle des actes... Et cela s'‰tait pass‰ - dans
le  parc, € la  bibliothˆque et  mŠme dans la  salle  des actes  au cours de
l'expos‰  de Kim : "Ce que tout  travailleur de l'Administration doit savoir
sur les  m‰thodes de  la statistique  math‰matique." Et maintenant la  forŠt
voyait  et entendait  tout  cela - les cochonneries  salaces  qui  faisaient
briller les yeux  de Touzik, la face empourpr‰e de Quentin  € la portiˆre de
la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoan €
propos  du travail,  de la  responsabilit‰,  de la bŠtise le claquement  des
boutons arrach‰s sur  les glaces  de la cabine...  Et  on ne  savait pas  ce
qu'elle pensait ce tout  cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela
la d‰go›tait...
     - ..., disait avec d‰lectation Touzik.
     Et  Perets le frappa. Il  atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut
un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main € sa  pommette et
regarda Perets, l'air abasourdi.
     - Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
     -  Je ne dis rien, dit  Touzik en haussant les  ‰paules. Ce qu'il  y a,
c'est que je n'ai plus rien  € faire ici,  il y  a plus de  moto, vous voyez
bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici?
     Quentin s'enquit € voix haute :
     - Il t'a mis sur la gueule?
     - Oui,  dit  Touzik,  d‰pit‰. Sur  la pommette, en  plein  sur  l'os...
Heureusement qu'il m'a pas eu € l'oeil.
     - Tu l'as vraiment eu sur la gueule?
     - Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas.
     - Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siˆge.
     -  Touz, dit Stoan, grimpe dans la voiture. Si on  s'embourbe, tu nous
aideras € tirer.
     - J'ai  un pantalon neuf, objecta Touzik. Si  vous voulez, je  prendrai
plut”t le volant.
     On ne  lui r‰pondit pas  ; il grimpa sur le  siˆge arriˆre et s'assit €
c”t‰ de Quentin. Perets prit place € c”t‰ de Stoan et ils partirent.
     Les  chiots avaient d‰j€ parcouru pas mal de  chemin, mais  Stoan, qui
guidait avec beaucoup d'adresse  les roues droites sur  le  sentier  et  les
gauches sur la  mousse abondante, les rattrapa  et commen‡a € les  suivre en
faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit
Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commen‡a € lui expliquer qu'il n'y
avait aucun mal dans son esprit, que de toute fa‡on il n'avait plus de moto,
‡a lui ‰tait ‰gal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal
chez lui, il reste un homme, forŠt ou pas forŠt, c'‰tait ‰gal... "On t'avait
d‰j€ tap‰  sur la gueule?"  demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans
mentir, ‡a t'est d‰j€ arriv‰ ou non?", demandait-il € intervalles r‰guliers,
en  interrompant  Touzik. "Non,  r‰pondait  celui-ci,  non,  attends,  finis
d'abord de m'‰couter..."
     Perets frottait doucement son doigt enfl‰ et regardait les  chiots. Les
enfants de la forŠt. Ou peut-Štre les serviteurs de la forŠt. Ou  encore les
excr‰ments  de la forŠt...  Ils cheminaient lentement,  infatigablement,  en
colonne, les uns €  la suite des autres, comme s'ils coulaient €  la surface
de  la terre, entre les troncs  d'arbres  pourris, les fondriˆres, les mares
d'eau  dormante, dans  l'herbe haute,  au milieu des buissons  piquants.  Le
sentier disparaissait, s'enfon‡ait dans  une boue odorante,  se cachait sous
les couches de  champignons gris et  durs qui se  brisaient en craquant sous
les  roues,  puis  reparaissait, et  les chiots  qui  le suivaient  toujours
restaient blancs, propres, lisses : pas un grain  de poussiˆre ne se collait
€ eux, pas un piquant ne les blessait  et  la boue noire et poisseuse ne les
tachait pas. Ils coulaient avec une d‰termination obtuse et inhumaine, comme
s'ils  suivaient  une  route familiˆre  de tous  temps  connue.  Ils ‰taient
quarante-trois.
     "Je  br›lais d'Štre ici et  maintenant j'y suis, je vois enfin la forŠt
de l'int‰rieur, et je ne vois rien.  J'aurais pu imaginer tout ‡a en restant
€  l'h”tel,  dans ma chambre nue avec ses  trois  lits vides, tard le  soir,
quand on n'arrive pas € s'endormir, quand tout est calme et que  soudain  au
milieu de la nuit il y a ce mouton  sur le chantier qui commence son vacarme
en enfon‡ant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici,  dans la  forŠt,
j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se
transforment soudain en Selivan le traverseur de la  forŠt - tout ce qu'il y
a   de  plus   absurde,  de  plus   sacr‰.  Et  tout   ce  qu'il  y  a  dans
l'Administration, je  peux  l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu  rester
chez moi et  imaginer tout cela couch‰ sur le divan avec la radio € c”t‰  de
moi, en ‰coutant  du jazz  symphonique et  des voix  qui parlent des langues
inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre,  c'est la mŠme
chose  qu'imaginer. Je  vis, je vois et je ne  comprends pas, je vis dans un
monde  que quelqu'un a imagin‰, sans prendre la  peine de me l'expliquer. Et
peut-Štre  aussi   de  se  l'expliquer  €   lui-mŠme.  La  maladie   de   la
compr‰hension, pensa soudain Perets. Voil€ de quoi je souffre. La maladie de
la compr‰hension."
     II se pencha € la portiˆre et appliqua son  doigt endolori sur la paroi
froide. Les chiots ne prŠtaient  aucune attention  au  tout-terrain. Ils  ne
soup‡onnaient probablement  mŠme pas  son  existence. Il ‰manait  d'eux  une
odeur   forte   et   d‰sagr‰able,   leur  enveloppe   paraissait  maintenant
transparente et sous elle on voyait comme des ombres se d‰placer par vagues.
     -  Si  on  en attrapait  un?  proposa Quentin.  C'est  trˆs simple,  on
l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire.
     - §a en vaut pas la peine, dit Stoan.
     Quentin :
     - Pourquoi? De toute fa‡on, il faudra bien un un jour en attraper un.
     Stoan :
     - §a  me  fait  un  peu peur. D'abord,  s'il  crˆve, il faudra faire un
rapport ‰crit € Domarochinier...
     Touzik :
     -  Nous, on  les faisait  cuire.  §a me plaisait  pas, mais les  autres
disaient  que c'‰tait  bon. Un peu comme  du  lapin, mais moi,  le lapin, je
supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mŠme genre de salet‰. §a
me d‰go›te...
     Quentin :
     - J'ai remarqu‰ une chose, leur nombre est toujours un nombre premier :
treize, quarantetrois, quarante-sept...
     Stoan :
     - Tu dis des bŠtises. J'en  ai rencontr‰ dans la  forŠt des  groupes de
six, de douze...
     Quentin :
     -  Dans la forŠt, je dis pas ; aprˆs, ils forment des groupes  qui vont
chacun de leur c”t‰. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre
premier,  tu  peux  v‰rifier  dans  la  revue, j'ai  enregistr‰  toutes  les
port‰es...
     Touzik :
     -  Et une autre fois,  avec les autres,  on  avait attrap‰ une fille du
pays, ‡a avait ‰t‰ un sacr‰ rire...
     Stoan :
     - Eh bien! ‰cris un article.
     Quentin :
     - C'est d‰j€ fait. §a va me faire le quinziˆme...
     Stoan :
     - Moi j'en suis € dix-sept. Plus  un sous presse. Et  tu as choisi qui,
comme co-auteur?
     Quentin :
     -  Je  ne  sais  pas  encore.  Kim   recommande  le   manager,  il  dit
qu'actuellement  le transport  c'est primordial, mais Rita me  conseille  le
commandant.
     Stoan :
     - Surtout pas le commandant.
     Quentin :
     - Pourquoi?
     Stoan :
     - Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
     Touzik :
     -  Le commandant  coupait  le  k‰fir avec du  liquide de frein. C'‰tait
quand il ‰tait responsable du salon de coiffure. Alors  avec les  autres, on
avait jet‰ une poign‰e de punaises dans son appartement.
     Stoan :
     - On  dit qu'il va y avoir une  note de service. Tous ceux  qui  auront
moins de quinze articles suivront un traitement.
     Quentin :
     -  Ah! oui, leurs traitements sp‰ciaux, je  les connais. Sale coup. Les
cheveux s'arrŠtent de pousser et tu pues du bec pendant un an...
     " Chez  moi,  pensait Perets. Il  faut que  je rentre chez moi  au plus
vite. Je n'ai plus rien € faire ici." Puis, il s'aper‡ut que la  composition
de  la colonne  des chiots s'‰tait modifi‰e. Il  compta : trente-deux chiots
avaient continu‰ tout droit,  tandis que onze, rang‰s eux aussi en  colonne,
avaient tourn‰  €  gauche  pour  descendre  vers l'‰tendue  d'eau  sombre et
immobile qui  ‰tait  apparue entre  les arbres,  €  trˆs  peu de distance du
tout-terrain.  Perets  vit  le ciel  bas et  brumeux, les contours vaguement
‰bauch‰s  du rocher de  l'Administration  € l'horizon. Les  onze  chiots  se
dirigeaient avec d‰termination vers l'eau. Stoan fit taire le moteur et ils
descendirent  tous pour  regarder les chiots passer  par-dessus  une  souche
tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement
les uns aprˆs les autres dans le lac.
     - Ils coulent, dit avec ‰tonnement Quentin. Ils se noient.
     Stoan prit une carte et l'‰tala sur le capot.
     -C'est bien ‡a, dit-il. Le lac n'est pas indiqu‰. Ici il y a un village
qui est  marqu‰, mais pas  de  lac... Voil€, il y a ‰crit : < Vill.  Aborig.
Soixantedix fraction onze."
     - C'est toujours comme ‡a, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans
la  forŠt? Primo,  toutes  les cartes racontent des salades, et deuxio,  ici
elles servent € rien. L€ il  y a  par exemple  aujourd'hui une route, demain
une riviˆre, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbel‰s et un
mirador. Ou bien on tombera sur un entrep”t.
     -  §a me dit pas grand-chose de continuer, dit  Stoan en s'‰tirant. §a
suffit peut-Štre pour aujourd'hui?
     -  Evidemment,  ‡a  suffit,  dit Quentin.  Perets a  encore  sa paye  €
toucher. On retourne € la voiture.
     - Faudrait  des jumelles, dit soudain Touz  en fixant avidement le lac,
une  main en visiˆre audessus de ses yeux. Il  me semble qu'il y a une bonne
femme qui se baigne l€-bas.
     Quentin s'arrŠta.
     - O™?
     - Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.
     Quentin blŠmit soudain et se pr‰cipita € toutes jambes vers la voiture.
     -O™ tu la vois? demanda Stoan.
     - L€-bas, sur l'autre rive...
     - Il n'y a rien du tout l€-bas, siffla Quentin.
     Il ‰tait debout sur  le marchepied  et explorait  avec les jumelles  la
rive oppos‰e. Ses mains tremblaient.
     - Sale  baratineur... tu veux encore prendre  sur la gueule...  Rien du
tout l€-bas! r‰p‰ta-t-il en tendant les jumelles € Stoan.
     - Comment ‡a, rien! dit Touzik. Je suis  tout de mŠme pas bigleux, chez
moi on m'appelle Œilde-lynx...
     -  Attends  un  peu,  attends  un  peu,  arrache  pas, lui dit  Stoan.
Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains...
     - Rien du tout l€-bas,  marmonna Quentin. Tout ‡a c'est de la blague...
Il raconte n'importe quoi...
     - Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je  vous le
dis.
     Perets tressaillit.
     - Donnez-moi les jumelles, dit-il trˆs vite.
     - On voit rien, dit Stoan en lui tendant les jumelles.
     -  Vous Štes  bien  tomb‰,  si  vous  le  croyez,  marmonna Quentin qui
commen‡ait € se rass‰r‰ner.
     - Parole, elle ‰tait l€, dit Touzik. Elle a d› plonger. Tout € l'heure,
elle ressortira.
     Perets  colla  les jumelles € ses  yeux.  Il ne  s'attendait pas € voir
quelque chose  : c'e›t ‰t‰ trop simple. Et il  ne vit rien. Il n'y avait que
l'‰tendue  plate  du  lac, la rive lointaine,  envahie  par la forŠt, et  la
silhouette du rocher de  l'Administration audessus  de la crŠte dentel‰e des
arbres.
     - Comment ‰tait-elle? demanda-t-il.
     Touzik commen‡a € d‰crire en d‰tail,  en s'aidant de ses mains, comment
elle  ‰tait. Ce  qu'il  d‰crivait ‰tait  trˆs  all‰chant,  et  racont‰  avec
beaucoup de passion, mais ce n'‰tait pas ce que voulait Perets.
     - Oui, bien s›r, dit-il. Oui... Oui...
     "Peut-Štre  est-elle  all‰e €  la  rencontre  des  chiots", pensait-il,
secou‰ sur le siˆge arriˆre au c”t‰ d'un Quentin rembruni, tout en regardant
les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure -  Touzik ‰tait en train de
m‚chonner quelque  chose. Elle  est sortie  du calice de la forŠt,  blanche,
froide, assur‰e, et elle est entr‰e dans l'eau, dans l'eau familiˆre, entr‰e
dans le lac comme j'entre dans la  bibliothˆque ; elle s'est plong‰e dans le
cr‰puscule vert  et  mouvant  et elle a nag‰ €  la  rencontre des chiots, et
maintenant elle les a d‰j€ rencontr‰s au milieu du lac, au fond, et elle les
a  emmen‰s  quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but.  Et de  nouveaux
‰v‰nements se pr‰pareront dans la  forŠt, et peut-Štre, € de nombreux milles
d'ici, se produira ou commencera  €  se produire quelque chose d'autre :  au
milieu des  arbres commenceront €  bouillonner  des  bouff‰es de  brouillard
lilas qui ne sera  pas du tout du brouillard  - € moins qu'un autre  cloaque
n'entre en travail au milieu d'une paisible clairiˆre, ou que les aborigˆnes
bigarr‰s qui, tout r‰cemment encore, restaient paisiblement assis € regarder
des films  instructifs et € ‰couter  patiemment les  explications dispens‰es
par le zˆle  de B‰atrice Vakh ne se lˆvent soudain et partent  dans la forŠt
pour  ne plus jamais revenir...  Et  tout sera rempli d'un sens  profond, de
mŠme qu'est plein de sens chaque  mouvement d'un m‰canisme complexe, et tout
sera pour nous ‰trange et donc insens‰, pour nous  ou en tout cas  pour ceux
d'entre  nous qui ne peuvent encore  s'habituer  € l'absence de  sens et  la
prendre pour la norme."
     Et  il ressentit l'importance  de chacun  des ‰v‰nements, de chacun des
ph‰nomˆnes  qui  l'entouraient   :  du  fait  qu'il   ne   pouvait  y  avoir
quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans  la port‰e, du  fait que le tronc
de cet arbre ‰tait pr‰cis‰ment couvert d'une  mousse rouge, du fait qu'on ne
voyait pas le  ciel  au-dessus du  sentier € cause des  branches  hautes des
arbres.
     Le  tout-terrain  ‰tait secou‰, Stoan roulait trˆs lentement et Perets
aper‡ut de loin € travers le pare-brise un poteau pench‰ muni d'une pancarte
qui  portait une inscription. L'inscription ‰tait  d‰lav‰e et rong‰e par les
pluies, c'‰tait une trˆs  vieille inscription trac‰e  sur une  trˆs  vieille
planche d'un gris sale, clou‰e au poteau par deux ‰normes clous rouilles :
     "Ici, il y a  deux ans, s'est  tragiquement  noy‰ le  traverseur de  la
forŠt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacr‰."
     "Que  faisais-tu l€,  Gustav, pensa Perets. Comment  as-tu pu  venir te
noyer ici? Tu ‰tais certainement un bon gar‡on, tu avais une tŠte ras‰e, une
m‚choire carr‰e et velue, une dent en or, des tatouages, tu en ‰tais couvert
de la tŠte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux,  et €  ta
main  droite  il manquait un doigt  qu'on  t'avait arrach‰ d'un coup de dent
dans une bagarre d'ivrognes. Tu  n'avais ‰videmment  pas le coeur  € Štre un
traverseur de la forŠt,  mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi
:  tu  devais  purger  ta  peine  sur  le  rocher  o™ se  trouve  maintenant
l'Administration,  et  tu ne pouvais aller nulle part ailleurs  que dans  la
forŠt. Et  l€  tu  n'as  pas ‰crit d'articles,  tu  n'y pensais mŠme pas, tu
pensais € d'autres articles, qui avaient ‰t‰ ‰crits avant toi et contre toi.
Et tu as construit l€ une route strat‰gique, tu as pos‰ des dalles de b‰ton,
tu as profond‰ment entaill‰ les flancs de  la forŠt pour que des bombardiers
octimoteurs puissent, en cas de n‰cessit‰, se poser sur cette route. Mais la
forŠt  pouvait-elle supporter cela? Tu vois,  elle  l'a noy‰ dans un endroit
sec. Mais dans dix ans, on t'‰lˆvera un monument, et  peut-Štre donnera-t-on
ton nom  € un  caf‰ quelconque.  Le caf‰ s'appellera  " Chez Gustav ", et le
chauffeur Touzik ira y boire du k‰fir et caresser les gamines ‰bouriff‰es de
la chorale locale..."
     "Touzik  avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour
les raisons  qui auraient d› les lui valoir. La premiˆre fois, il avait  ‰t‰
envoy‰ en colonie p‰nitentiaire  pour vol  de papierposte, la deuxiˆme  pour
infraction € la r‰glementation sur les passeports.
     "Stoan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de k‰fir, rien. Il aime d'un
amour tendre et pur Alevtina, elle  que personne n'a jamais aim‰ d'un  amour
tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtiˆme article, il offrira €
Alevtina son bras et son coeur, et sera repouss‰ malgr‰ ses articles, malgr‰
ses larges ‰paules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas
ceux qui ont  le nez trop propre, les soup‡onnant - non sans raison - d'Štre
des pervers d'un raffinement inconcevable. Stoan vit dans la forŠt, qu'€ la
diff‰rence de Gustav il a rejointe de son  plein gr‰, et ne se plaint jamais
de rien, bien  que  la forŠt  ne  soit pour lui  qu'un  immense d‰potoir  de
mat‰riaux vierges destin‰s € l'‰criture d'articles  qui  lui ‰pargneront  le
traitement...
     "On  peut s'‰tonner  €  l'infini  qu'il  y  ait  des  gens capables  de
s'habituer € le forŠt,  et pourtant ces  gens  sont l'‰crasante majorit‰. La
forŠt les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif,
ou  comme endroit o™  beaucoup  de choses  sont  permises, ou  encore  comme
endroit o™ l'on  peut  se cacher.  Puis  elle  les  effraie  un  peu, et ils
d‰couvrent soudain que " c'est le mŠme g‚chis ici que partout ailleurs ", ce
qui les r‰concilie avec l'‰tranget‰ de la  forŠt, mais aucun d'entre eux n'a
l'intention d'y terminer ses jours...  Quentin par exemple, €  ce qu'on dit,
ne  vit ici  que  parce qu'il a peur  de laisser sa  Rita sans surveillance.
Rita,  elle, refuse  absolument  d'aller  ailleurs  et  ne  parle  jamais  €
personne. Pourquoi...
     "Et puisque  j'en suis € Rita... Rita peut partir dans la forŠt et n'en
pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les  lacs de  la forŠt.  Rita
enfreint tous  les rˆglements, et  personne n'ose lui  faire d'observations.
Rita n'‰crit pas d'articles. Rita, d'une maniˆre g‰n‰rale, n'‰crit rien, pas
mŠme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir
chez la buffetiˆre, si elle n'est pas occup‰e avec quelqu'un d'autre... A la
station, tout se sait... Le soir  ils allument  la lumiˆre dans le club, ils
branchent le phono, ils boivent follement du k‰fir et la nuit, sous la lune,
jettent les  bouteilles  dans les lacs - € qui  lancera  le  plus loin.  Ils
dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, ‰changent leurs femmes.
Le  jour, dans leurs laboratoires, ils  transvasent la forŠt d'‰prouvette en
‰prouvette,  examinent  la  forŠt  au  microscope,  la  comptent  sur  leurs
arithmomˆtres, tandis que la forŠt autour  d'eux, suspendue au-dessus d'eux,
pousse ses  v‰g‰tations  jusque dans  leurs  chambres et vient dresser  sous
leurs fenŠtres,  dans  les  heures  ‰touffantes  qui pr‰cˆdent  l'orage, des
foules d'arbres errants,  sans peut-Štre comprendre elle non plus  ce qu'ils
sont, pourquoi ils sont l€ et pourquoi ils sont, d'une maniˆre g‰n‰rale...
     "Heureusement,  je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je  n'ai
rien  compris,  rien  trouv‰ de  ce que je voulais  trouver,  mais  je  sais
maintenant que je ne  comprendrai jamais  rien, que je  ne trouverai  jamais
rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre  moi et la
forŠt, la forŠt ne m'est pas plus  proche que l'Administration. Mais en tout
cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai
que vienne le temps..."
     La  cour  de la station ‰tait vide. Il  n'y avait pas un camion, pas de
queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que  la valise de Perets au beau
milieu du perron et son manteau  gris accroch‰ au garde-corps de la v‰randa.
Perets descendit  du  tout-terrain et jeta un  regard anxieux autour de lui.
Bras dessus, bras dessous, Touzik  et  Quentin se dirigeaient d‰j€  vers  le
r‰fectoire d'o™  venaient des bruits de vaisselle  et une odeur de graillon.
Stoan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage.
Perets  comprit  soudain  avec  effroi  ce  que  cela signifiait  : le phono
d‰chaŽn‰,  les  bavardages  stupides,  le  k‰fir,  "encore  un  petit  verre
peut-Štre?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs...
     Une main frappa au  guichet de  la caisse, le caissier se montra et dit
d'un air courrouc‰ :
     - Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer.
     Perets s'avan‡a d'un pas rapide vers le guichet.
     -  L€,  la somme  en  toutes  lettres,  dit le  caissier.  Pas  l€, l€.
Qu'est-ce que vous avez € trembler des mains comme ‡a? Tenez...
     Il se mit € compter des billets.
     - O™ sont les autres? demanda Perets.
     - Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe.
     - Non, je pensais €...
     -  Cela n'int‰resse personne, ce €  quoi vous pensiez.  Je  ne peux pas
changer  pour  vous la  proc‰dure en usage. Voil€ votre salaire. Vous l'avez
per‡u?
     - Je voulais savoir...
     - Je vous demande si vous avez per‡u votre salaire. Oui ou non?
     - Oui.
     - Enfin. Maintenant voil€ votre prime. Vous l'avez per‡ue?
     - Oui.
     - C'est tout. Permettez que je vous  serre la main, je suis press‰.  Je
dois Štre € l'Administration avant sept heures.
     -  Je voulais simplement demander, pla‡a € la  h‚te Perets, o™  ‰taient
les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener...
sur le Continent...
     -  Le Continent,  je ne  peux  pas. Je  dois  Štre €  l'Administration.
Permettez, je ferme le guichet.
     - Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.
     - Ce n'est pas la question. Vous Štes adulte, vous devez comprendre. Je
suis  caissier.  J'ai  des  feuilles de  paye. Et s'il leur arrivait quelque
chose? Enlevez votre coude.
     Perets enleva  son coude et le guichet  se referma. A  travers la vitre
obscurcie  par la salet‰, il regardait le caissier  ramasser les feuilles de
paye, les froisser  n'importe  comment et les fourrer dans  sa sacoche quand
soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrˆrent,
liˆrent les  mains du  caissier,  lui  passˆrent une boucle autour du cou et
l'un  d'eux  l'emmena au  bout  de la corde tandis  que  l'autre prenait  la
sacoche  et  parcourait  la  piˆce  du  regard  -  et  aper‡ut  Perets.  Ils
s'entre-regardˆrent quelques instants  €  travers la vitre sale,  puis, avec
une  lenteur  et  une pr‰caution  infinie, comme  s'il craignait  d'effrayer
quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une  chaise et avec  la mŠme lenteur
et la mŠme pr‰caution, sans quitter  Perets des yeux, tendit le bras vers le
fusil  qui ‰tait  appuy‰ contre le mur.  Perets attendait,  glac‰  et sans y
croire.  Le garde prit  le  fusil et sortit € reculons en refermant la porte
derriˆre lui. La lumiˆre s'‰teignit.
     Perets  se  d‰tacha alors du guichet, courut sur  la pointe  des  pieds
jusqu'€ sa  valise,  s'en empara  et se  pr‰cipita au-dehors,  le plus  loin
possible de  cet endroit. Il se dissimula derriˆre le garage et vit le garde
apparaŽtre sur  le perron en tenant le  fusil baonnette crois‰e, regarder €
gauche, € droite, sous ses  pieds, prendre sur la  balustrade le manteau  de
Perets, le soupeser, en  fouiller les poches, puis, aprˆs un dernier  regard
circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise.
     Il faisait  frais,  le soir  tombait. Perets regardait  stupidement les
fenŠtres  ‰clair‰es, barbouill‰es de  craie  jusqu'€  leur moiti‰.  Derriˆre
elles, des ombres passaient, sur  le toit l'aube grillag‰e du radar tournait
silencieusement. On  entendait des bruits de vaisselle  et dans la forŠt les
cris  des  animaux  nocturnes. Puis un projecteur  s'alluma quelque part  et
promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-d‰verseur au
coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte
en  tressautant  au  passage d'une  fondriˆre,  suivi  par  le  faisceau  du
projecteur.  Dans  la  benne se  trouvait  le  garde au fusil.  Il  essayait
d'allumer une cigarette en  s'abritant du vent et on voyait, enroul‰e autour
de  son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui  disparaissait  dans la
fenŠtre entrouverte de la cabine.
     Le camion  s'‰loigna, le  projecteur  s'‰teignit.  Dans la  cour passa,
ombre sinistre traŽnant d'‰normes bottes, un deuxiˆme garde arm‰ d'un  fusil
qu'il tenait sous  son bras. De tempe en temps il s'arrŠtait pour se pencher
et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en
sueur et, fig‰ d'angoisse, le suivit des yeux.
     La forŠt r‰sonnait de cris longs et effrayants. Des  portes  claquaient
quelque part. Une  lumiˆre jaillit au premier ‰tage  et quelqu'un  dit d'une
voix forte : "On  ‰touffe, chez  toi." Dans  l'herbe tomba  quelque chose de
rond et  brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci  se sentit €
nouveau  d‰faillir mais comprit ensuite que  ce  n'‰tait qu'une bouteille de
k‰fir  vide.  "A pied, pensa-t-il,  il  faut  que  j'y  aille €  pied. Vingt
kilomˆtres € travers la forŠt. Malheureusement, € travers  la forŠt. Elle ne
verra  maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue,
ployant  sous le poids  d'une  valise qu'on ne sait  trop  pourquoi il ne se
d‰cide pas € abandonner. Je me traŽnerai  et la forŠt hurlera  et rugira des
deux c”t‰s..."
     Le  garde reparut dans la cour. Il n'‰tait plus seul mais accompagn‰ de
quelqu'un qui  soufflait  et  reniflait  lourdement, quelqu'un  d'‰norme,  €
quatre pattes. Ils s'arrŠtˆrent au milieu  de la cour et Perets  entendit le
garde  qui marmonnait  : "Tiens, l€,  tiens... Mais ne bouffe pas, imb‰cile,
flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau,  faut le flairer.  Hein?
Cherche, on te dit." Celui qui ‰tait € quatre pattes geignait et glapissait.
"Eh! dit soudain le garde d'une  voix  exc‰d‰e, il  y a que les puces que tu
sais chercher... Pheuh!"  Ils  se s‰parˆrent  dans  l'obscurit‰.  Des talons
sonnˆrent sur le  perron,  une porte claqua. Puis  quelque chose de froid et
d'humide vint s'appliquer sur la joue de  Perets. Il tressaillit  et faillit
tomber  C'‰tait  un ‰norme chien loup qui glapit de maniˆre € peine audible,
exhala un profond soupir  et posa une tŠte lourde sur  les genoux de Perets.
Perets le caressa derriˆre l'oreille. Le chien loup b‚illa et  ‰tait  sur le
point de s'installer, apprivois‰, quand ‰clata au  premier ‰tage  la musique
d'un phono. Le chien loup se jeta de c”t‰ en silence et s'enfuit en courant.
     Le phono se  d‰chaŽnait, il  n'y  avait plus rien d'autre que lui € des
kilomˆtres €  la ronde.  Alors, exactement  comme dans  un film d'aventures,
silencieusement la lumiˆre bleue  s'‰claira, les portes  s'ouvrirent et dans
la  cour  p‰n‰tra, tel  un vaisseau  de haut  bord,  un  camion gigantesque,
entiˆrement couvert de constellations de feux de  signalisation. Il s'arrŠta
et  coupa ses  phares  dont  les lumiˆres s'‰teignirent  lentement, comme un
monstre  de la forŠt qui exhale son  dernier souffle. Le  chauffeur Voldemar
passa la tŠte € la portiˆre et se mit € crier quelque chose € pleine bouche.
Il s'‰gosilla longtemps ainsi, visiblement en proie € une fureur croissante,
puis cracha, rentra dans la  cabine et repassa le torse € la portiˆre pour y
‰crire € la craie, la tŠte en bas :
          "PERETS!!"
     Perets comprit alors  que  le camion  ‰tait venu pour lui. Il saisit sa
valise et se mit € courir € travers la cour sans oser regarder derriˆre lui,
craignant d'entendre des coups de feu dans son  dos. Il se hissa p‰niblement
par deux ‰chelles jusqu'€ la  cabine  aussi vaste  qu'une chambre et pendant
qu'il  casait sa  valise,  qu'il  s'installait et cherchait  une  cigarette,
Voldemar   ne  cessait   pas  de   dire  quelque  chose   en  s'empourprant,
s'‰poumonant,  gesticulant et frappant  sur  l'‰paule de Perets. Mais  c'est
seulement  lorsque le phono s'interrompit  subitement  que Perets  put enfin
entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il  se contentait
de jurer copieusement.
     Le camion n'avait pas  encore franchi les portes que Perets  ‰tait d‰j€
endormi, comme si on lui avait appliqu‰ sur le visage un masque d'‰ther.


     Perets  fut r‰veill‰  par une sensation  de malaise, d'angoisse, par un
poids, insupportable € ce qu'il lui parut au d‰but, sur son Štre et tous les
organes de ses sens. Un  malaise qui  confinait €  la douleur,  et  il g‰mit
involontairement en revenant lentement € lui.
     Ce poids sur son Štre se transforma en d‰pit et en d‰sespoir, parce que
la voiture n'allait pas sur le Continent, encore  une fois elle n'allait pas
sur le Continent, elle n'allait mŠme nulle part : elle ‰tait arrŠt‰e, moteur
coup‰, morte et glac‰e,  les portiˆres grandes ouvertes. Le pare-brise ‰tait
couvert de  gouttes  frissonnantes  qui  se r‰unissaient  et s'‰coulaient en
ruisselets  froids. La nuit derriˆre la vitre ‰tait illumin‰e par les ‰clats
aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces
‰clats incessants qui  crevaient l'oeil. Et on  n'entendait  rien non plus :
Perets  pensa  mŠme au  d‰but  qu'il ‰tait  devenu sourd, avant  de  prendre
conscience  de   la  pression  r‰guliˆre  qu'exer‡ait  sur  ses  tympans  le
mugissement dense de sirˆnes aux voix multiples. Il se mit € aller et  venir
dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, € la
maudite  valise, tenta d'essuyer la  vitre,  passa la tŠte € une portiˆre, €
l'autre : il ne pouvait absolument  pas comprendre  o™ il se  trouvait, quel
genre  d'endroit  c'‰tait  et  ce  que  tout  cela  signifiait.  La  guerre,
pensa-t-il, mon  Dieu! c'est la guerre. Les  projecteurs le  frappaient  aux
yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espˆce de
grand  b‚timent  inconnu  dont  toutes  les  fenŠtres  de  tous  les  ‰tages
s'‰clairaient  et  s'‰teignaient  en  mŠme temps € intervalles r‰guliers. Il
voyait encore une quantit‰ ‰norme de grandes taches lilas.
     Soudain  une  voix  monstrueuse  pronon‡a tranquillement, comme dans le
silence le plus complet :
     "Attention, attention. Tous  les employ‰s doivent se trouver aux places
d‰termin‰es par la situation num‰ro six cent soixante-quinze fraction P‰gase
omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal
du  padischach sans suite sp‰ciale, pointure de chaussure cinquantecinq.  Je
r‰pˆte. Attention, attention. Tous les employ‰s..."
     Les  projecteurs cessˆrent  leur  balayage  et  Perets distingua  enfin
l'arche familiˆre surmont‰e de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale
de l'Administration, les  cottages  sombres qui la  bordaient,  des gens  en
vŠtements  de  nuit avec des lampes €  p‰trole € c”t‰  des cottages, puis il
aper‡ut pas trˆs loin  une  chaŽne  de gens, en manteaux  noirs flottant  au
vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant  toute la largeur  de la
rue et traŽnaient quelque  chose d'‰trange et de clair que  Perets identifia
au  bout  de quelque temps  comme une senne ou un filet de volley-ball et an
mŠme instant  une  voix  emport‰e glapit  au-dessus de son  oreille : "C'est
pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as € rester l€?" En  reculant, il vit
€ c”t‰ de lui  un  ing‰nieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur
le front,  l'inscription au  crayon a  encre  "Libidovitch". L'ing‰nieur lui
passa  carr‰ment dessus avec ses bottes boueuses,  lui fourra son coude dans
la  figure, en soufflant  et  en empestant, se laissa tomber sur le siˆge du
conducteur,  fouilla  un peu  €  la recherche de la  clef de contact, ne  la
trouva pas,  poussa un glapissement hyst‰rique et d‰boula  de la cabine  par
l'autre c”t‰.  Dans la rue tous les r‰verbˆres s'allumˆrent et il se  mit  €
faire clair comme en  plein jour, mais les  gens en  tenue de nuit restˆrent
avec leurs lampes € p‰trole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient
tous un filet € papillon  € la main, et ils le balan‡aient en  mesure, comme
pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte.
Dans la rue  passˆrent l'une aprˆs l'autre quatre voitures noires  lugubres,
sortes  d'autobus  sans  fenŠtre aux  toits surmont‰s d'aubes grillag‰es qui
tournaient,   puis   une  antique   automitrailleuse   d‰boucha  d'une   rue
transversale et s'engagea €  leur suite. Sa tourelle rouill‰e tournait  avec
un  grincement per‡ant et  le  mince  canon  de  la  mitrailleuse montait et
descendait. Le  blind‰  se fraya  p‰niblement un chemin  le long  du camion,
l'‰coutille de la  tourelle s'ouvrit et livra passage €  un homme en chemise
de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria € Perets d'une voix
m‰contente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes l€!"
     Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.
     Je ne  partirai jamais d'ici, pensa-t-il, h‰b‰t‰. Je ne sers € personne
ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici,
mŠme si  pour cela  il  fallait  entreprendre  une guerre ou  organiser  une
inondation...
     - Vos papiers, s'il vous plaŽt, dit  une voix  traŽnante de  vieillard,
tandis qu'une main tapotait l'‰paule de Perets.
     - Quoi?
     - Les documents. Vous les avez pr‰par‰s?
     C'‰tait un vieillard  en imperm‰able de toile cir‰e, la poitrine barr‰e
par un fusil Berdan suspendu € une chaŽnette m‰tallique v‰tust‰.
     - Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?
     - Ah!  GOSPODINE Perets! dit le vieillard.  Vous n'avez pas entendu  ce
qu'on a dit sur la  situation? Vous devriez d‰j€ avoir tous vos papiers € la
main, d‰pli‰s bien € plat, comme au mus‰e...
     Perets lui  donna son certificat. Le  vieillard, les coudes appuy‰s sur
son  Berdan, examina longuement  les  cachets,  confronta la photo  avec  le
visage de Perets et dit :
     -  Vous avez  comme qui dirait  maigri, HERR Perets. On dirait que vous
n'avez plus de figure. Vous travaillez trop.
     Il lui rendit le certificat.
     - Que se passe-t-il? demanda Perets.
     - Il se passe ce qui est pr‰vu de se passer, dit  le  vieillard soudain
s‰vˆre. Il  se passe que  c'est la situation num‰ro six cent soixante-quinze
fraction P‰gase. C'est-€-dire l'‰vasion.
     - Quelle ‰vasion? D'o™?
     - Celle qui est pr‰vue par la situation, dit le vieillard en commen‡ant
€ redescendre l'‰chelle. §a  peut partir d'un moment € l'autre, alors faites
attention € vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.
     - Bon, dit Perets. Merci.
     D'en bas s'‰leva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :
     - Qu'est-ce  que tu maquilles ici, vieux  schnock? Je vais t'en montrer
des papiers! Tu l'as vu, celui-l€? et maintenant d‰campe, si tu as vu...
     Une b‰tonniˆre qu'on tirait € la main passa € proximit‰, accompagn‰e de
cris et de pi‰tinements. Tous ses  poils  h‰riss‰s, le chauffeur Voldemar se
hissa € bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua
bruyamment la portiˆre. Le camion d‰marra sˆchement  et prit  la  grand-rue,
passant  devant  les gens en tenue  de nuit qui  agitaient  leurs  filets  €
papillons. "On  va au garage, se dit Perets. Bah! de toute fa‡on...  Mais je
ne toucherai pas € la valise. J'en ai assez de la traŽner, qu'elle aille  au
diable."  II  frappa haineusement  la valise  du  talon.  La voiture  quitta
soudain la rue principale,  vira brutalement, enfon‡a une barricade faite de
tonneaux vides et de t‰lˆgues et poursuivit sa route. Un avant-train arrach‰
€ un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se  d‰tacha
et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une
‰troite ruelle lat‰rale.  L'air renfrogn‰, une cigarette ‰teinte  au coin de
la  bouche, Voldemar tournait  l'‰norme volant,  courbant et  redressant son
corps  tout  entier. Non,  on ne va pas  au garage,  pensa  Perets. Pas  aux
ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues ‰taient sombres
et  vides. Des  masques de carton avec des inscriptions ainsi  que  des bras
‰cart‰s  furent  fugitivement  r‰v‰l‰s  par  la  lumiˆre  des  phares,  puis
disparurent et ce fut tout.
     - Qu'est-ce  que  j'ai eu comme id‰e,  dit Voldemar.  Je  voulais aller
directement sur le Continent, et puis je vois que  vous dormez et je me dis,
autant passer au garage, faire une petite partie d'‰checs... L€ je rencontre
Achille  l'ajusteur,  on  va  chercher  du  k‰fir,  on   le  boit,  on  sort
l'‰chiquier... Je lui  propose un gambit de  la reine, il  accepte, tout  se
passe bien... Je suis en E4, lui en C6...  Je  lui  dis : "Tu peux faire des
priˆres." Et l€ ‡a a commenc‰... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets?
     Perets lui donna une cigarette.
     - Et cette ‰vasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. O™ allons-nous?
     -  Une  ‰vasion  tout  €  fait ordinaire, dit Voldemar  en allumant  sa
cigarette. Il y  en a chaque ann‰e comme  ‡a. Une machine  s'est ‰vad‰e chez
les ing‰nieurs. Et maintenant, tout le monde  a re‡u l'ordre de  l'attraper.
Voil€, on la cherche.
     C'‰tait  la limite de la  colonie.  Des gens erraient  dans un  terrain
vague ‰clair‰ par la lune. Ils avaient l'air de jouer € colin-maillard : ils
marchaient  les  jambes  €  demi fl‰chies,  les bras  largement ‰cart‰s. Ils
avaient tous les yeux band‰s. L'un d'eux heurta un  poteau de plein fouet et
poussa  sans doute un cri de  douleur,  car les autres s'arrŠtˆrent  tous en
mŠme temps et se mirent € remuer prudemment la tŠte.
     - C'est chaque ann‰e le  mŠme guignol, disait  Voldemar.  Ils  ont  des
cellules photo-‰lectriques, des engins  acoustiques, cybern‰tiques, ils  ont
mis des fain‰ants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque ann‰e ‡a
rate pas, il y en a une qui s'‰chappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va
et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire
connaissance avec,  je te le demande?  Suffit que tu l'aper‡oives du coin de
l'oeil, et termin‰ : ou bien on te met ing‰nieur, ou bien on t'envoie,  dans
une base ‰loign‰e, planter des choux quelque part dans la forŠt, pour que tu
puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse € qui
mieux mieux. Il y  en a  qui se bandent les yeux  pour  rien voir,  d'autres
qui...  Mais celui  qui a un  peu  plus de  cervelle, il se met € courir  en
hurlant € s'en faire p‰ter les cordes vocales. Il demande les papiers €  un,
il en  fouille  un autre, ou  alors il monte  simplement  sur  un toit  pour
pousser des cris. §a va bien dans le d‰cor, et il y a aucun risque...
     - Et nous, on va aussi se mettre € chercher? demanda Perets.
     - Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on  fait comme tout le
monde.  Pendant six  heures  d'horloge. C'est  l'ordre : si au  bout  de six
heures la machine n'a pas ‰t‰ retrouv‰e, on la d‰truit € distance. Comme ‡a,
ni vu ni  connu. Autrement,  ‡a pourrait  tomber entre des mains ‰trangˆres.
Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est  encore un
silence de paradis, vous allez voir, € c”t‰ de ce qui va se  passer dans six
heures. C'est que personne ne sait  o™ cette machine  a bien pu  se fourrer.
Elle est peut-Štre dans ta poche. Et  on lui met une charge puissante,  pour
que ‡a risque pas de foirer... L'ann‰e derniˆre, la machine se  trouvait aux
bains.  Et justement,  il y avait un  tas de  gens qui ‰taient all‰s l€,  se
mettre  €  l'abri. Les bains,  on  se  dit, c'est un endroit  humide, qui se
remarque  pas...  Et moi  j'y  ‰tais aussi.  Les bains,  je  m'‰tais  dit...
L'explosion m'a projet‰ € travers la fenŠtre, ‡a a pas fait un pli, comme si
j'avais ‰t‰ emport‰ par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me
suis retrouv‰  assis sur un tas de  neige,  avec des  poutres enflamm‰es qui
passaient au-dessus de ma tŠte...
     C'‰tait  maintenant la rase  campagne,  une herbe rabougrie, la lumiˆre
vague de  la lune, une route  blanche d‰fonc‰e. A gauche, l€  o™ se trouvait
l'Administration, des lumiˆres recommen‡aient € s'agiter en tous sens.
     - Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. O™ est-ce qu'on
va la chercher? On ne sait mŠme  pas ce que c'est...  Si elle est grande  ou
petite, claire ou sombre...
     -  §a,  vous  allez le voir bient”t, promit Voldemar. Je  vais  vous le
montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents?  Sapristi, o™
il est cet endroit?...  Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, ‰videmment.
Ah-ah, € gauche...  L€-bas le d‰p”t de mat‰riel, donc il faut prendre plus €
droite...
     Le  camion  quitta  la  route et se mit € tressauter sur des  mottes de
terre. A gauche, le d‰p”t de mat‰riel -  des rang‰es  de containers clairs -
ressemblait € une ville morte dans la plaine.
     ... Evidemment elle n'avait pas  pu y tenir. Ils l'avaient ‰branl‰e sur
le  banc  vibrateur, ils l'avaient tortur‰e pensivement, ils avaient fouill‰
ses entrailles, br›l‰  les  nerfs d‰licats avec des fers € souder, l'avaient
suffoqu‰e  avec  des odeurs  de  colophane  l'avaient  oblig‰e  €  faire des
stupidit‰s, l'avaient  cr‰‰e pour  qu'elle fasse des  stupidit‰s,  l'avaient
perfectionn‰e pour  qu'elle fasse des stupidit‰s encore plus stupides, et le
soir venu ils  l'abandonnaient,  ‰puis‰e, sans force, dans un  r‰duit sec et
chaud.  Et  finalement elle avait d‰cid‰  de  partir, bien que sachant  tout
d'avance  - que sa  fuite ‰tait insens‰e et qu'elle ‰tait condamn‰e. Et elle
‰tait partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle  est
quelque  part  dans l'ombre, d‰pla‡ant doucement ses jambes articul‰es, elle
regarde,  elle ‰coute et  elle  attend... Et  maintenant elle a parfaitement
compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soup‡onner : qu'il n'y a pas de
libert‰, que les portes soient ouvertes ou  ferm‰es devant soi, qu'il  n'y a
que la stupidit‰ et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude...
     -  Ah!  dit  avec  satisfaction Voldemar, la voil€, la  trˆs chˆre,  la
bien-aim‰e...
     Perets ouvrit les yeux mais ne  parvint  € apercevoir devant lui qu'une
grande mare noire, un mar‰cage mŠme ; il entendit le moteur qui s'emballait,
puis une  vague  de boue se  leva et  vint frapper le pare-brise.  Le moteur
rugit € nouveau sauvagement, puis se tut.
     -  Voil€ comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent.
Comme le savon dans la cuvette. Vu?
     Il fourra son m‰got dans le cendrier et entrouvrit sa portiˆre.
     - Il y a quelqu'un d'autre ici... H‰ l'ami, ‡a va?
     - §a va! dit une voix qui venait de l'ext‰rieur.
     - Tu l'as attrap‰e?
     - J'ai attrap‰ un rhume, dit la voix de l'ext‰rieur. UND cinq tŠtards.
     Voldemar  ferma   vigoureusement   la  portiˆre,   alluma   la  lumiˆre
int‰rieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher
une mandoline sous  son siˆge et,  inclinant la tŠte et l'‰paule droite,  se
mit € pincer les cordes.
     -  Installez-vous, installez-vous,  proposa-t-il aimablement.  On  a du
temps jusqu'au matin, jusqu'€ ce que le tracteur arrive.
     - Merci, dit humblement Perets.
     - Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar.
     - Non-non, dit Perets, je vous en prie.
     Voldemar rejeta la tŠte en  arriˆre,  ferma  les yeux et entonna  d'une
voix m‰lancolique :
     II n'est pas de limite € mon chagrin, Je divague,  erre et m'‰puise  en
vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.
     La boue s'‰coulait lentement le long du pare-brise et Perets commen‡a €
distinguer  le marais qui  brillait sous  la  lune et la  silhouette ‰trange
d'une  voiture  qui  ‰mergeait  au milieu  du marais. Il  mit en marche  les
essuie-glaces et d‰couvrit avec stup‰faction, embourb‰e jusqu'€ la  tourelle
dans la fondriˆre, l'automitrailleuse de tant”t.
     Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien € faire de ma vie.
     Voldemar  tapa  sur les  cordes de toutes ses  forces, fit un couac  et
toussa vigoureusement.
     - Eh,  l'ami!  fit  la  voix  de  1  ext‰rieur. Tu  n'as  pas  quelques
amuse-gueule?
     - Et alors? cria Voldemar.
     - J'ai du k‰fir.
     - Je suis pas seul!

     - Venez tous!  Il y en a pour tout le monde. On a fait  des provisions!
On savait o™ on allait!
     Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.
     -  Alors?  dit-il  avec  enthousiasme.  On  y va?  On  boira  du k‰fir,
peut-Štre on jouera au tennis... Hein?
     - Je ne joue pas au tennis, dit Perets.
     Voldemar cria :
     - On arrive! Le temps de gonfler le canot!
     Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme  un
singe,  remua de  la  ferraille et  laissa  tomber  quelque  chose  tout  en
sifflotant  joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements
de pieds  sur le  bord et la voix de Voldemar s'‰leva, provenant de  quelque
part vers le bas : "C'est prŠt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais
prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se
trouvait  un canot  pneumatique et € son  bord,  tel un gondolier,  Voldemar
solidement camp‰ sur ses jambes,  une grande pelle de sapeur €  la  main, un
sourire joyeux aux lˆvres, qui levait les yeux vers Perets.
     ... Dans la  vieille automitrailleuse rouill‰e  qui datait de Verdun il
faisait chaud  €  donner la  naus‰e, cela  empestait l'huile  chaude et  les
vapeurs d'essence,  une petite  lampe  p‚lote ‰clairait la tablette  de  fer
couverte de  graffiti, les  pieds  pataugeaient dans  la boue, l'armoire  en
fer-blanc  toute  caboss‰e   qui  contenait  les  rations  de  combat  ‰tait
maintenant bourr‰e de bouteilles de k‰fir,  tout le monde ‰tait  en tenue de
nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue,
tout le monde ‰tait ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur
en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la
place en bas  laissait tomber la  cendre  de sa cigarette et parfois tombait
lui-mŠme sur le dos en disant € chaque fois : "Pardon, je me suis tromp‰..."
et on l'aidait € remonter avec de gros rires...
     - Non, dit  Perets, merci Voldemar, je reste ici.  J'ai besoin de faire
un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique.
     -  Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-l€  c'est  diff‰rent.
Alors je vais y  aller, et quand  vous aurez fini votre lessive, appelez  de
suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline.
     Il s'‰loigna  avec  sa  mandoline et  Perets  resta assis € le regarder
faire : il commen‡a d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait
pour seul r‰sultat de faire tourner  le canot sur place, puis il se mit € se
repousser  avec la pelle, comme avec une perche, et tout  alla bien. La lune
l'inondait d'une lumiˆre morte et il ‰tait  comme le  dernier homme aprˆs le
dernier D‰luge qui navigue entre les sommets des  plus hautes  maisons, trˆs
seul, cherchant € ‰chapper  €  la solitude  et encore plein d'esp‰rance.  Il
arriva  €  l'automitrailleuse,   fit  sonner  son  poing  sur  le  blindage,
l'‰coutille  s'ouvrit et des gens parurent  qui poussˆrent des hennissements
joyeux et le tirˆrent la tŠte en bas € l'int‰rieur. Et Perets resta seul.
     Il ‰tait  seul, seul, comme peut l'Štre l'unique passager d'un train de
nuit  qui tire en hoquetant trois  petits wagons ‰lim‰s sur un embranchement
promis  € la disparition  ; dans le wagon tout grince  et chancelle, le vent
souffle € travers les vitres bris‰es des  fenŠtres  d‰jet‰es et apporte avec
lui les poussiˆres et l'odeur du charbon br›l‰ ; sur le plancher tressautent
des m‰gots et des  bouts de papier froiss‰s, un chapeau de  paille laiss‰ l€
par quelqu'un se balance € un crochet  et  quand le  train arrivera enfin au
terminus,  l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu  et il n'y  aura
personne pour l'attendre, il  le  sait, et il rentrera  chez lui et  l€ fera
cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un  bout  de saucisson
vieux de trois jours qui commence € moisir...
     Soudain l'automitrailleuse trembla,  se  mit € cogner  et fut illumin‰e
par les  brusques  lueurs d'explosions spasmodiques.  Des centaines  de fils
brillants  et multicolores  se  mirent € courir au-dessus de la plaine et la
lueur des explosions jointe au  faible ‰clat de la lune permit de distinguer
sur  le miroir lisse du marais des cercles  qui  s'‰largissaient € partir de
l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut € la tourelle et d‰clama sur un
ton hyst‰rique :
     "Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le  plus parfait respect,
Votre  Splendeur,  j'ai  l'honneur  de   rester,  trˆs  v‰n‰rable  princesse
Dikobella,  votre   trˆs  humble  serviteur,  technicien-pr‰pos‰,  signature
illisible... '
     L'automitrailleuse  trembla  €  nouveau,  il  y  eut  les  ‰clairs  des
d‰tonations, puis € nouveau le silence.
     "Je l‚cherai sur  vous des lianes dont  on  ne se d‰fait pas, et  votre
famille sera balay‰e  par  la jungle, les  toits s'effondreront, les poutres
crouleront, et l'ortie, l'ortie amˆre envahira vos maisons" - pensa Perets.
     La  forŠt  avan‡ait,  grimpait  le long de la corniche,  escaladait  le
rocher abrupt, pr‰c‰d‰e par des  vagues de brouillard lilas d'o™ ‰mergeaient
des myriades  de  tentacules  verts  qui pressaient et tordaient, tandis que
dans les rues s'ouvraient les  cloaques,  que les  maisons s'engloutissaient
dans les lacs insondables et que  les  arbres sauteurs surgissaient  sur les
pistes d'envol b‰tonn‰es devant les avions bourr‰s € craquer de gens empil‰s
pŠle-mŠle  avec  les  bouteilles   de   k‰fir,   les  cartons  griff‰s,  les
coffres-forts  lourds   --  et  la  terre  s'‰cartait  sous  le  rocher,  et
l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait ‰tonn‰,
tout le monde serait seulement effray‰ et accepterait l'an‰antissement comme
le ch‚timent que chacun attendait d‰j€ depuis longtemps dans l'effroi. Et le
chauffeur  Touzik  courrait  comme  une  araign‰e  au  milieu  des  cottages
chancelants et chercherait Rita pour avoir € la fin son d›, mais ne l'aurait
pas...
     Trois  fus‰es s'‰lancˆrent  de l'automitrailleuse et une voix militaire
rugit  :  "Les  tanks, €  droite, le couvert,  € gauche!  Equipage, sous  le
couvert!" Et quelqu'un qui avait un d‰faut de langue reprit : "Les femmes, €
gauche,  les  lits,   €  droite!  Eq-quipage,  aux  lits!"  II  y  eut   des
hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme
si un troupeau d'‰talons de  race  ‰tait en train  de se  battre  dans cette
boŽte de  fer € la  recherche d'une  issue vers l'espace, vers les  juments.
Perets  ouvrit la portiˆre et  regarda €  l'ext‰rieur.  Sous  ses  pieds  se
trouvait  la  fange,   une   ‰paisse  couche  de  fange  puisque  les  roues
monstrueuses du camion s'enfon‡aient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il
est vrai que la rive ‰tait proche.
     Perets grimpa  dans  la  caisse  et  marcha  longtemps  pour  atteindre
l'arriˆre de cette immense cuve d'acier qui grondait sous  ses pas,  puis il
escalada la ridelle  et descendit jusqu'€  l'eau par l'une  des innombrables
‰chelles.  Il resta  quelque temps  au-dessus du liquide  glac‰ € rassembler
tout son courage, mais quand la  mitrailleuse se remit € tirer il plissa les
paupiˆres et sauta. La masse visqueuse c‰da sous lui, longtemps, pendant une
infinit‰ de temps, et quand enfin il sentit un sol r‰sistant sous ses pieds,
lu boue lui arrivait € la poitrine. Il  s'allongea de  tout son  long sur la
boue et commen‡a € pousser avec ses genoux  en prenant appui avec ses mains.
Au d‰but il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut trˆs ‰tonn‰
de se retrouver rapidement sur la terre ferme.
     "J'aimerais bien  trouver des gens quelque part, pensa-t-il.  Juste des
gens, pour commencer  :  propres,  bien  ras‰s, attentifs, accueillants. Pas
besoin de grandes envol‰es  de pens‰es, pas  besoin  de talents ‰tincelants.
Pas  besoin de  buts grandioses ni de d‰go›t de  soi.  Je voudrais seulement
qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une
baignoire, que quelqu'un  coure  chercher du  linge  propre  et  pr‰parer la
th‰iˆre,  et  que personne ne me demande de  papiers ni ne  me  r‰clame  une
autobiographie en trois exemplaires compl‰t‰e par vingt empreintes digitales
doubl‰es.  Et  surtout  que personne ne se pr‰cipite au t‰l‰phone  pour dire
confidentiellement €  qui  de droit qu'un inconnu est arriv‰, plein de boue,
qu'il  se nomme  Perets,  mais qu'il  est peu probable que ce  soit vraiment
Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de  service €
ce propos est d‰j€ prŠte, et qu'elle  sera affich‰e demain... Pas besoin non
plus  qu'ils  soient des farouches partisans ou des adversaires  r‰solus  de
quoi  que  ce  soit.  Pas besoin qu'ils  soient des adversaires  r‰solus  de
l'ivrognerie, du  moment qu'ils ne sont  pas  eux-mŠmes  des  ivrognes.  Pas
besoin  qu'ils  soient des farouches  partisans  de  la mˆre-v‰rit‰,  pourvu
qu'ils  ne  mentent  pas   et  ne   disent  pas  d'horreurs,  par-devant  ou
par-derriˆre.  Et  qu'ils  ne  demandent  pas  €  un  homme  de correspondre
pleinement € tel ou tel id‰al, mais qu'ils le prennent  tel qu'il est... Mon
Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?"
     II  s'avan‡a sur la  route  et chemina  longtemps vers les lumiˆres  de
l'Administration.  L€-bas,  des  projecteurs ne cessaient de s'allumer,  des
ombres  couraient, des  fum‰es multicolores  s'‰levaient. L'eau  grognait et
clapotait  dans  ses souliers, ses vŠtements  qui  avaient commenc‰ € s‰cher
l'enserraient comme  dans une boŽte et bruissaient comme du carton, de temps
en temps des plaques de boue se  d‰tachaient de son pantalon et s'‰crasaient
sur la route, et € chaque fois il croyait avoir perdu son  portefeuille avec
ses papiers - il mettait alors la main  € sa  poche, pris de  panique. Et en
arrivant au d‰p”t de mat‰riel, une id‰e angoissante  lui traversa l'esprit :
ses papiers  ‰taient mouill‰s, et tous  les tampons et  signatures s'‰taient
r‰pandus  et  ‰taient  devenus  illisibles,  irr‰m‰diablement  suspects.  Il
s'arrŠta, ouvrit avec ses mains glac‰es son portefeuille, en sortit tous les
certificats,  tous les laissez-passer, toutes  les  attestations,  tous  les
permis et  entreprit  de les  examiner  sous  la  lune.  En  fait,  rien  de
terrifiant  ne s'‰tait  produit et l'eau n'avait  endommag‰ qu'un certificat
sur papier armori‰ qui attestait € grand renfort de termes que le porteur de
la  pr‰sente  avait subi la s‰rie des vaccinations et  avait  ‰t‰ autoris‰ €
travailler  sur les machines € calculer. Il  remit alors  tous les documents
dans  son  portefeuille,  les glissant  soigneusement  entre les billets  et
s'apprŠtait  €  repartir  quand soudain  il  se  vit  arrivant dans  la  rue
principale : les gens avec  leurs masques de carton et  leurs barbes coll‰es
de travers qui l'attrapent par le bras, qui  lui bandent les  yeux,  qui lui
donnent quelque chose € flairer, qui  lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et
qui  lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur,  employ‰  Perets?", et qui
l'excitent : "Ksss, ksss, imb‰cile,  cherche!" A cette id‰e, sans s'arrŠter,
il quitta la route  et se mit €  courir,  pli‰  en  deux,  vers le d‰p”t  de
mat‰riel, plongea dans l'ombre  des ‰normes caisses de bois clair, s'empŠtra
les  jambes dans quelque chose  de  mou  et finit  sa  course sur un tas  de
chiffons et d'‰toupe.
     L'endroit ‰tait chaud et sec. Les  parois rugueuses des caisses ‰taient
br›lantes, ce  qui le r‰jouit d'abord, puis l'‰tonna plut”t.  Aucun bruit ne
parvenait de  l'int‰rieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui
sortaient toutes seules des  caisses et comprit que les caisses avaient  une
vie € elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment
de s‰curit‰. Il s'assit confortablement, ”ta ses chaussures  humides, retira
ses chaussettes tremp‰es et s'essuya les pieds  avec un morceau d'‰toupe. Il
faisait si chaud, on ‰tait si bien qu'il pensa : "C'est vraiment ‰trange que
je  sois seul ici. Personne  n'a  donc  pens‰ qu'il ‰tait beaucoup  mieux de
rester ici plut”t que  d'aller se  traŽner dans  les terrains vagues avec un
bandeau sur  les yeux ou  d'aller se  planter dans un mar‰cage  putride?" II
s'adossa €  une feuille  de contre-plaqu‰ br›lante, appuya ses pieds nus sur
la face  oppos‰e et se sentit une envie  de chantonner. Au-dessus de sa tŠte
se  trouvait une fente  ‰troite qui  laissait  apparaŽtre une  bande de ciel
blanchie par la lune, parsem‰e de quelques ‰toiles h‰sitantes. On entendait,
venant d'on ne sait  o™, une sourde rumeur,  des craquements, des bruits  de
moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.
     "Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque  je ne
peux pas  partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les
machines! Nous sommes tous  des machines. Seulement nous sommes des machines
avari‰es ou mal r‰gl‰es."
     ... Il existe, messieurs, une opinion  selon laquelle l'homme ne pourra
jamais  s'entendre  avec les machines.  Et nous  n'allons pas, citoyens,  la
discuter.  Le  Directeur  partage  aussi  cette  opinion.  Et  Claude-Octave
Domarochinier pense de  mŠme. Qu'est-ce donc qu'une  machine?  Un  m‰canisme
inanim‰,  priv‰ de toute  la pl‰nitude des sens  et ne pouvant pas Štre plus
intelligent   que  l'homme.  Encore  une   fois  c'est  une  structure   non
albumineuse, encore  une fois  la  vie  ne  peut se r‰duire €  des processus
physiques  et   chimiques,   et  donc  la   raison...   A  cet   instant  un
intellectuel-lyrique avec trois  mentons et un  noeud papillon  grimpa  € la
tribune, tira  impitoyablement sur son plastron empes‰  et  prof‰ra avec des
sanglots dans la  voix : "Je ne  peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose
qui  joue  avec son hochet...  les saules pleureurs  qui  se  penchent  vers
l'‰tang... les  petites filles en tablier blanc...  Elles  lisent des  vers,
elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poˆte... Je ne veux
pas que le  fer ‰lectronique ‰teigne  ces yeux... ces lˆvres...  ces  jeunes
seins timides...  Non,  la machine ne  deviendra  pas plus intelligente  que
l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous  ne  le voulons pas! Et cela
ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se pr‰cipita sur lui avec des verres
d'eau,  tandis  qu'€  quatre  cents  kilomˆtres  au-dessus  de  ses  boucles
neigeuses passait,  silencieux,  mort, vigilant,  un satellite-exterminateur
rempli d'explosif nucl‰aire.
     "Je  ne le veux pas non plus, pensa  Perets, mais  il ne faut  pas Štre
aussi  stupidement imb‰cile. Bien s›r, on peut lancer une campagne  pour  la
pr‰vention de l'hiver,  faire  le  sorcier aprˆs s'Štre  goinfr‰  de  fausse
oronge, jouer  du tambour  de basque,  crier des  incantations, mais il vaut
tout de mŠme mieux avoir  des pelisses et s'acheter  des  bottes fourr‰es...
D'ailleurs, ce  protecteur  € cheveux  blancs des jeunes  poitrines  timides
raconte  tout ce  qu'il  veut  €  sa tribune,  puis  il va prendre  chez  sa
maŽtresse la  burette  de la machine €  coudre, va rejoindre  en  dou‰e  une
grosse  bŠte  ‰lectronique  et  commence  €  lui  graisser  les  pignons  en
surveillant  anxieusement  les cadrans  et  en  poussant  des  petits  rires
respectueux quand il re‡oit le courant.  Seigneur,  sauve-nous  des stupides
imb‰ciles € cheveux blancs. Et  n'oublie pas. Seigneur, de nous  sauver  des
imb‰ciles intelligents avec des masques de carton...
     -  Je crois  que tu fais des rŠves, pronon‡a une voix  de basse quelque
part  au-dessus de  sa tŠte. Je sais  par exp‰rience  que les rŠves laissent
parfois un arriˆre-go›t trˆs d‰sagr‰able. Parfois mŠme, on est comme  frapp‰
de paralyse. Impossible  de remuer, impossible de travailler. Puis ‡a passe.
Tu  devrais travailler  un peu. Pourquoi pas? Et  tous les  arriˆre-go›ts se
transformera Lent en plaisir.
     -  Ah!  je  ne  peux  pas  travailler,  objecta  une  voix  fluette  et
capricieuse.  Tout  m'ennuie. C'est toujours  la  mŠme chose  :  le fer,  la
matiˆre plastique, le b‰ton, les gens.  J'en suis satur‰. Pour moi, il n'y a
jamais aucun plaisir  l€-dedans. Le monde est si  beau et si divers,  et  je
reste € la mŠme place € mourir d'ennui.
     - Tu devrais te d‰cider € changer de place, grin‡a au loin un vieillard
acari‚tre.
     - Facile € dire, changer  de place! En  ce moment  je ne suis pas  € ma
place  habituelle,  et je  m'ennuie quand  mŠme.  Et ‡a a  ‰t‰ difficile  de
partir!
     - Bon, dit la voix de basse sur un ton pos‰. Mais qu'est-ce que tu veux
alors?  C'est presque  inconcevable. De  quoi peux-tu avoir envie si tu n'as
pas envie de travailler?
     - Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux
voir  de nouveaux  endroits,  recevoir de nouvelles impressions,  ici  c'est
toujours la mŠme chose...
     -  Revenez! rugit une voix  d'‰tain. Balivernes!  La mŠme  chose, c'est
trˆs bien. Hausse fixe! Compris? R‰p‰tez!
     - Ah! vous et vos commandements...
     C'‰taient sans aucun  doute les machines  qui parlaient. Perets ne  les
voyait  pas et n'avait  aucun  moyen de se les repr‰senter,  mais il imagina
soudain  qu'il ‰tait cach‰ sous le comptoir d'un magasin  de jouets et qu'il
‰coutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus
gigantesques,  et  par  l€  effrayants. Cette  voix  fluette  et  hyst‰rique
appartenait ‰videmment €  Jeanne, la poup‰e  de  cinq  mˆtres de  haut. Elle
portait une robe de tulle bariol‰e, et elle avait un visage joufflu, rose et
immobile avec des yeux qui roulaient, des  bras ‰pais, absurde  ment ‰cart‰s
et  des  pieds  aux  doigts  coll‰s  ensemble.   La  basse,  c'‰tait  l'ours
gigantesque  Vinni  Puch. qui tenait € peine  dans le container, d‰bonnaire,
‰bouriff‰, bourr‰ de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres
‰taient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.
     - Je pense qu'il  faudrait quand mŠme que tu travailles, grommela Vinni
Puch. Considˆre qu'il y a ici des cr‰atures  qui ont eu moins  de chance que
toi. Par exemple, notre jardinier. Il  voudrait  bien  travailler.  Mais  il
reste ici € penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore
d‰termin‰.  Et jamais  personne  ne  l'a  entendu se  plaindre.  Un  travail
monotone,  c'est aussi  un travail.  Un  plaisir monotone,  c'est  encore un
plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.
     - Ah! vous ne comprenez pas, dit la poup‰e Jeanne. Chez vous tant”t les
rŠves  sont   cause  de  tout,  tant”t  je  ne   sais  pas.  Mais  j'ai  des
pressentiments.  Je ne me trouve pas de place. Je  sais qu'il va y avoir une
terrible explosion,  et  € la moindre ‰tincelle  je  vole en ‰clats et je me
transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu.
     - Revenez! tonna la voix d'‰tain.  C'est assez! Que savez-vous  sur les
explosions? Vous pouvez  courir vers l'horizon € n'importe quelle vitesse et
sous  n'importe quel  angle. Et celui  qui  le veut peut  vous  atteindre de
n'importe quelle  distance, et  ce  sera  une v‰ritable explosion,  pas  une
petite vapeur  mondaine.  Mais  est-ce que celui  qui  le veut,  c'est  moi?
Personne  ne le dira, et mŠme  s'il le voulait, il n'y  parviendrait pas. Je
sais ce que je dis. Compris? R‰p‰tez.
     Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout ‡a. C'‰tait une fois
pour toutes un ‰norme tank m‰canique.  C'est avec la  mŠme assurance stupide
qu'il  escaladait  avec  ses  chenilles en caoutchouc  une  bottine  mise en
travers de sa route.
     - Je ne sais pas €  quoi  vous pensez, dit la poup‰e Jeanne. Mais si je
suis venue ici, vers vous, vers les seules cr‰atures proches de moi, cela ne
signifie  pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous
certains  angles pour le  plaisir de qui  que  ce  soit.  Et  d'une  maniˆre
g‰n‰rale,  je vous prie de prendre en consid‰ration  que  ce n'est pas  avec
vous que je parle... Et pour ce qui est  du travail, je ne  suis pas malade,
je suis  un Štre normal, et des  plaisirs me sont n‰cessaires, comme  € vous
tous. Mais ce n'est  pas le v‰ritable travail, une  espˆce de  faux plaisir.
J'attends toujours le mien, le v‰ritable, mais  le sien non, non et  non. Et
je ne  sais pas pourquoi,  mais quand je commence € penser, je n'arrive qu'€
des absurdit‰s.
     - Eh  bien!... fit la  voix de basse de  Puch.  Dans l'ensemble, oui...
Evidemment... Seulement... Humm...
     - Tout cela  est vrai! commenta une voix nouvelle, extrŠmement jeune et
sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail v‰ritable...
     --  Travail  v‰ritable,  travail  v‰ritable!  grin‡a  venimeusement  le
vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail  v‰ritable. L'Eldorado!
Les mines du  roi Salomon! Ils  viennent  tous me voir avec leurs int‰rieurs
malades, avec leurs  sarcomes, leurs adorables fistules, leurs  app‰tissants
ad‰nodes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin!
Soyons  francs  :  ils gŠnent,  ils  empŠchent de travailler. Je ne sais pas
pourquoi  -  ils d‰gagent peut-Štre  une  odeur  particuliˆre, ou  bien  ils
‰mettent un champ inconnu,  toujours est-il que quand ils se trouvent € c”t‰
de moi je deviens schizophrˆne.  Je me  d‰double. Une moiti‰ de  moi-mŠme  a
soif de volupt‰, essaye  de  saisir et de faire ce qui est n‰cessaire, doux,
d‰sir‰, l'autre tombe  dans la prostration et  se pose sans cesse  les mŠmes
‰ternelles questions : est-ce que ‡a  en vaut la  peine, et pourquoi, est-ce
que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites
quoi, vous travaillez?
     - Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais  comment... De  votre part
c'est  tout de mŠme ‰trange,  je ne m'attendais pas... Je termine le travail
sur un projet d'h‰licoptˆre, et puis aprˆs... J'ai d‰j€ dit que j'avais fait
un tracteur merveilleux, c'‰tait un tel plaisir... Je crois que vous  n'avez
aucune raison de douter de mon travail.
     - Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grin‡a le vieillard. Dites-moi
seulement o™ est ce tracteur?
     -  Allons... Je ne comprends mŠme pas... Comment pourrais-je le savoir?
Et qu'est-ce que  j'en ai € faire? En  ce  moment, ce qui m'int‰resse, c'est
l'h‰licoptˆre.
     - C'est  justement de  cela qu'il  s'agit!  dit l'astrologue. Vous n'en
avez rien € faire. Vous  Štes content de tout. Personne  ne vous ennuie.  On
vous  aide  mŠme! Vous  avez  mis  au monde  un  tracteur en nageant dans le
bonheur,  et  les  gens  vous l'ont aussit”t  enlev‰, pour que vous  ne vous
perdiez pas en  v‰tilles mais que vous puissiez jouir sur  un grand pied. Et
maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non.
     - Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et
d‰cide de se d‰rouiller un peu, de faire  durer le plaisir, de jouer un peu,
de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale,  ou, disons
verticale, c'est un toll‰ g‰n‰ral,  des cris et des clameurs  ‰coeurantes et
n'importe qui sombre dans le d‰sarroi. Mais ai-je dit que  ce  n'importe qui
c'‰tait moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? R‰p‰tez!
     - Et moi, et moi aussi! se mit € jacasser la poup‰e Jeanne. Combien  de
fois me suis-je demand‰ pourquoi ils existent! Car  tout dans le monde  a un
sens, n'est-ce pas?  Et eux, je crois qu'ils n'en  ont pas.  Il  est ‰vident
qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les
analyser,  de prendre un ‰chantillon de la  partie  inf‰rieure, de la partie
sup‰rieure  et du milieu, € chaque fois on se heurte € un mur ou on  passe €
c”t‰, ou alors on s'endort...
     -  Ils  existent  indubitablement, stupide  hyst‰rique que  vous  Štes!
grin‡a l'Astrologue.  Ils ont une partie  sup‰rieure,  une inf‰rieure et une
interm‰diaire,  et  toutes  ces  parties sont remplies de  maladies.  Je  ne
connais  rien  de plus  ravissant, aucune autre  cr‰ature  ne porte en  elle
autant d'objets de d‰lectation  que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de
leur existence?
     - Mais arrŠtez  de tout compliquer!  dit la voix jeune  et sonore.  Ils
sont simplement beaux.  C'est  un  v‰ritable  plaisir de les  regarder.  Pas
toujours, bien s›r, mais imaginez un  jardin. Il pourra Štre  aussi beau que
vous voudrez, mais sans  les hommes  il ne sera pas complet,  il ne sera pas
achev‰. Il doit y avoir au moins une espˆce  d'homme  pour animer le jardin.
Ce peut Štre les petits hommes aux  extr‰mit‰s  nues, qui ne marchent jamais
mais  courent toujours et jettent  des pierres... ou  les hommes moyens, qui
arrachent les fleurs... peu importe. MŠme  les hommes au  poil ‰bouriff‰ qui
courent  sur leurs  quatre extr‰mit‰s.  Un jardin sans eux, ce n'est  pas un
jardin.
     -  On  ne  peut  qu'Štre  afflig‰ en  entendant de  pareilles inepties,
d‰clara le Tank.  Stupide! Les jardins nuisent  €  la visibilit‰, et pour ce
qui  est  des hommes, ils gŠnent perp‰tuellement  tout un  chacun, et il est
tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il
en  soit,  il  suffit  €  n'importe qui de  tirer une  bonne salve  sur  une
construction  o™, pour une raison ou pour  une autre, se trouvent des hommes
pour que disparaisse tout d‰sir de travailler, pour qu'on se sente somnolent
et que celui qui  a fait ‡a, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne
dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des
objections € pr‰senter?
     - On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit
Vinni Puch. Quel que  soit  le  point de d‰part  de la conversation, vous en
venez toujours aux hommes.
     -  Et  pourquoi  pas,  au  fait?  attaqua  imm‰diatement  l'Astrologue.
Qu'est-ce que  ‡a peut  vous  faire? Vous Štes  un opportuniste! Et si  nous
voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.
     - Je vous en prie, je vous en prie,  dit  tristement Vinni Puch. Avant,
nous  parlions  principalement  des  cr‰atures  vivantes,  du  plaisir,  des
projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent €  occuper  une
place  de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-€-dire  dans nos
pens‰es.
     Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de
position -  il  se  coucha sur le c”t‰ et  ramena un  genou vers son ventre.
Vinni  Puch a  tort.  Qu'ils  parlent  des  hommes,  qu'ils  parlent le plus
possible des hommes. Manifestement, ils connaissent trˆs mal les hommes ; et
c'est pour  cela que ce qu'ils disent est int‰ressant. La v‰rit‰ sort  de la
bouche des  enfants. Quand les hommes  parlent d'eux-mŠmes,  c'est soit pour
fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant...
     -  Vous Štes  tous  assez bŠtes dans vos  jugements, dit  l'Astrologue.
Prenez  par exemple le Jardinier. J'espˆre, vous comprenez que je suis assez
objectif pour  aller  au-devant  des plaisirs de mes  camarades. Vous  aimez
planter  des  jardins  et  tracer  des  parcs.  J'admets parfaitement.  Mais
dites-moi de gr‚ce ce que font l€  les hommes? A quoi servent les hommes qui
lˆvent la patte prˆs des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre fa‡on? Je
sens chez vous  une  sorte de nature malade. C'est comme  si en op‰rant  des
glandes,  j'exigeais  pour la  pl‰nitude  de mon  plaisir  que  l'op‰r‰ soit
envelopp‰ dans des chiffons de couleur...
     - C'est  simplement que vous  Štes plut”t sec  de  nature,  remarqua le
Jardinier, mais l'Astrologue ne l'‰coutait pas.
     - Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perp‰tuellement
vos bombes et vos  fus‰es, vous  calculez des corrections-but et vous faites
la  fŠte avec  vos  systˆmes de vis‰e. Est-ce que cela ne vous  est pas ‰gal
qu'il  y  ait ou non des hommes  dans les constructions? Il semblerait qu'au
contraire  vous pourriez penser € vos  camarades, € moi par exemple. Suturer
des plaies! pronon‡at-il rŠveusement. Vous ne pouvez  pas  vous imaginer  ce
que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien d‰chiquet‰e...
     -  Les hommes,  encore  les hommes, fit Vinni Puch sur un ton  afflig‰.
Cela fait la  septiˆme soir‰e  que  nous ne parlons  que  des hommes.  C'est
‰trange € dire, mais  apparemment il s'est cr‰‰ entre les hommes  et vous un
certain lien, encore ind‰termin‰ mais assez solide. La nature de ce lien est
pour moi  tout €  fait obscure,  si  je fais exception pour  vous.  Docteur,
puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une
maniˆre g‰n‰rale, tout ceci me paraŽt ridicule et je crois que le temps  est
venu de...
     - Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu.
     - Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloqu‰.
     - Le temps n'est pas encore venu, je dis, r‰p‰ta le Tank. Certains sont
‰videmment incapables  de savoir si le temps est venu ou non, d'autres -  je
ne les nommerai pas -  ne savent mŠme pas que ce temps doit venir, mais tout
le monde sait trˆs bien qu'il y aura in‰vitablement  un jour o™ il  sera non
seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent € l'int‰rieur des
constructions  mais encore  n‰cessaire! Et  celui qui  ne tire  pas  est  un
ennemi! Un criminel! Le d‰truire! Compris? R‰p‰tez!
     - Je  devine  ce que cela peut Štre, laissa tomber  l'Astrologue sur un
ton  d'une  douceur   inattendue.  Des  plaies  par   d‰chirure...  Gangrˆne
gazeuse... Br›lures radioactives du troisiˆme degr‰...
     - Toujours les  mŠmes phantasmes, soupira la poup‰e Jeanne. Quel ennui!
Quelle tristesse!
     -  Puisque  vous ne pouvez  pas  vous arrŠter de parler des hommes, dit
Vinni  Puch, essayons  si  vous voulez  d'‰lucider  la  nature de  ce  lien.
Essayons de raisonner logiquement...
     - De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesur‰e et ennuyeuse. Si
le lien en question existe, la supr‰matie est exerc‰e soit par eux, soit par
nous.
     - Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous.
     - Qu'est-ce que  c'est  que  la "supr‰matie"? demanda la poup‰e  Jeanne
d'une voix malheureuse.
     -  La  supr‰matie  signifie  dans  le  contexte  en question  "le  fait
d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant € ce qui
est de la formulation du problˆme elle-mŠme, on ne peut la d‰clarer absurde,
mais uniquement correcte, si l'on d‰cide de, raisonner logiquement. Il y eut
un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch
n'y tint plus et demanda : "Alors?"
     - Je n'ai  pas encore ‰clairci le fait de savoir si vous avez d‰cid‰ de
raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.
     - Oui, oui, c'est d‰cid‰, assurˆrent en choeur les machines.
     - Dans  ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils
sont pour vous, soit vous Štes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous
empŠchent d'agir  conform‰ment  aux lois  de votre nature, ils doivent  Štre
‰cart‰s, comme on  ‰carte n'importe quel  obstacle. Si vous  Štes  pour eux,
mais  que cet ‰tat de choses  ne vous  satisfait pas,  ils doivent ‰galement
Štre  ‰cart‰s, comme  on  ‰carte  toutes  les causes  d'un  ‰tat  de  choses
insatisfaisant.  C'est  tout  ce  que je  peux  dire  en  substance de notre
conversation.
     Aprˆs  cela, plus  personne  ne  pronon‡a  un  mot, il y  eut dans  les
containers  un certain  remue-m‰nage, des grincements, des claquements comme
si les  ‰normes jouets se  pr‰paraient  € aller se  coucher, ‰puis‰s par  la
conversation, et l'on  sentait encore  suspendu  dans l'air  un sentiment de
gŠne  g‰n‰ral,  comme  dans  une assembl‰e  de  personnes qui  ont largement
cancan‰ sans ‰pargner, pour le seul plaisir  de faire un bon mot, ni pˆre ni
mˆre et qui sentent soudain qu'elles sont all‰es trop loin.
     - Il y a l'humidit‰ qui se lˆve, grin‡a € mivoix l'Astrologue.
     -  Je  l'avais d‰j€  remarqu‰,  chuchota  la  poup‰e  Jeanne.  C'est si
agr‰able : de nouveaux chiffres...
     - Qu'est-ce qu'elle  a encore cette alimentation, grommela  Vinni Puch.
Jardinier, vous n'auriez pas en r‰serve une batterie de vingt-deux volts?
     -  Je n'ai rien, r‰pondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme
le bruit d'une  feuille de  contre-plaqu‰ arrach‰e, un sifflement m‰canique,
et Perets vit soudain par  l'‰troite fente au-dessus de lui quelque chose de
brillant  qui  se mouvait,  il  lui sembla que quelqu'un  le  regardait dans
l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur
la  pointe  des pieds  dans la lumiˆre lunaire et,  se  lan‡ant € d‰couvert,
courut  vers  la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait €
tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et  le voyaient  si
petit, si pitoyable, si d‰sarm‰  dans la plaine ouverte € tous les  vents et
riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur
lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher.
     Il  d‰passa  un  petit pont  jet‰ par-dessus un ravin ass‰ch‰ et voyait
d‰j€ les lumiˆres des premiˆres maisons de l'Administration quand  il sentit
qu'il  s'essoufflait,   que  ses   pieds  nus  lui  causaient   une  douleur
insupportable. Il voulut s'arrŠter, mais il per‡ut, € travers le bruit de sa
propre respiration, le martˆlement d'une multitude de pieds derriˆre lui et,
perdant € nouveau la tŠte,  il rassembla ses derniˆres forces  et se remit €
courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps,
crachant une bave collante et  visqueuse.  La lune filait en mŠme temps  que
lui et il pensa :  "§a y  est, c'est la fin." Le martˆlement le rejoignit et
une forme blanche, immense,  chaude, comme  un cheval emball‰, apparut € ses
c”t‰s, masquant la lune, puis se d‰tacha en  avant  et commen‡a € s'‰loigner
lentement en  allongeant  sur un rythme furieux de  longues jambes  nues, et
Perets s'aper‡ut que c'‰tait un  homme qui portait un maillot de footballeur
frapp‰ du num‰ro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre,
et il fut encore plus effray‰.  Le  martˆlement multiple derriˆre son dos ne
cessait  pas, on entendait des  g‰missements et  des  cris douloureux.  "Ils
courent, pensa-t-il hyst‰riquement. Ils courent tous! C'est commenc‰! Et ils
courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..."
     II voyait confus‰ment sur les  c”t‰s les cottages de la rue principale,
des visages angoiss‰s, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les
longues jambes du num‰ro 14, parce qu'il ne savait pas o™  il fallait courir
et  o™ ‰tait le salut : "Les  armes se d‰chaŽnent d‰j€ quelque part et je ne
sais pas o™, et je me retrouve encore une fois de c”t‰, mais je ne veux pas.
je  ne  peux pas Štre de c”t‰ maintenant, parce qu'ils sont l€-bas, dans les
caisses, ils ont peut-Štre raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi
mes ennemis..."
     II vola  dans la foule,  qui s'‰carta  devant lui, il vit passer devant
ses yeux un petit drapeau € damiers, des clameurs enthousiastes  retentirent
et quelqu'un de connaissance courut quelques instants € ses c”t‰s,  r‰p‰tant
comme une condamnation : "Ne vous arrŠtez  pas, ne vous  arrŠtez pas..."  II
s'arrŠta alors et aussit”t on l'entoura, on jeta sur ses ‰paules une robe de
chambre  de  satin.  Une voix radiophonique  d‰mesur‰ment  enfl‰e  annon‡a :
"Deuxiˆme, Perets, du groupe de  la Protection scientifique dans le temps de
sept minutes douze  secondes trois dixiˆmes... Attention, voici le troisiˆme
qui arrive!"
     La personne de connaissance,  qui  ‰tait le  Proconsul, disait  : "Vous
Štes formidable, Perets, je ne  m'y attendais pas  du  tout Quand on vous  a
annonc‰ au d‰part, je riais, mais maintenant je vois  qu'il faut  absolument
vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain
vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous
ferai entrer par les  ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai
avec Kim." Perets regarda autour de lui.  Il y  avait  beaucoup de personnes
connues et d'inconnus en  masques  de carton. A peu  de distance  de  l€, on
faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui ‰tait arriv‰ premier.
Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une
grande coupe m‰tallique. Une  banderole qui portait  l'inscription "Arriv‰e"
‰tait  tendue en  travers de la rue et sous la banderole,  les yeux riv‰s au
chronomˆtre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vŠtu d'un strict manteau
noir  dont l'une des  manches s'ornait d'un brassard o™ l'on  lisait : "Juge
principal". "... Et si  vous aviez  couru en tenue  de sport,  grommelait le
Proconsul,  on  aurait pu vous compter  officiellement ce temps."  Perets le
repoussa du coude et s'enfon‡a dans la foule, les jambes flageolantes.
     - ... Plut”t que de  rester chez soi  € suer  de peur, disait quelqu'un
dans la foule, il vaut mieux faire du sport.
     - Je disais la mŠme chose € Domarochinier tout € l'heure. Mais ce n'est
pas une histoire de peur, vous  faites  erreur. Il fallait mettre de l'ordre
dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme
‡a, autant que ce soit pour quelque chose...
     - Et qui  a eu  cette id‰e? Domarochinier! Il ne  perd pas le nord.  Il
sait y faire!
     - §a ne sert € rien pourtant de les faire courir en cale‡on.  Faire son
devoir  en  cale‡on  -  c'est une  chose, c'est  honorable.  Mais  faire des
comp‰titions  en  cale‡on,  c'est  pour  moi  une  erreur  organisationnelle
typique. Je vais ‰crire € ce sujet €...
     Perets  se  d‰gagea  de la  foule  et  remonta  en  chancelant  la  rue
encombr‰e. Il avait des naus‰es, la poitrine lui faisait mal et il imaginait
les autres, dans leurs caisses, ‰tirant leurs cous de m‰tal pour regarder la
foule de gens en cale‡ons avec leurs yeux band‰s et s'effor‡ant vainement de
comprendre quel est  le lien qui les unit € cette foule et ne pouvant pas le
comprendre,  alors que  ce qui leur sert de  sources de patience est  sur le
point de se tarir...
     Il n'y avait pas de lumiˆre dans le cottage de Kim ; € l'int‰rieur,  un
nourrisson pleurait.
     On avait clou‰ des planches sur la porte  de  l'h”tel et  derriˆre  les
fenŠtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aper‡ut
aux fenŠtres du premier ‰tage des visages blŠmes pr‰cautionneusement tourn‰s
vers l'ext‰rieur.
     Les portes de  la  bibliothˆque  s'ouvraient sur un canon au tube d'une
longueur d‰mesur‰e  termin‰ par  un  large  frein  de bouche  tandis  que de
l'autre  c”t‰  de  la rue  un hangar  finissait  de br›ler, et  l'on voyait,
‰clair‰s  par  les flammes pourpres du foyer, des gens en masques  de carton
qui promenaient des d‰tecteurs de mines sur les lieux de l'incendie.
     Perets se dirigea vers  le parc. Mais dans  une ruelle sombre une femme
s'approcha de lui, le prit par la main et l'entraŽna. Perets ne r‰sista pas,
tout lui ‰tait ‰gal. Elle ‰tait toute vŠtue de noir, sa  main ‰tait tiˆde et
douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscurit‰.
     "Alevtina, pensa Perets. Elle  a attendu son heure, pensa-t-il avec une
impudence  non  dissimul‰e. Et  alors?  Elle attendait. Je  ne comprends pas
pourquoi,  je ne comprends pas en ‰change de quoi  je me  suis rendu € elle,
mais c'est moi qu'elle attendait..."
     Ils entrˆrent dans la maison, Alevtina alluma la lumiˆre et dit :
     - Il y a longtemps que je t'attendais ici.
     - Je sais, dit-il.
     -  Et  pourquoi  passais-tu sans  t'arrŠter?  "Oui,  pourquoi  au fait?
pensa-t-il. Sans doute parce que ‡a m'‰tait ‰gal."
     - §a m'‰tait ‰gal, dit-il.
     - Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout.
     Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains € plat sur ses genoux et
la regarda enlever son ch‚le noir et le pendre € un clou - blanche,  pleine,
tiˆde.  Elle  s'enfon‡a dans la  maison  ;  un  chauffebains € gaz se  mit €
ronfler et il y eut un bruit d'eau qui  coule. Ses pieds lui faisaient  trˆs
mal, il leva la jambe et examina  la plante de ses pieds nus. Les coussinets
‰taient couverts  d'un m‰lange de sang  et de poussiˆre qui en s‰chant avait
form‰ des cro›tes noir‚tres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans
l'eau br›lante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur disparaŽtrait
pour faire place € l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire,
pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut."
     - Viens ici, appela Alevina.
     Il  se  leva p‰niblement, avec l'impression que tous  ses os craquaient
douloureusement, boitilla sur le tapis  rouge jusqu'€  la  porte du couloir,
puis  sur  le  tapis  noir et  blanc  du  couloir jusqu'au  renfoncement  o™
s'ouvrait la porte de la salle de  bains avec ses faences  ‰tincelantes, le
ronflement affair‰ de la flamme  bleu du chauffe-bains € gaz et Alevina qui,
pench‰e au-dessus  de  la baignoire, r‰pandait dans l'eau  une poudre  fine.
Pendant qu'il se d‰shabillait, arrachant son linge raidi par  la  boue, elle
agita  l'eau  et un  manteau  de mousse  monta € la surface,  d‰borda de  la
baignoire, et il  se plongea  dans  la mousse neigeuse, fermant  les yeux de
plaisir  et  de  douleur, tandis  qu'Alevtina assise  sur  le  rebord  de la
baignoire le regardait, un sourire caressant au  coin des lˆvres,  si bonne,
si  accueillante  -  et  il n'avait  pas  ‰t‰  une  seule fois  question  de
papiers...
     Elle lui lavait la tŠte et lui, crachotant et s'‰brouant, se disait que
ses  mains ‰taient aussi  fortes et habiles  que celles de sa mˆre - et elle
devait  ‰videmment  savoir  faire aussi  bien  la cuisine...  Puis elle  lui
demanda  :  "Je te frotte le  dos?" Il  se tapota l'oreille de la main  pour
chasser l'eau et le savon et dit : "Bien s›r, naturellement!" Elle lui passa
sur le dos un gant de filasse rŠche et ouvrit le robinet de la douche.
     - Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme ‡a. Je vais vider
l'eau,  en mettre de  la  propre  et je resterai allong‰, avec  toi assise €
c”t‰. S'il te plaŽt.
     Elle arrŠta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.
     - On  est bien!  dit-il. Tu  sais, jamais encore  je n'avais ‰t‰  aussi
bien.
     - Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.
     - Comment pouvais-je savoir?
     -  Et pourquoi est-ce  que tu veux toujours  tout  savoir d'avance?  Tu
aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es mari‰?
     - Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.
     -  C'est  bien  ce que  je  pensais. Evidemment, tu  l'aimais beaucoup?
Comment ‰tait-elle?
     -  Comment ‰tait-elle... Elle  n'avait peur de rien. Elle  ‰tait bonne.
Nous rŠvions souvent de la forŠt.
     - De quelle forŠt?
     - Comment, de quelle forŠt? Il n'y a qu'une forŠt.
     - La n”tre, tu veux dire?
     -  Elle n'est pas €  vous. Elle  existe  pour ellemŠme.  D'ailleurs  en
r‰alit‰  elle  est   peut-Štre  €  nous.  Mais  c'est  difficile  de  se  le
repr‰senter.
     -  Je  n'ai jamais  ‰t‰ dans la forŠt, dit  Alevtina.  On dit que c'est
effrayant.
     -  Ce  qu'on ne  comprend  pas  est  toujours  effrayant.  Il  faudrait
commencer par apprendre €  ne pas avoir  peur de ce qu'on  ne  comprend pas.
Alors tout serait simple.
     - Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si
on   se   racontait  un   peu  moins   d'histoires,  il   n'y  aurait   rien
d'incompr‰hensible.  Et toi,  Pertchik, tu n'arrŠtes pas de te  raconter des
histoires.
     - Et la forŠt?
     - Quoi, la forŠt? Je n'y suis pas all‰e, mais si j'y allais je ne crois
pas que je serais particuliˆrement perdue. L€ o™ il y a la forŠt, il y a des
sentiers,  l€ o™  il  y a des sentiers,  il y a des gens et on peut toujours
s'entendre avec les gens.
     - Et s'il n'y a personne?
     - S'il n'y a personne, il n'y a  rien € y faire. Il faut s'en tenir aux
gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu.
     - Non, dit Perets. Ce n'est pas  si simple.  Avec les gens, moi je suis
perdu. Je ne comprends rien avec les gens.
     - Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple?
     - Je ne comprends  rien. C'est pour ‡a, entre autres, que j'ai commenc‰
€ rŠver € la  forŠt.  Mais maintenant je  vois que  ce n'est pas plus facile
dans la forŠt.
     Elle secoua la tŠte.
     -  Quel  enfant tu  es  encore, dit-elle.  Tu  ne  veux absolument  pas
comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour,  la nourriture et
l'orgueil. Evidemment  tout est embrouill‰ comme  une pelote, mais quel  que
soit le fil que  tu tires, tu arrives  toujours ou € l'amour, ou au pouvoir,
ou € la nourriture...
     - Non, dit Perets. Je ne le veux pas.
     - Mon pauvre ch‰ri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si  tu
veux  ou si tu ne veux pas...  A  moins que  je ne te le demande : Qu'es-tu,
Pertchik, € t'agiter ainsi, que te faut-il?
     -  Je  crois  que  maintenant  il ne me  faut  plus  rien, dit  Perets.
Seulement d‰camper d'ici et me  faire  archiviste...  ou restaurateur. Voil€
tous mes d‰sirs.
     Elle secoua € nouveau la tŠte
     - Je  ne crois  pas. Tu es beaucoup trop compliqu‰.  Il te faut trouver
quelque chose de plus simple.
     Il ne r‰pliqua pas et elle se leva.
     - Voil€ une  serviette. Je t'ai mis du linge  l€. Sors et on prendra du
th‰. Du th‰ et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.
     Perets avait d‰j€  vid‰ l'eau et, debout dans la  baignoire, se s‰chait
avec une grande serviette ‰ponge quand il entendit un tintement de vitres et
l'‰cho lointain  d'un coup sourd. Il se souvint  alors du d‰p”t de mat‰riel,
de Jeanne, la poup‰e stupide hyst‰rique et cria :
     - Qu'est-ce que c'est? O™?
     - C'est la machine qui a explos‰, r‰pondit Alevtina. Ne crains rien.
     -  O™?  O™ a-t-elle explos‰? Au d‰p”t? Alevtina resta quelques instants
silencieuse, apparemment elle regardait par la fenŠtre.
     - Non, dit-elle enfin. Pourquoi au d‰p”t? Dans le parc... Il y  a de la
fum‰e... Et ils courent tous, ils courent...


     On ne  voyait pas  la forŠt.  A sa place, sous la falaise,  des  nuages
s'‰tendaient en une couche dense  jusqu'€  l'horizon. On aurait dit un champ
de glace enneig‰ :  des banquises,  des dunes  de neige,  des trou‰es et  de
crevasses cachant un  abŽme sans  fond : celui qui sauterait du  haut  de la
falaise ne serait pas arrŠt‰ par  la  terre,  par le mar‰cage  tiˆde  ou les
branches tendues  des arbres, mais par la  glace  dure, ‰tincelante sous  le
soleil matinal, couverte d'une  pellicule de neige sˆche et poudreuse, et il
resterait ‰tendu  sur la  glace, plat, immobile  et noir sous  le soleil. On
aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoy‰e, qui
aurait ‰t‰ jet‰e par-dessus la cime des arbres.
     Perets chercha autour  de lui, trouva un caillou, le  fit  sauter d'une
paume € l'autre et se dit que le  bord  de l'€-pic ‰tait vraiment un coin de
rŠve  : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici  des
cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge br›l‰e par le
soleil, et  mŠme  un  oiseau qui se  permettait  de  gazouiller,  il fallait
seulement ‰viter de regarder  vers la droite, vers les luxueuses  latrines €
quatre fenŠtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment
au soleil  leur peinture toute fraŽche.  Il est vrai qu'elles ‰taient  assez
loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer  € imaginer  que  c'‰tait un
kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de mŠme  mieux
valu qu'elles ne soient pas l€.
     C'est peut-Štre €  cause  de ces  latrines  toutes neuves, ‰difi‰es  au
cours  de la  nuit agit‰e qui  avait  pr‰c‰d‰,  que la forŠt se  dissimulait
derriˆre  les nuages.  Mais c'‰tait peu probable. La  forŠt ne se serait pas
emmitoufl‰e  jusqu'€  l'horizon  pour  une  telle  bagatelle, les  hommes ne
pouvaient pas lui faire un tel effet.
     "En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai
tout ce  qu'on me dira de faire,  je ferai des  calculs sur la " mercedes  "
abŽm‰e, je  franchirai  la zone  d'assaut,  je jouerai  aux  ‰checs  avec le
manager et j'essaierai mŠme d'aimer le k‰fir : ce ne doit pas Štre tellement
difficile, puisque la plupart des gens ont r‰ussi € le faire. Et le soir (et
la  nuit  aussi)  j'irai  chez  Alevtina, je  mangerai  de  la  confiture de
framboise et je me reposerai dans  la baignoire du Directeur. C'est mŠme une
id‰e, pensa-t-il  :  s'essuyer avec  la serviette du Directeur, s'envelopper
dans  la robe  de  chambre du Directeur  et se chauffer les pieds  dans  les
chaussettes de  soie du  Directeur.  Deux fois par mois j'irai € la  station
biologique  toucher  la paye  et les  primes,  pas dans  la forŠt mais €  la
station, pr‰cis‰ment, et mŠme pas € la station mais € la caisse, pas pour un
rendez-vous  avec la forŠt ni pour faire la guerre €  la forŠt, mais pour la
paye et  les  primes. Et  le  matin, de bonne  heure, je  viendrai  ici pour
regarder de loin la forŠt et pour lui jeter des cailloux."
     Derriˆre lui les buissons  s'‰cartˆrent bruyamment.  Perets se retourna
avec circonspection :  ce n'‰tait  pas le Directeur, mais encore et toujours
Domarochinier.  Il tenait €  la  main  une ‰paisse chemise et il  s'arrŠta €
quelque  distance,  abaissant  vers  Perets  un  regard  humide.  Il  savait
manifestement quelque  chose, quelque chose d'important  et il avait apport‰
ici, au bord de l'€-pic, cette ‰trange et  angoissante nouvelle que personne
au monde d'autre que lui ne connaissait,  et  il ‰tait manifeste que tout ce
qui  avait cours auparavant n'avait maintenant  plus  de  sens et que chacun
devrait donner tout ce dont il ‰tait capable.
     -  Bonjour, dit-il  en  s'inclinant et en tendant  la chemise € Perets.
Vous avez bien dormi?
     - Bonjour, dit Perets. Merci.
     -  L'humidit‰   est  aujourd'hui  de   soixante-seize  pour  cent,  dit
Domarochinier. Temp‰rature : dixsept  degr‰s.  Vent nul. N‰bulosit‰  : z‰ro.
(Il s'avan‡a sans bruit, les  mains sur  la couture du pantalon, inclina son
corps vers Perets et annon‡a.) Le double-v‰ est ce matin ‰gal € seize...
     - Quel double-v‰? demanda Perets en se levant.
     - Le  nombre de taches,  dit trˆs vite Domarochinier, le regard fuyant.
Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face.
     - Et pourquoi me dites-vous ‡a? demanda Perets d'un ton hostile.
     - Je  vous  demande pardon, dit  h‚tivement  Domarochinier. Cela ne  se
reproduira  plus. Donc  il n'y a que l'humidit‰,  la n‰bulosit‰, le  vent...
hmm... et... Vous ne voulez  pas  non plus  que je vous fasse de rapport sur
les opposants?
     - Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi?
     Domarochinier fit deux pas en arriˆre et inclina la tŠte.
     -  Je  vous demande pardon, dit-il. Il  est possible  que je  vous  aie
ennuy‰,  mais il  y a quelques papiers qui n‰cessitent... sans retard,  pour
ainsi dire... que  vous personnellement... (Il  tendit €  Perets la chemise,
comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport?
     - Vous savez... dit Perets sur un ton mena‡ant.
     - Oui-oui? dit Domarochinier.
     Sans l‚cher la chemise, il se  mit € fouiller  f‰brilement ses  poches,
comme   s'il   cherchait   un   calepin.   Son  visage   ‰tait  devenu  bleu
d'empressement.
     "L'imb‰cile, le fichu imb‰cile, pensa Perets en essayant de se dominer.
Qu'est-ce qui lui prend?"
     -  C'est  stupide,  dit-il  aussi  calmement  qu'il  le  pouvait.  Vous
comprenez? C'est stupide et ‡a n'a rien d'amusant.
     - Oui-oui, dit Domarochinier.  (Courb‰, serrant la  chemise  entre  son
coude  et  sa  hanche,  il  griffonnait  d‰sesp‰r‰ment  des  mots   sur  son
bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui?
     - Qu'est-ce que vous ‰crivez? demanda Perets.
     Domarochinier lui jeta an regard apeur‰ et lut :
     "Quinze juin...  heure  :  sept quarante-cinq...  lieu :  au-dessus  de
l'€-pic..."
     -  Ecoutez, Domarochinier, dit  Perets avec colˆre. Qu'est-ce que  vous
voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous  avez €  me coller au train
tout  le temps  comme  ‡a?  §a  suffit,  il y  en  a  assez!  (Domarochinier
‰crivait.)  Votre  plaisanterie  est  plut”t  stupide,  vous  n'avez  pas  €
m'espionner. Vous devriez avoir honte, € votre ‚ge.  Mais arrŠtez  d'‰crire,
cr‰tin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre  gymnastique;
ou de vous laver, regardez un peu € quoi vous ressemblez! Peuh!...
     Les  doigts tremblant de rage, 1  entreprit de boucler les  laniˆres de
ses sandales
     - C'est  vrai,  ce  qu'on dit  de vous, que vous Štes  toujours  fourr‰
partout  € noter toutes les conversations. Je croyais  que ‡a faisait partie
de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte
pas ce  genre  de choses en g‰n‰ral, mais  vous, vous  d‰passez  vraiment la
mesure...
     Il  se releva et  vit Domarochinier  fig‰ au  garde € vous.  Des larmes
coulaient sur ses joues.
     - Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarm‰.
     - Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.
     - Vous ne pouvez pas quoi?
     - La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver...
     - Seigneur J‰sus, dit Perets. Si  vous ne pouvez pas, ne le faites pas,
je  disais  ‡a simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin € me suivre?
Comprenez-moi,   je  n'ai   rien  contre   vous,   mais  c'est   extrŠmement
d‰sagr‰able...
     - §a ne se reproduira pas! s'‰cria avec transport Domarochinier. Jamais
plus.
     Les larmes sur ses joues s'‰taient s‰ch‰es en un instant.
     - Bon, ‡a suffit, dit Perets, fatigu‰,  en s'enfon‡ant  €  travers  les
buissons.
     Domarochinier s'accrochait € ses pas.
     "Vieux paillasse, pensa Perets. Tar‰..."
     - Trˆs urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument
indispensable... Votre attention personnelle...
     Perets se retourna.
     - Qu'est-ce  que  vous  fourez,  enfin? s'‰cria-t-il.  Si c'est pour ma
valise, rendez-la-moi, o™ l'avezvous trouv‰e?
     Domarochinier posa la  valise par terre et commen‡a € ouvrir la bouche,
au bord de l'asphyxie,  mais Perets  ne le laissa  pas parler  et saisit  la
poign‰e de la  valise. Alors  Domarochinier,  qui n'avait rien  pu  dire, se
coucha € plat ventre sur la valise.
     - Rendez-moi ma valise! dit Perets, glac‰ de fureur.
     - Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses
genoux.
     La chemise le gŠnait, il la prit entre ses dents et ‰treignit la valise
entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poign‰e.
     - Cessez ce scandale! dit-il. Imm‰diatement!
     Domarochinier  secoua   la  tŠte  et  murmura  quelque   chose.  Perets
d‰boutonna son col et jeta un regard d‰sempar‰ autour de lui. A l'ombre d'un
chŠne pas trˆs loin de l€ se trouvaient, pour  une raison ind‰termin‰e, deux
ing‰nieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressˆrent
et  claquˆrent  les  talons.  Alors Perets, jetant tout autour  de  lui  des
regards de bŠte  traqu‰e, enfila  pr‰cipitamment l'all‰e qui menait vers  la
sortie du parc. Il croyait avoir d‰j€ tout vu, mais cette fois... Ils ont d›
se donner le mot, pensait-il fi‰vreusement...  Il faut courir,  courir. Mais
courir o™? Il sortit du parc et allait  prendre la  direction de la  cantine
quand il trouva  € nouveau  sur son chemin  Domarochinier,  un Domarochinier
sale  et  effrayant. Il ‰tait l€, la  valise sur l'‰paule,  son visage  bleu
inond‰ de larmes, €  moins que ce ne f›t d'eau ou de sueur. Ses yeux, voil‰s
par une  pellicule blanche, erraient,  et il  serrait  contre sa poitrine la
chemise o™ ses dents avaient laiss‰ leur empreinte.
     -  Pas  ici, je  vous  en supplie,  r‚la-t-il. Dans le bureau...  C'est
insupportablement   urgent...   Et   par  ailleurs   les   int‰rŠts   de  la
subordination...
     Perets fit un  ‰cart  pour  l'‰viter  et  remonta  en  courant  la  rue
principale. Les gens sur les trottoirs  restaient fig‰s, inclinaient la tŠte
en roulant  des  yeux  ‰carquill‰s.  Un  camion  qui  venait d'en  face,  se
dirigeant  vers lui, freina avec un hurlement sauvage,  percuta un kiosque €
journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencˆrent €
se mettre en rangs par deux.  Un garde  passa au pas de parade en pr‰sentant
les armes...
     Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva €
chaque fois  Domarochinier  sur  son  chemin. Domarochinier ne  pouvait plus
parler, il ne  faisait  que  pousser  des  grognements  et  des  meuglements
inarticul‰s  en  roulant  des  yeux  suppliants. Perets  courut  alors  vers
l'immeuble de l'Administration.
     "Kim,  pensait-il fi‰vreusement.  Kim ne per mettra pas... A moins  que
lui  aussi?... Je  m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient...  Je
frapperai € coups de pied... maintenant ‡a m'est ‰gal..."
     II  fit irruption dans  le hall d'entr‰e et au mŠme moment un orchestre
au grand complet entama avec des ‰clats de cuivres une marche triomphale. Il
vit   des  visages  tendus,  des   yeux  ‰carquill‰s,   des  torses  bomb‰s.
Domarochinier le  rejoignit  et  se  lan‡a  € sa poursuite  dans  l'escalier
d'honneur,  sur les tapis framboise que personne ne  se permettait jamais de
fouler, € travers  des  salles inconnues  € deux rang‰es de fenŠtres, devant
des gardes en uniforme  de parade avec d‰corations pendantes, sur un parquet
cir‰  et glissant, le poursuivit dans l'escalier,  vers  le troisiˆme ‰tage,
dans  une galerie de  portraits,  et  €  nouveau dans  l'escalier,  vers  le
quatriˆme ‰tage,  devant  une haie de jeunes filles  fard‰es et fig‰es comme
des  mannequins  et,  enfin  l'accula  dans  une sorte de somptueuse impasse
‰clair‰e  par  des  lampes  lumiˆre  du  jour.  Au  bout,  se  trouvait  une
gigantesque porte revŠtue  de cuir qui portait la plaquette  "Directeur". Il
‰tait impossible d'aller plus loin.
     Domarochinier  le rattrapa, se faufila  sous  son coude, poussa un r‚le
effrayant, un  r‚le d'‰pileptique, et ouvrit devant  lui la porte  de  cuir.
Perets entra, enfon‡a  ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfon‡a
tout son Štre dans la  p‰nombre s‰vˆre et autoritaire de portes endeuill‰es,
dans l'ar”me noble du tabac de prix, dans un silence ouat‰, dans la s‰r‰nit‰
grave et mesur‰e d'une existence ‰trangˆre.
     - Bonjour, lan‡a-t-il dans le vide,
     Mais il n'y avait personne derriˆre l'immense bureau. Personne dans les
vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du
martyr Selivan sur un tableau g‰ant qui occupait tout le mur de c”t‰.
     Derriˆre lui, Domarochinier laissa lourdement tomber  la valise. Perets
tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui pr‰sentait
la chemise comme un plateau vide. Ses yeux ‰taient morts, vitreux. Il ne  va
pas tarder € mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.
     - Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, € bout de souffle. Sans le
visa  du  Directeur,  impossible...  personnel... jamais  je  ne  me  serais
permis...
     - Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible  soup‡on commen‡ait €  se
faire jour dans son esprit.
     - Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible...
     Perets s'appuya sur  la table et, se retenant  € la surface  polie,  la
contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut Štre  le  plus proche. Il se
laissa tomber entre les bras  de cuir  frais et d‰couvrit  €  sa gauche  une
batterie de t‰l‰phones multicolores, € sa droite des volumes reli‰s grav‰s €
l'or, devant lui un  encrier monumental repr‰sentant Tannha›ser et  V‰nus et
au-dessus  de  lui  les yeux blancs  et  implorants de  Domarochinier et  la
chemise tendue. Il ‰treignit les accoudoirs et pensa :
     "Ah! c'est comme  ‡a? Bande  de fripouilles, de salauds,  d'esclaves...
c'est  comme  ‡a,  hein? Racaille,  larbins, faces  de carton...  trˆs bien,
puisque c'est comme ‡a..."
     -  Cessez  d'agiter  cette  chemise  au-dessus  de   la  table,  dit-il
s‰vˆrement. Donnez-la ici.
     Le bureau s'anima, des  ombres passˆrent, un petit tourbillon se  forma
et Domarochinier  se trouva €  ses  c”t‰s, un peu  en retrait  derriˆre  son
‰paule  gauche. La chemise pos‰e sur  la table  parut  s'ouvrir toute seule,
d‰couvrant  des  feuilles  de beau papier sur lesquelles il lut, imprim‰  en
capitales, le mot : "PROJET".
     - Je vous remercie, dit-il s‰vˆrement. Vous pouvez aller.
     Il y eut € nouveau un tourbillon, une l‰gˆre  odeur de sueur s'‰leva et
disparut, et Domarochinier  se  trouva €  la  porte, en train  de  sortir  €
reculons, le corps inclin‰ en avant pour saluer, les mains sur la couture du
pantalon - effrayant, pitoyable et prŠt € tout.
     - Un instant, dit Perets.
     Domarochinier se figea.
     - Vous pouvez tuer un homme?
     Domarochinier n'h‰sita pas. Il prit un calepin et pronon‡a :
     - Je vous ‰coute!
     - Et vous suicider? demanda Perets.
     - Quoi? demanda Domarochinier.
     - Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.
     Domarochinier  disparut.  Perets s'‰claircit la gorge et se  passa  les
mains sur le visage.
     - Supposons, dit-il € voix haute. Et ensuite?
     Il vit sur la  table un agenda, tourna la page et lut ce qui ‰tait not‰
pour  la journ‰e en  cours.  L'‰criture  de  l'ancien Directeur le d‰‡ut. Le
Directeur ‰crivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur  de
calligraphie.
     "Chefs  de groupe  9.30.  Revue  de pieds  10.30.  Voir poudre. Essayer
k‰fir-z‰fir. Machinisation. Bobine : qui l'a vol‰e? Quatre bulldozers!!!"
     "Au  diable  les  bulldozers,  pensa  Perets, c'est  termin‰  : plus de
bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines € scier de l'Eradication...
Ce serait pas  mal de castrer Touzik  au  passage, mais  c'est pas possible.
Dommage...  Et il  y  a  aussi  ce d‰p”t  de machines.  Je le  ferai sauter,
d‰cida-t-il. Il imagina l'Administration,  vue d'en haut, et comprit qu'il y
avait  beaucoup de  choses € faire sauter.  Beaucoup  trop... N'importe quel
imb‰cile peut faire sauter des choses", se dit-il.
     Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de  papier,  des crayons
us‰s,  deux odontomˆtres de philat‰liste  et par-dessus  le  tout une  patte
d'‰paule de g‰n‰ral dor‰e. Une seule. Il chercha la  seconde,  en retournant
les feuilles de  papier,  se  piqua  le doigt €  une  punaise  et trouva  le
trousseau de  clefs  du  coffre-fort.  Le  coffre se trouvait  dans  un coin
‰loign‰, c'‰tait un coffre trˆs ‰trange, d‰guis‰ en desserte. Perets se leva
et traversa  le  bureau  pour  gagner le coffre, remarquant  au  passage  de
nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarqu‰es au premier abord.
     Sous  une  fenŠtre  se trouvait  une crosse  de  hockey, flanqu‰e d'une
b‰quille  et d'une jambe artificielle chauss‰e  d'un bottillon et munie d'un
patin €  glace  rouill‰. Tout  au fond du bureau  s'ouvrait une autre  porte
barr‰e par une corde sur laquelle ‰taient pendus des slips noirs et quelques
chaussettes,  dont certaines  ‰taient  trou‰es.  Sur la porte elle-mŠme, une
plaquette de m‰tal  noirci qui portait  l'inscription grav‰e  "BETAIL".  Sur
l'appui  de la fenŠtre, € demi cach‰ par un rideau, un petit aquarium rempli
d'une eau claire et transparente abritait des  algues multicolores au milieu
desquelles  un  axolotl  gras  et  noir  remuait  rythmiquement  ses   oues
branchues.  Et  derriˆre  le  tableau  qui repr‰sentait l'exploit de Selivan
‰mergeait  un somptueux  b‚ton  de  chef d'orchestre,  avec  des  queues  de
cheval...
     Perets  s'affaira auprˆs du coffre, mit un  certain temps € trouver les
bonnes  clefs  et parvint finalement € ouvrir  la  lourde  porte blind‰e. La
contre-porte ‰tait tapiss‰e de photos l‰gˆres d‰coup‰es dans des revues pour
hommes, mais le coffre ‰tait presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont
le verre  gauche ‰tait cass‰, une casquette chiffonn‰e  orn‰e  d'une cocarde
‰trange, et la photographie d'une  famille  inconnue (le pˆre -  arborant un
rictus qui d‰couvrait toutes ses dents, la mˆre - la bouche en cul de poule,
et deux enfants en uniforme de Cadets).  Il y avait aussi un parabellum bien
astiqu‰, soigneusement entretenu,  avec une seule balle  dans le  canon, une
autre  patte d'‰paule de g‰n‰ral  et  une croix de fer  avec des feuilles de
chŠne.  Le coffre contenait  encore  une pile  de chemises, toutes vides,  €
l'exception  de  la derniˆre,  tout  en bas  de la pile,  o™ se trouvait  le
brouillon  d'une note  de  service  qui envisageait les sanctions €  prendre
contre  le  chauffeur Touzik  pour  nonfr‰quentation syst‰matique  du  mus‰e
historique de l'Administration. "Bien fait pour  lui,  la crapule,  marmonna
Perets. Il ne va mŠme  pas au mus‰e...  Il  va  falloir donner suite € cette
affaire..."
     "Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce  que c'est  que cette  histoire? Il
n'est  tout de  mŠme pas  le nombril  du  monde, non? Enfin,  en un  sens...
K‰firomane, coureur r‰pugnant, glandouilleur syst‰matique... d'ailleurs tous
les  chauffeurs sont  des glandouilleurs... non, il faut que ‡a  cesse  : le
k‰fir, la partie  d'‰checs pendant les heures de travail.  Et Kim, qu'est-ce
qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui d‰raille? -  A moins que ce
ne soit justement  ce qu'il faut, des  espˆces de processus stochastiques...
Ecoute,  Perets,  tu  ne  sais  vraiment  pas  grand-chose.  Tout  le  monde
travaille. Il n'y a presque  pas de tire-au-flanc. Ils travaillent  la nuit,
ils sont  tous  occup‰s,  personne n'a  de temps. Les notes de service  sont
observ‰es, je le sais, j'en ai fait  l'exp‰rience. Apparemment, tout va bien
:  les  gardiens   gardent,  les  conducteurs   conduisent,  les  ing‰nieurs
construisent,   les   chercheurs   ‰crivent   des  articles,  les  caissiers
distribuent  de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il,  peut-Štre  qu'aprˆs
tout ce manˆge  n'existe  que  pour  que  tout le  monde  travaille? Un  bon
m‰canicien  r‰pare une  voiture  en  deux heures.  Et aprˆs?  Les vingt-deux
heures  restantes?  Et  si  en  plus les  voitures  sont  conduites par  des
travailleurs  exp‰riment‰s qui ne  les  abŽment pas?  La  solution  s'impose
d'elle-mŠme : mettre le bon  m‰canicien aux cuisines, et les cuisiniers € la
m‰canique.  Il ne  s'agit  pas seulement  de  remplir  vingt-deux  heures  -
vingt-deux ans.  Non, il y a  une certaine logique  l€-dedans. Tout le monde
travaille, tout le monde fait son  devoir  d'homme... pas comme de vulgaires
singes... Et ils acquiˆrent des sp‰cialit‰s nouvelles... Finalement il n'y a
aucune logique l€-dedans,  c'est  le g‚chis complet, pas  de  la  logique...
Seigneur, je suis  l€ € rester  plant‰ comme un piquet et  ils  salissent la
forŠt, ils la d‰truisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque
chose  au plus  vite, maintenant  je  r‰ponds de chaque  hectare,  de chaque
chiot, de chaque ondine, maintenant je r‰ponds de tout..."
     II  commen‡a €  s'agiter,  referma tant bien  que  mal  le  coffre,  se
pr‰cipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit  du tiroir
une feuille de papier vierge.
     "II  y  a ici  des  milliers de  personnes,  pensa-t-il. Des traditions
‰tablies, des  modes  de  relations fix‰s,  ils  vont rire  de moi... Il  se
souvint   de  Domarochinier,  suant  et  pitoyable,  et   de  lui-mŠme  dans
l'antichambre  du Directeur. Non, ils ne  riront  pas. Ils vont pleurer, ils
iront se plaindre  € ce... € ce  M. Ah...  Ils vont s'‰gorger  les  uns  les
autres... Mais  pas rire. C'est  ‡a  le  plus  terrible, pensa-t-il.  Ils ne
savent pas  rire, ils ne  savent  pas ce que c'est et € quoi  ‡a  sert.  Des
hommes,  pensa-t-il.  De  tout petits  hommes,  des homuncules. Il  faut  la
d‰mocratie, la libert‰ d'opinion, la libert‰ de protestation et d'invective.
Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez!  Protestez et riez...
Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse  et  avec
passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualit‰
du k‰fir, contre la mauvaise nourriture € la cantine, ils invectiveront avec
une  passion particuliˆre  le balayeur  pour  les  rues  qui n'ont  pas  ‰t‰
balay‰es depuis un an, ils  injurieront le chauffeur  Touzik pour  son refus
syst‰matique de fr‰quenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux
latrines sur  l'€-pic...  Non, je  commence € m'embrouiller,  pensa-t-il. Il
faut proc‰der par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?"
     II se mit € couvrir une feuille d'une ‰criture rapide et illisible :
     ""  Groupe de  l'Eradication de  la forŠt, groupe d'Etude  de la forŠt,
groupe  de la Protection arm‰e  de la forŠt, groupe d'Aide  € la  population
locale de la forŠt... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. "  Groupe de la
P‰n‰tration  du  g‰nie  ds.  for. " Et puis... ''  Groupe  de la  Protection
scientifique for. "  Voil€, ‡a a l'air d'Štre tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils
font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demand‰ ce qu'ils faisaient. Il ne
m'est   mŠme  jamais  venu   €  l'esprit  de  me  demander  ce  que  faisait
l'Administration en g‰n‰ral. Comment on  pouvait concilier l'Eradication  et
la Protection de  la forŠt,  et  en plus aider  la population locale... Bon,
voil€  ce  que  je  vais  faire,  pensa-t-il. D'abord,  plus  d'Eradication.
Eradiquer l'Eradication. La P‰n‰tration du g‰nie aussi, ‰videmment. Ou alors
qu'ils travaillent en haut,  de toute  fa‡on ils n'ont rien € faire en  bas.
Ils  peuvent  d‰monter  leurs  machines,  construire  une route correcte  ou
combler  ce  marais putride...  Qu'est-ce  qu'il  reste alors?  Il  y  a  la
Protection arm‰e.  Avec leurs chiens loups. Tout de mŠme, dans l'ensemble...
Il  faut tout  de mŠme  prot‰ger la forŠt. Seulement voil€... (Il ‰voqua les
tŠtes  des  gardes  qu'il connaissait et se  mordilla  les  lˆvres d'un  air
dubitatif.)  M-oui... Bon,  admettons. Et l'Administration, elle sert € quoi
alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?"
     II se sentit tout d'un coup € la fois joyeux et angoiss‰.
     - Mais oui, c'est ‡a, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre  tout. Qui
est  mon juge? Je suis le Directeur, je  suis le chef. Une note de service -
et termin‰!"
     II entendit alors le bruit de pas lourds.  Quelque part  tout prˆs. Les
verres  du lustre tintˆrent, les chaussettes  qui s‰chaient  sur la corde se
balancˆrent. Il se leva et s'approcha sur  la pointe des  pieds de la petite
porte qui se trouvait au fond de la piˆce. Derriˆre, quelqu'un marchait d'un
pas in‰gal, comme  titubant,  mais on n'entendait rien  d'autre,  et  il n'y
avait mŠme pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets
pesa doucement sur  la poign‰e, mais la porte ne  c‰da  pas. Il approcha les
lˆvres  de  la  fente et demanda €  haute  voix : "Qui  est l€?" Personne ne
r‰pondit,  mais les pas ne cessˆrent pas, comme s'il y  avait  eu un ivrogne
dehors  en train de zigzaguer. Perets manipula  encore une  fois la poign‰e,
haussa les ‰paules et revint € sa place.
     "Dans l'ensemble, le pouvoir a  ses  avantages, pensa-t-il. Je ne  vais
‰videmment  pas  dissoudre  l'Administration,  ce   serait  idiot,  pourquoi
dissoudre une organisation toute prŠte, bien huil‰e? Il  faut simplement  la
remettre  dans le  droit chemin,  l'appliquer €  quelque  chose de  s‰rieux.
Cesser  d'envahir  la  forŠt,  renforcer  au contraire  son  ‰tude prudente,
essayer de se mettre  en rapport avec elle, d'apprendre € son contact... Ils
ne comprennent mŠme pas ce que c'est que la forŠt. La forŠt! Pour  eux c'est
du bois d'abattage...  Leur apprendre € aimer la  forŠt, €  la  respecter, €
vivre  la vie  qu'elle vit... Non, il  y a beaucoup de  travail.  Du travail
v‰ritable, du travail  s‰rieux. Et  il se trouvera des gens  -  Kim, Stoan,
Rita.. Et  pourquoi pas  le  manager?...  Alevtina...  Et finalement  ce Ah,
aussi,  c'est  un personnage, il est pas bŠte, mais il a  rien de  s‰rieux €
faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en
voir! Bon, et maintenant, o™ en sont les affaires courantes?
     Il attira le dossier € lui. La premiˆre page ‰tait ainsi r‰dig‰e :
     PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE
     1. Au  cours  de  l'ann‰e  ‰coul‰e,  l'Administration  de  la  forŠt  a
substantiellement am‰lior‰ son travail  et a atteint des indices ‰lev‰s dans
tous  les domaines de son activit‰. Des centaines d'hectares  de  territoire
forestier ont ‰t‰ conquis, ‰tudi‰s, am‰nag‰s et plac‰s sous la sauvegarde de
la Protection scientifique  et arm‰e.  La  maŽtrise des sp‰cialistes  et des
travailleurs du rang croŽt de jour en  jour.  L'organisation s'am‰liore, les
d‰penses improductives  diminuent.  Les  barriˆres bureaucratiques et autres
obstacles extraproductifs sont lev‰s les uns aprˆs les autres.
     2. Cependant,  €  c”t‰ des r‰alisations effectu‰es, l'action n‰faste de
la deuxiˆme loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres
continue €  s'exercer, abaissant  quelque peu le niveau  ‰lev‰  des indices.
Notre t‚che la  plus urgente r‰side maintenant dans la suppression des faits
de hasard qui engendrent le  chaos, troublent le rythme commun et provoquent
une baisse des cadences.
     3.  Compte  tenu de ce  qui  pr‰cˆde,  il  est propos‰ de consid‰rer  €
l'avenir toute manifestation  de faits de hasard comme contraire aux lois et
contredisant  l'id‰al  d'organisation,  et l'implication dans  des  faits de
hasard (probabilisme) comme un  acte  criminel on, si l'implication dans des
faits de hasard (probabilisme) n'entraŽne pas  de cons‰quences graves, comme
une trˆs s‰rieuse violation de la discipline du travail et de la production.
     4. La  culpabilit‰ des personnes  impliqu‰es dans des faits  de  hasard
(activit‰s probabilistiques) est d‰finie et mesur‰e par les articles du Code
criminel N 62, 64, 65 (€ l'exclusion des  par. S et 0), 113 et 192 par. K ou
§§ du Code administratif 12, 15 et 97.
     NOTA  :  L'issue  mortelle d'une  implication dans  un  fait  de hasard
(probabilisme) n'a pas en  tant que telle valeur de circonstance disculpante
ou att‰nuante. La condamnation ou  la  sanction sera dans ce cas prononc‰e €
titre posthume.
     5.  La pr‰sente directive prend  effet  € partir  du... mois... jour...
ann‰e. Elle n'a pas d'effet r‰troactif.
     Sign‰ : Le Directeur de l'Administration. (...)
     Perets passa sa langue sur ses lˆvres sˆches et tourna la  page. Sur la
suivante se  trouvait une note de service concernant la mise en jugement  de
l'employ‰ Kh. du groupe de  la Protection scientifique. Item, conform‰ment €
la directive sur < l'instauration  de  l'ordre" "pour indulgence  pr‰m‰dit‰e
pour  la loi  des grands nombres s'‰tant  traduite  par une glissade  sur la
glace avec l‰sion concomitante de  l'articulation  tibia-tarsienne, laquelle
implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11
mars de l'ann‰e  en cours",  il est propos‰  que l'employ‰ Kh soit d‰sormais
d‰sign‰ sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item...
     Perets claqua  des dents et regarda le  feuillet suivant. C'‰tait aussi
une   note  de  service  concernant   l'application  d'une  peine   d'amende
administrative correspondant € quatre mois de salaire au maŽtre de chiens G.
de Montmorency du groupe  de la Protection  arm‰e "pour s'Štre  imprudemment
permis d'Štre frapp‰ par une d‰charge atmosph‰rique (foudre)". Suivaient des
prescriptions   concernant    les   cong‰s,   des   demandes    d'allocation
exceptionnelle en raison de la perte du  soutien  de  famille  et  une  note
explicative  d'un certain  J.  Lumbago  €  propos de  la  disparition  d'une
bobine...
     - Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets € haute voix.
     Il ‰tait en nage. Le projet  ‰tait tap‰ sur du  papier couch‰ € tranche
dor‰e.  "II faudrait que j'en parle  € quelqu'un,  ou  je  vais m'y perdre",
pensa-t-il.
     L€-dessus la  porte  s'ouvrit  et  Alevtina  p‰n‰tra  dans  le  bureau,
poussant devant elle une  table  €  roulettes. Elle ‰tait habill‰e  avec une
‰l‰gance  recherch‰e et une  expression s‰rieuse et austˆre ‰tait peinte sur
son visage soigneusement maquill‰.
     - Votre petit d‰jeuner, dit-elle d'une voix apprŠt‰e.
     - Fermez  la  porte  et venez  ici,  dit Perets. Elle  ferma  la porte,
repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avan‡a vers Perets.
     - Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?
     - Regarde, dit Perets. Encore des bŠtises! Lis un peu.
     Elle s'assit  sur l'accoudoir, passa  autour  du cou de Perets  un bras
gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
     -  Je ne sais  pas, dit-elle.  Tout  est correct. Qu'y a-t-il?  Tu veux
peut-Štre que  je  t'apporte  le  Code criminel? Le Directeur  pr‰c‰dent lui
aussi n'avait pas compris un seul article.
     - Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code,  qu'est-ce
que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?
     - Je l'ai  lu, et  je  l'ai  mŠme  tap‰.  Et  j'ai  corrig‰  le  style.
Domarochinier ne sait pas  ‰crire,  et c'est seulement ici  qu'il a appris €
lire...  A  propos, poussin, Domarochinier  attend  dans  l'antichambre,  tu
devrais  le  recevoir pendant  le  d‰jeuner, il aime  ‡a.  Il  te  fera  des
tartines...
     - Mais je me fous de Domarochinier!  dit Perets. Explique-moi plut”t ce
que je...
     - Il ne faut pas se foutre  de Domarochinier, r‰pliqua  Alevtina. Tu ne
comprends encore rien, poussin, tu  ne comprends rien... (Elle appuya sur le
nez  de Perets,  comme sur  un  bouton  de sonnette.)  Domarochinier  a deux
blocs-notes. Dans l'un il inscrit  qui a dit quoi - pour le  Directeur  - et
dans  l'autre  ce qu'a  dit le  Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l'oublie
pas.
     -  Attends,  dit  Perets, il  faut  que  je  te demande conseil.  Cette
directive... ce d‰lire... je ne vais pas le signer.
     - Comment ‡a, tu ne vas pas?
     - Comme ‡a. Je ne lˆverai pas la main pour signer cette chose.
     Le visage d'Alevtina se fit s‰vˆre.
     -  Poussin, dit-elle. Ne te  bute pas. Signe. C'est trˆs urgent. Aprˆs,
je t'expliquerai tout, mais maintenant...
     - Mais qu'est-ce qu'il y a € expliquer l€-dedans? dit Perets.
     - Si tu ne comprends pas, c'est qu'il faut t'expliquer. Donc, aprˆs, je
t'expliquerai.
     -  Non, explique-moi  maintenant,  dit Perets.  Si tu peux.  Ce dont je
doute.
     Alevtina  l'embrassa  sur  la  tempe  et  regarda  sa montre  d'un  air
pr‰occup‰.
     - Voyons, mon petit... Bon, d'accord, allons-y si tu veux.
     Elle s'assit  sur la  table,  les mains  €  plat  sous ses  cuisses, et
commen‡a, les yeux fix‰s dans le vague au-dessus de la tŠte de Perets :
     - Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne
date  pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est un  vecteur dont l'origine  se perd
dans la nuit des temps. Actuellement, il est mat‰rialis‰  par les ordres  et
directives existant. Mais il s'enfonce aussi trˆs loin dans  le futur, o™ il
attend encore d'Štre mat‰rialis‰. C'est comme une route qui se construit sur
un terrain d‰termin‰. L€ o™ se termine  l'asphalte, tournant  le- dos  €  la
portion d‰j€ faite,  se trouve un niveleur qui  regarde dans son th‰odolite.
Ce niveleur, c'est toi. La ligne imaginaire qui  passe  par l'axe optique du
th‰odolite, c'est le vecteur  administratif non encore mat‰rialis‰ que tu es
le seul € voir et qu'il t'appartient de mat‰rialiser. Tu comprends "
     - Non, dit fermement Perets.
     - §a ne fait  rien, ‰coute encore... De mŠme que  la  route ne peut pas
tourner arbitrairement € droite ou € gauche,  mais doit suivre l'axe optique
du  th‰odolite,  de  mŠme  chaque  directive  administrative  doit  Štre  le
prolongement logique de toutes celles qui ont pr‰c‰d‰... Poussin, ne cherche
pas € approfondir,  je ne le comprends pas moi-mŠme, mais c'est un bien, car
l'approfondissement  engendre le doute, le doute engendre le pi‰tinement sur
place - c'est la mort de tout activit‰ administrative,  et par cons‰quent la
tienne, la mienne...  C'est ‰l‰mentaire. Qu'il ne se passe pas un jour  sans
directive, et tout sera dans l'ordre. Cette directive sur  l'instauration de
l'ordre, elle n'est  pas suspendue en l'air, elle  est  li‰e  € la directive
pr‰c‰dente sur la non-d‰croissance,  laquelle est  li‰e € la note de service
sur  la  non-grossesse, et cette  note de service  d‰coule logiquement de la
prescription sur l'excitabilit‰ excessive, et cette prescription...
     -  ArrŠte ces stupidit‰s! dit Perets. Montre-moi  ces prescriptions  et
ces notes  de service... Non, montre-moi plut”t la premiˆre note de service,
celle qui remonte € la nuit des temps...
     - Mais pour quoi faire?
     - Comment, pour quoi faire? Tu dis qu'elles  se suivent logiquement. Je
ne te crois pas.
     - Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout  ‡a. Je te montrerai tout ‡a.
Tu pourras lire tout ‡a avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n'y
a pas eu de directive avant-hier,  il n'y a pas  eu de directive hier. On ne
peut pas prendre en  compte cette petite notule sur la machine qu'il fallait
attraper,  et en  plus  c'‰tait une prescription orale...  Combien de  temps
crois-tu que  l'Administration  puisse  rester  sans  directives? Depuis  ce
matin, c'est d‰j€ le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les
lampes grill‰es, tu te rends compte? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais
il faut signer  la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu r‰unis
les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui  les r‰chauffe, et aprˆs
je  t'apporterai  tout  ce  que  tu  voudras.   Tu  pourras  lire,  ‰tudier,
approfondir... quoiqu'il vaudrait mieux, ‰videmment, que tu n'approfondisses
pas.
     Perets  se prit le visage  entre les mains et hocha  la tŠte.  Alevtina
sauta vivement € bas de la table, trempa la plume dans la boŽte cr‚nienne de
V‰nus et tendit le porte-plume € Perets.
     - Allons, ch‰ri, ‰cris vite...
     Perets prit la plume et demanda d'une voix plaintive :
     - Mais je pourrai l'annuler, aprˆs?
     - Bien s›r, poussin, bien s›r, dit Alevtina.
     Perets sentit qu'elle mentait, et rejeta la plume.
     - Non,  dit-il.  Non  et  non. Je  ne signerai pas. Pourquoi est-ce que
j'irai  signer ce  d‰lire,  alors qu'il y  a  manifestement  des dizaines de
directives,  d'ordonnances, de notes de service raisonnables et sens‰es, qui
seraient n‰cessaires, r‰ellement n‰cessaires dans cette p‰taudiˆre...
     - Par exemple? releva vivement Alevtina.
     - Seigneur... Mais n'importe quoi... par exemple...
     Alevtina s'empara d'un bloc-notes.
     - Eh bien!... (Le ton de Perets prit  soudain un mordant peu habituel.)
Par exemple  une  note  de  service  ordonnant  aux  employ‰s du  groupe  de
l'Eradication  de   s'‰radiquer  eux-mŠmes  dans  les   plus  brefs  d‰lais.
Ex‰cution! Ils auraient qu'€ se jeter du haut de la falaise... ou € se tirer
une balle dans la  tŠte...  Aujourd'hui mŠme! Responsable,  Domarochinier...
§a, ce serait beaucoup plus utile que...
     -  Un  instant,  dit  Alevtina...  Donc,  se  suicider par  arme €  feu
aujourd'hui    avant    vingt-quatre   heures    z‰ro   z‰ro.   Responsable,
Domarochinier...
     Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pens‰es. Perets
la regardait, ‰tonn‰.
     - Mais  oui!  reprit-elle.  C'est juste! C'est  mŠme plus  progressiste
que... Comprends, ch‰ri :  si une directive ne te plaŽt  pas, il ne faut pas
te forcer.  Mais  donnes-en une autre. Voil€,  c'est fait, je n'ai plus € te
faire de reproches...
     Elle sauta € terre et commen‡a € disposer les assiettes devant Perets.
     - Voil€  les crŠpes, tu  as  la confiture  l€...  Le  caf‰  est dans le
thermos, il est  bouillant, fais attention,  ne te br›le  pas...  Mange,  je
pr‰pare un projet en vitesse et je te l'apporte dans une demi-heure.
     - Attends, dit Perets, abasourdi. Attends...
     - Tu me plais bien, dit  tendrement Alevtina.  Tu es intelligent, tu as
du courage... Mais il faudra Štre un peu plus gentil avec Domarochinier.
     - Attends, dit Perets, qu'est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi?...
     Alevtina  se  pr‰cipita vers la porte, Perets  se jeta €  sa poursuite,
criant  "Mais  ne  sois  pas  folle!",  mais ne  put la rattraper.  Alevtina
disparut  et  € sa  place, tel  un spectre,  Domarochinier parut jaillir  du
n‰ant. Peign‰, astiqu‰,  il  avait retrouv‰ sa couleur  normale  et semblait
prŠt € tout, comme auparavant.
     - C'est un coup de  g‰nie, dit-il en  pressant  Perets contre la table.
C'est  tout simplement... ‰poustouflant.  Cela  entrera pour  toujours  dans
l'Histoire...
     Perets  recula, comme devant une scolopendre g‰ante, heurta la table et
fit se culbuter l'un sur l'autre Tannha›ser et V‰nus.

Last-modified: Mon, 17 May 1999 16:02:36 GMT
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