- L‚che-moi, l‚che-moi, je te dis! Ils s'agitaient bruyamment € c”t‰ de Perets, le bousculant des deux c”t‰s. Stoan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux, essayait d'une main de se lib‰rer de l'‰treinte de Stoan et de l'autre pesait de toutes ses forces sur Perets pou- pouvoir l'enjamber. Il tirait par saccades et € chaque fois se d‰gageait un peu plus de sa veste. Perets saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait € suivre du regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant. - Qu'est-ce qu'elle a € porter un pantalon, dit-il € Perets. Elles ont trouv‰ ‡a maintenant, le pantalon... - Ne le d‰fends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un neurasth‰nique sexuel, mais un vulgaire salaud! Enlˆve-toi, ou tu vas prendre aussi! - Avant il y avait ces jupes, dit rŠveusement Touzik. Un morceau d'‰toffe qu'elles s'enroulaient autour avec une ‰pingle pour le tenir. Alors moi, je prenais l'‰pingle et... Si cela s'‰tait pass‰ dans le parc... Si cela s'‰tait pass‰ € l'h”tel, € la bibliothˆque ou dans la salle des actes... Et cela s'‰tait pass‰ - dans le parc, € la bibliothˆque et mŠme dans la salle des actes au cours de l'expos‰ de Kim : "Ce que tout travailleur de l'Administration doit savoir sur les m‰thodes de la statistique math‰matique." Et maintenant la forŠt voyait et entendait tout cela - les cochonneries salaces qui faisaient briller les yeux de Touzik, la face empourpr‰e de Quentin € la portiˆre de la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoan € propos du travail, de la responsabilit‰, de la bŠtise le claquement des boutons arrach‰s sur les glaces de la cabine... Et on ne savait pas ce qu'elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela la d‰go›tait... - ..., disait avec d‰lectation Touzik. Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main € sa pommette et regarda Perets, l'air abasourdi. - Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas. - Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les ‰paules. Ce qu'il y a, c'est que je n'ai plus rien € faire ici, il y a plus de moto, vous voyez bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici? Quentin s'enquit € voix haute : - Il t'a mis sur la gueule? - Oui, dit Touzik, d‰pit‰. Sur la pommette, en plein sur l'os... Heureusement qu'il m'a pas eu € l'oeil. - Tu l'as vraiment eu sur la gueule? - Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas. - Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siˆge. - Touz, dit Stoan, grimpe dans la voiture. Si on s'embourbe, tu nous aideras € tirer. - J'ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai plut”t le volant. On ne lui r‰pondit pas ; il grimpa sur le siˆge arriˆre et s'assit € c”t‰ de Quentin. Perets prit place € c”t‰ de Stoan et ils partirent. Les chiots avaient d‰j€ parcouru pas mal de chemin, mais Stoan, qui guidait avec beaucoup d'adresse les roues droites sur le sentier et les gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commen‡a € les suivre en faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commen‡a € lui expliquer qu'il n'y avait aucun mal dans son esprit, que de toute fa‡on il n'avait plus de moto, ‡a lui ‰tait ‰gal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal chez lui, il reste un homme, forŠt ou pas forŠt, c'‰tait ‰gal... "On t'avait d‰j€ tap‰ sur la gueule?" demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans mentir, ‡a t'est d‰j€ arriv‰ ou non?", demandait-il € intervalles r‰guliers, en interrompant Touzik. "Non, r‰pondait celui-ci, non, attends, finis d'abord de m'‰couter..." Perets frottait doucement son doigt enfl‰ et regardait les chiots. Les enfants de la forŠt. Ou peut-Štre les serviteurs de la forŠt. Ou encore les excr‰ments de la forŠt... Ils cheminaient lentement, infatigablement, en colonne, les uns € la suite des autres, comme s'ils coulaient € la surface de la terre, entre les troncs d'arbres pourris, les fondriˆres, les mares d'eau dormante, dans l'herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le sentier disparaissait, s'enfon‡ait dans une boue odorante, se cachait sous les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussiˆre ne se collait € eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les tachait pas. Ils coulaient avec une d‰termination obtuse et inhumaine, comme s'ils suivaient une route familiˆre de tous temps connue. Ils ‰taient quarante-trois. "Je br›lais d'Štre ici et maintenant j'y suis, je vois enfin la forŠt de l'int‰rieur, et je ne vois rien. J'aurais pu imaginer tout ‡a en restant € l'h”tel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir, quand on n'arrive pas € s'endormir, quand tout est calme et que soudain au milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme en enfon‡ant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici, dans la forŠt, j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se transforment soudain en Selivan le traverseur de la forŠt - tout ce qu'il y a de plus absurde, de plus sacr‰. Et tout ce qu'il y a dans l'Administration, je peux l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu rester chez moi et imaginer tout cela couch‰ sur le divan avec la radio € c”t‰ de moi, en ‰coutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c'est la mŠme chose qu'imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un monde que quelqu'un a imagin‰, sans prendre la peine de me l'expliquer. Et peut-Štre aussi de se l'expliquer € lui-mŠme. La maladie de la compr‰hension, pensa soudain Perets. Voil€ de quoi je souffre. La maladie de la compr‰hension." II se pencha € la portiˆre et appliqua son doigt endolori sur la paroi froide. Les chiots ne prŠtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne soup‡onnaient probablement mŠme pas son existence. Il ‰manait d'eux une odeur forte et d‰sagr‰able, leur enveloppe paraissait maintenant transparente et sous elle on voyait comme des ombres se d‰placer par vagues. - Si on en attrapait un? proposa Quentin. C'est trˆs simple, on l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire. - §a en vaut pas la peine, dit Stoan. Quentin : - Pourquoi? De toute fa‡on, il faudra bien un un jour en attraper un. Stoan : - §a me fait un peu peur. D'abord, s'il crˆve, il faudra faire un rapport ‰crit € Domarochinier... Touzik : - Nous, on les faisait cuire. §a me plaisait pas, mais les autres disaient que c'‰tait bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mŠme genre de salet‰. §a me d‰go›te... Quentin : - J'ai remarqu‰ une chose, leur nombre est toujours un nombre premier : treize, quarantetrois, quarante-sept... Stoan : - Tu dis des bŠtises. J'en ai rencontr‰ dans la forŠt des groupes de six, de douze... Quentin : - Dans la forŠt, je dis pas ; aprˆs, ils forment des groupes qui vont chacun de leur c”t‰. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre premier, tu peux v‰rifier dans la revue, j'ai enregistr‰ toutes les port‰es... Touzik : - Et une autre fois, avec les autres, on avait attrap‰ une fille du pays, ‡a avait ‰t‰ un sacr‰ rire... Stoan : - Eh bien! ‰cris un article. Quentin : - C'est d‰j€ fait. §a va me faire le quinziˆme... Stoan : - Moi j'en suis € dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui, comme co-auteur? Quentin : - Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit qu'actuellement le transport c'est primordial, mais Rita me conseille le commandant. Stoan : - Surtout pas le commandant. Quentin : - Pourquoi? Stoan : - Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y. Touzik : - Le commandant coupait le k‰fir avec du liquide de frein. C'‰tait quand il ‰tait responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on avait jet‰ une poign‰e de punaises dans son appartement. Stoan : - On dit qu'il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront moins de quinze articles suivront un traitement. Quentin : - Ah! oui, leurs traitements sp‰ciaux, je les connais. Sale coup. Les cheveux s'arrŠtent de pousser et tu pues du bec pendant un an... " Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus vite. Je n'ai plus rien € faire ici." Puis, il s'aper‡ut que la composition de la colonne des chiots s'‰tait modifi‰e. Il compta : trente-deux chiots avaient continu‰ tout droit, tandis que onze, rang‰s eux aussi en colonne, avaient tourn‰ € gauche pour descendre vers l'‰tendue d'eau sombre et immobile qui ‰tait apparue entre les arbres, € trˆs peu de distance du tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement ‰bauch‰s du rocher de l'Administration € l'horizon. Les onze chiots se dirigeaient avec d‰termination vers l'eau. Stoan fit taire le moteur et ils descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement les uns aprˆs les autres dans le lac. - Ils coulent, dit avec ‰tonnement Quentin. Ils se noient. Stoan prit une carte et l'‰tala sur le capot. -C'est bien ‡a, dit-il. Le lac n'est pas indiqu‰. Ici il y a un village qui est marqu‰, mais pas de lac... Voil€, il y a ‰crit : < Vill. Aborig. Soixantedix fraction onze." - C'est toujours comme ‡a, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans la forŠt? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici elles servent € rien. L€ il y a par exemple aujourd'hui une route, demain une riviˆre, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbel‰s et un mirador. Ou bien on tombera sur un entrep”t. - §a me dit pas grand-chose de continuer, dit Stoan en s'‰tirant. §a suffit peut-Štre pour aujourd'hui? - Evidemment, ‡a suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye € toucher. On retourne € la voiture. - Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac, une main en visiˆre audessus de ses yeux. Il me semble qu'il y a une bonne femme qui se baigne l€-bas. Quentin s'arrŠta. - O™? - Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus. Quentin blŠmit soudain et se pr‰cipita € toutes jambes vers la voiture. -O™ tu la vois? demanda Stoan. - L€-bas, sur l'autre rive... - Il n'y a rien du tout l€-bas, siffla Quentin. Il ‰tait debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la rive oppos‰e. Ses mains tremblaient. - Sale baratineur... tu veux encore prendre sur la gueule... Rien du tout l€-bas! r‰p‰ta-t-il en tendant les jumelles € Stoan. - Comment ‡a, rien! dit Touzik. Je suis tout de mŠme pas bigleux, chez moi on m'appelle Œilde-lynx... - Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit Stoan. Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains... - Rien du tout l€-bas, marmonna Quentin. Tout ‡a c'est de la blague... Il raconte n'importe quoi... - Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je vous le dis. Perets tressaillit. - Donnez-moi les jumelles, dit-il trˆs vite. - On voit rien, dit Stoan en lui tendant les jumelles. - Vous Štes bien tomb‰, si vous le croyez, marmonna Quentin qui commen‡ait € se rass‰r‰ner. - Parole, elle ‰tait l€, dit Touzik. Elle a d› plonger. Tout € l'heure, elle ressortira. Perets colla les jumelles € ses yeux. Il ne s'attendait pas € voir quelque chose : c'e›t ‰t‰ trop simple. Et il ne vit rien. Il n'y avait que l'‰tendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forŠt, et la silhouette du rocher de l'Administration audessus de la crŠte dentel‰e des arbres. - Comment ‰tait-elle? demanda-t-il. Touzik commen‡a € d‰crire en d‰tail, en s'aidant de ses mains, comment elle ‰tait. Ce qu'il d‰crivait ‰tait trˆs all‰chant, et racont‰ avec beaucoup de passion, mais ce n'‰tait pas ce que voulait Perets. - Oui, bien s›r, dit-il. Oui... Oui... "Peut-Štre est-elle all‰e € la rencontre des chiots", pensait-il, secou‰ sur le siˆge arriˆre au c”t‰ d'un Quentin rembruni, tout en regardant les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure - Touzik ‰tait en train de m‚chonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forŠt, blanche, froide, assur‰e, et elle est entr‰e dans l'eau, dans l'eau familiˆre, entr‰e dans le lac comme j'entre dans la bibliothˆque ; elle s'est plong‰e dans le cr‰puscule vert et mouvant et elle a nag‰ € la rencontre des chiots, et maintenant elle les a d‰j€ rencontr‰s au milieu du lac, au fond, et elle les a emmen‰s quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but. Et de nouveaux ‰v‰nements se pr‰pareront dans la forŠt, et peut-Štre, € de nombreux milles d'ici, se produira ou commencera € se produire quelque chose d'autre : au milieu des arbres commenceront € bouillonner des bouff‰es de brouillard lilas qui ne sera pas du tout du brouillard - € moins qu'un autre cloaque n'entre en travail au milieu d'une paisible clairiˆre, ou que les aborigˆnes bigarr‰s qui, tout r‰cemment encore, restaient paisiblement assis € regarder des films instructifs et € ‰couter patiemment les explications dispens‰es par le zˆle de B‰atrice Vakh ne se lˆvent soudain et partent dans la forŠt pour ne plus jamais revenir... Et tout sera rempli d'un sens profond, de mŠme qu'est plein de sens chaque mouvement d'un m‰canisme complexe, et tout sera pour nous ‰trange et donc insens‰, pour nous ou en tout cas pour ceux d'entre nous qui ne peuvent encore s'habituer € l'absence de sens et la prendre pour la norme." Et il ressentit l'importance de chacun des ‰v‰nements, de chacun des ph‰nomˆnes qui l'entouraient : du fait qu'il ne pouvait y avoir quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la port‰e, du fait que le tronc de cet arbre ‰tait pr‰cis‰ment couvert d'une mousse rouge, du fait qu'on ne voyait pas le ciel au-dessus du sentier € cause des branches hautes des arbres. Le tout-terrain ‰tait secou‰, Stoan roulait trˆs lentement et Perets aper‡ut de loin € travers le pare-brise un poteau pench‰ muni d'une pancarte qui portait une inscription. L'inscription ‰tait d‰lav‰e et rong‰e par les pluies, c'‰tait une trˆs vieille inscription trac‰e sur une trˆs vieille planche d'un gris sale, clou‰e au poteau par deux ‰normes clous rouilles : "Ici, il y a deux ans, s'est tragiquement noy‰ le traverseur de la forŠt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacr‰." "Que faisais-tu l€, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te noyer ici? Tu ‰tais certainement un bon gar‡on, tu avais une tŠte ras‰e, une m‚choire carr‰e et velue, une dent en or, des tatouages, tu en ‰tais couvert de la tŠte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et € ta main droite il manquait un doigt qu'on t'avait arrach‰ d'un coup de dent dans une bagarre d'ivrognes. Tu n'avais ‰videmment pas le coeur € Štre un traverseur de la forŠt, mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi : tu devais purger ta peine sur le rocher o™ se trouve maintenant l'Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la forŠt. Et l€ tu n'as pas ‰crit d'articles, tu n'y pensais mŠme pas, tu pensais € d'autres articles, qui avaient ‰t‰ ‰crits avant toi et contre toi. Et tu as construit l€ une route strat‰gique, tu as pos‰ des dalles de b‰ton, tu as profond‰ment entaill‰ les flancs de la forŠt pour que des bombardiers octimoteurs puissent, en cas de n‰cessit‰, se poser sur cette route. Mais la forŠt pouvait-elle supporter cela? Tu vois, elle l'a noy‰ dans un endroit sec. Mais dans dix ans, on t'‰lˆvera un monument, et peut-Štre donnera-t-on ton nom € un caf‰ quelconque. Le caf‰ s'appellera " Chez Gustav ", et le chauffeur Touzik ira y boire du k‰fir et caresser les gamines ‰bouriff‰es de la chorale locale..." "Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour les raisons qui auraient d› les lui valoir. La premiˆre fois, il avait ‰t‰ envoy‰ en colonie p‰nitentiaire pour vol de papierposte, la deuxiˆme pour infraction € la r‰glementation sur les passeports. "Stoan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de k‰fir, rien. Il aime d'un amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n'a jamais aim‰ d'un amour tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtiˆme article, il offrira € Alevtina son bras et son coeur, et sera repouss‰ malgr‰ ses articles, malgr‰ ses larges ‰paules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas ceux qui ont le nez trop propre, les soup‡onnant - non sans raison - d'Štre des pervers d'un raffinement inconcevable. Stoan vit dans la forŠt, qu'€ la diff‰rence de Gustav il a rejointe de son plein gr‰, et ne se plaint jamais de rien, bien que la forŠt ne soit pour lui qu'un immense d‰potoir de mat‰riaux vierges destin‰s € l'‰criture d'articles qui lui ‰pargneront le traitement... "On peut s'‰tonner € l'infini qu'il y ait des gens capables de s'habituer € le forŠt, et pourtant ces gens sont l'‰crasante majorit‰. La forŠt les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif, ou comme endroit o™ beaucoup de choses sont permises, ou encore comme endroit o™ l'on peut se cacher. Puis elle les effraie un peu, et ils d‰couvrent soudain que " c'est le mŠme g‚chis ici que partout ailleurs ", ce qui les r‰concilie avec l'‰tranget‰ de la forŠt, mais aucun d'entre eux n'a l'intention d'y terminer ses jours... Quentin par exemple, € ce qu'on dit, ne vit ici que parce qu'il a peur de laisser sa Rita sans surveillance. Rita, elle, refuse absolument d'aller ailleurs et ne parle jamais € personne. Pourquoi... "Et puisque j'en suis € Rita... Rita peut partir dans la forŠt et n'en pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les lacs de la forŠt. Rita enfreint tous les rˆglements, et personne n'ose lui faire d'observations. Rita n'‰crit pas d'articles. Rita, d'une maniˆre g‰n‰rale, n'‰crit rien, pas mŠme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir chez la buffetiˆre, si elle n'est pas occup‰e avec quelqu'un d'autre... A la station, tout se sait... Le soir ils allument la lumiˆre dans le club, ils branchent le phono, ils boivent follement du k‰fir et la nuit, sous la lune, jettent les bouteilles dans les lacs - € qui lancera le plus loin. Ils dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, ‰changent leurs femmes. Le jour, dans leurs laboratoires, ils transvasent la forŠt d'‰prouvette en ‰prouvette, examinent la forŠt au microscope, la comptent sur leurs arithmomˆtres, tandis que la forŠt autour d'eux, suspendue au-dessus d'eux, pousse ses v‰g‰tations jusque dans leurs chambres et vient dresser sous leurs fenŠtres, dans les heures ‰touffantes qui pr‰cˆdent l'orage, des foules d'arbres errants, sans peut-Štre comprendre elle non plus ce qu'ils sont, pourquoi ils sont l€ et pourquoi ils sont, d'une maniˆre g‰n‰rale... "Heureusement, je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je n'ai rien compris, rien trouv‰ de ce que je voulais trouver, mais je sais maintenant que je ne comprendrai jamais rien, que je ne trouverai jamais rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre moi et la forŠt, la forŠt ne m'est pas plus proche que l'Administration. Mais en tout cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai que vienne le temps..." La cour de la station ‰tait vide. Il n'y avait pas un camion, pas de queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que la valise de Perets au beau milieu du perron et son manteau gris accroch‰ au garde-corps de la v‰randa. Perets descendit du tout-terrain et jeta un regard anxieux autour de lui. Bras dessus, bras dessous, Touzik et Quentin se dirigeaient d‰j€ vers le r‰fectoire d'o™ venaient des bruits de vaisselle et une odeur de graillon. Stoan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage. Perets comprit soudain avec effroi ce que cela signifiait : le phono d‰chaŽn‰, les bavardages stupides, le k‰fir, "encore un petit verre peut-Štre?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs... Une main frappa au guichet de la caisse, le caissier se montra et dit d'un air courrouc‰ : - Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer. Perets s'avan‡a d'un pas rapide vers le guichet. - L€, la somme en toutes lettres, dit le caissier. Pas l€, l€. Qu'est-ce que vous avez € trembler des mains comme ‡a? Tenez... Il se mit € compter des billets. - O™ sont les autres? demanda Perets. - Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe. - Non, je pensais €... - Cela n'int‰resse personne, ce € quoi vous pensiez. Je ne peux pas changer pour vous la proc‰dure en usage. Voil€ votre salaire. Vous l'avez per‡u? - Je voulais savoir... - Je vous demande si vous avez per‡u votre salaire. Oui ou non? - Oui. - Enfin. Maintenant voil€ votre prime. Vous l'avez per‡ue? - Oui. - C'est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis press‰. Je dois Štre € l'Administration avant sept heures. - Je voulais simplement demander, pla‡a € la h‚te Perets, o™ ‰taient les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener... sur le Continent... - Le Continent, je ne peux pas. Je dois Štre € l'Administration. Permettez, je ferme le guichet. - Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets. - Ce n'est pas la question. Vous Štes adulte, vous devez comprendre. Je suis caissier. J'ai des feuilles de paye. Et s'il leur arrivait quelque chose? Enlevez votre coude. Perets enleva son coude et le guichet se referma. A travers la vitre obscurcie par la salet‰, il regardait le caissier ramasser les feuilles de paye, les froisser n'importe comment et les fourrer dans sa sacoche quand soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrˆrent, liˆrent les mains du caissier, lui passˆrent une boucle autour du cou et l'un d'eux l'emmena au bout de la corde tandis que l'autre prenait la sacoche et parcourait la piˆce du regard - et aper‡ut Perets. Ils s'entre-regardˆrent quelques instants € travers la vitre sale, puis, avec une lenteur et une pr‰caution infinie, comme s'il craignait d'effrayer quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une chaise et avec la mŠme lenteur et la mŠme pr‰caution, sans quitter Perets des yeux, tendit le bras vers le fusil qui ‰tait appuy‰ contre le mur. Perets attendait, glac‰ et sans y croire. Le garde prit le fusil et sortit € reculons en refermant la porte derriˆre lui. La lumiˆre s'‰teignit. Perets se d‰tacha alors du guichet, courut sur la pointe des pieds jusqu'€ sa valise, s'en empara et se pr‰cipita au-dehors, le plus loin possible de cet endroit. Il se dissimula derriˆre le garage et vit le garde apparaŽtre sur le perron en tenant le fusil baonnette crois‰e, regarder € gauche, € droite, sous ses pieds, prendre sur la balustrade le manteau de Perets, le soupeser, en fouiller les poches, puis, aprˆs un dernier regard circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise. Il faisait frais, le soir tombait. Perets regardait stupidement les fenŠtres ‰clair‰es, barbouill‰es de craie jusqu'€ leur moiti‰. Derriˆre elles, des ombres passaient, sur le toit l'aube grillag‰e du radar tournait silencieusement. On entendait des bruits de vaisselle et dans la forŠt les cris des animaux nocturnes. Puis un projecteur s'alluma quelque part et promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-d‰verseur au coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte en tressautant au passage d'une fondriˆre, suivi par le faisceau du projecteur. Dans la benne se trouvait le garde au fusil. Il essayait d'allumer une cigarette en s'abritant du vent et on voyait, enroul‰e autour de son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui disparaissait dans la fenŠtre entrouverte de la cabine. Le camion s'‰loigna, le projecteur s'‰teignit. Dans la cour passa, ombre sinistre traŽnant d'‰normes bottes, un deuxiˆme garde arm‰ d'un fusil qu'il tenait sous son bras. De tempe en temps il s'arrŠtait pour se pencher et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en sueur et, fig‰ d'angoisse, le suivit des yeux. La forŠt r‰sonnait de cris longs et effrayants. Des portes claquaient quelque part. Une lumiˆre jaillit au premier ‰tage et quelqu'un dit d'une voix forte : "On ‰touffe, chez toi." Dans l'herbe tomba quelque chose de rond et brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci se sentit € nouveau d‰faillir mais comprit ensuite que ce n'‰tait qu'une bouteille de k‰fir vide. "A pied, pensa-t-il, il faut que j'y aille € pied. Vingt kilomˆtres € travers la forŠt. Malheureusement, € travers la forŠt. Elle ne verra maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue, ployant sous le poids d'une valise qu'on ne sait trop pourquoi il ne se d‰cide pas € abandonner. Je me traŽnerai et la forŠt hurlera et rugira des deux c”t‰s..." Le garde reparut dans la cour. Il n'‰tait plus seul mais accompagn‰ de quelqu'un qui soufflait et reniflait lourdement, quelqu'un d'‰norme, € quatre pattes. Ils s'arrŠtˆrent au milieu de la cour et Perets entendit le garde qui marmonnait : "Tiens, l€, tiens... Mais ne bouffe pas, imb‰cile, flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau, faut le flairer. Hein? Cherche, on te dit." Celui qui ‰tait € quatre pattes geignait et glapissait. "Eh! dit soudain le garde d'une voix exc‰d‰e, il y a que les puces que tu sais chercher... Pheuh!" Ils se s‰parˆrent dans l'obscurit‰. Des talons sonnˆrent sur le perron, une porte claqua. Puis quelque chose de froid et d'humide vint s'appliquer sur la joue de Perets. Il tressaillit et faillit tomber C'‰tait un ‰norme chien loup qui glapit de maniˆre € peine audible, exhala un profond soupir et posa une tŠte lourde sur les genoux de Perets. Perets le caressa derriˆre l'oreille. Le chien loup b‚illa et ‰tait sur le point de s'installer, apprivois‰, quand ‰clata au premier ‰tage la musique d'un phono. Le chien loup se jeta de c”t‰ en silence et s'enfuit en courant. Le phono se d‰chaŽnait, il n'y avait plus rien d'autre que lui € des kilomˆtres € la ronde. Alors, exactement comme dans un film d'aventures, silencieusement la lumiˆre bleue s'‰claira, les portes s'ouvrirent et dans la cour p‰n‰tra, tel un vaisseau de haut bord, un camion gigantesque, entiˆrement couvert de constellations de feux de signalisation. Il s'arrŠta et coupa ses phares dont les lumiˆres s'‰teignirent lentement, comme un monstre de la forŠt qui exhale son dernier souffle. Le chauffeur Voldemar passa la tŠte € la portiˆre et se mit € crier quelque chose € pleine bouche. Il s'‰gosilla longtemps ainsi, visiblement en proie € une fureur croissante, puis cracha, rentra dans la cabine et repassa le torse € la portiˆre pour y ‰crire € la craie, la tŠte en bas : "PERETS!!" Perets comprit alors que le camion ‰tait venu pour lui. Il saisit sa valise et se mit € courir € travers la cour sans oser regarder derriˆre lui, craignant d'entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa p‰niblement par deux ‰chelles jusqu'€ la cabine aussi vaste qu'une chambre et pendant qu'il casait sa valise, qu'il s'installait et cherchait une cigarette, Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s'empourprant, s'‰poumonant, gesticulant et frappant sur l'‰paule de Perets. Mais c'est seulement lorsque le phono s'interrompit subitement que Perets put enfin entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait de jurer copieusement. Le camion n'avait pas encore franchi les portes que Perets ‰tait d‰j€ endormi, comme si on lui avait appliqu‰ sur le visage un masque d'‰ther. V Perets fut r‰veill‰ par une sensation de malaise, d'angoisse, par un poids, insupportable € ce qu'il lui parut au d‰but, sur son Štre et tous les organes de ses sens. Un malaise qui confinait € la douleur, et il g‰mit involontairement en revenant lentement € lui. Ce poids sur son Štre se transforma en d‰pit et en d‰sespoir, parce que la voiture n'allait pas sur le Continent, encore une fois elle n'allait pas sur le Continent, elle n'allait mŠme nulle part : elle ‰tait arrŠt‰e, moteur coup‰, morte et glac‰e, les portiˆres grandes ouvertes. Le pare-brise ‰tait couvert de gouttes frissonnantes qui se r‰unissaient et s'‰coulaient en ruisselets froids. La nuit derriˆre la vitre ‰tait illumin‰e par les ‰clats aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces ‰clats incessants qui crevaient l'oeil. Et on n'entendait rien non plus : Perets pensa mŠme au d‰but qu'il ‰tait devenu sourd, avant de prendre conscience de la pression r‰guliˆre qu'exer‡ait sur ses tympans le mugissement dense de sirˆnes aux voix multiples. Il se mit € aller et venir dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, € la maudite valise, tenta d'essuyer la vitre, passa la tŠte € une portiˆre, € l'autre : il ne pouvait absolument pas comprendre o™ il se trouvait, quel genre d'endroit c'‰tait et ce que tout cela signifiait. La guerre, pensa-t-il, mon Dieu! c'est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espˆce de grand b‚timent inconnu dont toutes les fenŠtres de tous les ‰tages s'‰clairaient et s'‰teignaient en mŠme temps € intervalles r‰guliers. Il voyait encore une quantit‰ ‰norme de grandes taches lilas. Soudain une voix monstrueuse pronon‡a tranquillement, comme dans le silence le plus complet : "Attention, attention. Tous les employ‰s doivent se trouver aux places d‰termin‰es par la situation num‰ro six cent soixante-quinze fraction P‰gase omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal du padischach sans suite sp‰ciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je r‰pˆte. Attention, attention. Tous les employ‰s..." Les projecteurs cessˆrent leur balayage et Perets distingua enfin l'arche familiˆre surmont‰e de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale de l'Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en vŠtements de nuit avec des lampes € p‰trole € c”t‰ des cottages, puis il aper‡ut pas trˆs loin une chaŽne de gens, en manteaux noirs flottant au vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la rue et traŽnaient quelque chose d'‰trange et de clair que Perets identifia au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an mŠme instant une voix emport‰e glapit au-dessus de son oreille : "C'est pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as € rester l€?" En reculant, il vit € c”t‰ de lui un ing‰nieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur le front, l'inscription au crayon a encre "Libidovitch". L'ing‰nieur lui passa carr‰ment dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le siˆge du conducteur, fouilla un peu € la recherche de la clef de contact, ne la trouva pas, poussa un glapissement hyst‰rique et d‰boula de la cabine par l'autre c”t‰. Dans la rue tous les r‰verbˆres s'allumˆrent et il se mit € faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit restˆrent avec leurs lampes € p‰trole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient tous un filet € papillon € la main, et ils le balan‡aient en mesure, comme pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte. Dans la rue passˆrent l'une aprˆs l'autre quatre voitures noires lugubres, sortes d'autobus sans fenŠtre aux toits surmont‰s d'aubes grillag‰es qui tournaient, puis une antique automitrailleuse d‰boucha d'une rue transversale et s'engagea € leur suite. Sa tourelle rouill‰e tournait avec un grincement per‡ant et le mince canon de la mitrailleuse montait et descendait. Le blind‰ se fraya p‰niblement un chemin le long du camion, l'‰coutille de la tourelle s'ouvrit et livra passage € un homme en chemise de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria € Perets d'une voix m‰contente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes l€!" Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux. Je ne partirai jamais d'ici, pensa-t-il, h‰b‰t‰. Je ne sers € personne ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici, mŠme si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une inondation... - Vos papiers, s'il vous plaŽt, dit une voix traŽnante de vieillard, tandis qu'une main tapotait l'‰paule de Perets. - Quoi? - Les documents. Vous les avez pr‰par‰s? C'‰tait un vieillard en imperm‰able de toile cir‰e, la poitrine barr‰e par un fusil Berdan suspendu € une chaŽnette m‰tallique v‰tust‰. - Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire? - Ah! GOSPODINE Perets! dit le vieillard. Vous n'avez pas entendu ce qu'on a dit sur la situation? Vous devriez d‰j€ avoir tous vos papiers € la main, d‰pli‰s bien € plat, comme au mus‰e... Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuy‰s sur son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le visage de Perets et dit : - Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous n'avez plus de figure. Vous travaillez trop. Il lui rendit le certificat. - Que se passe-t-il? demanda Perets. - Il se passe ce qui est pr‰vu de se passer, dit le vieillard soudain s‰vˆre. Il se passe que c'est la situation num‰ro six cent soixante-quinze fraction P‰gase. C'est-€-dire l'‰vasion. - Quelle ‰vasion? D'o™? - Celle qui est pr‰vue par la situation, dit le vieillard en commen‡ant € redescendre l'‰chelle. §a peut partir d'un moment € l'autre, alors faites attention € vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte. - Bon, dit Perets. Merci. D'en bas s'‰leva la voix furieuse du chauffeur Voldemar : - Qu'est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock? Je vais t'en montrer des papiers! Tu l'as vu, celui-l€? et maintenant d‰campe, si tu as vu... Une b‰tonniˆre qu'on tirait € la main passa € proximit‰, accompagn‰e de cris et de pi‰tinements. Tous ses poils h‰riss‰s, le chauffeur Voldemar se hissa € bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua bruyamment la portiˆre. Le camion d‰marra sˆchement et prit la grand-rue, passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets € papillons. "On va au garage, se dit Perets. Bah! de toute fa‡on... Mais je ne toucherai pas € la valise. J'en ai assez de la traŽner, qu'elle aille au diable." II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta soudain la rue principale, vira brutalement, enfon‡a une barricade faite de tonneaux vides et de t‰lˆgues et poursuivit sa route. Un avant-train arrach‰ € un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se d‰tacha et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une ‰troite ruelle lat‰rale. L'air renfrogn‰, une cigarette ‰teinte au coin de la bouche, Voldemar tournait l'‰norme volant, courbant et redressant son corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues ‰taient sombres et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras ‰cart‰s furent fugitivement r‰v‰l‰s par la lumiˆre des phares, puis disparurent et ce fut tout. - Qu'est-ce que j'ai eu comme id‰e, dit Voldemar. Je voulais aller directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis, autant passer au garage, faire une petite partie d'‰checs... L€ je rencontre Achille l'ajusteur, on va chercher du k‰fir, on le boit, on sort l'‰chiquier... Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se passe bien... Je suis en E4, lui en C6... Je lui dis : "Tu peux faire des priˆres." Et l€ ‡a a commenc‰... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets? Perets lui donna une cigarette. - Et cette ‰vasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. O™ allons-nous? - Une ‰vasion tout € fait ordinaire, dit Voldemar en allumant sa cigarette. Il y en a chaque ann‰e comme ‡a. Une machine s'est ‰vad‰e chez les ing‰nieurs. Et maintenant, tout le monde a re‡u l'ordre de l'attraper. Voil€, on la cherche. C'‰tait la limite de la colonie. Des gens erraient dans un terrain vague ‰clair‰ par la lune. Ils avaient l'air de jouer € colin-maillard : ils marchaient les jambes € demi fl‰chies, les bras largement ‰cart‰s. Ils avaient tous les yeux band‰s. L'un d'eux heurta un poteau de plein fouet et poussa sans doute un cri de douleur, car les autres s'arrŠtˆrent tous en mŠme temps et se mirent € remuer prudemment la tŠte. - C'est chaque ann‰e le mŠme guignol, disait Voldemar. Ils ont des cellules photo-‰lectriques, des engins acoustiques, cybern‰tiques, ils ont mis des fain‰ants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque ann‰e ‡a rate pas, il y en a une qui s'‰chappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire connaissance avec, je te le demande? Suffit que tu l'aper‡oives du coin de l'oeil, et termin‰ : ou bien on te met ing‰nieur, ou bien on t'envoie, dans une base ‰loign‰e, planter des choux quelque part dans la forŠt, pour que tu puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse € qui mieux mieux. Il y en a qui se bandent les yeux pour rien voir, d'autres qui... Mais celui qui a un peu plus de cervelle, il se met € courir en hurlant € s'en faire p‰ter les cordes vocales. Il demande les papiers € un, il en fouille un autre, ou alors il monte simplement sur un toit pour pousser des cris. §a va bien dans le d‰cor, et il y a aucun risque... - Et nous, on va aussi se mettre € chercher? demanda Perets. - Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le monde. Pendant six heures d'horloge. C'est l'ordre : si au bout de six heures la machine n'a pas ‰t‰ retrouv‰e, on la d‰truit € distance. Comme ‡a, ni vu ni connu. Autrement, ‡a pourrait tomber entre des mains ‰trangˆres. Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est encore un silence de paradis, vous allez voir, € c”t‰ de ce qui va se passer dans six heures. C'est que personne ne sait o™ cette machine a bien pu se fourrer. Elle est peut-Štre dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour que ‡a risque pas de foirer... L'ann‰e derniˆre, la machine se trouvait aux bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui ‰taient all‰s l€, se mettre € l'abri. Les bains, on se dit, c'est un endroit humide, qui se remarque pas... Et moi j'y ‰tais aussi. Les bains, je m'‰tais dit... L'explosion m'a projet‰ € travers la fenŠtre, ‡a a pas fait un pli, comme si j'avais ‰t‰ emport‰ par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me suis retrouv‰ assis sur un tas de neige, avec des poutres enflamm‰es