ent une vie d'apparence silencieuse, mais quelquefois lourde aussi de drames: la maladie, l'amour, les deuils, et que peut-Ëtre... Son propre mal lui enseignait beaucoup de choses: "Cela ouvre certaines fenËtres", pensait-il. Puis, vers onze heures du soir, respirant mieux, il s'achemina dans la direction du bureau. Il divisait lentement, des Êpaules, la foule qui stagnait devant la bouche des cinÊmas. Il leva les yeux vers les Êtoiles, qui luisaient sur la route Êtroite, presque effacÊes par les affiches lumineuses, et pensa: "Ce soir avec mes deux courriers en vol, je suis responsable d'un ciel entier. Cette Êtoile est un signe, qui me cherche dans cette foule, et qui me trouve: c'est pourquoi je me sens un peu Êtranger, un peu solitaire." Une phrase musicale lui revint: quelques notes d'une sonate qu'il Êcoutait hier avec des amis. Ses amis n'avaient pas compris: "Cet art-lÁ nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l'avouez pas." "Peut-Ëtre...", avait-il rÊpondu. Il s'Êtait, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait dÊcouvert la richesse d'une telle solitude. Le message de cette musique venait Á lui, Á lui seul parmi les mÊdiocres, avec la douceur d'un secret. Ainsi le signe de l'Êtoile. On lui parlait, par-dessus tant d'Êpaules, un langage qu'il entendait seul. Sur le trottoir on le bousculait; il pensa encore: "Je ne me f×cherai pas. Je suis semblable au pÉre d'un enfant malade, qui marche dans la foule Á petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison." II leva les yeux sur les hommes. Il cherchait Á reconnaÏtre ceux d'entre eux qui promenaient Á petits pas leur invention ou leur amour, et il songeait Á l'isolement des gardiens de phares. Le silence des bureaux lui plut. Il les traversait lentement, l'un aprÉs l'autre, et son pas sonnait seul. Les machines Á Êcrire dormaient sous les housses. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires Êtaient fermÊes. Dix annÊes d'expÊrience et de travail. L'idÊe lui vint qu'il visitait les caves d'une banque; lÁ oÝ pÉsent les richesses. Il pensait que chacun de ces registres accumulait mieux que de l'or: une force vivante. Une force vivante mais endormie, comme l'or des banques. Quelque part il rencontrerait l'unique secrÊtaire de veille. Un homme travaillait quelque part pour que la vie soit continue, pour que la volontÊ soit continue, et ainsi, d'escale en escale, pour que jamais de Toulouse Á Buenos Aires, ne se rompe la chaÏne. "Cet homme-lÁ ne sait pas sa grandeur." Les courriers quelque part luttaient. Le vol de nuit durait comme une maladie: il fallait veiller. Il fallait assister ces hommes qui, des mains et des genoux, poitrine contre poitrine, affrontaient l'ombre, et qui ne connaissaient plus, ne connaissaient plus rien que des choses mouvantes, invisibles, dont il fallait, Á la force des bras aveugles, se tirer comme d'une mer. Quels aveux terribles quelquefois: "J'ai ÊclairÊ mes mains pour les voir..." Velours des mains rÊvÊlÊ seul dans ce bain rouge de photographe. Ce qu'il reste du monde, et qu'il faut sauver. RiviÉre poussa la porte du bureau de l'exploitation. Une seule lampe allumÊe crÊait dans un angle une plage claire. Le cliquetis d'une seule machine Á Êcrire donnait un sens Á ce silence, sans le combler. La sonnerie du tÊlÊphone tremblait parfois; alors le secrÊtaire de garde se levait, et marchait vers cet appel rÊpÊtÊ, obstinÊ, triste. Le secrÊtaire de garde dÊcrochait l'Êcouteur et l'angoisse invisible se calmait: c'Êtait une conversation trÉs douce dans un coin d'ombre. Puis, impassible, l'homme revenait Á son bureau, le visage fermÊ par la solitude et le sommeil, sur un secret indÊchiffrable. Quelle menace apporte un appel, qui vient de la nuit du dehors, lorsque deux courriers sont en vol? RiviÉre pensait aux tÊlÊgrammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au malheur qui, pendant des secondes presque Êternelles, reste un secret dans le visage du pÉre. Onde d'abord sans force, si loin du cri jetÊ, si calme. Et, chaque fois, il entendait son faible Êcho dans cette sonnerie discrÉte. Et, chaque fois, les mouvements de l'homme, que la solitude faisait lent comme un nageur entre deux eaux, revenant de l'ombre vers sa lampe, comme un plongeur remonte, lui paraissaient lourds de secrets. -- Restez. J'y vais. RiviÉre dÊcrocha l'Êcouteur, reÚut le bourdonnement du monde. -- Ici, RiviÉre. Un faible tumulte, puis une voix: -- Je vous passe le poste radio. Un nouveau tumulte, celui des fiches dans le standard, puis une autre voix: -- Ici, le poste radio. Nous vous communiquons les tÊlÊgrammes. RiviÉre les notait et hochait la tËte: -- Bien... Bien... Rien d'important. Des messages rÊguliers de service. Rio de Janeiro demandait un renseignement, Montevideo parlait du temps, et Mendoza de matÊriel. C'Êtaient les bruits familiers de la maison. -- Et les courriers? -- Le temps est orageux Nous n'entendons pas les avions. -- Bien. RiviÉre songea que la nuit ici Êtait pure, les Êtoiles luisantes, mais les radiotÊlÊgraphistes dÊcouvraient en elle le souffle de lointains orages. -- A tout Á l'heure. RiviÉre se levait, le secrÊtaire l'aborda: -- Les notes de service, pour la signature, Monsieur... -- Bien... RiviÉre se dÊcouvrait une grande amitiÊ pour cet homme, que chargeait aussi le poids de la nuit. "Un camarade de combat, pensait RiviÉre. Il ne saura sans doute jamais combien cette veille nous unit." IX Comme, une liasse de papiers dans les mains, il rejoignait son bureau personnel, RiviÉre ressentit cette vive douleur au cÆtÊ droit qui, depuis quelques semaines, le tourmentait. "úa ne va pas..." II s'appuya une seconde contre le mur: "C'est ridicule." Puis il atteignit son fauteuil. Il se sentit, une fois de plus, ligotÊ comme un vieux lion, et une grande tristesse l'envahit. "Tant de travail pour aboutir Á Úa! J'ai cinquante ans; cinquante ans j'ai rempli ma vie, je me suis formÊ, j'ai luttÊ, j'ai changÊ le cours des ÊvÊnements et voilÁ maintenant ce qui m'occupe et me remplit, et passe le monde en importance... C'est ridicule." II attendit, essuya un peu de sueur, et, quand il fut dÊlivrÊ, travailla. Il compulsait lentement les notes. "Nous avons constatÊ Á Buenos Aires, au cours du dÊmontage du moteur 301... nous infligerons une sanction grave au responsable." II signa. "Nous dÊplacerons par mesure disciplinaire le chef d'aÊroplace Richard qui..." II signa. Puis comme cette douleur au cÆtÊ, engourdie, mais prÊsente en lui et nouvelle comme un sens nouveau de la vie, l'obligeait Á penser Á soi, il fut presque amer. "Suis-je juste ou injuste? Je l'ignore. Si je frappe, les pannes diminuent. Le responsable, ce n'est pas l'homme, c'est comme une puissance obscure que l'on ne touche jamais, si l'on ne touche pas tout le monde. Si j'Êtais trÉs juste, un vol de nuit serait chaque fois une chance de mort." II lui vint une certaine lassitude d'avoir tracÊ si durement cette route. Il pensa que la pitiÊ est bonne. Il feuilletait toujours les notes, absorbÊ dans son rËve. "...quant Á Roblet, Á partir d'aujourd'hui, il ne fait plus partie de notre personnel." II revit ce vieux bonhomme et la conversation du soir: -- Un exemple, que voulez-vous, c'est un exemple. -- Mais Monsieur... mais Monsieur... Une fois, une seule, pensez donc! et j'ai travaillÊ toute ma vie! -- Il faut un exemple. -- Mais Monsieur! ... Regardez, Monsieur! Alors ce portefeuille usÊ et cette vieille feuille de journal oÝ Roblet jeune pose debout prÉs d'un avion. RiviÉre voyait les vieilles mains trembler sur cette gloire naÐve. -- úa date de 1910, Monsieur... C'est moi qui ai fait le montage, ici, du premier avion d'Argentine! L'aviation depuis 1910... Monsieur, Úa fait vingt ans! Alors, comment pouvez-vous dire... Et les jeunes, Monsieur, comme ils vont rire Á l'atelier!... Ah! Ils vont bien rire! -- úa, Úa m'est Êgal. -- Et mes enfants, Monsieur, j'ai des enfants! -- Je vous ai dit: je vous offre une place de manœuvre. -- Ma dignitÊ, Monsieur, ma dignitÊ! Voyons, Monsieur. vingt ans d'aviation, un vieil ouvrier comme moi... -- De manœuvre. -- Je refuse. Monsieur, je refuse! Et les vieilles mains tremblaient, et RiviÉre dÊtournait les yeux de cette peau frippÊe, Êpaisse et belle. -- De manœuvre. -- Non, Monsieur, non... je veux vous dire encore... -- Vous pouvez vous retirer. RiviÉre pensa: "Ce n'est pas lui que j'ai congÊdiÊ ainsi, brutalement, c'est le mal dont il n'Êtait pas responsable, peut-Ëtre, mais qui passait par lui." "Parce que les ÊvÊnements, on les commande, pensait RiviÉre, et ils obÊissent, et on crÊe. Et les hommes sont de pauvres choses, et on les crÊe aussi. Ou bien on les Êcarte lorsque le mal passe par eux." "Je vais vous dire encore..." Que voulait-il dire, ce pauvre vieux? Qu'on lui arrachait ses vieilles joies? Qu'il aimait le son des outils sur l'acier des avions, qu'on privait sa vie d'une grande poÊsie, et puis... qu'il faut vivre? "Je suis trÉs las", pensait RiviÉre. La fiÉvre montait en lui, caressante. Il tapotait la feuille et pensait: "J'aimais bien le visage de ce vieux compagnon..." Et RiviÉre revoyait ces mains. Il pensait Á ce faible mouvement qu'elles Êbaucheraient pour se joindre. Il suffirait de dire: "úa va. úa va, Restez." RiviÉre rËvait au ruissellement de joie qui descendrait dans ces vieilles mains. Et cette joie que diraient, qu'allaient dire, non ce visage, mais ces vieilles mains d'ouvrier, lui parut la chose la plus belle du monde. "Je vais dÊchirer cette note?" Et la famille du vieux, et cette rentrÊe le soir, et ce modeste orgueil: "Alors, on te garde? -- Voyons! Voyons! C'est moi qui ai fait le montage du premier avion d'Argentine!" Et les jeunes qui ne riraient plus, ce prestige reconquis par l'ancien... "Je dÊchire?" Le tÊlÊphone sonnait, RiviÉre le dÊcrocha. Un temps long, puis cette rÊsonance, cette profondeur qu'apportaient le vent, l'espace aux voix humaines. Enfin on parla: -- Ici le terrain. Qui est lÁ? -- RiviÉre. -- Monsieur le Directeur, le 650 est en piste. -- Bien. -- Enfin, tout est prËt, mais nous avons dÙ, en derniÉre heure, refaire le circuit Êlectrique, les connexions Êtaient dÊfectueuses. -- Bien. Qui a montÊ le circuit? -- Nous vÊrifierons. Si vous le permettez, nous prendrons des sanctions: une panne de lumiÉre de bord, Úa peut Ëtre grave! -- Bien sÙr. RiviÉre pensait: "Si l'on n'arrache pas le mal, quand on le rencontre, oÝ qu'il soit, il y a des pannes de lumiÉre: c'est un crime de le manquer quand par hasard il dÊcouvre ses instruments: Roblet partira." Le secrÊtaire, qui n'a rien vu, tape toujours. -- C'est? -- La comptabilitÊ de quinzaine. -- Pourquoi pas prËte? -- Je... -- On verra Úa. "C'est curieux comme les ÊvÊnements prennent le dessus, comme se rÊvÉle une grande force obscure, la mËme qui soulÉve les forËts vierges, qui croÏt, qui force, qui sourd de partout autour des grandes œuvres." RiviÉre pensait Á ces temples que de petites lianes font crouler. "Une grande œuvre..." II pensa encore pour se rassurer: "Tous ces hommes, je les aime, mais ce n'est pas eux que je combats. C'est ce qui passe par eux..." Son cœur battait des coups rapides, qui le faisaient souffrir. "Je ne sais pas si ce que j'ai fait est bon. Je ne sais pas l'exacte valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin. Je ne sais pas exactement ce que vaut la joie d'un homme. Ni une main qui tremble. Ni la pitiÊ, ni la douceur..." II rËva: "La vie se contredit tant, on se dÊbrouille comme on peut avec la vie... Mais durer, mais crÊer, Êchanger son corps pÊrissable..." RiviÉre rÊflÊchit, puis sonna. -- TÊlÊphonez au pilote du courrier d'Europe. Qu'il vienne me voir avant de partir. Il pensait: "II ne faut pas que ce courrier fasse inutilement demi-tour. Si je ne secoue pas mes hommes, la nuit toujours les inquiÊtera." X La femme du pilote, rÊveillÊe par le tÊlÊphone, regarda son mari et pensa: -- Je le laisse dormir encore un peu. Elle admirait cette poitrine nue, bien carÊnÊe, elle pensait Á un beau navire. Il reposait dans ce lit calme, comme dans un port, et, pour que rien n'agit×t son sommeil, elle effaÚait du doigt ce pli, cette ombre, cette houle, elle apaisait ce lit, comme, d'un doigt divin, la mer. Elle se leva, ouvrit la fenËtre, et reÚut le vent dans le visage. Cette chambre dominait Buenos Aires. Une maison voisine, oÝ l'on dansait, rÊpandait quelques mÊlodies, qu'apportait le vent, car c'Êtait l'heure des plaisirs et du repos. Cette ville serrait les hommes dans ses cent mille forteresses; tout Êtait calme et sÙr; mais il semblait Á cette femme que l'on allait crier: "Aux armes!" et qu'un seul homme, le sien, se dresserait. Il reposait encore, mais son repos Êtait le repos redoutable des rÊserves qui vont donner. Cette ville endormie ne le protÊgeait pas: ses lumiÉres lui sembleraient vaines, lorsqu'il se lÉverait, jeune dieu, de leur poussiÉre. Elle regardait ces bras solides qui, dans une heure, porteraient le sort du courrier d'Europe, responsables de quelque chose de grand, comme du sort d'une ville. Et elle fut troublÊe. Cet homme, au milieu de ces millions d'hommes, Êtait prÊparÊ seul pour cet Êtrange sacrifice. Elle en eut du chagrin. Il Êchappait aussi Á sa douceur. Elle l'avait nourri, veillÊ et caressÊ, non pour elle-mËme, mais pour cette nuit qui allait le prendre. Pour des luttes, pour des angoisses, pour des victoires, dont elle ne connaÏtrait rien. Ces mains tendres n'Êtaient qu'apprivoisÊes, et leurs vrais travaux Êtaient obscurs. Elle connaissait les sourires de cet homme, ses prÊcautions d'amant, mais non, dans l'orage, ses divines colÉres. Elle le chargeait de tendres liens: de musique, d'amour, de fleurs; mais, Á l'heure de chaque dÊpart, ces liens, sans qu'il en parÙt souffrir, tombaient. Il ouvrit les yeux. -- Quelle heure est-il? -- Minuit. -- Quel temps fait-il? -- Je ne sais pas... Il se leva. Il marchait lentement vers la fenËtre en s'Êtirant. -- Je n'aurai pas trÉs froid. Quelle est la direction du vent? -- Comment veux-tu que je sache... Il se pencha: -- Sud. C'est trÉs bien. úa tient au moins jusqu'au BrÊsil. Il remarqua la lune et se connut riche. Puis ses yeux descendirent sur la ville. Il ne la jugea ni douce, ni lumineuse, ni chaude. Il voyait dÊjÁ s'Êcouler le sable vain de ses lumiÉres. -- A quoi penses-tu? Il pensait Á la brume possible du cÆtÊ de Porto AllÉgre. -- J'ai ma tactique. Je sais par oÝ faire le tour. Il s'inclinait toujours. Il respirait profondÊment, comme avant de se jeter, nu, dans la mer. -- Tu n'es mËme pas triste... Pour combien de jours t'en vas-tu? Huit, dix jours. Il ne savait pas. Triste, non; pourquoi? Ces plaines, ces villes, ces montagnes... Il partait libre, lui semblait-il, Á leur conquËte. Il pensait aussi qu'avant une heure il possÊderait et rejetterait Buenos Aires. Il sourit: -- Cette ville... j'en serai si vite loin. C'est beau de partir la nuit. On tire sur la manette des gaz, face au Sud, et dix secondes plus tard on renverse le paysage, face au Nord. La ville n'est plus qu'un fond de mer. Elle pensait Á tout ce qu'il faut rejeter pour conquÊrir. -- Tu n'aimes pas ta maison? -- J'aime ma maison... Mais dÊjÁ sa femme le savait en marche. Ces larges Êpaules pesaient dÊjÁ contre le ciel. Elle le lui montra. -- Tu as beau temps, ta route est pavÊe d'Êtoiles. II rit: -- Oui. Elle posa la main sur cette Êpaule et s'Êmut de la sentir tiÉde: cette chair Êtait donc menacÊe?... -- Tu es trÉs fort, mais sois prudent! -- Prudent, bien sÙr... Il rit encore. Il s'habillait. Pour cette fËte, il choisissait les Êtoffes les plus rudes, les cuirs les plus lourds, il s'habillait comme un paysan. Plus il devenait lourd, plus elle l'admirait. Elle-mËme bouclait cette ceinture, tirait ces bottes. -- Ces bottes me gËnent. -- VoilÁ les autres. -- Cherche-moi un cordon pour ma lampe de secours. Elle le regardait. Elle rÊparait elle-mËme le dernier dÊfaut dans l'armure: tout s'ajustait bien. -- Tu es trÉs beau. Elle l'aperÚut qui se peignait soigneusement. -- C'est pour les Êtoiles? -- C'est pour ne pas me sentir vieux. -- Je suis jalouse... Il rit encore, et l'embrassa, et la serra contre ses pesants vËtements. Puis il la souleva Á bras tendus, comme on soulÉve une petite fille, et, riant toujours, la coucha: -- Dors! Et fermant la porte derriÉre lui, il fit dans la rue, au milieu de l'inconnaissable peuple nocturne, le premier pas de sa conquËte. Elle restait lÁ. Elle regardait, triste, ces fleurs, ces livres, cette douceur, qui n'Êtaient pour lui qu'un fond de mer. XI RiviÉre le reÚoit: -- Vous m'avez fait une blague, Á votre dernier courrier. Vous m'avez fait demi-tour quand les mÊtÊos Êtaient bonnes: vous pouviez passer. Vous avez eu peur? Le pilote surpris se tait. Il frotte l'une contre l'autre, lentement, ses mains. Puis il redresse la tËte, et regarde RiviÉre bien en face: -- Oui. RiviÉre a pitiÊ, au fond de lui-mËme, de ce garÚon si courageux qui a eu peur. Le pilote tente de s'excuser. -- Je ne voyais plus rien. Bien sÙr, plus loin... peut-Ëtre... la T.S.F, disait... Mais ma lampe de bord a faibli, et je ne voyais plus mes mains. J'ai voulu allumer ma lampe de position pour au moins voir l'aile: je n'ai rien vu. Je me sentais au fond d'un grand trou dont il Êtait difficile de remonter. Alors mon moteur s'est mis Á vibrer... -- Non. -- Non? -- Non. Nous l'avons examinÊ depuis. Il est parfait. Mais on croit toujours qu'un moteur vibre quand on a peur. -- Qui n'aurait pas eu peur! Les montagnes me dominaient. Quand j'ai voulu prendre de l'altitude, j'ai rencontrÊ de forts remous. Vous savez quand on ne voit rien... les remous... Au lieu de monter, j'ai perdu cent mÉtres. Je ne voyais mËme plus le gyroscope, mËme plus les manomÉtres. Il me semblait que mon moteur baissait de rÊgime, qu'il chauffait, que la pression d'huile tombait... Tout Úa dans l'ombre, comme une maladie. J'ai ÊtÊ bien content de revoir une ville ÊclairÊe. -- Vous avez trop d'imagination. Allez. Et le pilote sort. RiviÉre s'enfonce dans son fauteuil et passe la main dans ses cheveux gris. "C'est le plus courageux de mes hommes. Ce qu'il a rÊussi ce soir-lÁ est trÉs beau, mais je le sauve de la peur..." Puis, comme une tentation de faiblesse lui revenait: "Pour se faire aimer, il suffit de plaindre. Je ne plains guÉre ou je le cache. J'aimerais bien pourtant m'entourer de l'amitiÊ et de la douceur humaines. Un mÊdecin, dans son mÊtier, les rencontre. Mais ce sont les ÊvÊnements que je sers. Il faut que je forge les hommes pour qu'il servent. Comme je la sens bien cette loi obscure, le soir, dans mon bureau, devant les feuilles de route. Si je me laisse aller, si je laisse les ÊvÊnements bien rÊglÊs suivre leur cours, alors, mystÊrieux, naissent les incidents. Comme si ma volontÊ seule empËchait l'avion de se rompre en vol, ou la tempËte de retarder le courrier en marche. Je suis surpris, parfois, de mon pouvoir." II rÊflÊchit encore: "C'est peut-Ëtre clair. Ainsi la lutte perpÊtuelle du jardinier sur sa pelouse. Le poids de sa simple main repousse dans la terre, qui la prÊpare Êternellement, la forËt primitive." II pense au pilote: "Je le sauve de la peur. Ce n'est pas lui que j'attaquais, c'est, Á travers lui, cette rÊsistance qui paralyse les hommes devant l'inconnu. Si je l'Êcoute, si je le plains, si je prends au sÊrieux son aventure, il croira revenir d'un pays de mystÉre, et c'est du mystÉre seul que l'on a peur. Il faut qu'il n'y ait plus de mystÉre. Il faut que des hommes soient descendus dans ce puits sombre, et en remontent, et disent qu'ils n'ont rien rencontrÊ. Il faut que cet homme descende au cœur le plus intime de la nuit, dans son Êpaisseur, et sans mËme cette petite lampe de mineur, qui n'Êclaire que les mains ou l'aile, mais Êcarte d'une largeur d'Êpaules l'inconnu." Pourtant, dans cette lutte, une silencieuse fraternitÊ liait, au fond d'eux-mËmes. RiviÉre et ses pilotes. C'Êtaient des hommes du mËme bord, qui Êprouvaient le mËme dÊsir de vaincre. Mais RiviÉre se souvient des autres batailles qu'il a livrÊes pour la conquËte de la nuit. On redoutait, dans les cercles officiels, comme une brousse inexplorÊe, ce territoire sombre. Lancer un Êquipage, Á deux cents kilomÉtres Á l'heure, vers les orages et les brumes et les obstacles matÊriels que la nuit contient sans les montrer, leur paraissait une aventure tolÊrable pour l'aviation militaire: on quitte un terrain par nuit claire, on bombarde, on revient au mËme terrain. Mais les services rÊguliers Êchoueraient la nuit. "C'est pour nous, avait rÊpliquÊ RiviÉre, une question de vie ou de mort, puisque nous perdons, chaque nuit, l'avance gagnÊe, pendant le jour, sur les chemins de fer et les navires." RiviÉre avait ÊcoutÊ, avec ennui, parler de bilans, d'assurances, et surtout d'opinion publique: "L'opinion publique, ripostait-il... on la gouverne!" II pensait: "Que de temps perdu! Il y a quelque chose... quelque chose qui prime tout cela. Ce qui est vivant bouscule tout pour vivre et crÊe, pour vivre, ses propres lois. C'est irrÊsistible." RiviÉre ne savait pas quand ni comment l'aviation commerciale aborderait les vols de nuit, mais il fallait prÊparer cette solution inÊvitable. Il se souvient des tapis verts, devant lesquels, le menton au poing, il avait ÊcoutÊ, avec un Êtrange sentiment de force, tant d'objections. Elles lui semblaient vaines, condamnÊes d'avance par la vie. Et il sentait sa propre force ramassÊe en lui comme un poids: "Mes raisons pÉsent, je vaincrai, pensait RiviÉre. C'est la pente naturelle des ÊvÊnements." Quand on lui rÊclamait des solutions parfaites, qui Êcarteraient tous les risques: "C'est l'expÊrience qui dÊgagera les lois, rÊpondait-il, la connaissance des lois ne prÊcÉde jamais l'expÊrience." AprÉs une longue annÊe de lutte, RiviÉre l'avait emportÊ. Les uns disaient: "Á cause de sa foi", les autres: "Á cause de sa tÊnacitÊ, de sa puissance d'ours en marche", mais, selon lui, plus simplement, parce qu'il pesait dans la bonne direction. Mais quelles prÊcautions au dÊbut! Les avions ne partaient qu'une heure avant le jour, n'atterrissaient qu'une heure aprÉs le coucher du soleil. Quand RiviÉre se jugea plus sÙr de son expÊrience, alors seulement il osa pousser les courriers dans les profondeurs de la nuit. A peine suivi, presque dÊsavouÊ, il menait maintenant une lutte solitaire. RiviÉre sonne pour connaÏtre les derniers messages des avions en vol. XII Cependant, le courrier de Patagonie abordait l'orage, et Fabien renonÚait Á le contourner. Il l'estimait trop Êtendu, car la ligne d'Êclairs s'enfonÚait vers l'intÊrieur du pays et rÊvÊlait des forteresses de nuages. Il tenterait de passer par-dessous, et, si l'affaire se prÊsentait mal, se rÊsoudrait au demi-tour. Il lut son altitude: mille sept cents mÉtres. Il pesa des paumes sur les commandes pour commencer Á la rÊduire. Le moteur vibra trÉs fort et l'avion trembla. Fabien corrigea, au jugÊ, l'angle de descente, puis, sur la carte, vÊrifia la hauteur des collines: cinq cents mÉtres. Pour se conserver une marge, il naviguerait vers sept cents. Il sacrifiait son altitude comme on joue une fortune. Un remous fit plonger l'avion, qui trembla plus fort. Fabien se sentit menacÊ par d'invisibles Êboulements. Il rËva qu'il faisait demi-tour et retrouvait cent mille Êtoiles, mais il ne vira pas d'un degrÊ. Fabien calculait ses chances: il s'agissait d'un orage local, probablement, puisque Trelew, la prochaine escale, signalait un ciel trois quarts couvert. Il s'agissait de vivre vingt minutes Á peine dans ce bÊton noir. Et pourtant le pilote s'inquiÊtait. PenchÊ Á gauche contre la masse du vent, il essayait d'interprÊter les lueurs confuses qui, par les nuits les plus Êpaisses, circulent encore. Mais ce n'Êtait mËme plus des lueurs. A peine des changements de densitÊ, dans l'Êpaisseur des ombres, ou une fatigue des yeux. Il dÊplia un papier du radio: "OÝ sommes-nous?" Fabien eÙt donnÊ cher pour le savoir. Il rÊpondit: "Je ne sais pas. Nous traversons, Á la boussole, un orage." II se pencha encore. Il Êtait gËnÊ par la flamme de l'Êchappement, accrochÊe au moteur comme un bouquet de feu, si p×le que le clair de lune l'eÙt Êteinte, mais qui, dans ce nÊant, absorbait le monde visible. Il la regarda. Elle Êtait tressÊe drue par le vent comme la flamme d'une torche. Chaque trente secondes, pour vÊrifier le gyroscope et le compas, Fabien plongeait sa tËte dans la carlingue. Il n'osait plus allumer les faibles lampes rouges, qui l'Êblouissaient pour longtemps, mais tous les instruments aux chiffres de radium versaient une clartÊ p×le d'astres. LÁ, au milieu d'aiguilles et de chiffres, le pilote Êprouvait une sÊcuritÊ trompeuse: celle de la cabine du navire sur laquelle passe le flot. La nuit, et tout ce qu'elle portait de rocs, d'Êpaves, de collines, coulait aussi contre l'avion avec la mËme Êtonnante fatalitÊ. "OÝ sommes-nous?" lui rÊpÊtait l'opÊrateur. Fabien Êmergeait de nouveau, et reprenait, appuyÊ Á gauche, sa veille terrible. Il ne savait plus combien de temps, combien d'efforts le dÊlivreraient de ses liens sombres. Il doutait presque d'en Ëtre jamais dÊlivrÊ, car il jouait sa vie sur ce petit papier, sale et chiffonnÊ, qu'il avait dÊpliÊ et lu mille fois, pour bien nourrir son espÊrance: "Trelew: ciel trois quarts couvert, vent Ouest faible." Si Trelew Êtait trois quarts couvert, on apercevrait ses lumiÉres dans la dÊchirure des nuages. A moins que... La p×le clartÊ promise plus loin l'engageait Á poursuivre; pourtant, comme il doutait, il griffonna pour le radio: "J'ignore si je pourrai passer. Sachez-moi s'il fait toujours beau en arriÉre." La rÊponse le consterna: "Commodore signale: Retour ici impossible. TempËte." II commenÚait Á deviner l'offensive insolite qui, de la CordillÉre des Andes, se rabattait vers la mer. Avant qu'il eÙt pu les atteindre, le cyclone raflerait les villes. "Demandez le temps de San Antonio. -- San Antonio a rÊpondu: "Vent Ouest se lÉve et tempËte Á l'Ouest. Ciel quatre quarts couvert." San Antonio entend trÉs mal Á cause des parasites. J'entends mal aussi. Je crois Ëtre obligÊ de remonter bientÆt l'antenne Á cause des dÊcharges. Ferez-vous demi-tour? Quels sont vos projets? -- Foutez-moi la paix. Demandez le temps de Bahia Blanca." "Bahia Blanca a rÊpondu: "prÊvoyons avant vingt minutes violent orage Ouest sur Bahia Blanca." -- Demandez le temps de Trelew. -- Trelew a rÊpondu: "Ouragan trente mÉtres seconde Ouest et rafales de pluie." -- Communiquez Á Buenos Aires: "Sommes bouchÊs de tous les cÆtÊs, tempËte se dÊveloppe sur mille kilomÉtres, ne voyons plus rien. Que devons-nous faire?" Pour le pilote, cette nuit Êtait sans rivage puisqu'elle ne conduisait ni vers un port (ils semblaient tous inaccessibles), ni vers l'aube: l'essence manquerait dans une heure quarante. Puisque l'on serait obligÊ, tÆt ou tard, de couler en aveugle, dans cette Êpaisseur. S'il avait pu gagner le jour... Fabien pensait Á l'aube comme Á une plage de sable dorÊ oÝ l'on se serait ÊchouÊ aprÉs cette nuit dure. Sous l'avion menacÊ serait nÊ le rivage des plaines. La terre tranquille aurait portÊ ses fermes endormies et ses troupeaux et ses collines. Toutes les Êpaves qui roulaient dans l'ombre seraient devenues innoffensives. S'il pouvait, comme il nagerait vers le jour! Il pensa qu'il Êtait cernÊ. Tout se rÊsoudrait, bien ou mal, dans cette Êpaisseur. C'est vrai. Il a cru quelquefois, quand montait le jour, entrer en convalescence. Mais Á quoi bon fixer les yeux sur l'Est, oÝ vivait le soleil: il y avait entre eux une telle profondeur de nuit qu'on ne la remonterait pas. XIII -- Le courrier d'Asuncion marche bien. Nous l'aurons vers deux heures. Nous prÊvoyons par contre un retard important du courrier de Patagonie qui paraÏt en difficultÊ. -- Bien, Monsieur RiviÉre. -- Il est possible que nous ne l'attendions pas pour faire dÊcoller l'avion d'Europe: dÉs l'arrivÊe d'Asuncion, vous nous demanderez des instructions. Tenez-vous prËt. RiviÉre relisait maintenant les tÊlÊgrammes de protection des escales Nord. Ils ouvraient au courrier d'Europe une route de lune: "Ciel pur, pleine lune, vent nul." Les montagnes du BrÊsil, bien dÊcoupÊes sur le rayonnement du ciel, plongeaient droit, dans les remous d'argent de la mer, leur chevelure serrÊe de forËts noires. Ces forËts sur lesquelles pleuvent, inlassablement, sans les colorer, les rayons de lune. Et noires aussi comme des Êpaves, en mer, les Ïles. Et cette lune, sur toute la route, inÊpuisable: une fontaine de lumiÉre. Si RiviÉre ordonnait le dÊpart, l'Êquipage du courrier d'Europe entrerait dans un monde stable qui, pour toute la nuit, luisait doucement. Un monde oÝ rien ne menaÚait l'Êquilibre des masses d'ombres et de lumiÉre. OÝ ne s'infiltrait mËme pas la caresse de ces vents purs, qui, s'ils fraÏchissent, peuvent g×ter en quelques heures un ciel entier. Mais RiviÉre hÊsitait, en face de ce rayonnement, comme un prospecteur en face de champs d'or interdits. Les ÊvÊnements, dans le Sud, donnaient tort Á RiviÉre, seul dÊfenseur des vols de nuit. Ses adversaires tireraient d'un dÊsastre en Patagonie une position morale si forte, que peut-Ëtre la foi de RiviÉre resterait dÊsormais impuissante; car la foi de RiviÉre n'Êtait pas ÊbranlÊe: une fissure dans son œuvre avait permis le drame, mais le drame montrait la fissure, il ne prouvait rien d'autre. "Peut-Ëtre des postes d'observation sont-ils nÊcessaires Á l'Ouest... On verra Úa." II pensait encore: "J'ai les mËmes raisons solides d'insister, et une cause de moins d'accident possible: celle qui s'est montrÊe." Les Êchecs fortifient les forts. Malheureusement, contre les hommes on joue un jeu, oÝ compte si peu le -vrai sens des choses. L'on gagne ou l'on perd sur des apparences, on marque des points misÊrables. Et l'on se trouve ligotÊ par une apparence de dÊfaite. RiviÉre sonna. -- Bahia Blanca ne nous communique toujours rien par T.S.F.? -- Non. --Appelez-moi l'escale au tÊlÊphone. Cinq minutes plus tard, il s'informait: -- Pourquoi ne nous passez-vous rien? -- Nous n'entendons pas le courrier. -- Il se tait? -- Nous ne savons pas. Trop d'orages. MËme s'il manipulait nous n'entendrions pas. -- Trelew entend-il? -- Nous n'entendons pas Trelew. -- TÊlÊphonez. -- Nous avons essayÊ: la ligne est coupÊe. -- Quel temps chez vous? -- MenaÚant. Des Êclairs Á l'Ouest et au Sud. TrÉs lourd. -- Du vent? -- Faible encore, mais pour dix minutes. Les Êclairs se rapprochent vite. Un silence. -- Bahia Blanca? Vous Êcoutez? Bon. Rappelez-nous dans dix minutes. Et RiviÉre feuilleta les tÊlÊgrammes des escales Sud. Toutes signalaient le mËme silence de l'avion. Quelques-unes ne rÊpondaient plus Á Buenos Aires, et, sur la carte, s'agrandissait la tache des provinces muettes, oÝ les petites villes subissaient dÊjÁ le cyclone, toutes portes closes, et chaque maison de leurs rues sans lumiÉre aussi retranchÊe du monde et perdue dans la nuit qu'un navire. L'aube seule les dÊlivrerait. Pourtant RiviÉre, inclinÊ sur la carte, conservait encore l'espoir de dÊcouvrir un refuge de ciel pur, car il avait demandÊ, par tÊlÊgrammes, l'Êtat du ciel Á la police de plus de trente villes de province, et les rÊponses commenÚaient Á lui parvenir. Sur deux mille kilomÉtres les postes radio avaient ordre, si l'un d'eux accrochait un appel de l'avion, d'avertir dans les trente secondes Buenos Aires, qui lui communiquerait, pour la faire transmettre Á Fabien, la position du refuge. Les secrÊtaires, convoquÊs pour une heure du matin, avaient regagnÊ leurs bureaux. Ils apprenaient lÁ, mystÊrieusement, que, peut-Ëtre, on suspendrait les vols de nuit, et que le courrier d'Europe lui-mËme ne dÊcollerait plus qu'au jour. Ils parlaient Á voix basse de Fabien, du cyclone, de RiviÉre surtout. Ils le devinaient lÁ, tout proche, ÊcrasÊ peu Á peu par ce dÊmenti naturel. Mais toutes les voix s'Êteignirent: RiviÉre, Á sa porte, venait d'apparaÏtre, serrÊ dans son manteau, le chapeau toujours sur les yeux, Êternel voyageur. Il fit un pas tranquille vers le chef de bureau: -- Il est une heure dix, les papiers du courrier d'Europe sont-ils en rÉgle? -- Je... j'ai cru... -- Vous n'avez pas Á croire, mais Á exÊcuter. II fit demi-tour, lentement, vers une fenËtre ouverte, les mains croisÊes derriÉre le dos. Un secrÊtaire le rejoignit: -- Monsieur le Directeur, nous obtiendrons peu de rÊponses. On nous signale que, dans l'intÊrieur, beaucoup de lignes tÊlÊgraphiques sont dÊjÁ dÊtruites... -- Bien. RiviÉre, immobile, regardait la nuit. Ainsi, chaque message menaÚait le courrier. Chaque ville, quand elle pouvait rÊpondre, avant la destruction des lignes, signalait la marche du cyclone, comme celle d'une invasion. "úa vient de l'intÊrieur, de la CordillÉre. úa balaie toute la route, vers la mer..." RiviÉre jugeait les Êtoiles trop luisantes, l'air trop humide. Quelle nuit Êtrange! Elle se g×tait brusquement par plaques, comme la chair d'un fruit lumineux. Les Êtoiles au grand complet dominaient encore Buenos Aires, mais ce n'Êtait lÁ qu'une oasis, et d'un instant. Un port, d'ailleurs, hors du rayon d'action de l'Êquipage. Nuit menaÚante qu'un vent mauvais touchait et pourrissait. Nuit difficile Á vaincre. Un avion, quelque part, Êtait en pÊril dans ses profondeurs: on s'agitait, impuissant, sur le bord. XIV La femme de Fabien tÊlÊphona. La nuit de chaque retour elle calculait la marche du courrier de Patagonie: "II dÊcolle de Trelew..." Puis se rendormait. Un peu plus tard: "II doit approcher de San Antonio, il doit voir ses lumiÉres..." Alors elle se levait, Êcartait les rideaux, et jugeait le ciel: "Tous ces nuages le gËnent..." Parfois la lune se promenait comme un berger. Alors la jeune femme se recouchait, rassurÊe par cette lune et ces Êtoiles, ces milliers de prÊsences autour de son mari. Vers une heure, elle le sentait proche: "II ne doit plus Ëtre bien loin, il doit voir Buenos Aires..." Alors elle se levait encore, et lui prÊparait un repas, un cafÊ bien chaud: "II fait si froid, lÁ-haut..." Elle le recevait toujours, comme s'il descendait d'un sommet de neige: "Tu n'as pas froid? -- Mais non! -- RÊchauffe-toi quand mËme..." Vers une heure et quart tout Êtait prËt. Alors elle tÊlÊphonait. Cette nuit, comme les autres, elle s'informa: -- Fabien a-t-il atterri? Le secrÊtaire qui l'Êcoutait se troubla un peu: -- Qui parle? -- Simone Fabien. -- Ah! une minute... Le secrÊtaire, n'osant rien dire, passa l'Êcouteur au chef de bureau. -- Qui est lÁ? -- Simone Fabien. -- Ah!... que dÊsirez-vous, Madame? -- Mon mari a-t-il atterri? Il y eut un silence qui dut paraÏtre inexplicable, puis on rÊpondit simplement: -- Non. -- Il a du retard? -- Oui... Il y eut un nouveau silence. -- Oui... du retard. -- Ah!... C'Êtait un "Ah!" de chair blessÊe. Un retard ce n'est rien... ce n'est rien... mais quand il se prolonge... -- Ah!... Et Á quelle heure sera-t-il ici? -- A quelle heure il sera ici? Nous... Nous ne savons pas. Elle se heurtait maintenant Á un mur. Elle n'obtenait que l'Êcho mËme de ses questions. -- Je vous en prie, rÊpondez-moi! OÝ se trouve-t-il?... -- OÝ il se trouve? Attendez... Cette inertie lui faisait mal. Il se passait quelque chose, lÁ, derriÉre ce mur. On se dÊcida: -- Il a dÊcollÊ de Commodoro Á dix-neuf heures trente. -- Et depuis? -- Depuis?... TrÉs retardÊ... TrÉs retardÊ par le mauvais temps... -- Ah! Le mauvais temps... Quelle injustice, quelle fourberie dans cette lune ÊtalÊe lÁ, oisive, sur Buenos Aires! La jeune femme se rappela soudain qu'il fallait deux heures Á peine pour se rendre de Commodoro Á Trelew. -- Et il vole depuis six heures vers Trelew! Mais il vous envoie des messages! Mais que dit-il?... -- Ce qu'il nous dit? Naturellement par un temps pareil... vous comprenez bien... ses messages ne s'entendent pas. -- Un temps pareil! -- Alors, c'est convenu, Madame, nous vous tÊlÊphonons dÉs que nous savons quelque chose. -- Ah! vous ne savez rien... -- Au revoir, Madame... -- Non! non! Je veux parler au Directeur! -- Monsieur le Directeur est trÉs occupÊ, Madame, il est en confÊrence... -- Ah! Úa m'est Êgal! úa m'est bien Êgal! Je veux lui parler! Le chef de bureau s'Êpongea: -- Une minute... Il poussa la porte de RiviÉre: -- C'est Madame Fabien qui veut vous parler. "VoilÁ, pensa RiviÉre, voilÁ ce que je craignais." Les ÊlÊments affectifs du drame commenÚaient Á se montrer. Il pensa d'abord les rÊcuser: les mÉres et les femmes n'entrent pas dans les salles d'opÊration. On fait taire l'Êmotion aussi sur les navires en danger. Elle n'aide pas Á sauver les hommes. Il accepta pourtant: -- Branchez sur mon bureau. Il Êcouta cette petite voix lointaine, tremblante, et tout de suite il sut qu'il ne pourrait pas lui rÊpondre. Ce serait stÊrile, infiniment, pour tous les deux, de s'affronter. -- Madame, je vous en prie, calmez-vous! Il est si frÊquent, dans notre mÊtier, d'attendre longtemps des nouvelles. Il Êtait parvenu Á cette frontiÉre oÝ se pose, non le problÉme d'une petite dÊtresse particuliÉre, mais celui-lÁ mËme de l'action. En face de RiviÉre se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie. RiviÉre ne pouvait qu'Êcouter, que plaindre cette petite voix, ce chant tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel n'admettent le partage: ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui d'une clartÊ de lampe sur la table du soir, d'une chair qui rÊclamait sa chair, d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien et elle avait raison. Et lui aussi, RiviÉre, avait raison, mais il ne pouvait rien opposer Á la vÊritÊ de cette femme. Il dÊcouvrait sa propre vÊritÊ, Á la lumiÉre d'une humble lampe domestique, inexprimable et inhumaine. -- Madame... Elle n'Êcoutait plus. Elle Êtait retombÊe, presque Á ses pieds, lui semblait-il, ayant usÊ ses faibles poings contre le mur. Un ingÊnieur avait dit un jour Á RiviÉre, comme ils se penchaient sur un blessÊ, auprÉs d'un pont en construction: "Ce pont vaut-il le prix d'un visage ÊcrasÊ?" Pas un des paysans, Á qui cette route Êtait ouverte, n'eÙt acceptÊ, pour s'Êpargner un dÊtour par le pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on b×tit des