nez. - On appelle l'ing‰nieur, Brandskougel, "Mon cher" € moi, continua-t-il en pressant Perets contre sa poitrine. Il connaŽt de ces histoires... pas besoin de hors-d'oeuvre... On y va? - Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je... - Que tu quoi? - Monsieur Ah, je... - Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris? - Kamarade Ah, je suis venu vous demander... - Dem-m-an-an-de! Je ne te refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens, en voil€. Il y a quelqu'un qui ne te plaŽt pas? Dis-le, on verra ‡a! Alors? - N-non, je veux simplement m'en aller. Je n'arrive pas € partir, je suis arriv‰ ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne veut m'aider, et je vous le demande € vous, en tant que Directeur... Ah lib‰ra Perets, arrangea sa cravate et sourit sˆchement. - Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le d‰l‰gu‰ du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaŽt. Le Directeur va vous recevoir. Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son bureau nu et fit un geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa un signe de tŠte r‰serv‰ et se baissa pour p‰n‰trer dans la piˆce suivante. Ce faisant, il eut l'impression de recevoir une l‰gˆre tape sur l'arriˆre-train. Au reste, il ‰tait probable que ce, n'‰tait qu'une impression - € moins que M. Ab ne se soit un peu trop press‰ de claquer la porte. La piˆce dans laquelle il se retrouva ‰tait une copie conforme de la salle d'attente, la secr‰taire elle-mŠme ‰tait l'exacte copie de la premiˆre secr‰taire, mais elle lisait un livre intitul‰ "Sublimation du g‰nie". Les fauteuils ‰taient ‰galement occup‰s par des visiteurs p‚les munis de journaux et de revues. L€ aussi il y avait le professeur Kakadou qui souffrait cruellement de d‰mangeaisons nerveuses et B‰atrice Vakh, son carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, ‰taient des inconnus et sous une copie de "L'exploit du traverseur de la forŠt Selivan" s'allumait et s'‰teignait r‰guliˆrement une brutale injonction : "SILENCE!" Et en effet personne ne parlait. Perets s'assit pr‰cautionneusement tout au bord d'un fauteuil. B‰atrice Vakh lui adressa un sourire un peu crisp‰ mais dans l'ensemble amical. Au bout d'une minute de silence tendu, une clochette tinta. La secr‰taire posa son livre et dit : - R‰v‰rend Lucas, on vous demande. Le R‰v‰rend Lucas faisait peur € voir, et Perets se d‰tourna. Ce n'est rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette pluvieuse soir‰e d'automne o™ on avait apport‰ dans l'appartement Esther - Esther qu'un voyou ivre venait d'‰gorger dans l'entr‰e de la maison, les voisins qui s'accrochaient € lui et les ‰clats de verre dans sa bouche - il avait bris‰ le verre avec ses dents quand on lui avait apport‰ de l'eau... Oui, pensat-il, le plus dur est pass‰... Son attention fut r‰veill‰ par des bruits de grattements r‰p‰t‰s. Il ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe. - A votre avis, faut-i1 s‰parer les filles et les gar‡ons? murmura d'une voix tremblante B‰atrice. - Je n'en sais rien, dit m‰chamment Perets. B‰atrice Vakh continuait € marmonner : - Une ‰ducation complexe a ‰videmment ses avantages, mais c'est l€ un cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va pas me chasser? O™ pourrais-je aller? On m'a d‰j€ chass‰e de partout ; il ne me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont fil‰ et cette espˆce de poudre qui ne tient pas. La secr‰taire posa la "Sublimation du g‰nie" et observa s‰vˆrement : - Ne vous ‰garez pas. B‰atrice Vakh se figea, terrifi‰e. La petite porte basse s'ouvrit et un homme complˆtement ras‰ se glissa dans la salle d'attente. - Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor. - Je suis l€, dit Perets en se levant d'un bond. - Dehors avec vos affaires! La voiture part dans dix minutes, allez, hop! - La voiture pour o™? Pourquoi? - Vous Štes Perets? - Oui... - Vous voulez partir, oui ou non? - Je voulais, mais... - Comme vous voudrez, rugit sur un ton exc‰d‰ l'homme ras‰, j'ai fait mon travail, je vous l'ai dit. Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas. - Arriˆre! lui cria la secr‰taire, tandis que plusieurs mains agrippaient ses vŠtements. Perets se d‰battit d‰sesp‰r‰ment et la veste se d‰chira. - La voiture, dehors! g‰mit-il. - Vous Štes fou! dit la secr‰taire, furieuse. O™ voulez-vous aller comme ‡a? Vous avez une porte l€, o™ il y a ‰crit "Sortie". Des mains fermes guidˆrent Perets vers l'inscription "Sortie". Derriˆre la porte se trouvait une grande salle de forme polygonale dans laquelle s'ouvrait une multitude de portes. Perets se rua pour les essayer les unes aprˆs les autres. Un soleil ‰clatant, des murs blancs aseptiques, des hommes en blouse blanche. Un dos nu, badigeonn‰ de teinture d'iode. Une odeur de pharmacie. Ce n'‰tait pas ‡a. L'obscurit‰, le ronronnement d'un projecteur cin‰matographique. Sur l'‰cran quelqu'un qu'on tire en tous sens par les oreilles. Les visages blancs de spectateurs qui se tournent, m‰contents. Une voix : "La porte! Fermez la porte!" Encore pas ‡a... Perets traversa la salle en glissant sur le parquet. Une odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la queue. Derriˆre la barriˆre de verre, des bouteilles de k‰fir ‰tincelantes, des tartes et des g‚teaux resplendissants. - Messieurs, cria Perets, o™ est la sortie? - La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiff‰ d'une toque de cuisinier. - D'ici... - A la porte o™ vous Štes. - Ne l'‰coutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est juste un petit fut‰ qui s'amuse € retarder la queue. Travaillez, ne faites pas attention € lui. - Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir... - Non, ce n'est pas lui, dit le vieillard ‰quitable. L'autre, il demande toujours o™ sont les toilettes. O™ donc est votre voiture, disiez-vous, monsieur? - Dans la rue... - Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues. - §a m'est ‰gal dans laquelle, je veux simplement sortir, € l'ext‰rieur! - Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement chang‰ son r‰pertoire. Ne faites pas attention € lui... Perets regarda d‰sesp‰r‰ment autour de lui, revint dans la salle et poussa la porte € c”t‰. Elle ‰tait ferm‰e. Une voix m‰contente demanda : - Qui est l€? - Je dois sortir! cria Perets. O™ est la sortie? - Attendez un instant. Il y eut un certain remue-m‰nage derriˆre la porte, un clapotis d'eau, des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda : - Que voulez-vous? - Sortir! Je dois sortir! - Un instant. Une clef grin‡a et la porte s'ouvrit. La piˆce ‰tait plong‰e dans l'obscurit‰. - Entrez, dit la voix. Cela sentait le r‰v‰lateur. Les bras ‰tendus devant lui, Perets fit quelques pas mal assur‰s. - Je n'y vois rien, dit-il. - Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme ‡a. Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider. - Signez ici, dit la voix. Un crayon fut gliss‰ entre les doigts de Perets. Il distinguait maintenant dans la p‰nombre la vague blancheur d'une feuille de papier. - Vous avez sign‰? - Non. Il faut signer quoi? - N'ayez pas peur, ce n'est pas une condamnation € mort. Signez que vous n'avez rien vu. Perets signa € tout hasard. Il fut € nouveau fermement pris par la manche, guid‰ € travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix demanda : - Vous Štes nombreux? - Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derriˆre la porte. - La file d'attente est form‰e? Je vais ouvrir la porte et faire sortir quelqu'un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de plaisanteries. C'est clair? - Compris. Ce n'est pas la premiˆre fois. - Personne n'a oubli‰ de vŠtements? - Non, non. Faites sortir. La clef grin‡a € nouveau. Perets fut presque aveugl‰ par la lumiˆre ‰clatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours ferm‰s, il descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans la cour int‰rieure de l'Administration. Des voix m‰contentes criˆrent : - Alors, Perets, d‰pŠche-toi! Il va falloir attendre longtemps? Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d'employ‰s du groupe de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de la main. Perets courut jusqu'au camion et embarqua : il fut tir‰, hiss‰ et jet‰ au fond de la caisse. Aussit”t le moteur rugit, le camion d‰marra brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'‰croula sur lui de tout son poids, tout le monde se mit € s'‰poumoner et € rire aux ‰clats, et ils partirent. Perets alluma une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s'enveloppa avec un sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que la journ‰e f›t chaude, le vent de la course transper‡ait les vŠtements. Perets fumait, la cigarette abrit‰e dans le creux de sa main, et regardait autour de lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la derniˆre fois que je te vois, mur. La derniˆre fois que je vous vois, cottages. Adieu, d‰charge, j'ai laiss‰ mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu, mare, adieu, ‰checs, adieu, k‰fir. Comme on se sent l‰ger, vainqueur! Jamais plus je ne boirai de k‰fir. Jamais plus je ne m'installerai derriˆre un ‰chiquier..." Les employ‰s qui s'entassaient derriˆre la cabine, se tenant les uns aux autres et se prot‰geant mutuellement du vent, parlaient de choses abstraites. - C'est math‰matique, j'ai fait le calcul moi-mŠme. Si ‡a continue comme ‡a, dans cent ans il y aura dix employ‰s pour chaque mˆtre carr‰ de territoire et la masse globale sera telle que le rocher s'effondrera. Les besoins en moyens de transport pour l'acheminement du ravitaillement et de l'eau seront tels qu'il faudra installer un pont automobile entre l'Administration et le Continent. Les camions rouleront € quarante kilomˆtres € l'heure et € un mˆtre d'intervalle, et ils seront d‰charg‰s en marche... Non, je suis absolument certain que la direction pense dˆs maintenant € r‰glementer l'afflux des nouveaux employ‰s. Rendez-vous compte, c'est impossible, le commandant de l'h”tel en a d‰j€ sept, et bient”t un huitiˆme. Et tous en bonne sant‰. Domarochinier pense qu'il faut faire quelque chose € ce sujet. Non, pas obligatoirement la st‰rilisation, comme il le propose... - Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier. - C'est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la st‰rilisation... - Il paraŽt que les cong‰s annuels seront port‰s € six mois. Ils passˆrent devant le parc, et Perets se rendit compte tout € coup que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bient”t franchir les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise. - Dites-moi, o™ allons-nous? demanda-t-il, - Comment, o™? Toucher la paye. - On ne va pas sur le Continent? - Sur le Continent, pour quoi faire? Le caissier est € la station biologique. - Alors vous allez € la station? Dans la forŠt? - Oui. Ceux de la Protection scientifique sont pay‰s € la station biologique. - Mais moi, alors? demanda Perets, d‰contenanc‰. - Tu seras pay‰ aussi. Tu as droit € une prime... Au fait, tous les questionnaires sont remplis? Les employ‰s se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles de papier imprim‰ de diverses couleurs et dimensions. - Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire? - Quel questionnaire? - Comment, quel questionnaire? Le formulaire num‰ro quatre-vingt-quatre. - Je n'ai rien rempli, dit Perets. - Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers! - Pas grave. Il a probablement un laissez-passer... - Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma valise et le manteau, l€... Je ne comptais pas aller dans la forŠt, je voulais partir. - Et la visite m‰dicale? Les vaccinations? Perets secoua la tŠte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et Perets, le regard lointain, consid‰rait la forŠt, ses strates poreuses € l'horizon, son bouillonnement d'orage fig‰, la toile d'araign‰e de brume poisseuse € l'ombre de la falaise. - S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un. - Mais enfin, tout de mŠme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin... - Et Domarochinier? - Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs? - §a, tu n'en sais rien. Et personne n'en sait rien. L'ann‰e derniˆre Candide est parti en h‰lico sans papiers ; c'‰tait un type qui n'avait pas froid aux yeux. Et maintenant, o™ est-il? - Primo, ce n'‰tait pas l'ann‰e derniˆre, mais bien avant. Secundo, il est mort, et c'est tout. A son poste. - Oui? et tu as vu la note de service? - C'est vrai. Il n'y en a pas eu. - Alors il n'y a mŠme pas € discuter. On l'a mis dans le bunker du poste de contr”le, et il y est encore. Il remplit des questionnaires... - Comment ‡a se fait, Pertchik, que tu n'aies pas rempli le questionnaire? Tu as peut-Štre quelque chose de pas tout € fait clair... - Un instant, messieurs! La question est s‰rieuse. Je propose que nous examinions le cas de l'employ‰ Perets dans les rˆgles, pour ainsi dire, d‰mocratiques. Qui sera le secr‰taire? - Domarochinier secr‰taire! - Excellente proposition. Nous choisissons donc comme secr‰taire d'honneur notre v‰n‰r‰ Domarochinier. Je vois sur les visages que l'unanimit‰ est faite. Et qui sera le secr‰taire adjoint? - Vanderbild secr‰taire adjoint! - Vanderbild? Mon dieu... On propose d'‰lire Vanderbild comme secr‰taire adjoint. Y a-t-il d'autres propositions? Qui est pour? Contre? Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous? - Moi? - Oui, oui. Vous, pr‰cis‰ment. - Je ne vois pas l'int‰rŠt. Pourquoi chercher € sortir les tripes € quelqu'un? §a va d‰j€ assez mal pour lui comme ‡a. - D'accord. Et vous? - C'est pas tes oignons. - Comme vous voudrez... Secr‰taire adjoint, ‰crivez : deux abstentions. Commen‡ons. Qui veut prendre la parole le premier? Pas de candidats? Je commence donc. Employ‰ Perets, r‰pondez € la question suivante. "Quelles distances avons-nous parcouru dans l'intervalle compris entre les ann‰es vingt-cinq et trente : a) € pied, b) par voie de transport terrestre, c) par voie de transport a‰rien?" Ne vous pressez pas, r‰fl‰chissez. Vous avez un crayon et du papier. Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha € se souvenir. Le camion ‰tait agit‰ par les cahots. Au d‰but, tout le monde le regardait, puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela : - Je n'ai pas peur de la surpopulation. Vous avez vu tout le mat‰riel qu'il y a? Dans le terrain vague derriˆre les ateliers, vous avez vu? Et vous savez ce que c'est, comme mat‰riel? En r‰alit‰, il est dans des caisses clou‰es, et personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce que j'ai vu avant-hier soir? Je m'‰tais arrŠt‰ pour fumer une cigarette, et tout € coup j'entends un grand bruit. Je me retourne et je vois la paroi d'une caisse, une ‰norme, comme une maison, qui cˆde et qui s'ouvre comme un portail et il en sort une machine. Je ne vais pas vous la d‰crire, vous comprenez pourquoi. Mais ce spectacle... Elle est rest‰e l€ quelques secondes, elle a sorti un long tuyau avec au bout une sorte de truc tournant, comme pour inspecter tout autour, puis elle est rentr‰e dans la caisse et le couvercle s'est referm‰. Je ne me sentais pas € l'aise et je n'en ai pas cru mes yeux. Mais ce matin je me suis dit : "Je vais tout de mŠme aller voir au " D "." J'y suis all‰, et je me suis senti tout glac‰ : la caisse ‰tait tout € fait normale, pas trace de fente, mais la paroi ‰tait clou‰e DE L'INTERIEUR! Avec des clous brillants qui d‰passaient € l'ext‰rieur d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi est-ce qu'elle est sortie? Et est-ce qu'elle est la seule? Peut-Štre que la nuit elles vont toutes comme ‡a... inspecter. Et pendant qu'on se pr‰occupe de surpeuplement, en attendant elles nous pr‰parent pour un de ces jours une nuit de la Saint-Barth‰l‰my, et elles jetteront nos os du haut de la falaise. Et peut-Štre mŠme pas des os, mais de la bouillie d'ossements..." Quoi? Non merci, mon cher, dis-le toi-mŠme € ceux du G‰nie, si tu veux. Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait ou non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses... - Alors, Perets, vous Štes prŠt? - Non, dit Perets, je n'arrive pas € me souvenir. C'‰tait il y a longtemps. - Etrange. Moi, par exemple, je me souviens trˆs bien. Six mille sept cent un kilomˆtres par voie ferr‰e, soixante-dix mille cent cinquante-trois kilomˆtres par air (dont trois mille deux cent quinze pour raisons de n‰cessit‰ personnelle), quinze mille sept kilomˆtres € pied. Et je suis plus vieux que vous. Etrange, ‰trange, Perets... Bon... Passons au point suivant. Quels sont les jouets que vous pr‰f‰riez quand vous ‰tiez d'‚ge pr‰scolaire? - Les tanks m‰caniques, dit Perets en s'‰pongeant le front. Et les automitrailleuses. - Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'‰tait avant d'aller € l'‰cole, en des temps, disons, beaucoup plus recul‰s. Bien que moins responsables, n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks et les automitrailleuses... Point suivant. A quel ‚ge avez-vous ressenti une attirance pour une femme, entre parenthˆses - pour un homme? L'expression entre parenthˆses concerne, en rˆgle g‰n‰rale, les femmes. Vous pouvez r‰pondre. - Il y a longtemps, dit Perets. §a se passait il y a trˆs longtemps. - Pr‰cis‰ment! - Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi. Le pr‰sident haussa les ‰paules. - Je n'ai rien € cacher. Cela m'est arriv‰ pour la premiˆre fois € l'‚ge de neuf ans, un jour o™ on me baignait avec ma cousine... A vous maintenant. - Je ne peux pas, dit Perets. Je ne d‰sire pas r‰pondre € de telles questions. - Idiot, lui chuchota une voix € l'oreille. Invente quelque chose qui fasse s‰rieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiˆtes? Qui va aller v‰rifier? - D'accord, dit Perets, soumis. C'‰tait € l'‚ge de dix ans, le jour o™ on m'a baign‰ avec mon chien Mourka. - Trˆs bien! s'exclama le pr‰sident. Et maintenant, ‰num‰rez les maladies des membres inf‰rieurs dont vous avez souffert. - Rhumatismes. - Et puis? - Claudication intermittente. - Trˆs bien. Et encore? - Rhume, dit Perets. - Ce n'est pas une maladie des membres inf‰rieurs. - Je ne sais pas. Chez vous, peut-Štre que non, mais chez moi c'est une maladie des membres inf‰rieurs. J'avais les pieds tremp‰s, et je me suis enrhum‰. - Admettons... Et ensuite? - §a ne suffit pas? - Comme vous voudrez. Mais je vous pr‰viens : plus il y en a, mieux ‡a vaut. - Gangrˆne spontan‰e, dit Perets. Suivie d'amputation. §a a ‰t‰ la derniˆre maladie des membres inf‰rieurs dont j'ai eu € souffrir. - §a suffira, maintenant. Question suivante. Votre position philosophique, rapidement. - Mat‰rialisme, dit Perets. - Quel genre de mat‰rialisme, pr‰cis‰ment? - Emotionnel. - Je n'ai plus de questions € poser. Et vous, messieurs? Il n'y avait plus de questions. Les employ‰s somnolaient ou parlaient entre eux, le dos tourn‰ au pr‰sident. Le camion roulait maintenant plus lentement. Il commen‡ait € faire trˆs chaud et de la forŠt venait une odeur humide, une odeur puissante et d‰sagr‰able qui en temps normal ne parvenait pas jusqu'€ l'Administration. Le camion roulait moteur coup‰ et l'on entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre. - Je suis ‰tonn‰ quand je vous considˆre, disait le secr‰taire adjoint qui avait lui aussi tourn‰ le dos au pr‰sident. Il y a l€ une sorte de pessimisme morbide. L'homme est par nature optimiste, d'une part. D'autre part et surtout, vous ne croyez tout de mŠme pas que le Directeur pense moins que vous € toutes ces choses-l€? Ce serait ridicule. Dans son dernier discours, le Directeur, s'adressant € moi, a ‰voqu‰ des perspectives grandioses. J'ai ‰t‰ tout bonnement transport‰ d'enthousiasme, je n'ai pas honte de le reconnaŽtre. J'ai toujours ‰t‰ optimiste, mais le tableau qu'il a fait... Si vous voulez le savoir, tout va Štre d‰moli, tous ces entrep”ts, ces cottages... Il y aura des b‚timents d'une splendeur aveuglante, en mat‰riaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des jardins suspendus, des buvettes en cristal! Des escaliers qui monteront € l'assaut du ciel! De belles femmes € la taille flexible, € la peau ‰lastique et bronz‰e! Des bibliothˆques! Des muscles! Des laboratoires! Pleins de soleil et de lumiˆre! Des horaires libres! Des automobiles, des hydroglisseurs, des dirigeables! Des r‰unions contradictoires, l'instruction pendant le sommeil, le cin‰ma en relief... Aprˆs leurs heures de travail, les collaborateurs pourront aller dans les bibliothˆques, m‰diter, composer des m‰lodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois, se lire leurs vers!... - Et toi, qu'est-ce que tu feras? - De la sculpture sur bois. - Et quoi encore? - Ecrire des vers. On m'apprendra € ‰crire des vers, j'ai une bonne ‰criture. - Et moi, qu'est-ce que je ferai? - Tout ce que tu voudras, dit g‰n‰reusement le secr‰taire adjoint. Sculpter le bois, ‰crire des versCe que tu voudras. - Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis math‰maticien. - Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des math‰matiques jusqu'€ plus soif! - Je fais d‰j€ des math‰matiques jusqu'€ plus soif. - Maintenant tu re‡ois un salaire pour ‡a. Idiot. Tu pourras sauter de la tour € parachute. - Pourquoi? - Comment, pourquoi? C'est int‰ressant... - M'int‰resse pas. - Alors qu'est-ce que tu veux faire? Il n'y a rien d'autre que les math‰matiques qui t'int‰resse? - Oui, rien d'autre peut-Štre... Tu travailles toute la journ‰e, et le soir tu es si abruti que tu ne t'int‰resses plus € rien d'autre. - C'est simplement que tu as un esprit born‰. §a fait rien, on te le d‰veloppera. On te trouvera des talents, tu te mettras € composer de la musique, ou € sculpter quelque chose... - Composer de la musique, ce n'est pas le problˆme. Mais pour trouver des auditeurs... - Moi, je t'‰couterai avec plaisir... Perets, voil€... - C'est seulement ce que tu crois. Tu ne m'‰couteras pas. Et tu ne composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te connaŽs. Et je connais tout le monde ici. Vous vous traŽnerez de la buvette en cristal au buffet en diamant. Surtout si l'horaire est libre. Je n'ose mŠme pas penser € ce qui se passerait si on vous donnai; la libert‰ d'horaire. - Tout homme est un g‰nie en quelque chose, r‰pliqua le secr‰taire adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a de g‰nial en lui. Nous n'en avons mŠme pas l'id‰e, mais je suis peut-Štre un g‰nie de la cuisine et toi, mettons, un g‰nie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'€ l'avenir il y aura des sp‰cialistes qui s'occuperont de ‡a, qu'ils chercheront € d‰couvrir nos virtualit‰s cach‰es. - Tu sais, les virtualit‰s, ce n'est pas quelque chose de trˆs clair. Je ne dis pas le contraire, peut-Štre qu'il y a r‰ellement du g‰nie en chacun de nous. Mais que faire si ce g‰nie ne peut trouver € s'appliquer que dans un pass‰ recul‰ ou un futur lointain, alors que, dans le pr‰sent, il n'est mŠme pas consid‰r‰ comme du g‰nie, que tu l'aies manifest‰ ou non? C'est bien, ‰videmment, si tu te r‰vˆles un g‰nie de la cuisine. Mais comment reconnaŽtrat-on que tu es un cocher de g‰nie, Perets un tailleur de pointes de silex de g‰nie, et moi le g‰nial d‰couvreur d'un champ X dont personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans... C'est alors, comme disait le poˆte, que se tournera vers nous la face noire du loisir... - Eh, les gars, dit quelqu'un, on a rien pris € bouffer avec nous. Le temps d'arriver, de toucher l'argent... - Stoan s'en occupera. - Et comment, que Stoan s'en occupera! Ils en sont aux rations, chez eux. - Et ma femme qui me donnait des sandwiches!... - Tant pis, on verra bien, on est d‰j€ € la barriˆre. Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forŠt, et la route s'y enfon‡ait comme un fil dans un tapis persan. Le camion d‰passa une pancarte de contre-plaqu‰ o™ l'on Usait : "ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!" On voyait d‰j€ la barriˆre baiss‰e, l'abri-champignon € c”t‰, et plus € droite, les barbel‰s, les protub‰rances blanches des isolateurs et les treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s'arrŠta. Tout le monde se mit € regarder le garde qui, debout, les jambes crois‰es, un fusil sous le bras, ‰tait en train de somnoler sous l'abri-champignon. Une cigarette ‰teinte pendait € sa lˆvre et tout autour de lui le terrain ‰tait jonch‰ de m‰gots. A c”t‰ de la barriˆre se dressait un poteau couvert de pancartes : "ATTENTION, FORET" "PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!" "DEFENSE DE CONTAMINER!" Le chauffeur klaxonna discrˆtement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un regard embrum‰ autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de la voiture. - Vous avez l'air d'Štre beaucoup, l€-dedans, dit-il d'une voix sifflante. Vous venez pour les sous? - C'est cela, dit obs‰quieusement l'ex-pr‰sident. - Bien, c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion, grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur un ton de reproche : - Oh l€ l€, ce que vous Štes nombreux. Et vos mains, elles sont propres? - Propres! r‰pondirent en choeur les employ‰s. Quelques-uns exhibˆrent mŠme leurs mains. - Tout le monde les a propres? - Tout le monde! - §a va, dit le garde. Il passa la moiti‰ du corps dans la cabine et on l'entendit dire : - Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en a combien? Ah-ah... Tu mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, ‰coutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut Voldemar! Tu continues € rouler?... Moi, je monte toujours la garde. Montre ta carte... Allons quoi, t'excite pas, montre un peu que je voie... En rˆgle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce que tu as € ‰crire des num‰ros de t‰l‰phone sur ta carte? Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je vois. Donne, je vais la noter aussi... Bon, merci. Allez-y, vous pouvez passer. Il sauta du marchepied, faisant voler la poussiˆre avec ses bottes, alla € la barriˆre et pesa sur le contrepoids. La barriˆre se leva lentement, les cale‡ons qui la garnissaient tombˆrent dans la poussiˆre. Le camion s'‰branla. Dans la caisse, tout le monde s'‰tait remis € faire du vacarme, mais Perets n'entendait pas. Il entrait dans la forŠt. La forŠt se rapprochait, s'avan‡ait, se faisait de plus en plus haute, pareille € une vague de l'oc‰an, et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel, d'espace ni de temps, la forŠt avait pris leur place. Il n'y avait plus qu'un d‰fil‰ de teintes sombres, un air ‰pais et humide, des senteurs ‰tranges, comme une odeur de graillon, et un arriˆre-go›t acre dans la bouche. Seule l'oue n'‰tait pas touch‰e : les bruits de la forŠt ‰taient ‰touff‰s par le hurlement du moteur et le bavardage des employ‰s. Ainsi voici la forŠt, se r‰p‰tait Perets, me voici dans la forŠt, se r‰p‰tait-il stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais € l'int‰rieur, participant. Je suis dans la forŠt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage, le chatouilla, se d‰tacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda : c'‰tait un filament long et fin provenant d'un v‰g‰tal, ou peut-Štre d'un animal, € moins que ce ne f›t simplement un attouchement de la forŠt, geste d'accueil amical ou palpation soup‡onneuse ; il ne fit pas un geste vers le filament. Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le brun se retiraient, soumis, loin en arriˆre, tandis que sur les bas-c”t‰s se traŽnaient en d‰sordre les colonnes de l'arm‰e d'invasion, v‰t‰rans oubli‰s, noirs bulldozers cabr‰s aux boucliers rouilles furieusement lev‰s, tracteurs € demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanim‰es, sur le sol, camions sans roues et sans vitres - tous morts, abandonn‰s € jamais, mais continuant € diriger hardiment vers l'avant, vers les profondeurs de la forŠt leurs radiateurs d‰fonc‰s et leurs phares ‰clat‰s. Et tout autour la forŠt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et enflamn‰e, trompait la vue en avan‡ant et reculant, embrouillait, se moquait et riait, la forŠt ‰tait tout entiˆre insolite, indescriptible et ‰coeurante. IV Perets ouvrit la portiˆre du tout-terrain et regarda vers les broussailles. Il ne savait pas ce qu'il devait voir. Quelque chose qui ressemblerait € du kissel naus‰abond. Quelque chose d'extraordinaire, d'impossible € d‰crire. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, de plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c'‰taient les gens, et c'est pourquoi Perets ne vit qu'eux. Ils s'approchaient du tout-terrain, minces et souples, ‰l‰gants et assur‰s, ils marchaient l‰gˆrement, sans faire de faux pas, choisissant imm‰diatement et s›rement l'endroit o™ poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la forŠt, d'y Štre comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait d‰j€, et il est mŠme probable qu'ils ne faisaient pas semblant mais qu'ils le croyaient vraiment, alors que la forŠt ‰tait suspendue au-dessus de leurs tŠtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs, feignant habilement d'Štre une amie familiˆre, soumise et simple - d'Štre leur. En attendant. Pour un temps... - Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme - Rita, disait l'ex-chauffeur Touzik. Il ‰tait € c”t‰ du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement ‰cart‰es, retenant entre ses cuisses une moto r‚lante et tremblante. - Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin... Il la suit de prˆs. Quentin et Rita s'approchˆrent et Stoan quitta le volant pour aller € leur rencontre. - Alors, comment va-t-elle? demanda Stoan. - Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur. Quoi, les sous sont arriv‰s? - C'est Perets, dit Stoan. Je vous ai racont‰. Rita et Quentin sourirent € Perets. Il n'avait pas eu le temps de les examiner, et Perets pensa fugitivement qu'il n'avait jamais vu de femme aussi ‰trange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin. - Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant € sourire tristement. Vous Štes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant? - Je ne vois toujours pas, dit Perets. Il ne faisait pas de doute que cette ‰tranget‰ et ce malheur ‰taient attach‰s l'un € l'autre par des liens ind‰finissables mais extrŠmement solides. Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette. - Mais ne regardez pas l€, dit Quentin. Regardez tout droit, tout droit! Vous ne voyez pas? Alors, Perets vit et oublia aussit”t les gens. C'‰tait apparu comme l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette enfantine du type "O™ est cach‰ le chasseur?", et une fois qu'on l'avait trouv‰e, on ne pouvait plus la perdre de vue. C'‰tait tout prˆs, ‡a commen‡ait € une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier. Perets avala convulsivement sa salive. Une colonne vivante s'‰levait vers les couronnes des arbres, un faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se tendaient, un faisceau qui per‡ait le feuillage dense et s'‰lan‡ait encore plus haut, vers les nuages. Et il ‰tait n‰ du cloaque gras, du cloaque bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonfl‰ des bulles d'une chair primitive qui se formait f‰brilement et se d‰composait aussit”t, d‰versant les produits de sa d‰composition sur les rives plates, crachant une bave gluante... Et tout d'un coup, comme si d'invisibles filtres acoustiques avaient ‰t‰ mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre au milieu du r‚le de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots, gargouillis, longs g‰missements mar‰cageux ; et en mŠme temps s'avan‡ait un v‰ritable mur d'odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de bile fraŽche, de s‰rum, de colle chaude - et ce fut seulement alors que Perets vit les masques € oxygˆne suspendus sur la poitrine de Rita et Quentin, et aper‡ut Stoan qui, avec une grimace de d‰go›t, portait € son visage l'embouchure du masque. Mais lui-mŠme ne tenta pas de mettre le masque, comme s'il esp‰rait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racont‰... - §a pue chez vous, dit Touzik. Comme € la morgue... Et Quentin dit € Stoan : - Tu devrais dire € Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un poste de travail insalubre. On a droit € du lait, du chocolat... Rita fumait pensivement rejetant la fum‰e par ses fines narines mobiles. Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords, tremblants ; toutes leurs branches ‰taient tourn‰es du mŠme c”t‰ et fl‰chissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d'‰paisses lianes moussues que le cloaque accueillait en lui, d‰pouillait de leur substance et s'assimilait, de la mŠme maniˆre qu'il pouvait dissoudre et transformer en sa propre chair tout ce qui l'entourait... - Pertchik, dit Stoan, n'‰carquille pas les yeux comme ‡a, tu vas les perdre. Perets sourit, mais il savait € quel point son sourire paraissait contraint. - Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin. - Pour le cas o™ on resterait embourb‰. Ils suivent le chemin, moi j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur. - Vous vous embourberez forc‰ment, dit Quentin. - Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une id‰e bŠte, je vous l'ai dit tout de suite. - Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit Stoan. Tu es pas pour grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant € Quentin : - §a commence bient”t? Quentin consulta sa montre. - Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes. Donc il reste... il reste... il reste rien du tout. Regarde, il a d‰j€ commenc‰. Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes et convulsives, il avait commenc‰ € expulser l'un aprˆs l'autre sur ses rives plates des morceaux d'une p‚te blanch‚tre, agit‰e de brefs frissons, qui roulaient sur la terre, aveugles et sans d‰fense, puis se figeaient sur place, s'aplatissaient, ‰tiraient des simulacres de pattes prudents et commen‡aient € se mouvoir d'une maniˆre raisonn‰e, encore inquiets et d‰sordonn‰s dans leurs mouvements, mais tous suivant une mŠme direction, une direction bien d‰termin‰e : tant”t ils se heurtaient, tant”t ils s'‰cartaient l'un de l'autre, mais tous ils suivaient la mŠme direction, la mŠme ligne qui partait de la matrice pour s'enfoncer loin dans la broussaille, unique flot blanch‚tre de fourmis g‰antes, maladroites et glaireuses... - Par ici, c'est tout du mar‰cage, disait Touzik. Tu vas Štre si bien coll‰ qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les c‚bles casseront. - Et si tu venais avec nous? dit Stoan € Quentin. - Rita est fatigu‰e. - Eh bien! Rita n'a qu'€ rentrer chez elle, et nous on y va... Quentin h‰sitait. - Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il. - Oui, je rentre € la maison, dit Rita. - C'est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite. On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoan? Rita jeta son m‰got et, sans dire au revoir, prit le chemin de la station. Quentin pi‰tina quelques instants, ind‰cis, puis dit doucement € Perets : - Permettez... que je passe... Il se glissa sur la banquette arriˆre et € ce moment la moto rugit effroyablement, ‰chappa au contr”le de Touzik, fit un grand bond en hauteur et fila droit vers le cloaque. - ArrŠte! cria Touzik, accroupi. O™ vas-tu? Tout le monde ‰tait fige sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra et tomba dans le cloaque. Tous s'avancˆrent. Il sembla € Perets que le protoplasme s'‰tait incurv‰ sous la moto, comme pour amortir la chute, l'avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s'‰tait referm‰ sur elle. La moto s'‰tait tue. - Abruti par l'alcool! dit Touzik € Stoan. Qu'est-ce que tu as encore fait? Le cloaque ‰tait maintenant une gueule qui su‡ait, qui d‰gustait, qui se d‰lectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de la langue d'une joue € l'autre. La moto tourbillonnait dans la masse ‰cumante, disparaissait, reparaissait, agitant d‰sesp‰r‰ment les cornes de son guidon, et paraissait plus petite € chacune de ses apparitions : sa structure de m‰tal s'‰tiolait, devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu'on voyait maintenant vaguement apparaŽtre € travers elle les entrailles du moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une derniˆre fois et on ne la revit plus. - Elle a ‰t‰ bouff‰e, dit Touzik avec une joie idiote. - Abruti par l'alcool, r‰p‰ta Stoan, tu me le paieras. Tu en as pour toute ta vie € payer. - Bon, ‡a va, dit Touzik. Mais qu'est-ce que j'ai fait? J'ai tourn‰ la poign‰e des gaz dans le mauvais sens (il s'adressait maintenant € Perets), et elle m'a ‰chapp‰. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu r‰duire les gaz, pour que ‡a fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai pas tourn‰ du bon c”t‰. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs c'‰tait une vieille moto... Donc je m'en vais. (Il s'adressait € nouveau € Stoan.) J'ai plus rien € faire ici? Je rentre chez moi. - Qu'est-ce que tu regardes comme ‡a? dit soudain Quentin avec une telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire. - Qu'est-ce que ‡a peut te faire? dit Touzik. Je regarde o™ je veux. Il regardait en direction du sentier, vers l'endroit o™, sous la vo›te ‰paisse d'un vert jaun‚tre, dansait encore, s'‰loignant peu € peu, la cape orange de Rita. - Non, laissez-moi, dit Quentin € Perets. Je vais m'expliquer avec lui. - O™ vas-tu, mais o™ tu vas? bredouilla Stoan. Calme-toi, Quentin... - Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu o™ il veut en venir! - Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrŠte, calme-toi!