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     roman
     Traduit du russe
     par Michel Pêtris
     (c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
     Edition Champ Libre, Paris, 1972
     OCR: Oleg Volkov, 1999
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                     Au tournant, dans la profondeur
                     de la trouêe de la forët,
                     Le futur qui m'attend
                     me sert de serment.
                     On ne l'entraïnera pas dans une discussion
                     Et on ne l'amadouera pas par la caresse
                     Il est grand ouvert, comme la forët
                     distendu, á la rencontre.
                                         Boris Pasternak.

                     Grimpe, grimpe doucement,
                     Escargot, la pente du Fuji,
                     Plus haut, jusqu'au sommet!
                                       Issa, fils de paysan.



     De cette hauteur, la  forët êtait comme une luxuriante êcume mouchetêe.
Comme  une immense  êponge poreuse  couvrant  le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait  un jour tapi  dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossiére. Comme  un masque informe  posê sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
     Perets quitta ses sandales et  s'assit, ses pieds  nus pendant dans  le
prêcipice. Il lui  sembla que ses  talons êtaient  tout  d'un  coup  devenus
humides,  comme  s'il les avait rêellement plongês  dans le tiéde brouillard
lilas qui s'accumulait sous  la  falaise. Il tira  de sa  poche les cailloux
qu'il avait ramassês, les disposa soigneusement á cætê  de lui, puis choisit
le plus  petit  et  le  jeta doucement  en  bas, dans  le  monde  vivant  et
silencieux,  endormi et  indiffêrent qui avalait pour  toujours. L'êtincelle
blanche s'êteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
     S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce  que racontait la cuisiniére uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et  ce  que  supposait  Mme  Bardo,  la directrice  du  groupe d'aide  á  la
population  locale  ;  s'il  ne fallait  pas  croire ce  que murmuraient  le
chauffeur Touzak  et l'Inconnu du  groupe  de la Pênêtration  du gênie ;  si
l'intuition  humaine  valait  quelque  chose  et  si  enfin  les  espêrances
pouvaient se rêaliser au  moins une fois  dans la vie, alors, á la  septiéme
pierre,  les buissons  s'êcarteraient  avec  fracas derriére lui et  dans la
clairiére,  sur  l'herbe  foulêe,  blanchie  par  la  rosêe,  paraïtrait  le
Directeur,  torse nu,  en  pantalon  de gabardine  grise á  passepoil mauve,
respirant  avec bruit,  le visage  luisant, jaune  et  rose, velu  ;  il  ne
regarderait rien, ni la forët au-dessous de lui, ni le ciel  au-dessus  ; il
se baisserait,  plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en  faisant rouler á  chaque  fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis  qu'un air chargê d'acide carbonique
et de nicotine s'êchapperait, sifflant et bouillonnant,  de sa bouche grande
ouverte.
     Derriére, les buissons s'êcartérent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'êtait pas le Directeur, mais  la personne familiére de
Claude-Octave Domarochinier,  du  groupe  de  l'Eradication.  Il  s'approcha
lentement  et s'arrëta á deux enjambêes  de Perets,  abaissant vers  lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupúonnait  quelque  chose, quelque
chose de trés important, et ce savoir ou ce  soupúon immobilisait les traits
de son  visage allongê, visage pêtrifiê d'un  homme qui  apportait ici,  sur
l'á-pic,  une  êtrange  et angoissante  nouvelle.  Cette nouvelle,  personne
encore au monde ne la connaissait, mais il êtait  manifeste  que  tout êtait
radicalement  changê,  que  tout  ce  qui  avait  cours  auparavant  n'avait
maintenant plus de sens et  que chacun devrait dêsormais donner tout ce dont
il êtait capable.
     -  A  qui  sont  ces  pantoufles?  demanda-t-il  en  jetant  un  regard
circulaire autour de lui.
     - Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
     Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
     - Tiens donc. Des sandales? Tré-és bien. Mais á qui sont ces sandales?
     Il s'approcha de l'á-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussitæt.
     - Quelqu'un  est assis  au  bord de  l'á-pic, commenta-t-il,  avec  des
sandales  posêes á  cætê de lui.  La question qui se pose inêvitablement est
alors : á qui sont les sandales et oý se trouve leur propriêtaire?
     - Ce sont mes sandales, dit Perets.  Domarochinier  regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
     - Les vætres? Donc, vous ëtes pieds nus. Pourquoi?
     - Pieds nus parce qu'il n'y a  pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait  tomber  hier ma pantoufle droite  et j'ai  dêcidê á l'avenir de rester
pieds nus.
     Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux êcartês :
     - Elle est lá-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
     Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
     - De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
     Mais  úa ne change  rien. Je ne  comprends pas,  Perets,  pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici,  on ne peut voir une  pantoufle - si  du moins
elle  est  rêellement  lá-bas,  et úa  c'est  une  autre  question que  nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas  espêrer l'atteindre  avec une  pierre, mëme  si  vous  aviez  l'adresse
nêcessaire et  si vous vouliez rêellement  cela et cela seul  : je parle  du
coup au but... Mais nous allons êclaircir tout úa.
     Il remonta  les  jambes  de son pantalon, s'assit  sur  les  talons  et
poursuivit :
     - Donc,  vous êtiez lá hier  aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit  la deuxiéme fois  que vous veniez au bord de l'á-pic, alors que
les autres employês de l'Administration, pour ne rien dire des  spêcialistes
surnumêraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
     Perets se  fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas  du dêfi  ni de  la  mêchancetê,  il  ne  faut  pas y  attacher
d'importance.  C'est  simplement de  l'ignorance.  Il  ne  faut pas attacher
d'importance á l'ignorance, personne  ne le fait. L'ignorance dêféque sur la
forët. L'ignorance dêféque toujours sur quelque chose.
     -  Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forët. Vous l'aimez? Rêpondez!
     -  Et  vous? demanda  Perets.  Domarochinier  s'offensa  et  ouvrit son
bloc-notes :
     - Ne vous  oubliez pas! Vous savez trés bien  qui je suis. J'appartiens
au  groupe de l'Eradication, et  votre  rêponse, ou  plus  exactement  votre
contre-question,  est  donc  absolument  dêpourvue de  sens.  Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forët est dêterminêe par la fonction
que  je  remplis, mais  qu'est-ce  qui dêtermine la  vætre? cela  je  ne  le
comprends pas trés bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas  idêe  d'ëtre aussi
êtranger : rester assis au bord de l'á-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se  le demande.  A votre place, je raconterais tout.  A moi. Je
remettrais tout en  ordre. Vous le savez peut-ëtre, il y a des circonstances
attênuantes, et en fin  de compte vous n'avez  rien á craindre, n'est-ce pas
Perets?
     - Non, dit Perets. C'est-á-dire êvidement, oui.
     - Vous voyez. Le naturel disparaït d'un seul coup, et il n'existe plus.
A  qui  est  cette  main,  demandons-nous?  Oý  lance-t-elle une pierre?  Ou
peut-ëtre  á qui?  Ou encore  sur qui?  Et pourquoi?  Et comment pouvez-vous
rester  assis  au  bord de  l'á-pic? Est-ce  innê chez  vous  ou  bien  vous
ëtes-vous spêcialement entraïnê? Moi, par exemple, je ne peux pas rester  au
bord de l'á-pic. Et je n'ose  mëme  pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraïner. La tëte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'á-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forët. Montrez-moi s'il vous plaït votre laissez-passer, Perets.
     - Je n'en ai pas.
     - Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
     - Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
     -  C'est juste, on ne  vous en  donne pas. Je le sais. Et  pourquoi? On
m'en  a donnê, on lui  en a donnê, on  leur  en  a  donnê, on en  a donnê  á
beaucoup d'autres encore, et á vous on ne veut pas vous en donner.
     Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez dêcharnê de Domarochinier
s'êchappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
     -  Sans  doute parce  que  je  suis  êtranger,  suggêra  Perets.  C'est
certainement la raison.
     - Et  je  ne  suis  pas  le  seul  á m'intêresser  á  vous,  poursuivit
Domarochinier sur un ton  confidentiel. S'il n'y avait que moi!  Mais il y a
aussi  des gens importants...  Ecoutez,  Perets, vous pouvez peut-ëtre  vous
lever, pour que nous puissions  continuer? Vous me donnez  le vertige,  rien
qu'á vous voir.
     Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
     -  Mais êloignez-vous  donc  de  ce bord!  cria  d'une voix douloureuse
Domarochinier en  agitant  son bloc-notes vers  Perets.  Vous finirez par me
tuer avec vos excentricitês!
     - C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus.  On y
va?
     - Allons-y.  Mais je  constate que vous n'avez rêpondu  á aucune de mes
questions. Vous  me chagrinez beaucoup, Perets.  Vous ëtes  vraiment...  (Il
jeta un regard sur le gros  bloc-notes, haussa les êpaules et le glissa sous
son bras.)  C'est êtrange.  Pas la  moindre  impression,  sans  mëme  parler
d'information.
     - Mais  aussi, qu'est-ce qu'il  y  a á rêpondre? dit  Perets. Je devais
simplement ëtre ici pour parler au Directeur.
     Domarochinier se figea littêralement sur place,  comme  engluê dans les
buissons, et profêra d'une voix altêrêe :
     - C'est donc pour úa que vous ëtes...
     - Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
     Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
     - Non, non.  Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot.  J'ai compris. Vous
aviez raison.
     - Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
     - Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez ëtre tout á
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai  pas compris.  D'ailleurs je
n'êtais pas lá et je ne vous ai pas vu.
     Ils  passérent  devant  un  banc,  grimpérent  quelques  marches usêes,
prirent  l'allêe  couverte  d'un  fin  sable  rouge  et  pênêtrérent sur  le
territoire de l'Administration.
     - La  pleine clartê  ne  peut  exister  qu'á un  certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir á quoi il peut prêtendre. J'ai prêtendu
á la clartê á mon niveau, c'est mon droit,  et je l'ai êpuisê.  Et lá oý  se
terminent les droits commencent les devoirs...
     Ils dêpassérent des cottages de dix appartements aux  fenëtres  garnies
de rideaux de tulle, longérent le garage, traversérent  le terrain de sport,
passérent  encore  devant  les  entrepæts, puis devant l'hætel sur le  seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une p÷leur maladive, les yeux exorbitês et
fixes, une serviette á la main.  Ils suivirent une longue palissade derriére
laquelle ronflaient des moteurs, pressérent le  pas,  car ils n'avaient plus
beaucoup  de  temps, puis se  mirent á courir. Il êtait cependant tard quand
ils  arrivérent  á  la  cantine,  et  toutes  les places êtaient  prises,  á
l'exception de la  petite table de service dans un coin au fond oý restaient
deux places, la troisiéme êtant occupêe  par  le  chauffeur Touzik  qui, les
voyant  en  train de piêtiner, indêcis, sur le pas de la porte, leur  fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
     Tout le  monde buvait du kêfir et Perets en prit  aussi. La nappe rëche
de la  table  êtait  maintenant garnie  de  six  bouteilles et quand  Perets
êtendit  les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siége, il y
eut  un  bruit  de  verre  et une  ancienne bouteille  de cognac  roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur  Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
     - Faites attention avec vos pieds, dit-il.
     - Je ne l'ai pas fait exprés, dit Perets. Je ne savais pas.
     - Et moi,  je le savais? rêpliqua Touzik. Il y en a quatre  lá-dessous,
t÷che de pas faire l'idiot.
     - Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
     - On sait  úa, comme  vous buvez pas, dit Touzik.  A ce compte-lá, nous
non plus.
     - Mais j'ai le foie malade, commenúa á s'inquiêter Domarochinier. Voilá
un certificat.
     Il  fit apparaïtre une feuille de  cahier froissêe  marquêe d'un  sceau
triangulaire et  la fourra  sous  le nez de Perets. C'êtait effectivement un
certificat, couvert  d'une êcriture  illisible  de  mêdecin.  Perets ne  put
dêchiffrer qu'un mot : "antabus".
     -  Et   il  y   a   aussi   ceux   de  l'annêe  derniére,  et  ceux  de
l'avant-derniére, mais ils sont dans le coffre.
     Le chauffeur Touzik dêdaigna  d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de kêfir, porta son  index repliê  á son  nez,  renifla, et, les
yeux pleins de larmes, profêra d'une voix raffermie :
     - Qu'est-ce qu'il  y  a encore dans la  forët? Des arbres. (Il s'essuya
les  yeux  du  revers  de la manche.) Mais  ils restent pas  sur place : ils
sautent. Tu comprends?
     - Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
     - Eh bien! voilá.  Il y en a un  lá,  immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence á se  tordre, á  se  nouer,  et c'est  parti!  Un grand  bruit,  un
craquement,  tu le vois,  tu  le vois plus. Un bon  de dix  métres.  Il  m'a
bousillê la cabine. Puis il redevient immobile.
     - Pourquoi? demanda Perets.
     -  Parce  que  úa  s'appelle un  arbre sauteur,  expliqua Touzik  en se
versant un verre de kêfir.
     -  Hier  on a  reúu  un lot de nouvelles  scies  êlectriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lévres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mëme que ce ne sont  pas des scies, mais de vêritables  machines á
scier. Nos machines á scier de l'Eradication.
     Alentour, tout le monde buvait du kêfir. Dans des  verres  á  facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans  des tasses á cafê, dans des cornets de
papier, ou  simplement á la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenês
sous  sa  chaise.  Et  tous  pouvaient  sans doute  exhiber des  certificats
mêdicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, á l'estomac  ou au  duodênum.
Pour cette annêe et pour les annêes prêcêdentes.
     - Puis le manager  me  fait venir et me demande pourquoi ma  cabine est
dêglinguêe,  poursuivit  Touzik en  haussant la  voix. Tu roulais  encore  á
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux êchecs avec
lui,  vous pourriez bien  dire quelque chose pour  moi,  il vous  estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne  donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez,  bande d'imbêciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais á  mourir! Vous lui parlerez  pour  moi,
hein?
     - B-Bon, fit Perets d'une voix hêsitante. J'essaierai.
     - Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il êtait avec moi
á  l'armêe  ; j'êtais capitaine  et lui lieutenant.  Il  me  salue encore en
portant la main á la hauteur du couvre-chef.
     - Il y a aussi les ondines,  dit Touzik, son verre de kêfir  á la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est lá qu'elles sont, tu comprends? Nues.
     -  C'est  votre  kêfir,  Touz,  qui  vous  donne   des  visions,  plaúa
Domarochinier.
     - Je les  ai  vues  de mes  propres yeux, rêpliqua Touzik en portant le
verre á ses lévres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
     -  Vous  ne les avez  pas  vues,  parce qu'elles  n'existent  pas,  dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
     - Mystique toi-mëme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers  de la
manche.
     -  Un instant,  dit Perets, un  instant.  Vous dites  qu'elles sont lá,
êtendues... Et puis aprés? Il est  impossible qu'elles ne fassent que rester
lá, et puis c'est tout.
     Il  se  peut  qu'elles vivent sous  l'eau et  qu'elles  remontent á  la
surface comme  nous sortons  d'une piéce enfumêe  pour nous mettre au balcon
par une nuit de  lune,  et  exposer lá, les  yeux  clos,  notre visage á  la
fraïcheur. C'est peut-ëtre ce qu'elles font. Elles viennent á la surface, et
elles  restent  lá.  A  se reposer. A  êchanger des sourires et  des paroles
indolentes...
     -  Ne   discute  pas  avec   moi,  dit  Touzik  en  regardant  fixement
Domarochinier. Tu  es  dêjá  allê dans la  forët? Tu n'y as jamais  mis  les
pieds, et tu en parles.
     -  Absurde.  Qu'est-ce  que j'irais  faire  dans votre  forët? J'ai  un
laissez-passer  pour  y  aller.  Mais  vous,   Touz,  vous  n'en  avez  pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaït, Touz.
     - Je  n'ai pas  vu moi-mëme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant á
Perets. Mais  j'y crois tout á  fait. Parce que les  autres en parlent. Mëme
Candide en parlait. Et Candide savait  tout sur  la forët. Il la connaissait
comme  sa femme. Il  reconnaissait tout au toucher. Il est mort lá-bas, dans
sa forët.
     - S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
     - Quoi,  "si"? Un homme part en  hêlicoptére,  et de trois ans  on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de dêcés dans les journaux, le repas de
funêrailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide  a cassê sa pipe, c'est
êvident.
     - Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de maniére absolument catêgorique.
     Touzik  cracha  et  alla  chercher  une  autre bouteille  de  kêfir  au
comptoir.  Domarochinier  en  profita  pour se  pencher  vers Perets et  lui
murmurer á l'oreille, le regard fuyant :
     - Notez  que pour ce qui est de  Candide,  des  ordres secrets ont  êtê
donnês... Je me  considére en droit  de vous en informer parce que vous ëtes
êtranger...
     - Quels ordres?
     - Le considêrer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant  de
s'êcarter.
     Puis il reprit á voix haute :
     - Le kêfir est bien, aujourd'hui, il est frais.  Le rêfectoire s'emplit
de  bruit. Ceux qui avaient fini leur  repas se levérent avec des bruits  de
chaises  et  gagnérent  la  sortie.  Ils  parlaient  fort,  allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait á tous ceux qui passaient á proximitê :
     "Comme vous le voyez, messieurs,  c'est  quelque peu êtrange, mais nous
sommes en train de parler..."
     Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
     -  Est-ce  que le manager  parlait sêrieusement en disant qu'il  ne  me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
     - Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun intêrët á vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, úa l'avancerait á quoi? Oý
vous voyez de la plaisanterie lá-dedans?
     Perets se mordit la lévre.
     - Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien  á faire ici.  Mon
visa touche á sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilá tout.
     - En  gênêral,  dit Touzik,  on vous  vire  aussi sec  au bout de trois
rêprimandes. On  vous  donne un autobus spêcial, on rêveille un chauffeur au
milieu de  la nuit, vous n'aurez pas le temps  de rassembler vos affaires...
Comment úa se  passe avec les gars d'ici? Premiére rêprimande : le type  est
rêtrogradê.  Deuxiéme rêprimande :  on  l'envoie dans  la forët  expier  ses
pêchês. Et á  la troisiéme :  au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
á  celui-lá.  (Il  montrait  Domarochinier.)  On me  supprime  aussitæt  les
gratifications,  et on me met á la charrette á merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre  demi-bouteille et je lui  retape sur la gueule,
vu?  Lá, je quitte la  charrette á merde  et je pars á la station biologique
pour faire la chasse aux microbes  qu'ils ont lá-bas. Mais si je ne veux pas
aller á la  station  biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape  pour  la troisiéme  fois  sur  la gueule.  Lá, c'est  terminê. Je suis
licenciê pour actes de voyoutisme et expulsê dans les vingt-quatre heures.
     Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaúant :
     -  Vous  faites  de  la  dêsinformation,  Touz, de  la  dêsinformation.
D'abord, il doit  s'êcouler au moins un mois entre  chaque acte.  Sans quoi,
toutes  les  fautes  sont  considêrêes comme  un seul et mëme  dêlit, et  le
perturbateur  est  simplement  mis  en  prison,  sans  que  l'Administration
elle-mëme donne suite á  l'affaire.  Deuxiémement, á la  deuxiéme faute,  le
coupable est  sans retard envoyê dans  la forët sous  la  surveillance  d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilitê de s'aviser de commettre une
troisiéme  infraction.  Ne l'êcoutez pas, Perets, il ne  comprend rien á ces
problémes.
     Touzik avala une gorgêe de kêfir, fit une grimace et cacarda :
     -  C'est  vrai. Lá,  peut-ëtre  qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
     - Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute faúon je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme úa, sans raison.
     -  Mais vous ëtes pas obligê de lui taper sur la... sur la gueule,  dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement dêchirer
son costume.
     - Non, je ne peux pas, dit Perets.
     - Mauvais,  úa, dit Touzik.  Úa ira mal pour  vous,  alors, PAN Perets.
Alors, voilá ce que nous allons faire. Demain matin,  vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous  installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emménerai.
     - Vraiment? demanda Perets, joyeux.
     -  Oui.  Demain  je  dois aller  sur  le Continent,  transporter de  la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
     Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renversê ma soupe!"
     Domarochinier prit la parole :
     - L'homme doit ëtre  simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez  partir d'ici,  Perets.  Personne  ne  veut  partir,  mais vous, vous
voulez.
     - C'est toujours comme úa chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout á
l'envers.  Et  d'ailleurs,  pourquoi l'homme  doit-il  obligatoirement  ëtre
simple et clair?
     Touzik renifla son index repliê et profêra :
     - L'homme doit ëtre sobre. Tu crois pas?
     - Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trés simple,
et connue de  tout le monde : j'ai le foie  malade. Ce n'est donc pas lá que
vous pourrez m'attraper, Touz.
     - Ce  qui  m'êtonne dans la forët, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont brùlants, tu comprends? Je peux pas supporter úa. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, úa  fume, úa sent le
chou. J'ai mëme  essayê  de goùter, mais  úa  n'a pas de  goùt, úa manque de
sel... Non, la forët,  c'est  pas pour l'homme. Elle leur en  a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrëte pas d'amener du matêriel, et  il disparaït,
comme englouti dans les  glaces, ils en font  venir d'autre, et il disparaït
encore...
     Une  profusion  verte  et  odorante.  Profusion de  couleur,  profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours êtrangére.  Familiére, ressemblante,
mais fondamentalement êtrangére. Le plus difficile est  de se faire  á cette
idêe, qu'elle est á la fois êtrangére et, familiére. Qu'elle est l'êmanation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est dêtachêe de nous
et ne veut pas  nous connaïtre. C'est sans doute ainsi que le pithêcanthrope
aurait pu penser á nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
     - Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce  ne  sera pas  avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lá-bas, mais avec
quelque  chose de sêrieux, et  en deux  mois nous aurons fait de tout úa une
surface bêtonnêe, séche et lisse.
     - C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si  on te  fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface bêtonnêe avec ton propre pére. Pour la clartê.
     Le mugissement profond d'une siréne se fit entendre. Les  carreaux  des
fenëtres tremblérent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumiéres  se mirent  á clignoter  sur les murs et  au-dessus du comptoir
surgit une  inscription en lettres ênormes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva á la h÷te,  manoeuvra  l'aiguille de  sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
     - Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
     Touzik acquiesúa :
     - C'est l'heure. L'heure juste.
     Il  æta sa veste fourrêe, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tëte posêe sur la veste.
     - Donc, demain sept heures? dit Perets.
     - Quoi? rêpondit Touzik d'une voix ensommeillêe.
     - Je viendrai demain á sept heures.
     -  Oý úa? demanda  Touzik  en se  retournant  sur  les  chaises.  Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de  fois je leur ai dit : mettez
un divan...
     - Au garage, dit Perets. A votre voiture.
     - Ah!... Venez, venez, on verra lá-bas. C'est pas facile comme affaire.
     Il replia  les jambes, se croisa les bras et se mit á ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y  avait
deux  inscriptions : "Ce qui nous  perd" et  "Toujours de  l'avant".  Perets
gagna la sortie.
     Il franchit  sur une  planchette une  ênorme flaque qui  s'êtalait dans
l'arriére-cour, contourna un tumulus de boïtes de conserves vides, se glissa
á  travers une fente de la  palissade de planches et pênêtra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entrêe de service. Les couloirs êtaient sombres et
froids, sentaient la  poussiére, le papier moisi, le tabac refroidi.  Il n'y
avait  personne nulle part,  aucun  bruit ne filtrait á travers  les  portes
revëtues de moleskine. Perets gagna le premier êtage par un êtroit  escalier
dêpourvu  de  rampe et  arriva  á une porte  surmontêe d'une inscription  oý
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur  la porte
se  dêtachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
êbranlê  en  dêcouvrant  qu'il êtait arrivê  dans  son bureau. C'est-á-dire,
êvidemment, celui de  Kim, le chef du groupe  de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table êtait maintenant á cætê de la porte,
prés  du  mur  dêcorê  de  carreaux  de faðence,  comme  toujours  á  moitiê
recouverte par la  "mercedes" sous  sa housse, tandis que prés de la fenëtre
aux vitres  fraïchement lavêes se trouvait la table de Kim, lequel Kim êtait
dêjá au travail : assis, un peu voùtê, il considêrait une régle á calcul.
     - Je voulais me laver les mains..., dit Perets, dêconcertê.
     - Lave-toi, lave-toi, dit Kim  en  hochant la tëte. Tu as un lavabo lá.
Úa va ëtre trés bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
     Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava á
l'eau chaude et  á l'eau froide, en utilisant deux sortes  de  savon et  une
p÷te  á dêgraisser spêciale, les frotta  avec de  la  filasse  et  avec  des
brosses de diverses duretês. Puis  il mit en marche le sêchoir êlectrique et
tint quelques instants  ses  mains roses et  humides  dans  le hurlement  du
courant d'air chaud.
     - A quatre heures du  matin, on a fait savoir á tout le monde  que nous
serions transfêrês au premier êtage, dit Kim. Oý êtais-tu? Chez Alevtina?
     -  Non, j'êtais au bord  de  l'á-pic, dit Perets en prenant place á  sa
table.
     La porte s'ouvrit, le Proconsul  entra  en coup de  vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en  coulisse. On entendit grincer
la  porte  de la cabine  et le verrou claquer. Perets  æta  la housse  de la
"mercedes",  resta  un instant assis,  immobile, puis alla  á  la fenëtre et
l'ouvrit.
     On ne  voyait  pas  la  forët,  mais  elle êtait prêsente.  Elle  êtait
toujours  prêsente, mëme si on ne pouvait  la voir  que du bord  de l'á-pic.
Partout ailleurs  dans l'Administration, il  y  avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle êtait cachêe  par les b÷timents créme  des ateliers  de
mêcanique et par les trois êtages du garage rêservê aux vêhicules personnels
des employês. Elle êtait cachêe par les êtables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont  la sêcheuse êtait
perpêtuellement cassêe. Elle êtait cachêe par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et  ses pavillons, son manége et ses  baigneuses de pl÷tre  couvertes
d'inscriptions  au crayon.  Elle  êtait cachêe  par  les  cottages  et leurs
vêrandas garnies  de lierre,  par les croix de leurs antennes de têlêvision.
Et de lá, de  la fenëtre du premier êtage, on ne voyait pas la forët á cause
du haut mur de briques  non achevê  mais dêjá trés  haut que  l'on  êtait en
train d'êdifier autour du b÷timent bas du groupe de la Pênêtration du gênie.
La forët n'êtait visible que du bord de l'á-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forët, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pensê  á elle, qui ne la  craignait  pas et n'en rëvait pas, mëme cet  homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais á la forët, que  j'en parlais, que
j'en rëvais, mais je ne soupúonnais mëme pas qu'elle pùt exister en rêalitê.
Et ce  n'est pas en allant pour la premiére fois au bord de l'á-pic que j'ai
acquis la certitude de son  existence,  mais en lisant sur  une  pancarte  á
l'entrêe l'inscription : "Administration des  affaires de la forët". J'êtais
devant cette pancarte, ma valise á  la main,  couvert de poussiére, dessêchê
par la  longue route, je la lisais  et  la relisais  et sentais  mes  genoux
trembler, car je savais maintenant que la forët existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'êtait que le jeu d'une  imagination dêbile,  un p÷le
mensonge  souffreteux. La forët est, et  cette immense b÷tisse maussade a la
charge de sa destinêe...
     - Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forët?
Je m'en vais demain.
     - Tu veux rêellement y aller? demanda Kim distraitement.
     Les  marais verts et brùlants,  les  arbres craintifs et  nerveux,  les
ondines á la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activitê
mystêrieuse  des  profondeurs,  les aborigénes ênigmatiques et circonspects,
les villages dêsertês...
     - Je ne sais pas, dit Perets.
     - Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pensê á la forët. Qui s'en sont toujours moquês êperdument. Mais elle
est trop  proche  de ton  coeur. Pour  toi, la  forët est  dangereuse  parce
qu'elle te trahira.
     - Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
     - Qu'as-tu besoin de vêritês améres?  Qu'en feras-tu?  Et  que feras-tu
dans la forët?  Pleurer sur un  rëve qui s'est  transformê en  destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer  ce
qui est en ce qui devrait ëtre?
     - Et pourquoi suis-je venu ici?
     - Pour ëtre sùr.  Tu  ne comprends pas á  quel  point c'est important :
ëtre sùr. Les  autres viennent pour tout  autre chose. Pour trouver dans  la
forët des métres  cubes de bois.  Ou pour trouver la bactêrie de  la vie. Ou
pour êcrire une thése. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forët, mais á toutes fins utiles : úa servira un jour  ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'idêe suprëme, c'est de faire de la forët un parc
luxueux,  comme le  sculpteur qui tire la  statue du  bloc de  marbre.  Pour
ensuite  tondre  ce parc.  Annêe  aprés annêe. Ne pas  le  laisser redevenir
forët.
     - Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien á faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
     - Revenons  aux  multiplications,  dit Kim. Perets  s'assit á sa table,
trouva une prise h÷tivement installêe et brancha la "mercedes".
     -  Sept  cent quatre-vingt-treize cinq  cent  vingt-deux  par deux cent
soixante-six zêro onze...
     La "mercedes" se mit á cogner et á tressauter. Perets attendit  qu'elle
soit calmêe, et lut en bêgayant la rêponse.
     -   Bon.    Eteins,   dit   Kim.   Maintenant   divise-moi   six   cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
     Kim  dictait  les  chiffres,  Perets  les  composait, appuyait sur  les
touches  ce   multiplication  et  de  division,  additionnait,  retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
     - Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
     - Un zêro zêro sept, dicta mêcaniquement Perets.
     Puis il se reprit et dit :
     - Mais elle ment. Úa devrait faire cent vingt.
     - Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zêro zêro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carrêe de dix zêro sept...
     - Tout de suite, dit Perets.
     Le  verrou  claqua á  nouveau  derriére  la  coulisse et  le  Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se  lava les mains en fredonnant d'une
voix agrêable un AVE MARIA, puis profêra :
     - C'est tout de mëme un vêritable prodige,  cette forët, messieurs!  Et
dire  que  nous  parlons  d'elle  ou  êcrivons  sur elle d'une maniére aussi
criminellement insuffisante!  Et pourtant elle mêrite qu'on êcrive sur elle.
Elle ennoblit,  elle  êveille les sentiments les plus êlevês. Elle contribue
au progrés. Elle  est  elle-mëme comme le  symbole  du  progrés. Et  nous ne
parvenons pas á empëcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifiêes. En fait, il  n'y a pas de propagande de la forët. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forët!
     - Sept cent quatre-vingts  multipliê par  quatre cent trente-deux,  dit
Kim.
     Le  Proconsul  haussa la  voix. Celle-ci êtait forte et bien posêe : on
n'entendit plus la "mercedes".
     - "Les  arbres cachent la forët"...  "Etre perdu dans la forët"... "Les
brigands de la  forët"... Voilá  ce que nous devons  combattre! Voilá ce que
nous devons  extirper!  Vous,  par  exemple,  monsieur  Perets,  pourquoi ne
luttez-vous  pas? Vous pourriez faire  au  club  un exposê circonstanciê  et
judicieux sur la forët,  et vous  ne le faites pas. Il y a longtemps que  je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
     - C'est que je n'ai jamais êtê lá-bas, dit Perets.
     - Pas grave. Moi  non plus, je n'y suis jamais allê, mais j'ai fait une
confêrence  et  á  en juger  par  les êchos  que  j'ai  reúus,  c'êtait  une
confêrence trés utile. La question  n'est pas de  savoir si on a  ou non êtê
dans  la  forët,  la question est de dêpouiller les faits de  leur gangue de
mysticisme  et de superstition, de mettre á nu la substance en arrachant les
oripeaux  dont  elle   a  êtê  affublêe  par   les   esprits   mesquins   et
militaristes...
     - Deux  fois  huit divisê par quarante-neuf moins  sept fois sept,  dit
Kim.
     La "mercedes" se mit á l'oeuvre. Le Proconsul haussa á nouveau la voix.
     -  Je l'ai fait  en tant que philosophe de formation,  vous pourriez le
faire en tant  que  linguiste... Je  vous  donnerai les théses et  vous  les
dêvelopperez á la lumiére  des derniéres acquisitions de la  linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thése?
     - C'est  "Les  particularitês du style  et de  la rythmique de la prose
fêminine de la basse êpoque Heian, sur la base du "  Makura-no sæshi  "." Je
crains que...
     -  Sen-sa-tion-nel!  C'est   prêcisêment  ce  qu'il   nous  faut.  Vous
soulignerez  qu'il  n'y  a  pas  de  marais  et  de  fondriéres,   mais   de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs,  mais le produit d'une
science hautement  êvoluêe.  Pas  d'indigénes,  pas de  sauvages,  mais  une
antique  civilisation d'hommes  fiers, libres, aux idêaux êlevês, des hommes
modestes et  forts. Et  pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas  d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi  ce calembour malheureux... Ce sera  sensationnel,
MEIN  HERR  Perets,  fabuleux. Et c'est  trés  bien que vous  connaissiez la
forët, que  vous puissiez faire  part de  vos impressions  personnelles.  Ma
confêrence êtant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque  peu  fastidieuse.
Comme matêriau de base, j'ai utilisê les protocoles des rêunions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forët...
     - Je ne suis pas explorateur de  la forët, tenta de plaider  Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forët.
     Le  Proconsul hocha distraitement  la  tëte et nota rapidement  quelque
chose sur sa manchette.
     - Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amére vêritê. Malheureusement,
cela  se trouve  encore  chez  nous -  formalisme, bureaucratisme,  approche
euristique de  la personnalitê...  Vous pouvez  aussi  parler de  cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
rêgler  votre intervention avec la direction. Je suis terriblement  content,
Perets, que vous preniez enfin part á notre travail. Il y a longtemps que je
vous  suis de trés  prés... Voilá,  je  vous  ai  inscrit  pour  la  semaine
prochaine.
     Perets arrëta la "mercedes".
     - Je ne serai pas lá la semaine prochaine. Mon visa vient á expiration,
et je pars. Demain.
     -  Nous  arrangerons  úa d'une maniére ou d'une autre.  J'irai voir  le
Directeur,  il  est  lui-mëme membre du club,  il comprendra. Considêrez que
vous avez une semaine de plus.
     -  Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul  le regarda
droit dans les yeux :
     -  Il faut! Vous le  savez trés bien, Perets,  il  faut!  Au revoir. Il
porta deux  doigts á  la hauteur  de  sa  tempe  et s'êloigna  en agitant sa
serviette.
     - Une vêritable toile d'araignêe, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait  pas que je m'en  aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-lá...
     - Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
     - Mais je ne peux plus rester ici!
     -   Sept  cent   quatre-vingt-dix-sept   multipliê   par   quatre  cent
trente-deux...
     "De toute faúon  je  partirai, se disait  Perets  en  appuyant sur  les
touches. Vous ne  le voulez  pas,  mais je partirai. Je  ne jouerai  pas  au
ping-pong avec vous, je ne jouerai  pas aux êchecs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du  thê  et  de la confiture  avec vous,  je  ne veux plus
chanter  de  chansons  pour  vous, compter  sur  la  "mercedes"  pour  vous,
dêbrouiller vos discussions et maintenant faire des confêrences que de toute
faúon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mëmes,  moi  je  m'en vais. Je pars, je pars.  De toute  faúon, vous ne
comprendrez  jamais  que  penser  ce  n'est pas  une  distraction  mais  une
nêcessitê..."
     Au-dehors, derriére le mur en construction, on entendait les cognements
sourds  d'un  mouton, le bruit  des  marteaux  pneumatiques,  le  fracas des
briques  qui se dêversaient. Sur le mur  êtaient  assis cæte  á cæte  quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous  la  fenëtre
mëme le vrombissement et la pêtarade d'un moteur de moto.
     -  Quelqu'un  qui vient  de  la forët,  commenta Kim. Dêpëche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
     La porte  s'ouvrit violemment et un homme fit irruption  dans la piéce.
Il  portait  une combinaison dont le  capuchon dêboutonnê ballottait  sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'êmetteur. Des bottes jusqu'á la ceinture,
la combinaison êtait  couverte  d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose p÷le
et autour de la jambe  droite s'enroulait le  fouet orange d'une liane d'une
longueur  dêmesurêe  qui  traïnait  par  terre.  La  liane  continuait á  se
tortiller, et  Perets eut l'impression d'ëtre  en  prêsence  d'un  tentacule
projetê par la forët elle-mëme, qui, bientæt se tendrait et qui entraïnerait
l'homme sur le chemin inverse, á travers les couloirs  de  l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le rêfectoire, les ateliers,
l'attirerait  encore plus bas, dans la rue poussiêreuse,  á travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le dêbut de la corniche, vers les portes,
mais  il passerait á  cætê  des  portes  et  serait entraïnê  plus bas, vers
l'á-pic...
     L'homme portait des lunettes de  moto, son visage  êtait couvert  d'une
êpaisse couche de poussiére, et Perets  ne reconnut pas tout de suite en lui
Stoðan Stoðanov, de la station biologique. Il  tenait á la main un  gros sac
en papier.  Il  fit  quelques  pas  sur  le  sol revëtu d'une  mosaðque  qui
reprêsentait une femme  sous la douche et s'arrëta devant Kim, tenant le sac
en papier cachê  derriére son dos et faisant d'êtranges  mouvements avec  sa
tëte, comme s'il avait eu des dêmangeaisons dans le cou.
     - Kim, dit-il, c'est moi.
     Kim ne rêpondit pas. On entendait sa plume qui grattait et dêchirait le
papier.
     - Kimouchka, reprit Stoðan d'une voix implorante, je t'en supplie.
     - Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
     - C'est la derniére fois, dit Stoðan. La derniére des derniéres.
     Il  eut  un  nouveau  mouvement de tëte et  Perets aperúut  sur son cou
maigre á la peau rasêe, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
ros÷tre,  fine,  aiguì,  qui s'enroulait en  spirale, comme tremblant  d'une
sorte d'aviditê.
     - Tu n'as qu'á  dire  que c'est á cause de Stoðan, un point c'est tout.
Si  on t'invite au cinêma,  dis que tu  as un  travail urgent á terminer  ce
soir.  Si c'est pour le thê, dis par exemple que tu viens de le prendre.  Si
on t'invite  á boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniére  des
derniéres des derniéres!
     - Qu'est-ce  que tu as á rentrer  la  tëte  dans les  êpaules comme úa?
demanda mêchamment Kim. Allons, tourne-toi.
     - Úa te reprend? demanda Stoðan en se tournant. Ce  n'est pas grave. Tu
n'as qu'á transmettre, tout le reste est sans importance.
     Penchê  par-dessus la  table,  Kim  s'affairait sur  le  cou de Stoðan,
pressait  et massait, les  coudes êcartês,  en  grinúant des dents  d'un air
dêgoùtê et  marmonnant  des  jurons. La téte  baissêe, le cou offert, Stoðan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
     - Salut, Pertchik, dit-il. Il  y a longtemps que  je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce  que  tu  fais  ici?  J'ai  encore apportê  quelque  chose que  tu
pourras... Pour la derniére fois...
     Il dêplia  le papier et  montra  á  Perets un  petit bouquet  de fleurs
sauvages d'un vert vênêneux.
     - Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
     -  Mais arrëte de  remuer, lui cria  Kim.  Reste tranquille!  Maniaque,
chiffe!
     -  Maniaque, chiffe,  soit!  approuva avec enthousiasme Stoðan. Pour la
derniére fois, la derniére des derniéres.
     Les  pousses  rosês  sur  sa combinaison  commenúaient á  se faner,  se
ridaient et tombaient  á terre, sur le visage de brique de la femme sous  la
douche.
     - C'est fini, dit Kim. Dêcampe!
     Il  se  dêtacha de  Stoðan et  jeta  dans le seau á  ordures  une chose
sanglante, á demi vivante, qui continuait á se tordre.
     - Je léve le  camp,  dit Stoðan. Tout de  suite. Tu sais, Rita a encore
fait des  siennes,  et j'ai un peu peur  de  quitter la  station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
     - Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien á faire lá-bas.
     - Comment, rien? s'êcria Stoðan. Quentin fond á vue d'oeil.  Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit  elle  est revenue trempêe, blanche,  glacêe.  Un  garde  a  voulu  s'y
frotter, elle  lui a  fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traïne comme  un perdu. Et tout le lotissement expêrimental est envahi
par l'herbe.
     - Et alors? demanda Kim.
     - Quentin a pleurê toute la matinêe...
     - Tout úa je le  sais,  l'interrompit Kim. Mais je  ne comprends pas ce
que Perets a á faire lá-dedans.
     -  Comment  úa, ce  qu'il a  á faire? Qu'est-ce que tu  racontes? Qui y
a-t-il á part  Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus...  Et on  ne  va pas
faire appel á Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mëme!
     Kim frappa la table de sa main :
     - Úa suffit! Va travailler  et que je  ne te voie plus  ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas á bout.
     - C'est fini, se h÷ta de dire Stoðan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
transmettras?
     Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
     Kim prit un balai et poussa les dêbris dans un coin.
     - Un imbêcile sans cervelle,  commenta-t-il. Et  cette Rita... Recompte
tout encore une fois. Úa les dêmolira, cet amour...
     Sous  la fenëtre, l'irritante  pêtarade de la moto s'êleva  á  nouveau,
puis  tout  redevint silencieux  á  l'exception des  coups sourds du  mouton
derriére le mur.
     - Que faisais-tu ce matin au bord de l'á-pic, Perets? demanda Kim.
     -  Je  voulais  voir  le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique lá-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forët, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim,  je crois que tout  le monde ment ici. J'ai
parfois mëme l'impression que toi aussi tu mens.
     - Le Directeur, ênonúa pensivement Kim. C'est peut-ëtre une idêe. Tu es
quelqu'un de courageux...
     - De toute faúon je n'en vais demain. Touzik m'emménera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus lá.
     -  Je  ne m'attendais pas  á  úa,  poursuivit  Kim  sans êcouter.  Trés
courageux...  On  pourrait  peut-ëtre t'envoyer  lá-bas, que  tu  te  rendes
compte?


     Perets  s'êveilla  au  contact de doigts froids  sur son êpaule nue. Il
ouvrit les yeux et aperúut  au-dessus de lui un homme en  sous-vëtements. Il
n'y avait pas de  lumiére dans la piéce, mais l'homme  êtait  êclairê par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbitês.
     - Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
     - Il faut êvacuer, rêpondit l'homme, á voix basse lui aussi.
     "Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
     - Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
     - L'hætel est complet. Vous devez êvacuer les lieux.
     Perets fit le tour de  la piéce d'un regard dêsemparê. Tout êtait comme
avant, comme avant les trois autres lits êtaient vides.
     -  Inutile d'inspecter, fit le commandant.  Nous savons ce qu'il y  a á
voir.  De  toute  faúon, il  faut changer votre  literie  pour  la donner  á
nettoyer.  Vous  ne  le  ferez  pas  de  vous-mëme,  vous  n'avez  pas  reúu
l'êducation adêquate...
     Perets  comprit : le commandant avait peur, et  il le prenait  de  haut
pour se  donner  de l'assurance.  Il êtait  dans  un êtat tel  qu'un  simple
contact  eùt suffi  pour qu'il  se mette  á  hurler,  á glapir, á entrer  en
transes, á briser la fenëtre pour appeler au secours.
     - Allons,  allons,  la literie, on vous  dit,  fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la  tëte
de Perets.
     - Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
     - C'est l'heure.
     -  Seigneur! vous n'avez pas toute votre tëte  á vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je  m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit á passer
de toute faúon.
     Il se leva  et, pieds  nus sur  le  sol froid,  entreprit de retirer la
housse  de l'oreiller.  Le  commandant, comme figê  sur  place,  suivait ses
mouvements de ses yeux exorbitês. Ses lévres tremblaient.
     - Rêparations, l÷cha-t-il enfin. Il est temps de faire des rêparations.
La tapisserie  est toute  dêchirêe,  le plafond  fissurê,  le planchêiage  á
refaire...
     Sa voix s'affermit :
     -  Donc, vous  devez  de  toute  faúon  êvacuer. Les  rêparations  vont
commencer incessamment.
     - Les rêparations?
     - Les  rêparations.  Vous avez vu l'êtat de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
     - Maintenant? Tout de suite?
     -  Maintenant.  Tout  de  suite.  Il  est  impensable  d'attendre  plus
longtemps. Le plafond est complétement fissurê. Il n'y a qu'á voir.
     Perets se sentit  soudain glacê. Il abandonna  la housse  et saisit son
pantalon.
     - Quelle heure est-il? demanda-t-il.
     - Minuit passê, rêpondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
     - Et oý vais-je aller? dit Perets, enfilant une  jambe de son pantalon,
en  êquilibre  sur un  pied.  Vous n'avez qu'á me mettre ailleurs, dans  une
autre chambre...
     -  Tout  est  complet.  Et  lá  oý  ce  n'est  pas  complet,  c'est  en
rêparations.
     - Chez le veilleur, alors...
     - C'est complet.
     Perets fixa tristement la lune.
     - Dans le dêbarras, alors. Dans le dêbarras, dans la lingerie, dans  le
poste d'êlectricitê. Il  ne me  reste plus que six heures á  dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver  á me loger chez vous,  d'une  maniére ou d'une
autre...
     Le commandant s'agita soudain á travers la piéce. Il courait d'un lit á
l'autre, nu-pieds, blëme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrëta
et profêra d'une voix geignarde :
     - Mais enfin quoi? Je suis un homme civilisê, j'ai fait deux instituts,
je  ne  suis pas  un quelconque  indigéne... Je comprends  tout! Mais  c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura á l'oreille :) Votre visa est  arrivê á expiration. Il y a  dêjá
vingtsept minutes qu'il est expirê, et  vous ëtes toujours lá! Vous ne devez
pas ëtre  lá.  Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous  le  lit les  chaussettes et les  chaussures de
Perets.) Je me suis rêveillê en  nage á minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est  tout.  Ma  fin  est  venue. Je suis parti comme  j'ai êtê.  Je ne  me
souviens de rien.  Des nuages  dans les rues, des clous  aux pieds...  Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
     Perets s'habilla á la h÷te. Il comprenait mal. Le commandant n'arrëtait
pas  de  courir entre  les  lits, piêtinait  les  carrês de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait á la fenëtre et murmurait :
     "Mon Dieu, enfin..."
     - Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
     Le commandant eut un claquement de m÷choires.
     - En aucun cas! Vous  voulez me perdre... Il  faut ëtre sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
     Perets  ramassa  ses livres, ferma non  sans peine sa  valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
     - Et maintenant oý vais-je aller?
     Le commandant  ne rêpondit pas.  Il  attendait, trêpignant d'impatience
Perets prit sa  valise et gagna la rue par l'escalier sombre et  silencieux.
Il s'arrëta  sur  le perron et, tentant de calmer son tremblement, êcouta un
moment la voix du commandant qui  expliquait au  veilleur ensommeillê : "...
Il  va  vouloir rentrer. Il  ne faut pas  le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus)  Compris? Tu  rêponds..." Perets  s'assit  sur sa  valise et
êtendit son manteau sur ses genoux.
     - Non,  je vous  en prie, fit la voix  du  comman dant derriére lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'êvacuer complétement le
territoire de l'hætel.
     Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la  chaussêe. Le commandant
piêtina encore un  peu en grommelant : <  Je vous  en  prie instamment... ma
femme...  sans excés d'aucune  sorte... les  consêquences...  impossible..."
Puis   il  partit  en  frælant   le   mur,   silhouette  blanche  dans   ses
sous-vëtements. Perets vit les fenëtres  noires des  cottages, les  fenëtres
noires  de l'Administration, les fenëtres noires  de l'hætel.  Nulle part il
n'y avait de lumiére, les ampoules des rues elles-mëmes êtaient êteintes. Il
n'y avait que la lune, ronde, brillante et mêchante.
     Et soudain  il  dêcouvrit  qu'il  êtait  seul.  Personne auprés de lui.
Autour, les gens  dorment,  et ils m'aiment  tous,  je le sais, je m'en suis
souvent  aperúu.  Et pourtant je suis  seul, comme  s'ils êtaient tous morts
d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave
monstre d'homme affligê de  la  maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est
collê á moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jouê du  piano á quatre
mains et avons parlê, et j'êtais le seul avec qui il osait parler, avec  qui
il se  sentait un  homme á part entiére, et pas  le pére de sept enfants. Et
Kim.  Il   est  revenu  de  la  chancellerie  avec  une  ênorme  liasse   de
dênonciations.  Quatre-vingt-douze   dênonciations   me  concernant,  toutes
êcrites  de la mëme main et signêes de noms diffêrents. Comme quoi je volais
á la poste  la cire á  cacheter de l'Etat,  j'avais amenê dans ma valise une
maïtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien
d'autres choses encore...  Et Kim avait lu ces dênonciations, en  avait jetê
certaines au panier et  avait  mis les autres de cætê  en marmonnant  : "Úa,
c'est   á  creuser."  Et   c'êtait   inattendu  et  effrayant,  insensê   et
repoussant...  Les  regards  furtifs  qu'il me  jetait,  et  ses yeux  qu'il
dêtournait aussitæt...
     Perets  se leva, prit sa  valise  et  partit  á  l'aventure,  lá  oý le
ménerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle  part.
Il tituba, êternua de poussiére et sans doute tomba á plusieurs reprises. La
valise  êtait  incroyablement  lourde, comme impossible  á  diriger. Elle se
frottait  á  la  jambe  comme  un  fardeau,  puis  s'envolait  pesamment  et
resurgissait des tênébres pour venir battre le genou. Dans  une sombre allêe
du parc  oý  ne  brillait aucune  lumiére  et oý  seules  les statues  aussi
incertaines que le commandant apportaient  une  vague blancheur,  la  valise
s'aggrippa soudain au pantalon par une de  ses boucles qui  s'êtait dêtachêe
et Perets, en dêsespoir de cause, l'abandonna.  L'heure  du  dêsespoir êtait
venue. Aveuglê par les larmes, Perets se fraya un chemin á travers les haies
séches et bardêes de piquants  poussiêreux, franchit quelques marches, tomba
lourdement  sur le  dos  et,  á bout  de forces,  tremblant de douleur et de
compassion, se laissa tomber á genoux au bord de l'á-pic.
     Mais  la  forët demeurait indiffêrente.  Si indiffêrente  qu'elle ne se
laissait mëme pas  voir. Sous l'á-pic, tout êtait sombre et ce n'êtait  qu'á
l'horizon  que l'on voyait apparaïtre  quelque chose de  gris  et d'informe,
vaste et stratifiê qui luisait mollement sous la lune.
     - Rêveille-toi, implora  Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes
seuls,  n'aie pas peur, ils sont tous  endormis.  Tu n'as vraiment jamais eu
besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-ëtre tu ne comprends pas ce que úa veut
dire,  besoin? C'est quand  on ne peut pas se passer... c'est quand on pense
tout le temps á...  C'est quand toute la vie se tend  vers... Je ne sais pas
qui  tu es.  Et mëme ceux qui sont absolument persuadês  de le savoir ne  le
savent  pas. Tu es ce  que tu es, mais je peux espêrer  que tu  es telle que
toute ma  vie j'ai  voulu te voir  : bonne  et  intelligente, indulgente  et
comprêhensive,  attentive et peut-ëtre mëme reconnaissante. Nous avons perdu
tout  cela,  nous n'avons plus assez de  force ni de temps, nous  ne faisons
qu'êriger  des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours
moins chers, mais nous  souvenir, nous  souvenir nous ne pouvons  plus. Mais
toi, tu es diffêrente,  et c'est pourquoi je  suis  venu á toi de loin, sans
mëme croire á ton  existence. Et se pourrait-il que tu  n'aies pas besoin de
moi?  Non, je vais te dire  la vêritê.  J'ai peur  de ne pas avoir non  plus
besoin  de toi. Nous nous sommes  aperúus,  mais nous ne  sommes pas devenus
plus proches, et il ne devait pas en ëtre ainsi. Peut-ëtre parce qu'ils sont
entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je  suis l'un d'eux  et tu
ne peux êvidemment pas me distinguer dans la  foule, et je ne vaux peut-ëtre
pas la peine d'ëtre  distinguê. J'ai peut-ëtre moi-mëme imaginê les qualitês
humaines  qui devaient te  plaire, mais te  plaire á toi  telle que je  t'ai
imaginêe et non á toi telle que tu es...
     Des flocons  de lumiére  blancs  et brillants se  levérent á l'horizon,
s'êtendirent et tout d'un coup, á droite sous la falaise, sons le  rocher en
surplomb, des  faisceaux de  projecteurs  se dêchaïnérent  pour fouiller  le
ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux
á l'horizon s'êtirérent, se  gonflérent, devinrent des nuages blanch÷tres et
s'êteignirent. Quelques instants  plus tard,  les  projecteurs s'êteignirent
aussi.
     - Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de
toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs,  je
les connais aussi trés mal. Je sais seulement  qu'ils sont capables de  tous
les excés, du plus extrëme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la
fêrocitê comme dans la pitiê, dans le dêchaïnement comme dans la retenue. II
ne leur manque qu'une chose : la comprêhension. Ils ont toujours remplacê la
comprêhension par des succêdanês  - foi, athêisme, indiffêrence, mêpris.  Ce
qui est toujours apparu ëtre  le plus simple. Plus  simple de croire  que de
comprendre. Plus  simple d'ëtre dêsabusê  que de  comprendre.  Entre  autres
choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore  rien dire.  Ici je ne
peux pas t'aider, tout est  trop rêsistant, trop  en place. Ici je suis trop
visiblement dêplacê, êtranger.  Mais je trouverai le point d'application des
forces,   ne  t'inquiéte  pas.  C'est   vrai,   ils  peuvent   te   souiller
irrêversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut
trouver le moyen le plus efficace, le plus êconomique,  et sur tout  le plus
simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.
     Perets se  leva et  s'avanúa tout droit á travers les buissons, dans le
parc, dans l'allêe. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas.
Il revint alors dans la grand-rue,  vide  et  êclairêe par la seule lune. Il
êtait  plus  d'une  heure  du  matin  quand  il  s'arrëta  devant  la  porte
obligeamment ouverte de la bibliothéque de  l'Administration.  Les  fenëtres
êtaient  tendues  de  stores  lourds,  mais  l'intêrieur  êtait  brillamment
êclaire,  comme  une salle de  bal. Le  parquet  se  craquelait et  grinúait
dêsespêrêment,  et autour  êtaient les livres. Les rayonnages ployaient sous
les livres, les livres êtaient entassês sur les tables et dans les coins, et
á part Perets et les livres il n'y  avait pas  dans la bibliothéque  ÷me qui
vive.
     Perets  se  laissa  tomber dans un  grand  vieux  fauteuil, êtendit les
jambes,  se  renversa en  arriére  et  posa tranquillement ses  bras sur les
accoudoirs.
     Alors,  qu'est-ce  que vous faites lá?  dit-il aux  livres.  Fainêants!
C'est pour  úa qu'on vous  a êcrits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles.
Combien a-t-on semê? Combien de sage, de bon, d'êternel? Et quelles sont les
prêvisions pour la rêcolte?  Et surtout, quelles pousses léveront? Vous vous
taisez... Toi,  lá, comment  dêjá...  Oui, oui, toi en deux  tomes.  Combien
d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancëtre, tu
es un bon et honnëte camarade. Tu n'as jamais criê, tu ne t'es jamais vantê,
jamais frappê la poitrine.  Bon et honnëte. Et ceux qui te lisent deviennent
aussi bons et  honnëtes.  Ne serait-ce  que pour  un temps. Mëme malgrê eux.
Mais  tu  sais,  il  y  en  a  qui pensent que  pour  avancer,  la bontê  et
l'honnëtetê ne sont  pas  tellement  nêcessaires.  Que pour  úa il faut  des
jambes. Et des souliers. Mëme des pieds sales et des souliers non cirês.  Le
progrés  peut  ëtre complétement  indiffêrent aux notions  de  bontê  et  de
droiture, comme  il  l'a  fait  jusqu'á  maintenant.  L'Administration,  par
exemple,  n'a  pas  besoin,  pour  fonctionner  correctement,  de  bontê  ou
d'honnëtetê.  C'est  agrêable, souhaitable, mais absolument  pas nêcessaire.
Comme le latin  pour un  nageur.  Les biceps  pour  un  comptable.  Comme le
respect de  la  femme pour Domarochinier... Mais tout dêpend de ce  que l'on
appelle progrés. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus
:  alcoolique,  soit, oui mais  quel  spêcialiste! Dêbauchê,  oui mais  quel
propagandiste!  Voleur,  disons profiteur,  oui  mais  quel  administrateur!
Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle  abnêgation... Mais  on peut
aussi concevoir le progrés comme transformation de  tous dans le  sens de la
bontê  et de l'honnëtetê. Et alors  nous verrons peut-ëtre  un temps oý l'on
dira :  c'est  un spêcialiste, bien sùr, il  s'y connaït, mais c'est un sale
type, il faut le  chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous ëtes  plus
nombreux que les  humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez
peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous
de  bons  et  honnëtes, des sages, des  savants,  mais aussi  des  cervelles
d'oiseau, des sceptiques, des schizophrénes, des meurtriers, des suborneurs,
des enfants, des prêdicateurs  moroses, des imbêciles  contents d'eux-mëmes,
et des braillards enrouês aux yeux injectês. Et vous ne sauriez pas pourquoi
vous ëtes lá. Au  fait, á quoi servez-vous? Vous  ëtes  nombreux á offrir la
connaissance,  mais   á  quoi  sert  la  connaissance  dans  la  forët?   La
connaissance n'a rien á voir  avec la forët.  C'est comme si on prenait soin
d'inculquer á un futur b÷tisseur de citês radieuses l'art des fortifications
: quels  que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une
maison de repos, il n'arriverait jamais á construire qu'une redoute maussade
bardêe de fléches, d'escarpes  et de  contrescarpes.  Ce que vous avez donnê
aux gens qui  sont allês  dans  la forët, ce n'est pas la connaissance, mais
des prêjugês... Il  y en a d'autres parmi vous  qui inspirent le scepticisme
et le dêcouragement. Et ceci  non pas en raison de leur  noirceur ou de leur
cruautê, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute  espêrance, mais parce
qu'ils mentent.  Il  y  a des mensonges  radieux,  pleins  de  sifflotements
allégres et de chansons entraïnantes, des mensonges geignards qui tentent en
gêmissant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement,
ce   n'est  jamais  ces  livres  que   l'on  brùle,  que   l'on  retire  des
bibliothéques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanitê le mensonge
n'a êtê jetê au feu. Ou alors par  accident, parce qu'on n'avait pas compris
ou qu'on avait  cru. Dans la  forët aussi ils  sont  inutiles. Ils  ne  sont
utiles  nulle part.  C'est sans doute  prêcisêment  pour cela  qu'il y  en a
tant... enfin pas  pour cela mais parce qu'on les  aime... Les  tênébres des
vêritês améres sont plus chéres á notre coeur...  Quoi? Qui est-ce qui parle
ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi?
     - Silence, il n'a qu'á dormir...
     - Il aurait bu un coup, au lieu de dormir...
     - Mais arrëte ton chahut... Ah, mais c'est Perets.
     - Et aprés? Occupe-toi plutæt de toi...
     - Personne pour s'occuper de lui, le pauvre...
     - Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.
     Et il se rêveilla.
     En face  de  lui, un  escabeau de bibliothéque  êtait placê devant  les
rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute
marche. Touzik, le chauffeur,  maintenait  l'êchelle de  ses bras tatouês et
regardait vers le haut.
     - Il est toujours comme úa un peu perdu, disait Alevtina en considêrant
Perets.  Et il n'a pas dïnê,  êvidemment. Il faudrait  le  rêveiller,  qu'il
boive  au moins un peu de vodka... Je  me demande ce que  des gens comme lui
peuvent rëver?
     - Moi, ce que je vois, je le rëve pas, fit Touzik, les yeux levês.
     - Tu  vois  quelque chose  de nouveau? Que tu n'avais jamais vu  avant?
demanda Alevtina.
     -  Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particuliérement neuf,
mais c'est comme au cinêma :  on peut le voir vingt  fois, et c'est toujours
avec plaisir.
     Sur la troisiéme  marche de l'escabeau se trouvait un ênorme CHTROUTSEL
coupê en tranches, sur la quatriéme des concombres et des oranges pelêes, et
sur la cinquiéme une bouteille á moitiê vide flanquêe d'un pot  á crayons en
matiére plastique.
     - Regarde tant  que tu veux, mais tiens bien l'êchelle,  fit  Alevtina,
qui se mit en  devoir d'extraire  des rayons supêrieurs d'êpaisses revues et
des dossiers aux couvertures  dêfraïchies.  Elle  souffla  pour  enlever  la
poussiére, fit  une  grimace,  tourna quelques  pages,  mit  á part quelques
chemises  et remit  les autres á  leur place.  Le  chauffeur Touzik  renifla
bruyamment.
     - Il te faut aussi ceux de l'avant-derniére annêe? demanda Alevtina.
     -  Il  me  faut une  chose, fit Touzik, ênigmatique. Je vais  rêveiller
Perets, maintenant.
     - Ne t'en va pas de l'êchelle, dit Alevtina.
     -  Je ne  dors pas,  intervint Perets.  Il y a  longtemps  que  je vous
regarde.
     - De lá-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il
y a tout : des femmes, du vin et des fruits...
     Perets  se  leva en  boitillant  sur  sa jambe ankylosêe, s'approcha de
l'escabeau et se versa á boire.
     -  Qu'est-ce que vous avez rëvê,  Pertchik? demanda Alevtina du haut de
l'êchelle.
     Perets leva machinalement la tëte, et baissa aussitæt les yeux.
     - Ce que j'ai rëvê? Des bëtises... Je parlais avec les livres.
     Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange.
     - Tenez úa une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi.
     - Alors tu veux ceux de l'avant-derniére annêe? demanda Alevtina.
     - Evidemment! (Touzik versa  le liquide dans le gobelet et  choisit  un
concombre.) L'avant-derniére, et  l'avant-avant-derniére. J'en  ai  toujours
besoin. Úa  a toujours êtê comme úa,  et  je ne peux pas vivre sans  úa.  Et
personne  ne peut vivre sans úa. Il y en  a qui ont besoin de plus, d'autres
de  moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la leúon, je
suis comme úa. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le
concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai
encore un peu, puis je prendrai la voiture et  j'irai me chercher une ondine
dans la forët...
     Perets tenait l'êchelle et  s'efforúait de penser  au  lendemain,  mais
Touzik,  assis  sur  la  premiére marche de  l'escabeau, avait entrepris  de
raconter comment,  dans sa  jeunesse, lui  et des amis  avaient  surpris  un
couple en  banlieue, avaient  rossê et  chassê le galant, et avaient ensuite
essayê de se servir  de la femme.  Il faisait froid, humide,  et á cause  de
leur  extrëme  jeunesse  á tous,  personne  n'êtait arrivê  á rien. La femme
pleurait,  avait  peur,  et l'un aprés l'autre les  amis  de Touzik  avaient
abandonnê, et seul lui, Touzik, avait continuê á s'accrocher á la femme dans
l'arriére-cour  bourbeuse,  l'empoignant,  jurant, croyant  toujours  que úa
allait y  ëtre,  mais sans rêsultat,  jusqu'au moment  oý il l'avait emmenêe
chez elle, dans sa  propre maison,  l'avait serrêe contre la rampe de fer de
l'escalier sombre et avait enfin eu  ce qu'il  voulait. Racontêe par Touzik,
l'histoire êtait follement passionnante et dræle.
     - C'est pour úa que les  petites ondines ne risquent pas de m'êchapper,
dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est  pas lá que je vais commencer.
Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.
     Il  avait  un beau visage h÷lê, d'êpais sourcils, le regard  vif et une
dentition  remarquable. Il ressemblait ênormêment  á  un  Italien.  Mais  il
sentait des pieds.
     - Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait
Alevtina. Tous les dossiers sont mêlangês. Tiens, prends toujours ceux-lá en
attendant.
     Elle se  pencha et fit  passer á  Touzik une  pile  de  dossiers  et de
revues. Celui-ci  prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les
lévres, compta les dossiers et dit :
     - Il m'en faut encore deux.
     Perets tenait toujours l'êchelle, le regard fixê sur ses poings serrês.
Demain á cette heure je ne serai plus lá, se disait-il. Je  serai assis dans
la cabine  á cætê de Touzik, il  fera chaud, le  mêtal commencera á  peine á
refroidir.  Touzik  allumera  les phares, s'installera  confortablement,  le
coude  gauche  appuyê  contre la  portiére  et  commencera  á parler  de  la
politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra
s'arrëter á chaque buvette, prendre en  route  qui il voudra, il pourra mëme
faire  un  dêtour pour ramener  á  quelqu'un  une batteuse de  l'atelier  de
rêparations.  Mais  je ne le laisserai parler que de politique  mondiale. Ou
bien je l'interrogerai sur les diffêrents types d'automobiles.  Sur les taux
de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs
vêreux.  Il raconte bien,  et  on  ne sait jamais  s'il ment  ou s'il dit la
vêritê...
     Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lévres, jeta un
regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit  de poursuivre son rêcit en le
ponctuant de trêpignements, de gestes expressifs et d'êclats de rire joyeux.
S'attachant  scrupuleusement á la  chronologie,  il raconta l'histoire de sa
vie  sexuelle d'annêe  en annêe, mois aprés mois. La  cuisiniére  du camp de
concentration oý il avait êtê enfermê  pour avoir volê du papier au temps de
la pênurie (la cuisiniére rêpêtait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me
joue pas de tour!..."),  la  fille  d'un dêtenu politique  dans ce mëme camp
(elle  ne  se souciait  pas  de  savoir  avec qui  elle allait,  elle  êtait
persuadêe  que  de toute faúon elle finirait au  crêmatoire),  la femme d'un
marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons
incessantes de son taureau de  mari.  Il y  avait  aussi une riche veuve que
Touzik  avait fini par fuir  une  nuit,  en  caleúon, parce qu'elle  voulait
mettre  le  grappin  sur le pauvre Touzik et lui faire  faire le  trafic  de
narcotiques  et de  prêparations mêdicales douteuses. Et  les  femmes  qu'il
transportait quand il êtait  chauffeur de  taxi :  elles  le  payaient  avec
l'argent du client, puis, á la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui
dis : mais enfin, et á moi, qui va y penser? Toi tu en as dêjá eu quatre, et
moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'annêes, qu'il
avait êpousêe par autorisation spêciale des autoritês : elle lui avait donnê
des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essayê de la  prëter
á des amis en êchange  de leurs maïtresses. Des  femmes... des filles... des
harpies... des salopes... des traïnêes...
     - C'est pour úa que je suis pas du tout un dêpravê, conclut-il. Je suis
simplement  un homme  qui  a  du tempêrament,  et pas une  espéce  de dêbile
impuissant.
     Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans  prendre congê
en sifflotant et  en faisant grincer le parquet, curieusement voùtê, soudain
semblable  á une araignêe  ou á  un homme des  cavernes. Perets, accablê, le
suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :
     - Donnez-moi la main, Pertchik.
     Elle  s'assit sur la derniére marche, posa les mains sur ses êpaules et
se laissa  tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous  les aisselles  et la
posa á  terre,  et ils  demeurérent un instant tout proches l'un de l'autre,
visage contre visage. Elle avait gardê les mains posêes sur ses  êpaules, et
il la tenait toujours sous les aisselles.
     - On m'a chassê de l'hætel, dit-il.
     - Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?
     Elle  êtait  bonne  et  tiéde,  et elle affrontait  tranquillement  son
regard, mais sans aucune assurance particuliére. En la regardant, on pouvait
se reprêsenter bien des images  de bontê, de chaleur, de douceur,  et Perets
passa avidement en revue toutes ces images les unes aprés les autres, essaya
de  se  voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il  ne pouvait
pas :  á  sa  place il voyait Touzik,  un Touzik beau,  arrogant, aux gestes
sùrs, et qui sentait des pieds.
     - Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme úa.
     Elle  se  dêtourna  immêdiatement et entreprit  de  rassembler  dans un
papier journal les restes de nourriture.
     - Et  pourquoi "comme úa"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous
dormirez jusqu'au matin, puis  on vous trouvera une chambre. Vous ne  pouvez
pas passer toutes les nuits dans la bibliothéque..
     - Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec êtonnement.
     - Vous partez? Dans la forët?
     - Non, chez moi.
     - Chez  vous... (Elle enveloppa lentement les  restes dans le journal.)
Mais  vous  vouliez  toujours aller  dans la  forët, je  vous  l'ai moi-mëme
entendu dire.
     -  C'est  que,  voyez-vous, je voulais...  Mais on ne veut pas  que j'y
aille.  Je  ne  sais  mëme  pas  pourquoi.   Et  je  n'ai  rien  á  faire  á
l'Administration. Donc je me suis mis  d'accord  avec Touzik... Il  m'emméne
demain.  Il  est dêjá trois heures maintenant. Je vais aller  dans le garage
m'installer dans la voiture  de Touzik,  et lá j'attendrai le matin. Donc ce
n'est pas la peine de vous inquiêter...
     - Je vais donc vous  dire adieu... á moins  que  vous  ne vouliez quand
mëme venir?
     - Merci, je prêfére attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me
rêveiller. Touzik n'attendra pas.
     Ils sortirent et gagnérent le garage main dans la main.
     - Alors, vous n'avez pas aimê ce que Touzik a racontê? demanda-t-elle.
     - Non.  Je n'ai pas du tout aimê.  Je n'aime  pas qu'on parle  de úa. A
quoi  bon? J'en  ai  plutæt honte... honte pour lui, pour vous, pour  moi...
Pour  tout  le  monde. Úa  n'a pas de  sens. On  dirait qu'il y a  un  grand
ennui...
     -  C'est la plupart  du temps á cause de cet ennui, dit  Alevtina. Mais
vous n'avez  pas  á avoir  honte  pour moi,  j'y suis indiffêrente. Úa m'est
parfaitement êgal... Voilá, vous  ëtes  arrivê.  Embrassez-moi  avant  de me
quitter.
     Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret.
     - Merci, dit-elle.
     Puis elle fit demi-tour  et s'êloigna rapidement. Sans savoir pourquoi,
Perets agita la main dans sa direction.
     Il  pênêtra  dans  le  garage êclairê par  de petites  ampoules bleues,
enjamba le gardien qui ronflait  sur un siége empruntê á une voiture, trouva
le camion de Touzik et grimpa dans  la  cabine.  Úa sentait  le  caoutchouc,
l'essence, la poussiére. Sur le pare-brise dansait un  Mickey Mouse aux bras
et jambes êcartês. On est bien, úa  va, se dit Perets. J'aurais dù venir ici
tout de  suite. Tout autour êtaient garêes les  voitures muettes, sombres et
vides.  Le gardien ronflait  bruyamment.  Les voitures dormaient, le gardien
dormait, tout dormait dans l'Administration.  Alevtina se  dêshabillait dans
sa chambre devant  sa  glace, á cætê de son lit prêparê, un grand lit á deux
places doux et chaud... Non,  il ne faut pas penser á úa. Parce que le  jour
on  est  gënê  par  les  bavardages,  le bruit  de  la  "mercedes", tout  ce
remue-mênage stupide. Mais maintenant,  plus d'êradication, de  pênêtration,
de  protection,  ni  aucune autre sinistre  absurditê, uniquement  un  monde
endormi au-dessus de l'á-pic,  un monde fantomatique comme  tous les  mondes
endormis, invisible et inaudible, pas plus rêel que  la  forët. La forët est
mëme  maintenant  plus rêelle : la forët ne dort jamais.  Ou peut-ëtre  elle
dort, et  rëve de  nous tous.  Nous  sommes  le songe  de la forët.  Le rëve
atavique. Les fantæmes grossiers de sa sexualitê refroidie...
     Perets  s'êtendit, recroquevillê,  et fourra sous  sa  tëte son manteau
roulê en boule. Mickey Mouse se balanúait doucement au bout de son fil. A la
vue de  ce jouet, les  jeunes filles  ne  manquaient pas de s'êcrier  : "Oh!
qu'il  est mignon", et le chauffeur Touzik leur rêpondait  : "Le dedans vaut
le  dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui  ne
savait pas comment  l'enlever de lá. Ni mëme si  on pouvait l'enlever. Si on
le dêplaúait, la voiture risquait  peut-ëtre  de  partir. Lentement d'abord,
puis de plus en plus vite,  droit sur  le gardien endormi, et  Perets serait
dans la cabine, en train d'appuyer  sur tout ce qui  lui tomberait  sous  la
main ou  sous le  pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ;
on  voit  dêjá sa bouche ouverte d'oý s'êchappent  des  ronflements, puis la
voiture tressaute, tourne brutalement, s'êcrase contre le mur  du garage, et
dans la bréche apparaït le ciel bleu...
     Perets  s'êveilla et s'aperúut que c'êtait dêjá le  matin.  A  la porte
grande ouverte du garage, des  mêcaniciens fumaient, et l'on voyait derriére
une surface que le soleil colorait en jaune. Il êtait sept heures. Perets se
mit  sur son sêant,  s'essuya le visage et  regarda dans le  rêtroviseur. Il
pensa qu'il  lui  faudrait  se  raser,  mais resta  dans la voiture.  Touzik
n'êtait pas encore arrivê, il fallait l'attendre lá, sur place, car tous les
chauffeurs  êtaient distraits et  partaient  toujours  sans lui. Il y a deux
régles á observer dans les relations avec les chauffeurs  : premiérement, ne
jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxiémement,
ne  jamais discuter avec  le chauffeur qui  vous conduit. A la limite, faire
semblant de dormir...
     Les  mêcaniciens  á l'entrêe  jetérent leurs  mêgots  qu'ils êcrasérent
soigneusement á la pointe  de leurs chaussures et  entrérent dans le garage.
Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'êtait  pas du
tout un mêcanicien,  mais bien  le manager. Quand ils passérent prés de lui,
le manager s'arrëta á cætê de la cabine et, posant une  main  sur  l'aile du
camion,  examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner :
"Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric."
     - Oý est-il? demanda le mêcanicien inconnu.
     - ...! rêpondit tranquillement le manager. Regarde sous le siége.
     - Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le mêcanicien d'une voix
irritêe. Je vous avais bien prêvenu que j'êtais serveur...
     Il y eut un temps de silence, puis la  portiére du  cætê du  conducteur
s'ouvrit sur le  visage maussade et ennuyê du mêcanicien-serveur. Il jeta un
coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'intêrieur de la cabine, tira un
peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siége et se mit á remuer
les objets qui s'y trouvaient.
     - C'est úa, un cric? demanda-t-il á mi-voix.
     - N-non, fit Perets. Je crois que c'est plutæt une clef á molette.
     Le mêcanicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pinúant
les lévres, la posa  sur le  marchepied et  recommenúa  á  fourrager sous le
siége.
     - Úa? demanda-t-il.
     - Non,  dit  encore  Perets. Úa, je peux vous  dire  exactement ce  que
c'est. C'est un arithmométre. Les crics ne sont pas comme úa.
     Le front plissê, le mêcanicien-serveur considêrait l'arithmométre.
     - Ils sont comment, alors? demanda-t-il.
     - Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs
modéles. Il y a une espéce de manivelle mobile...
     - Il y en a une, lá. Comme sur une caisse enregistreuse.
     - Non, ce n'est pas du tout le mëme genre de manivelle.
     - Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe?
     Perets  ne sut plus que rêpondre. Le  mêcanicien attendit  un peu, posa
avec un soupir  l'arithmométre sur le marchepied et se remit á l'oeuvre sous
le siége.
     - C'est peut-ëtre úa? interrogea-t-il.
     - C'est possible. Úa y ressemble  beaucoup. Mais lá il devrait  y avoir
une espéce de tige de fer. Une grosse tige.
     Le  mêcanicien  trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de
sa main, dit : "Trés bien, je vais lui apporter úa pour commencer" et partit
en laissant la portiére ouverte.  Perets  alluma une cigarette. On entendait
derriére des  cliquetis mêtalliques et des jurons. Puis le  camion  se mit á
grincer et á tressauter.
     Touzik  n'êtait toujours pas lá, mais  Perets ne s'inquiêtait  pas.  Il
s'imaginait en train de rouler  dans  la rue principale de l'Administration,
et  personne  ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale
en  soulevant aprés  eux un  nuage de poussiére jaune, tandis  que le soleil
serait de plus en plus haut, sur leur droite,  et qu'il commencerait bientæt
á chauffer ; ils quitteraient  alors la  transversale  pour s'engager sur la
grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et á l'horizon
ruisselleraient des mirages pareils á de grandes mares scintillantes...
     Le mêcanicien passa á nouveau devant la cabine en faisant rouler devant
lui une  lourde  roue arriére.  La  roue prenait de  la vitesse sur  le  sol
bêtonnê et l'on voyait que  le mêcanicien voulait l'arrëter pour  la  placer
contre le mur, mais la roue n'inflêchit qu'á peine sa trajectoire  et  gagna
pesamment  la  cour tandis  que  le  mêcanicien courait  maladroitement á sa
poursuite en prenant de plus en plus de retard.  Puis ils disparurent, et on
entendit  le mêcanicien qui poussait des cris sonores et dêsespêrês  dans la
cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le  sol et des gens
passérent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends á droite!"
     Perets remarqua  que le camion ne  se tenait  plus aussi droit  sur ses
roues qu'auparavant  et jeta  un coup  d'oeil  par la  portiére  Le  manager
s'affairait prés du train arriére.
     - Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous...
     -  Ah! Perets,  cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans  cesser
son travail. Restez assis, restez assis, ne vous dêrangez  pas! Vous ne nous
gënez  pas. Elle est  bloquêe, cette saloperie. La  premiére a êtê facile  á
enlever, mais la deuxiéme est prise.
     - Comment úa, prise? Il y a quelque chose de dêtêriorê?
     Le manager  se redressa et  s'essuya  le  front du dos de la  main avec
laquelle il tenait la clef :
     - Je ne  crois pas. Elle doit ëtre simplement  rouillêe. Je ne vais pas
tarder...  Puis nous  pourrons faire une partie d'êchecs. Qu'est-ce que vous
en pensez?
     - D'êchecs? fit Perets. Mais oý est Touzik?
     - Touzik?  C'est-á-dire  Touz?  Il  est  maintenant  assistant-chef  de
laboratoire. On l'a envoyê  dans la forët. Touz ne travaille plus chez nous.
Mais qu'est-ce que vous lui vouliez?
     - Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que...
     Il ouvrit la portiére et sauta sur le ciment.
     -  Vous  vous dêrangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester
assis, vous ne gënez pas.
     - Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas?
     - Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut
enlever  les roues... Elle avait bien  besoin de se bloquer, celle-lá! Va te
faire...  Bon, les  mêcaniciens  l'enléveront.  Allons  plutæt  faire  cette
partie.
     Il prit Perets  par le bras et l'entraïna dans son bureau. Ils  prirent
place derriére la  table,  le  manager  poussa de cætê  une pile de papiers,
disposa le jeu, dêbrancha le têlêphone et demanda :
     - On joue á l'horloge?
     - Je ne sais pas trop, dit Perets.
     Le bureau êtait sombre  et frais,  une fumêe de tabac bleu÷tre flottait
entre les armoires comme une algue gêlatineuse,  et le manager,  verruqueux,
boursouflê, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, êtendit
deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'êchecs et se  mit
en devoir  d'en extraire les  viscéres de bois. Ses  yeux ronds jetaient  un
êclat vitreux et l'oeil droit, artificiel, êtait continuellement tournê vers
le  plafond tandis que  le  gauche,  mobile  comme  du  vif-argent,  roulait
librement  dans  son orbite, fixant tantæt  Perets, tantæt la  porte, tantæt
l'êchiquier.
     - A l'horloge, dêcida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche,
la rêgla, pressa un bouton et joua le premier coup.
     Le  soleil  se levait. Dehors, on entendait crier  "Prends á droite!" A
huit heures, le manager qui se trouvait en  difficultê  rêflêchit longuement
et soudain  rêclama un  petit dêjeuner pour les deux partenaires. Le manager
perdit une partie et en proposa une  autre. Le petit dêjeuner fut  copieux :
ils burent deux  bouteilles de  kêfir et mangérent  un chtroutsel rassis. Le
manager  perdit la deuxiéme partie, fixa avec dêfêrence  et  admiration  son
oeil   vivant  sur   Perets  et  en   proposa  une  troisiéme.  Il   tentait
perpêtuellement le mëme gambit de la reine, sans s'êcarter une seule fois de
la variante qu'il avait choisi  et  qui êtait irrêmêdiablement perdante.  On
aurait  dit  qu'il travaillait á  sa propre  dêfaite,  et  Perets  dêplaúait
mêcaniquement  les  piéces,  se faisant  á lui-mëme  l'effet  d'une  machine
d'entraïnement :  il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est
l'êchiquier,   le  bouton   sur   la  montre  et   un   protocole  d'actions
rigoureusement dêterminê.
     A neuf  heures  moins  cinq  le  haut-parleur  du circuit de  diffusion
intêrieure grêsilla  et annonúa d'une voix asexuêe :  "Tous les travailleurs
de l'Administration au têlêphone. Le Directeur va adresser une communication
aux employês."
     Le manager prit soudain un air trés sêrieux,  brancha le têlêphone,  se
saisit  du  combinê et le  porta  á  son  oreille.  Ses  deux  yeux  êtaient
maintenant tournês vers  le plafond.  "Puis-je  partir?" demanda Perets.  Le
manager fronúa sêvérement les sourcils, mit un doigt sur ses lévres puis fit
un  signe  de  la  main  á l'adresse  de  Perets.  Un  coassement  nasillard
s'êchappait de l'êcouteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.
     Il  y  avait beaucoup  de  monde au garage.  Tous  les visages  êtaient
sêvéres, importants, solennels mëme. Personne  ne travaillait,  tous avaient
l'oreille  collêe  aux  combinês  têlêphoniques.  Seul restait  dans la cour
violemment  êclairêe  le serveur-mêcanicien  qui  continuait á poursuivre la
roue, la respiration sifflante,  l'air êgarê, rouge, en sueur. Quelque chose
de trés  important êtait en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa
Perets, pas possible, je suis toujours á cætê, je ne sais jamais rien. C'est
peut-ëtre  lá le malheur, peut-ëtre  que tout  est  normal  mais je  ne sais
jamais le pourquoi du comment, et c'est pour úa que je me trouve en trop.
     Il  se  prêcipita  vers  la  plus  proche  cabine têlêphonique,  tendit
avidement  l'oreille,  mais  il  n'y  avait  que   des  bourdonnements  dans
l'êcouteur. Il ressentit  alors  un  soudain  effroi, une  sourde  crainte á
l'idêe qu'il êtait encore en  train  de manquer quelque chose quelque  part,
que  quelque  part quelque chose  êtait encore  distribuê  á tout  le monde,
quelque chose dont il serait comme toujours privê. Bondissant par-dessus les
trous et  les fossês, il traversa le chantier, fit un  êcart pour  êviter le
garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combinê dans
l'autre et escalada une êchelle posêe  contre le mur inachevê. Il put voir á
toutes  les  fenëtres des gens munis de têlêphones, figês sur place d'un air
pênêtrê  puis  il entendit au-dessus  de  sa  tëte un miaulement strident et
presque aussitæt aprés le bruit d'un coup de  feu derriére son dos. Il sauta
á terre, tomba  dans  un  tas d'ordures  et  se prêcipita  vers  l'entrêe de
service. La porte  êtait fermêe. Il secoua á plusieurs  reprises la poignêe,
qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce  qu'il pourrait
faire ensuite. A cætê de  la porte  se trouvait une êtroite fenëtre ouverte.
Il s'y glissa, se couvrant de poussiére et s'arrachant les ongles des mains.
     Il  se  retrouva  dans une piéce  munie de deux tables.  Derriére l'une
d'elles se trouvait Domarochinier, un têlêphone á la main. Son  visage êtait
de  pierre,  ses yeux  clos. Il pressait de  l'êpaule  le combinê contre son
oreille  et  notait   rapidement  quelque  chose  au  crayon  dans  un  gros
bloc-notes.  La  deuxiéme  table êtait  inoccupêe et portait  un  têlêphone.
Perets prit le combinê et se mit á l'êcoute.
     Bruissements.   Crêpitements.   Une   voix   aiguì   et   inconnue    :
"L'Administration ne peut rêellement utiliser qu'un fragment insignifiant de
territoire dans l'ocêan de la forët qui baigne le Continent. Il n'y a pas de
sens  de  la  vie  et  pas  de  sens  des  actes.  Nous  pouvons  un  nombre
extraordinaire  de choses, mais nous n'avons  pas jusqu'á maintenant compris
ce qui nous  est nêcessaire parmi tout  ce que nous pouvons.  Il  ne rêsiste
pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apportê une
satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il êtait dêpourvu de sens..."
     De nouveau des bruissements et des crêpitements.
     "... Rêsistons  avec  des  millions  de chevaux-vapeur, des dizaines de
tout-terrain, de  dirigeables et d'hêlicoptéres,  la science mêdicale  et la
meilleure  thêorie   de  l'approvisionnement  du   monde.   On   dêcouvre  á
l'Administration au moins deux gros dêfauts. Actuellement des actions de  ce
genre peuvent  atteindre de trés  gros chiffrages au  nom de Herostrate pour
qu'il reste  notre  ami privilêgiê. Elle est  absolument incapable de crêer,
sans ruiner l'autoritê et l'ingratitude..."
     Bourdonnement, sifflement, bruits semblables á une quinte de toux.
     "Elle  aime beaucoup ce  que l'on  appelle  les solutions simples,  les
bibliothéques, les relations  profondes, les cartes gêographiques et autres.
Les  chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la
vie pour  tout le monde mais les gens n'aiment  pas cela.  Les employês sont
assis, les jambes ballantes  dans le vide ; ils parlent, chacun á  sa place,
ils plaisantent, jettent  des cailloux et  chacun essaie  de lancer toujours
plus lourd, alors que la consommation de kêfir ne permet ni de  cultiver, ni
de supprimer, ni de faire entrer la forët dans une clandestinitê convenable.
J'ai  peur que nous n'ayons mëme pas compris  ce que nous voulons exactement
et il faut  finalement aussi exercer les nerfs,  comme on exerce la capacitê
de  perception, et la  raison ne  rougit pas et  ne se perd pas  en remords,
parce qu'un probléme scientifique, correctement posê,  est devenu  moral. Il
est faux,  glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et
ne pas  raconter de  lêgendes, mais se  prêparer  soigneusement á  une issue
type.  Demain  je vous recevrai  encore et examinerai comment vous vous ëtes
prêparês. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre  ;
dix-huit  heures  :  rêunion  chez  moi  du  personnel  non   en  service  ;
vingt-quatre heures : êvacuation gênêrale..."
     II  y eut  dans l'êcouteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se
tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard sêvére
et accusateur.
     - Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris.
     - Ce  n'est pas êtonnant,  fit Domarochinier  d'une voix glaciale. Vous
avez pris un appareil qui n'est pas le vætre. (Il baissa les yeux, inscrivit
quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses
une violation des régles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce
têlêphone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels.
     -  Bon,  dit  Perets, je m'en vais. Mais oý est mon  appareil? Celui-ci
n'est pas le mien. Soit. Mais alors oý est le mien?
     Domarochinier ne  rêpondit pas. Ses yeux  se fermérent  á nouveau et il
colla le rêcepteur á son oreille. Perets entendit un coassement.
     - Je vous demande oý est mon appareil, cria Perets.
     Maintenant, il  n'entendait plus  rien.  Il y  eut un bruissement,  des
craquements, puis retentirent  les signaux de fin  de communication.  Perets
rejeta alors le combinê et  courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des
bureaux,  et partout vit  des employês connus  ou inconnus. Certains êtaient
assis ou  debout, figês dans  l'immobilitê la plus compléte,  pareils á  des
figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin á un autre,
enjambant le fil du têlêphone qu'ils traïnaient  aprés eux ; d'autres encore
êcrivaient fiêvreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier,  dans
les  marges des journaux.  Et chacun collait  êtroitement  le  combinê á son
oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il  n'y avait pas de
têlêphone  libre. Perets tenta  de  prendre  celui d'un employê figê dans sa
transe,  un  jeune  gars  en combinaison  de travail, mais  celui-ci  revint
aussitæt  á  la vie,  se  mit á  glapir  et á ruer, tandis  que  les  autres
poussaient des "Chut!", agitaient les  bras, et  quelqu'un  cria  d'une voix
hystêrique : "C'est un scandale! Appelez la garde!"
     - Oý est  mon appareil? criait  Perets. Je suis un  homme comme vous et
j'ai le droit de savoir! Laissez-moi êcouter! Donnez-moi mon appareil!
     On le poussa dehors et la porte  fut refermêe á clef  derriére  lui. Il
gagna le dernier êtage  et lá, á l'entrêe du grenier, prés  de la machinerie
de l'ascenseur  qui  ne  marchait jamais, se trouvaient, assis á  une petite
table, deux mêcaniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets
s'adossa au  mur. Les mêcaniciens  le regardérent, lui adressérent  un vague
sourire et se penchérent derechef sur leur feuille de papier.
     - Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets.
     -  Si,  rêpondit l'un d'eux. Pourquoi  est-ce qu'on n'en aurait pas? On
n'en est pas encore arrivê lá.
     - Et vous n'êcoutez pas?
     - On n'entend rien, donc il n'y a pas á êcouter.
     - Et pourquoi on n'entend rien?
     - On a coupê le fil.
     Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froissê, attendit
que l'un des deux mêcaniciens ait gagnê et redescendit. Les couloirs êtaient
devenus  bruyants.  Les  portes  s'ouvraient,  les  employês sortaient  pour
griller  une  cigarette.  On entendait un  bourdonnement  de  voix  animêes,
excitêes, bouleversêes.
     "Je vous le garantis, c'est  les  Esquimaux qui  ont inventê  l'eskimo.
Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas
la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?"
     "Je l'ai vu dans le catalogue Yvert :  cent cinquante mille francs.  Et
c'êtait en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?"
     "Dræles  de cigarettes. Il paraït que maintenant ils ne mettent plus du
tout de tabac  dans les cigarettes,  mais qu'ils prennent un papier spêcial,
qu'ils le hachent et qu'ils l'imprégnent de nicotine..."
     "Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les  oeufs,
les gants de soie..."
     "Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de  la mit.
C'est ce mouton qui n'arrëte pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est
comme úa toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il paraït que vous êtiez parti...
C'est bien d'ëtre restê..."
     "On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses
qui disparaissaient? Eh bien! c'êtait le  discobole du  parc, vous savez, la
statue prés de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..."
     "Pertchik,  sois  un  frére,  prëte-moi  cinq  sacs  jusqu'á  la  paye,
c'est-á-dire jusqu'á demain..."
     "Et il ne lui faisait pas  la cour. C'est  elle qui s'est jetê sur lui.
En  prêsence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de  mes propres
yeux...
     Perets regagna son  bureau,  dit  bonjour  á  Kim et  se lava.  Kim  ne
travaillait pas. II êtait assis,  les mains tranquillement posêes á plat sur
la table, et  il regardait le carrelage de faðence du mur. Perets  enleva la
housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.
     - Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se
proméne pour  tout rêparer. Je reste  assis  et  je  ne sais pas  quoi faire
maintenant.
     Perets aperúut alors une note sur son bureau :
     "Perets. Nous  portons  á votre  connaissance  que  votre  têlêphone se
trouve dans la piéce 771." Signature illisible. Perets soupira.
     -  Tu  n'as pas á  pousser de soupir,  dit  Kim. Il  fallait arriver au
travail á l'heure.
     - Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui.
     - Excuse, fit séchement Kim.
     - De toute faúon, j'ai pu un peu êcouter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien
compris. Pourquoi?
     - Un peu êcoutê! Tu es un imbêcile.  Un idiot. Tu  as laissê passer une
telle occasion que je n'ai mëme plus envie de parler avec toi. Il va falloir
maintenant te prêsenter au Directeur. Par pure bontê.
     - Prêsente-moi, dit  Perets.  Tu sais, parfois j'avais  l'impression de
saisir quelque chose, des fragments  de pensêe, trés intêressants, je crois,
mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien...
     - Et á qui êtait le têlêphone?
     - Je ne sais pas. C'êtait dans la piéce oý se trouve Domarochinier.
     -  Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train  d'accoucher... Il n'a pas de
chance,  Domarochinier.  Il prend une nouvelle  collaboratrice, il travaille
six mois  avec elle - et  elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tombê sur un
têlêphone de femme. De sorte que je ne  vois vraiment pas comment t'aider...
En  régle gênêrale,  personne  n'êcoute tout d'affilêe, et les  femmes  font
certainement pareil. C'est  que le Directeur s'adresse á tout le  monde á la
fois, mais en mëme temps á chacun en particulier. Tu comprends?
     - Je crains de...
     -  Moi, par exemple, je  recommande ce mode d'êcoute :  tu dêroules  le
discours  du  Directeur sur  une  seule ligne, sans t'occuper  des signes de
ponctuation,  et tu  pioches  les mots  au hasard, comme  si  c'êtaient  des
dominos. Alors,  si les moitiês de domino correspondent, tu as un mot que tu
notes  sur une  feuille  sêparêe.  Si úa  ne  correspond  pas,  le  mot  est
momentanêment  rejetê, mais reste sur  la  ligne.  Il  y  a encore  quelques
subtilitês liêes á la frêquence des voyelles et des consonnes, mais c'est un
effet d'ordre secondaire. Tu comprends?
     -  Non,  dit Perets. C'est-á-dire  oui. Dommage, je ne connaissais  pas
cette mêthode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui?
     - Ce n'est pas la seule mêthode. Il y a par exemple celle de la spirale
á pas variable. C'est une mêthode assez grossiére, mais  s'il  ne s'agit que
de problémes d'êconomie, elle est trés pratique, parce que simple. Il y a la
mêthode   de  Stevenson-Zaday,   mais  elle   nêcessite   des  appareillages
êlectroniques... De sorte que la meilleure est peut-ëtre celle  des dominos,
et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et spêcialisê,  celle de
la spirale.
     - Merci, dit Perets. Mais de quoi a parlê aujourd'hui le Directeur?
     - Que veut dire "de quoi"?
     - Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit?
     - A qui?
     - A qui? Mais á toi, par exemple.
     -  Malheureusement, je ne  peux  pas te le raconter. C'est  un matêriel
secret, et aprés tout, Perets, tu es  un employê surnumêraire  Ne  te  f÷che
donc pas.
     - Je  ne me f÷che pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque
chose sur la forët, sur la libertê de la volontê...  Il y a longtemps que je
jette des  cailloux dans le ravin, mais  comme úa,  sans  but,  et il a  dit
quelque chose lá-dessus aussi.
     - Ne me parle pas de úa, fit nerveusement  Kim. Úa ne me concerne  pas.
Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'êtait pas ton têlêphone.
     - Attends un peu,  est-ce  qu'il  a dit  quelque chose  á  propos de la
forët?
     Kim haussa les êpaules.
     - Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plutæt
ton dêpart.
     Perets s'exêcuta.
     - Úa te  sert  á rien  de le battre  tout  le temps,  dit  Kim d'un air
pensif.
     - Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux êchecs, et ce n'est
qu'un amateur... Et puis il joue d'une maniére plutæt bizarre...
     - Ce n'est pas  grave. A ta place j'y rêflêchirais comme il faut. D'une
maniére gênêrale tu m'inquiétes un peu depuis quelque temps.  On  êcrit  des
dênonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te mênagerai une entrevue
avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te
laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu
es  arrivê ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention,  que  tu
avais  trés envie d'aller dans la  forët, mais que tu as  maintenant  changê
d'avis parce que tu te considéres comme incompêtent.
     - Bon.
     Ils se turent un instant Perets s'imagina face á face avec le Directeur
et  fut   saisi   de   panique.   La   mêthode  des   dominos,   pensa-t-il.
Stevenson-Zaday.
     - Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime úa.
     Perets se leva d'un bond et se  mit á marcher avec excitation á travers
la piéce.
     -  Seigneur,  fit-il. Savoir seulement á quoi il ressemble.  Comment il
est.
     - Comment? Pas bien grand, plutæt roux...
     - Domarochinier a dit que c'êtait un vêritable gêant...
     - Domarochinier est un imbêcile. Un vantard et un menteur. Le Directeur
est un  homme plutæt  roux,  replet,  avec une  petite cicatrice sur la joue
droite. Il  marche  avec  les  pieds  un peu  en  dedans,  comme  un  marin.
D'ailleurs, c'est un ancien marin.
     - Mais  Touzik disait que c'êtait un  grand sec  avec des cheveux longs
parce qu'il lui manque une oreille.
     - Qui c'est encore ce Touzik?
     - C'est un chauffeur, je t'en ai parlê.
     -  Comment  le chauffeur  Touzik  peut-il  savoir  tout  cela?  Ecoute,
Pertchik, il ne faut pas ëtre aussi confiant.
     - Touzik dit qu'il a êtê son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois.
     - Et alors? Il ment  probablement. J'ai êtê son secrêtaire particulier,
et je ne l'ai pas vu une seule fois.
     - Qui?
     -  Le Directeur. J'ai êtê longtemps son secrêtaire avant de soutenir ma
thése.
     - Et tu ne l'as pas vu une seule fois?
     - Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que úa?
     - Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.?
     Kim secoua la tëte.
     -  Pertchik,  commenúa-t-il d'une voix  caressante. Mon petit. Personne
n'a jamais vu un atome  d'hydrogéne,  mais  tout  le monde sait qu'il a  une
enveloppe  d'êlectrons aux caractêristiques dêterminêes  et un noyau qui  se
compose dans le cas le plus simple d'un proton.
     - C'est vrai, dit mollement Perets.
     Il se sentait fatiguê.
     - Donc, je le verrai demain?
     - Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je
t'organiserai  une  rencontre,  úa je te le garantis. Mais  ce que tu verras
lá-bas et qui, úa je ne le  sais pas.  Et ce que tu entendras, je ne le sais
pas  non plus. Tu ne  me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non,
et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non?
     - Mais ce sont tout de mëme des choses diffêrentes, dit Perets.
     - C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil.
     - J'ai l'air êvidemment bien abruti, dit tristement Perets.
     - Un peu.
     - C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit.
     -  Non, tu manques  simplement de sens  pratique. Et au fait,  pourquoi
est-ce que tu as mal dormi?
     Perets  raconta. Et prit peur. Le  visage bienveillant  de Kim  s'êtait
soudain  empli  de sang,  ses cheveux  hêrissês. Il poussa  un  rugissement,
dêcrocha le combinê, composa furieusement un numêro et vocifêra :
     -   Commandant?  Qu'est-ce  que   cela  signifie,  commandant?  Comment
avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je  ne vous demande  pas  ce
qui êtait venu á expiration. Je vous demande comment vous avez  osê expulser
Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je  vous
êcraserai! Vous et  votre Claude-Octave!  Avec moi vous  irez  nettoyer  les
chiottes! Vous partirez dans la forët. En vingt-quatre heures,  en  soixante
minutes.  Quoi?  Oui... Oui...  Quoi?  Oui...  C'est  úa. Dans  ce cas c'est
diffêrent. Et le meilleur linge... Úa, c'est votre  affaire. Dans la  rue au
besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie.  Excusez pour le
dêrangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.
     Il reposa le combinê.
     - Tout est rentrê  dans l'ordre. Malgrê tout, c'est un homme admirable.
Va te reposer. Tu habiteras dans son  appartement et il s'installera avec sa
famille dans  ton  ancienne chambre ; autrement, il ne  peut malheureusement
pas... Et ne discute pas, je t'en prie.  Ce n'est pas une affaire  entre toi
et moi, c'est lui-mëme qui a dêcidê. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai
pour le Directeur.
     En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile á
cligner des yeux  sous le  soleil, puis  il prit la direction  du  parc pour
aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise
êtait  solidement  maintenue  par   la  main   de   pl÷tre   musculeuse   du
voleur-discobole á gauche  de la fontaine,  dont  la  hanche s'ornait  d'une
inscription  indêcente.  A  proprement  parler,  l'inscription  n'êtait  pas
particuliérement indêcente. On avait êcrit au crayon á encre :
     "Fillettes, prenez garde á la syphilis."


     Perets  pênêtra  dans  la  salle d'attente  du  Directeur á dix  heures
prêcises. Il y avait dêjá une vingtaine de personnes qui faisaient la queue.
On  fit passer Perets en quatriéme position.  Il prit place dans un fauteuil
entre Bêatrice Vakh, employêe au groupe d'Aide á la population locale, et un
sombre collaborateur du groupe de la Pênêtration du gênie. A en juger par la
plaque qu'il portait  sur  la poitrine  et l'inscription  sur son masque  de
carton blanc, ce dernier devait ëtre appelê Brandskougel. La salle d'attente
êtait peinte en rose p÷le. Sur un mur êtait  placêe une pancarte "Dêfense de
fumer,  de jeter des ordures, de  faire du  bruit", sur un  autre,  un grand
tableau  qui reprêsentait l'exploit du traverseur de la forët Selivan : sous
les   yeux  de  ses  camarades   stupêfiês,  Selivan,  les  bras  levês,  se
transformait  en  arbre  sauteur. Les  rideaux  roses des  fenëtres  êtaient
soigneusement  tirês et au plafond brillait un lustre  gigantesque. Outre la
porte d'entrêe sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la piéce possêdait une
autre porte, immense, revëtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans
issue". Exêcutêe á la  peinture phosphorescente,  l'inscription se dêtachait
comme  un sinistre avertissement. En  dessous  se  trouvait le  bureau de la
secrêtaire, garni  de quatre têlêphones de  couleur  diffêrente et d'une  ma
Aine á êcrire êlectrique. La secrêtaire,  une femme repléte d'un certain ÷ge
portant lorgnon, êtudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique".
Les visiteurs  parlaient  á voix basse.  Beaucoup ne  pouvaient cacher  leur
nervositê  et  feuilletaient  fêbrilement  de  vieux  illustrês.  Tout  ceci
êvoquait  furieusement la file d'attente chez  un dentiste, et Perets fut  á
nouveau agitê  d'un  frisson dêsagrêable, d'un tremblement de  m÷choires, et
saisi du dêsir de partir n'importe oý sans plus attendre.
     -  Ils ne sont mëme pas paresseux,  disait Bêatrice Vakh,  son charmant
visage tournê dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter
un  travail systêmatique.  Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable
lêgéretê avec laquelle ils abandonnent les endroits oý ils ont vêcu?
     - C'est á moi que vous parlez? demanda timidement Perets.
     Il  n'avait aucune  idêe de  la maniére  d'expliquer  cette  incroyable
lêgéretê.
     - Non. Je parlais á "Mon cher" Brandskougel.
     "Mon cher" Brandskougel remit en  place le  pan  gauche de sa moustache
qui se dêcollait et marmonna cordialement :
     - Je ne sais pas.
     - Et nous ne le savons pas non plus, fit  amérement Bêatrice. Il suffit
que nos êquipes  s'approchent du village pour  qu'ils partent en abandonnant
leur  maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les intêressons pas.
Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez?
     Mon cher Brandskougel  resta quelques  instants silencieux, comme  s'il
rêflêchissait  á  la  question,  observant Bêatrice  á travers les  êtranges
meurtriéres cruciformes de  son masque. Puis il rêpondit sur le mëme ton que
prêcêdemment :
     - Je ne sais pas.
     -  C'est vraiment  dommage, poursuivit Bêatrice, que notre groupe ne se
compose que de femmes. Je  sais  bien qu'il y a une raison profonde, mais il
manque  souvent  la  fermetê,  l'÷pretê,  je  dirais presque  la  motivation
masculine. Les femmes ont malheureusement tendance á se disperser, vous avez
dù le remarquer.
     - Je ne sais pas, dit Brandskougel.
     Sa moustache se dêtacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il
la  ramassa, l'examina  attentivement en  soulevant un coin  de  son masque,
cracha prestement dessus et la remit en place.
     Une clochette tinta  mêlodieusement  sur le  bureau  de la  secrêtaire.
Celle-ci  posa son manuel, consulta une liste  en  retenant avec affectation
son lorgnon et annonúa :
     - Professeur Kakadou, c'est á vous.
     Le professeur Kakadou l÷cha sa  revue illustrêe, se  leva d'un bond, se
rassit,  regarda autour de lui en blëmissant, puis se mordit la lévre et, le
visage dêfait,  s'arracha á son  fauteuil et  disparut derriére la porte qui
portait  l'inscription  "Sans  issue".  Un  silence  morbide  rêgna  pendant
quelques secondes  dans  la salle d'attente.  Puis les bruits  de voix et de
feuilles froissêes reprirent.
     -  Nous  n'arrivons pas, disait  Bêatrice, á  trouver  le moyen de  les
intêresser,  de les captiver.  Nous  leur  avons construit  des  habitations
confortables  sur  pilotis.  Ils  les  bourrent de  tourbe et y mettent  des
espéces  d'insectes.  Nous  avons  essayê  de  leur  proposer  de  la  bonne
nourriture au  lieu  de la saletê aigre qu'ils  mangent. En pure perte. Nous
avons essayê de les vëtir de maniére humaine. Un est mort, deux  autres sont
tombês  malades. Mais  nous  continuons  nos  expêriences.  Hier nous  avons
rêpandu dans la forët un  plein camion de miroirs  et de boutons dorês... Le
cinêma ne les  intêresse  pas,  pas  plus  que  la  musique.  Les  crêations
immortelles  ne  provoquent  chez eux qu'une sorte de ricanement...  Non, il
faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs
enfants et d'organiser des êcoles spêciales. Malheureusement,  cela implique
des difficultês d'ordre technique  :  on ne peut pas  les prendre  avec  des
mains  humaines, il faudrait  lá des  machines spêciales... D'ailleurs, vous
savez tout cela aussi bien que moi.
     - Je ne sais pas, dit mêlancoliquement "Mon cher" Brandskougel.
     La clochette tinta á nouveau, et la secrêtaire dit:
     - Bêatrice, c'est  á  vous.  Je  vous en prie. Bêatrice  s'agita.  Elle
esquissa le geste de se prêcipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta
autour d'elle un regard  plein de dêsarroi. Elle revint sur ses pas, regarda
sous le fauteuil en murmurant :
     "Oý est-il?  Oý?", promena ses yeux  immenses  sur la salle  d'attente,
saisit ses cheveux, cria d'une  voix forte : "Mais oý est-il?", puis attrapa
soudain Perets par sa  veste et le tira du  fauteuil  pour le jeter á terre.
Sous  Perets se trouvait un  carton brun dont se saisit Bêatrice. Elle resta
quelques secondes les yeux fermês, le visage  empli d'une  joie sans bornes,
serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la
porte recouverte de cuir jaune et la referma  derriére elle. Dans un silence
de mort, Perets se releva et, s'efforúant de ne regarder personne, êpousseta
son pantalon. Au  demeurant,  personne ne lui prëtait  attention :  tous les
regards êtaient braquês sur la porte jaune.
     "Que vais-je lui dire?  se demanda Perets.  Je  lui  dirai que je  suis
philologue et que je ne peux pas  ëtre utile á l'Administration, laissez-moi
partir, je m'en irai et jamais  plus je ne reviendrai,  je  vous en donne ma
parole. Mais  pourquoi ëtes-vous  venu  ici? Je  me suis  toujours  beaucoup
intêressê á la forët, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forët. En
fait j'ai abouti ici tout á fait par hasard, puisque je suis philologue. Les
philologues,  les  littêrateurs,  les  philosophes  n'ont  rien  á  faire  á
l'Administration. C'est pour úa qu'on a raison de  ne pas me laisser partir,
je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux ëtre  ni á l'Administration,
oý l'on dêféque sur la forët, ni dans la forët,  oý l'on ramasse les enfants
avec des machines. Il  faudrait  que  je m'en  aille  et que  je m'occupe de
quelque  chose de plus  simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme
un  enfant aime  ses jouets. Je suis ici pour amuser  les gens, je  ne  peux
apprendre á personne  ce que je sais... Non, je ne peux êvidemment  pas dire
úa. Il faut verser une larme, mais  oý vais-je la  trouver, cette  larme? Je
casserai  tout chez  lui si seulement il essaie de m'empëcher de  partir. Je
casserai tout et je m'en irai á pied."
     Perets se vit marchant sur la route poussiêreuse sous un soleil de feu,
kilométre aprés  kilométre, tandis que  la valise se  fait  de plus en  plus
lourde et de  plus  en  plus  indêpendante  de sa  volontê.  Et  chaque  pas
l'êloigne toujours plus de la  forët,  de son rëve, de son angoisse  qui est
depuis longtemps le sens de sa vie...
     "On  dirait  qu'il y a  un bout de temps que personne  n'a  êtê appelê,
pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dù ëtre trés intêressê par le projet
de  ramassage des  enfants.  Mais  pourquoi est-ce que personne  ne sort  du
bureau? Il doit y avoir une autre issue."
     - Excusez-moi, s'il vous plaït, dit-il en se  tournant vers "Mon  cher"
Brandskougel, quelle heure est-il?
     "Mon  cher"  Brandskougel  consulta sa  montre-bracelet,  rêflêchit  un
instant et dit :
     - Je ne sais pas.
     Perets se pencha vers son oreille et murmura :
     - Je ne  le  dirai  á personne.  A per-sonne.  "Mon  cher" Brandskougel
hêsita.  Il  promena des doigts  indêcis  sur la plaquette de plastique  qui
portait son  nom,  jeta  un  regard  á  la dêrobêe  autour  de  lui,  b÷illa
nerveusement, regarda á  nouveau  autour de  lui et  chuchota  en maintenant
fermement son masque contre sa figure :
     - Je ne sais pas.
     Puis  il se leva  et s'empressa  de rejoindre un autre coin de la salle
d'attente.
     La secrêtaire dit :
     - Perets, c'est votre tour.
     - Mon tour? s'êtonna Perets. J'êtais quatriéme.
     La secrêtaire haussa la voix.
     - Employê surnumêraire Perets, c'est votre tour!
     - Il raisonne..., grommela quelqu'un.
     - Ces types-lá, il faut les  chasser...  Avec  un  balai brùlant! dit á
voix haute quelqu'un sur la droite.
     Perets se leva. Il avait les  jambes en coton. Il porta stupidement les
mains á ses flancs. La secrêtaire le regardait fixement.
     Des voix s'êlevérent dans la salle d'attente :
     - Il fait le dêgoùtê.
     - Úa a beau faire le malin...
     - Et nous avons supportê úa!
     - Excusez, vous l'avez supportê.  Moi, c'est la premiére fois que je le
vois.
     - Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingtiéme.
     La secrêtaire êleva la voix :
     - Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez  rien par terre.  Oui, vous
lá-bas... Oui, oui, c'est  á vous que  je parle. Alors, employê Perets, vous
allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes?
     - Oui, dit Perets. Oui, j'y vais.
     La derniére personne  qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut
"Mon  cher" Brandskougel,  barricadê dans un coin derriére  son fauteuil, le
visage crispê, accroupi une main dans la poche arriére de son pantalon. Puis
il vit le Directeur.
     Le Directeur êtait un bel  homme êlancê  d'une trentaine d'annêes, vëtu
d'un costume  coùteux qui tombait admirablement. Il êtait debout prés de  la
fenëtre ouverte  et distribuait  des  miettes  de pain  aux  pigeons  qui se
pressaient sur l'appui. Le  bureau êtait absolument vide  : il n'y avait pas
une chaise, pas mëme de table. Seule une copie en rêduction de "L'exploit du
traverseur de la forët Selivan" êtait accrochêe au mur opposê á la fenëtre.
     - Employê surnumêraire de  l'Administration Perets? prononúa d'une voix
claire et sonore  le Directeur en tournant vers Perets  le visage frais d'un
sportif.
     - Mmm... oui... Je... bafouilla Perets.
     - Enchantê, enchantê Nous  pouvons enfin faire  connaissance.  Bonjour.
Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
     Perets s'inclina, intimidê, et serra la main qu'on lui tendait. La main
êtait séche et ferme.
     - Comme vous voyez,  je donne á  manger aux pigeons. Curieux oiseau. On
sent  qu'il renferme des possibilitês immenses.  Qu'en pensez-vous, monsieur
Perets?
     Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le
visage du  Directeur  exprimait une  telle cordialitê, un tel  intêrët,  une
telle attente anxieuse d'une rêponse que Perets se reprit et mentit :
     - J'aime beaucoup, monsieur Ah.
     - Vous les aimez rætis? Ou á l'êtouffêe? Moi par exemple je les aime en
croùte. Un pigeon en  croùte avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il
y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous?
     Et  le  visage  de M.  Ah  reflêta á  nouveau  un  trés  vif intêrët et
l'attente anxieuse de la rêponse.
     - Etonnant, dit Perets. Il avait rêsolu de se rêsigner á tout et d'ëtre
d'accord sur tout.
     -  Et  la  "Colombe" de Picasso,  reprit M.  Ah.  Je  me  le remêmore á
l'instant... "Sans  manger,  sans  boire,  et sans  embrasser, les  instants
passent  sans qu'on puisse  les rattraper..." Comme cela  exprime bien cette
idêe de notre incapacitê á saisir et matêrialiser la beautê!
     - De trés beaux vers, acquiesúa passivement Perets.
     -  La  premiére  fois  que  j'ai vu  la  "Colombe", j'ai  pensê,  comme
probablement beaucoup d'autres, que le dessin êtait faux, ou en tout cas peu
naturel.  Mais ensuite, j'ai êtê amenê par  mes fonctions á m'intêresser aux
pigeons et je me suis soudain aperúu  que  Picasso, ce  faiseur de miracles,
avait  saisi l'instant prêcis  oý le  pigeon  replie  ses ailes avant de  se
poser. Ses pattes touchent dêjá la terre, mais lui est encore dans l'air, en
vol. L'instant oý le mouvement devient immobilitê, le vol repos.
     - Il y a chez Picasso des tableaux êtranges, que  je ne  comprends pas,
dit Perets, montrant lá son indêpendance d'esprit.
     -  Oh,  c'est  simplement  que  vous  ne les avez  pas  regardês  assez
longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne  suffit pas d'aller deux
ou trois fois  dans l'annêe  au musêe. Il faut  regarder les tableaux durant
des heures. Aussi souvent que  possible. Et uniquement les originaux. Pas de
reproductions.  Pas de  copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur
votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise
copie. Mais si vous aviez l'occasion  de faire connaissance avec l'original,
vous comprendriez l'idêe de l'artiste.
     - Et en quoi consiste-t-elle?
     -  Je  vais essayer de vous  expliquer,  proposa  avec empressement  le
Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau?  Formellement, c'est quelque chose
moitiê-homme moitiê-arbre. Le tableau est  statique. On  ne voit pas, on  ne
saisit pas le passage d'une  substance á une autre. Il manque  au tableau le
principal  -  la  direction  du  temps. Mais  si vous  aviez la  possibilitê
d'êtudier l'original, vous comprendriez que  l'artiste  est  parvenu á faire
entrer  dans la reprêsentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit
non pas un  homme-arbre, ni mëme la transformation de l'homme en arbre, mais
prêcisêment et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a
utilisê  l'idêe  contenue  dans  une  vieille  lêgende  pour reprêsenter  la
naissance d'une nouvelle individualitê. Le nouveau qui sort de  l'ancien. La
vie de la  mort. La raison de la matiére stagnante.  La copie est absolument
statique et tout ce qui y est reprêsentê existe en dehors du cours du temps.
Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La fléche du temps,
comme dirait Eddington!
     - Et oý donc est l'original? demanda poliment Perets.
     Le Directeur eut un sourire.
     - L'original, naturellement, a êtê dêtruit  en  tant qu'objet d'art  ne
permettant pas une  double interprêtation. La premiére et la  deuxiéme copie
ont êgalement êtê dêtruites par mesure de prêcaution.
     M. Ah revint á la fenëtre et chassa  du coude un pigeon qui se trouvait
sur l'appui.
     -  Bien.  Nous  avons  parlê  des  pigeons,  prononúa-t-il  d'une  voix
nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom?
     - Quoi?
     - Nom. Votre nom.
     - Pe... Perets.
     - Annêe de naissance?
     - Trente...
     - Prêcisêment!
     - Mille neuf cent trente. Cinq mars.
     - Que faites-vous ici?
     -   Employê   surnumêraire.   Rattachê  au  groupe   de  la  Protection
scientifique.
     -  Je vous demande : que faites-vous ici?  dit le Directeur en tournant
vers Perets un regard aveugle.
     - Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller.
     - Votre opinion sur la forët. Briévement.
     - La forët, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime.
     - Votre opinion sur l'Administration?
     - Il y a beaucoup de personnes estimables, mais...
     - Úa suffit.
     Le  Directeur s'approcha  de  Perets, le prit par  les  êpaules et,  le
regardant droit dans les yeux, dit :
     - Ecoute, ami, laisse! Partie á trois? On  appelle la secrêtaire, tu as
vu  le  morceau?  C'est  pas une  femme, c'est  les soixante-neuf  positions
rêunies! "Ouvrons, enfants,  le Jeroboam de rêserve!...", chanta-t-il  d'une
voix lourde.  Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu
en dis?
     Il  sentait  soudain  l'alcool  et  le  saucisson  á  l'ail,  ses  yeux
louchaient vers la racine du nez.
     - On appelle l'ingênieur, Brandskougel, "Mon cher" á moi, continua-t-il
en  pressant Perets contre sa poitrine.  Il connaït  de ces histoires... pas
besoin de hors-d'oeuvre... On y va?
     - Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je...
     - Que tu quoi?
     - Monsieur Ah, je...
     - Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris?
     - Kamarade Ah, je suis venu vous demander...
     - Dem-m-an-an-de! Je ne te  refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens,
en voilá. Il y a quelqu'un qui ne te plaït pas? Dis-le, on verra úa! Alors?
     -  N-non, je veux simplement m'en aller.  Je n'arrive pas á  partir, je
suis arrivê ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne
veut m'aider, et je vous le demande á vous, en tant que Directeur...
     Ah libêra Perets, arrangea sa cravate et sourit séchement.
     - Vous  faites erreur, Perets. Je ne  suis pas le Directeur. Je suis le
dêlêguê du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai
quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaït. Le Directeur va vous recevoir.
     Il ouvrit devant Perets  une petite  porte  basse tout au fond  de  son
bureau nu et fit un  geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa
un signe de tëte  rêservê et se baissa pour pênêtrer dans la piéce suivante.
Ce  faisant,  il  eut   l'impression   de  recevoir  une  lêgére  tape   sur
l'arriére-train.  Au  reste,  il  êtait  probable  que  ce,  n'êtait  qu'une
impression - á moins que M. Ab ne se soit un peu trop  pressê  de claquer la
porte.
     La piéce dans laquelle  il se  retrouva êtait une copie conforme  de la
salle d'attente, la secrêtaire elle-mëme êtait l'exacte copie de la premiére
secrêtaire,  mais elle lisait un livre intitulê "Sublimation du  gênie". Les
fauteuils  êtaient  êgalement  occupês  par  des visiteurs  p÷les  munis  de
journaux  et  de revues.  Lá aussi  il  y avait le  professeur  Kakadou  qui
souffrait  cruellement  de  dêmangeaisons nerveuses  et  Bêatrice  Vakh, son
carton brun sur  les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, êtaient
des  inconnus et  sous une copie de  "L'exploit du traverseur  de  la  forët
Selivan" s'allumait  et s'êteignait rêguliérement une brutale  injonction  :
"SILENCE!"   Et    en   effet   personne   ne   parlait.   Perets    s'assit
prêcautionneusement tout au bord d'un fauteuil. Bêatrice Vakh lui adressa un
sourire un peu crispê mais dans l'ensemble amical.
     Au  bout d'une  minute  de  silence  tendu,  une  clochette  tinta.  La
secrêtaire posa son livre et dit :
     - Rêvêrend Lucas, on vous demande.
     Le Rêvêrend Lucas  faisait peur á voir, et Perets se dêtourna. Ce n'est
rien, pensa-t-il  en fermant  les yeux. Je tiendrai. Il  se souvint de cette
pluvieuse soirêe  d'automne oý on avait apportê  dans l'appartement Esther -
Esther  qu'un  voyou ivre venait d'êgorger  dans  l'entrêe de la maison, les
voisins qui s'accrochaient á lui  et les êclats de verre dans sa bouche - il
avait brisê le verre avec ses dents quand on  lui  avait apportê de l'eau...
Oui, pensat-il, le plus dur est passê...
     Son  attention fut rêveillê par des bruits de grattements  rêpêtês.  Il
ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou
se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.
     -  A  votre  avis,  faut-i1 sêparer les filles et  les garúons? murmura
d'une voix tremblante Bêatrice.
     - Je n'en sais rien, dit mêchamment Perets. Bêatrice  Vakh continuait á
marmonner :
     - Une êducation complexe a  êvidemment  ses avantages, mais c'est lá un
cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va
pas me chasser? Oý pourrais-je aller? On m'a dêjá chassêe de partout ; il ne
me reste pas une paire  de souliers  convenables, tous mes bas ont  filê  et
cette espéce de poudre qui ne tient pas.
     La secrêtaire posa la "Sublimation du gênie" et observa sêvérement :
     - Ne vous êgarez pas.
     Bêatrice Vakh se figea, terrifiêe. La petite porte basse s'ouvrit et un
homme complétement rasê se glissa dans la salle d'attente.
     - Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor.
     - Je suis lá, dit Perets en se levant d'un bond.
     - Dehors avec vos affaires! La voiture  part  dans  dix minutes, allez,
hop!
     - La voiture pour oý? Pourquoi?
     - Vous ëtes Perets?
     - Oui...
     - Vous voulez partir, oui ou non?
     - Je voulais, mais...
     - Comme vous voudrez, rugit sur un  ton excêdê l'homme rasê, j'ai  fait
mon travail, je vous l'ai dit.
     Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.
     -  Arriére!  lui  cria  la  secrêtaire,  tandis  que   plusieurs  mains
agrippaient ses  vëtements. Perets  se dêbattit dêsespêrêment et la veste se
dêchira.
     - La voiture, dehors! gêmit-il.
     - Vous ëtes fou! dit  la  secrêtaire,  furieuse.  Oý voulez-vous  aller
comme úa? Vous avez une porte lá, oý il y a êcrit "Sortie".
     Des mains fermes guidérent Perets vers l'inscription "Sortie". Derriére
la  porte  se trouvait  une  grande  salle de forme polygonale dans laquelle
s'ouvrait une multitude de  portes. Perets se rua pour les  essayer les unes
aprés les autres.
     Un soleil  êclatant, des  murs blancs aseptiques, des  hommes en blouse
blanche.  Un dos nu, badigeonnê de teinture d'iode. Une  odeur de pharmacie.
Ce n'êtait pas úa.
     L'obscuritê,  le  ronronnement d'un  projecteur  cinêmatographique. Sur
l'êcran  quelqu'un qu'on  tire  en tous  sens  par les oreilles. Les visages
blancs  de spectateurs  qui  se  tournent, mêcontents. Une voix : "La porte!
Fermez la porte!" Encore pas úa...
     Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.
     Une  odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la
queue. Derriére la  barriére de verre, des bouteilles de kêfir êtincelantes,
des tartes et des g÷teaux resplendissants.
     - Messieurs, cria Perets, oý est la sortie?
     - La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiffê d'une toque
de cuisinier.
     - D'ici...
     - A la porte oý vous ëtes.
     - Ne l'êcoutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est
juste un petit futê qui  s'amuse á retarder la  queue. Travaillez, ne faites
pas attention á lui.
     - Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir...
     - Non,  ce n'est pas  lui,  dit  le  vieillard  êquitable.  L'autre, il
demande  toujours  oý  sont  les  toilettes.  Oý  donc  est  votre  voiture,
disiez-vous, monsieur?
     - Dans la rue...
     - Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.
     -  Úa  m'est   êgal  dans  laquelle,  je  veux  simplement   sortir,  á
l'extêrieur!
     -  Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement  changê
son rêpertoire. Ne faites pas attention á lui...
     Perets regarda dêsespêrêment  autour de  lui,  revint  dans la salle et
poussa la porte á cætê. Elle êtait fermêe. Une voix mêcontente demanda :
     - Qui est lá?
     - Je dois sortir! cria Perets. Oý est la sortie?
     - Attendez un instant.
     Il y eut un certain  remue-mênage derriére la porte, un clapotis d'eau,
des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda :
     - Que voulez-vous?
     - Sortir! Je dois sortir!
     - Un instant.
     Une clef  grinúa et la  porte  s'ouvrit.  La piéce  êtait  plongêe dans
l'obscuritê.
     - Entrez, dit la voix.
     Cela sentait  le rêvêlateur. Les  bras êtendus devant  lui,  Perets fit
quelques pas mal assurês.
     - Je n'y vois rien, dit-il.
     - Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme
úa.
     Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider.
     - Signez ici, dit la voix.
     Un  crayon  fut  glissê  entre les  doigts  de Perets.  Il  distinguait
maintenant dans la pênombre la vague blancheur d'une feuille de papier.
     - Vous avez signê?
     - Non. Il faut signer quoi?
     -  N'ayez pas peur, ce  n'est pas  une condamnation  á mort. Signez que
vous n'avez rien vu.
     Perets signa á  tout  hasard.  Il fut  á nouveau  fermement pris par la
manche,  guidê  á travers quelques portes  tendues de  rideaux, puis la voix
demanda :
     - Vous ëtes nombreux?
     - Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derriére la porte.
     - La file d'attente est formêe? Je vais ouvrir la porte et faire sortir
quelqu'un.  Vous  passerez  un  par  un,   sans  parler  et  sans  faire  de
plaisanteries. C'est clair?
     - Compris. Ce n'est pas la premiére fois.
     - Personne n'a oubliê de vëtements?
     - Non, non. Faites sortir.
     La clef grinúa  á  nouveau. Perets fut presque aveuglê  par la  lumiére
êclatante,  puis  on  le  poussa  au-dehors.  Les  yeux  toujours fermês, il
descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans
la cour intêrieure de l'Administration. Des voix mêcontentes criérent :
     - Alors, Perets, dêpëche-toi! Il va falloir attendre longtemps?
     Au milieu de la cour se  trouvait un camion rempli d'employês du groupe
de la Protection scientifique. Au  volant, Kim faisait des signes furieux de
la main. Perets courut jusqu'au camion et  embarqua :  il fut tirê, hissê et
jetê  au fond  de  la  caisse. Aussitæt  le moteur rugit,  le camion dêmarra
brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'êcroula sur
lui de tout son poids, tout le monde se mit  á  s'êpoumoner  et  á  rire aux
êclats, et ils partirent.
     Perets alluma  une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de
sa  veste. On lui  tendit  un  manteau dans lequel il  s'enveloppa  avec  un
sourire reconnaissant. Le camion roulait  de  plus en plus vite et, bien que
la journêe fùt  chaude, le  vent de la course  transperúait  les  vëtements.
Perets fumait, la cigarette abritêe dans le  creux de sa main,  et regardait
autour  de  lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la  derniére
fois que je  te  vois,  mur. La derniére  fois  que je vous  vois, cottages.
Adieu, dêcharge,  j'ai laissê  mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu,
mare, adieu, êchecs, adieu, kêfir. Comme on se sent lêger, vainqueur! Jamais
plus je ne  boirai de kêfir. Jamais  plus  je  ne  m'installerai derriére un
êchiquier..."
     Les employês  qui s'entassaient  derriére  la cabine, se tenant les uns
aux  autres  et  se  protêgeant  mutuellement  du vent,  parlaient de choses
abstraites.
     - C'est  mathêmatique,  j'ai  fait le  calcul moi-mëme.  Si úa continue
comme úa,  dans  cent  ans il y aura dix employês pour chaque métre carrê de
territoire et la  masse globale  sera telle  que le rocher s'effondrera. Les
besoins en  moyens de  transport pour l'acheminement du ravitaillement et de
l'eau  seront  tels   qu'il  faudra   installer  un  pont  automobile  entre
l'Administration  et   le  Continent.  Les   camions  rouleront  á  quarante
kilométres á l'heure et á un métre d'intervalle, et  ils seront dêchargês en
marche...  Non,  je  suis  absolument  certain  que la  direction pense  dés
maintenant á rêglementer l'afflux des nouveaux employês. Rendez-vous compte,
c'est impossible,  le commandant de l'hætel  en  a  dêjá sept, et bientæt un
huitiéme.  Et  tous  en  bonne santê.  Domarochinier pense qu'il  faut faire
quelque  chose  á ce sujet. Non, pas obligatoirement la stêrilisation, comme
il le propose...
     - Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier.
     -  C'est bien pourquoi  je dis  que ce  ne sera  pas obligatoirement la
stêrilisation...
     - Il paraït que les congês annuels seront portês á six mois.
     Ils  passérent devant  le parc, et  Perets se rendit compte tout á coup
que le camion  ne  suivait pas la bonne route. Ils allaient bientæt franchir
les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.
     - Dites-moi, oý allons-nous? demanda-t-il,
     - Comment, oý? Toucher la paye.
     - On ne va pas sur le Continent?
     -  Sur le  Continent,  pour  quoi faire? Le  caissier  est á la station
biologique.
     - Alors vous allez á la station? Dans la forët?
     -  Oui.  Ceux de la  Protection  scientifique sont payês á  la  station
biologique.
     - Mais moi, alors? demanda Perets, dêcontenancê.
     - Tu  seras  payê aussi.  Tu as droit á une prime... Au fait, tous  les
questionnaires sont remplis?
     Les  employês se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles
de papier imprimê de diverses couleurs et dimensions.
     - Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire?
     - Quel questionnaire?
     -    Comment,    quel    questionnaire?    Le     formulaire     numêro
quatre-vingt-quatre.
     - Je n'ai rien rempli, dit Perets.
     - Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers!
     - Pas grave. Il a probablement un laissez-passer...
     - Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien.  Juste ma
valise et le manteau, lá...  Je ne comptais  pas  aller  dans  la forët,  je
voulais partir.
     - Et la visite mêdicale? Les vaccinations?
     Perets secoua la tëte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et
Perets,  le  regard lointain,  considêrait la  forët, ses strates poreuses á
l'horizon, son  bouillonnement d'orage  figê, la toile  d'araignêe  de brume
poisseuse á l'ombre de la falaise.
     - S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un.
     - Mais enfin, tout de mëme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin...
     - Et Domarochinier?
     - Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs?
     - Úa, tu n'en sais rien. Et  personne n'en sait  rien. L'annêe derniére
Candide  est parti en hêlico sans papiers ; c'êtait un type  qui n'avait pas
froid aux yeux. Et maintenant, oý est-il?
     - Primo, ce n'êtait pas l'annêe derniére, mais  bien avant. Secundo, il
est mort, et c'est tout. A son poste.
     - Oui? et tu as vu la note de service?
     - C'est vrai. Il n'y en a pas eu.
     - Alors il  n'y a mëme pas á discuter. On l'a  mis dans  le  bunker  du
poste de contræle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires...
     -   Comment  úa  se  fait,  Pertchik,  que  tu  n'aies  pas  rempli  le
questionnaire? Tu as peut-ëtre quelque chose de pas tout á fait clair...
     - Un instant,  messieurs! La question est sêrieuse. Je propose que nous
examinions  le  cas de l'employê  Perets  dans les régles, pour ainsi  dire,
dêmocratiques. Qui sera le secrêtaire?
     - Domarochinier secrêtaire!
     -  Excellente  proposition.  Nous  choisissons  donc  comme  secrêtaire
d'honneur  notre  vênêrê  Domarochinier.  Je  vois   sur   les  visages  que
l'unanimitê est faite. Et qui sera le secrêtaire adjoint?
     - Vanderbild secrêtaire adjoint!
     -  Vanderbild?  Mon  dieu...   On   propose  d'êlire  Vanderbild  comme
secrêtaire adjoint. Y a-t-il  d'autres  propositions? Qui est pour?  Contre?
Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous?
     - Moi?
     - Oui, oui. Vous, prêcisêment.
     - Je  ne vois pas l'intêrët.  Pourquoi chercher á sortir les  tripes  á
quelqu'un? Úa va dêjá assez mal pour lui comme úa.
     - D'accord. Et vous?
     - C'est pas tes oignons.
     - Comme vous voudrez... Secrêtaire adjoint, êcrivez : deux abstentions.
Commenúons.  Qui  veut prendre la parole  le  premier? Pas de candidats?  Je
commence donc. Employê  Perets, rêpondez  á  la question suivante.  "Quelles
distances avons-nous  parcouru  dans l'intervalle  compris  entre les annêes
vingt-cinq et trente : a) á pied, b) par voie de transport terrestre, c) par
voie  de  transport aêrien?" Ne vous pressez pas, rêflêchissez. Vous avez un
crayon et du papier.
     Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha á se souvenir.
Le camion êtait agitê par les cahots. Au dêbut, tout  le monde le regardait,
puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela :
     -  Je n'ai pas peur de la  surpopulation. Vous avez vu tout le matêriel
qu'il  y a?  Dans le terrain vague derriére les ateliers, vous  avez vu?  Et
vous savez ce que c'est, comme matêriel? En rêalitê, il est dans des caisses
clouêes, et  personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce
que  j'ai vu avant-hier soir? Je m'êtais arrëtê pour fumer une cigarette, et
tout á  coup j'entends  un  grand bruit. Je me  retourne et je vois la paroi
d'une caisse, une ênorme, comme une maison, qui céde et qui s'ouvre comme un
portail  et il en  sort  une machine. Je ne  vais pas vous la dêcrire,  vous
comprenez  pourquoi.  Mais ce  spectacle...  Elle  est  restêe  lá  quelques
secondes,  elle a  sorti  un long tuyau  avec  au  bout une  sorte  de  truc
tournant,  comme pour inspecter tout autour,  puis elle est rentrêe  dans la
caisse et le  couvercle  s'est refermê. Je ne me sentais pas  á l'aise et je
n'en  ai pas cru mes yeux.  Mais ce matin je me suis dit :  "Je vais tout de
mëme aller voir au " D "." J'y suis  allê, et je me suis  senti tout glacê :
la caisse êtait tout á fait normale, pas trace de fente, mais la paroi êtait
clouêe  DE  L'INTERIEUR!  Avec   des  clous  brillants  qui  dêpassaient   á
l'extêrieur  d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi  est-ce qu'elle est
sortie? Et  est-ce qu'elle est la seule? Peut-ëtre  que la  nuit elles  vont
toutes  comme   úa...  inspecter.   Et   pendant  qu'on   se   prêoccupe  de
surpeuplement, en attendant elles nous prêparent pour  un  de  ces jours une
nuit  de  la  Saint-Barthêlêmy, et elles  jetteront  nos os du  haut  de  la
falaise.  Et peut-ëtre mëme pas des os, mais  de la bouillie d'ossements..."
Quoi?  Non  merci, mon cher, dis-le toi-mëme á  ceux  du  Gênie, si tu veux.
Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait  ou
non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses...
     - Alors, Perets, vous ëtes prët?
     - Non,  dit  Perets, je  n'arrive pas á me souvenir.  C'êtait  il  y  a
longtemps.
     - Etrange. Moi, par exemple,  je me souviens trés  bien. Six mille sept
cent un kilométres  par voie ferrêe, soixante-dix mille cent cinquante-trois
kilométres  par  air (dont  trois mille deux  cent quinze  pour  raisons  de
nêcessitê personnelle), quinze mille sept kilométres á pied. Et je suis plus
vieux que vous. Etrange, êtrange, Perets... Bon... Passons au point suivant.
Quels sont les jouets que vous prêfêriez quand vous êtiez d'÷ge prêscolaire?
     - Les  tanks mêcaniques, dit Perets  en  s'êpongeant  le  front. Et les
automitrailleuses.
     - Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'êtait avant d'aller á l'êcole, en
des  temps,  disons, beaucoup  plus  reculês. Bien  que moins  responsables,
n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks  et les automitrailleuses... Point
suivant. A quel ÷ge avez-vous ressenti  une attirance pour une  femme, entre
parenthéses  - pour un homme?  L'expression  entre parenthéses concerne,  en
régle gênêrale, les femmes. Vous pouvez rêpondre.
     - Il y a longtemps, dit Perets. Úa se passait il y a trés longtemps.
     - Prêcisêment!
     - Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi.
     Le prêsident haussa les êpaules.
     - Je n'ai rien á cacher.  Cela  m'est  arrivê pour la  premiére fois  á
l'÷ge  de neuf ans, un jour  oý on me  baignait avec  ma  cousine...  A vous
maintenant.
     - Je ne peux pas, dit Perets.  Je  ne dêsire pas  rêpondre á  de telles
questions.
     - Idiot, lui chuchota une  voix á  l'oreille. Invente quelque chose qui
fasse sêrieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiétes? Qui va aller vêrifier?
     - D'accord, dit Perets,  soumis. C'êtait á l'÷ge de dix ans, le jour oý
on m'a baignê avec mon chien Mourka.
     -  Trés bien! s'exclama  le  prêsident.  Et  maintenant,  ênumêrez  les
maladies des membres infêrieurs dont vous avez souffert.
     - Rhumatismes.
     - Et puis?
     - Claudication intermittente.
     - Trés bien. Et encore?
     - Rhume, dit Perets.
     - Ce n'est pas une maladie des membres infêrieurs.
     - Je ne sais pas. Chez vous, peut-ëtre que non, mais chez moi c'est une
maladie des membres infêrieurs. J'avais  les  pieds trempês,  et je  me suis
enrhumê.
     - Admettons... Et ensuite?
     - Úa ne suffit pas?
     - Comme vous voudrez. Mais je vous prêviens : plus il  y en a, mieux úa
vaut.
     - Gangréne  spontanêe, dit  Perets.  Suivie d'amputation. Úa a  êtê  la
derniére maladie des membres infêrieurs dont j'ai eu á souffrir.
     -   Úa   suffira,   maintenant.  Question   suivante.  Votre   position
philosophique, rapidement.
     - Matêrialisme, dit Perets.
     - Quel genre de matêrialisme, prêcisêment?
     - Emotionnel.
     - Je n'ai plus de questions á poser. Et vous, messieurs?
     Il n'y  avait plus de questions. Les employês somnolaient  ou parlaient
entre  eux, le dos  tournê au prêsident.  Le camion roulait  maintenant plus
lentement.  Il commenúait á faire trés chaud et de la forët venait une odeur
humide, une odeur  puissante et dêsagrêable qui en temps normal ne parvenait
pas  jusqu'á  l'Administration.  Le  camion  roulait  moteur  coupê  et l'on
entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.
     - Je suis êtonnê quand je vous considére, disait le secrêtaire  adjoint
qui avait  lui aussi tournê  le dos  au prêsident.  Il y a lá  une sorte  de
pessimisme  morbide. L'homme est par  nature optimiste,  d'une part. D'autre
part  et surtout,  vous  ne croyez tout de  mëme pas que le Directeur  pense
moins que vous á toutes ces choses-lá? Ce serait ridicule. Dans  son dernier
discours,  le  Directeur,  s'adressant  á moi,  a  êvoquê  des  perspectives
grandioses. J'ai êtê  tout bonnement transportê d'enthousiasme, je n'ai  pas
honte de le reconnaïtre. J'ai toujours êtê optimiste, mais le  tableau qu'il
a fait... Si vous voulez le savoir, tout va ëtre dêmoli, tous ces entrepæts,
ces  cottages... Il  y  aura  des  b÷timents d'une  splendeur aveuglante, en
matêriaux transparents et  semi-transparents, des stades, des piscines,  des
jardins  suspendus, des buvettes en cristal! Des  escaliers qui monteront  á
l'assaut du ciel! De belles femmes á la taille flexible, á la peau êlastique
et bronzêe! Des  bibliothéques! Des  muscles!  Des  laboratoires!  Pleins de
soleil   et   de  lumiére!  Des  horaires   libres!  Des  automobiles,   des
hydroglisseurs, des dirigeables! Des rêunions contradictoires, l'instruction
pendant le sommeil, le cinêma  en relief... Aprés leurs  heures  de travail,
les collaborateurs pourront aller  dans les bibliothéques, mêditer, composer
des mêlodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois,
se lire leurs vers!...
     - Et toi, qu'est-ce que tu feras?
     - De la sculpture sur bois.
     - Et quoi encore?
     - Ecrire des  vers. On  m'apprendra  á  êcrire des vers, j'ai une bonne
êcriture.
     - Et moi, qu'est-ce que je ferai?
     -  Tout  ce  que tu  voudras, dit gênêreusement le secrêtaire  adjoint.
Sculpter le bois, êcrire des versCe que tu voudras.
     - Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathêmaticien.
     - Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des mathêmatiques jusqu'á
plus soif!
     - Je fais dêjá des mathêmatiques jusqu'á plus soif.
     - Maintenant tu  reúois un salaire pour úa. Idiot. Tu pourras sauter de
la tour á parachute.
     - Pourquoi?
     - Comment, pourquoi? C'est intêressant...
     - M'intêresse pas.
     -  Alors qu'est-ce que tu  veux  faire?  Il n'y a rien  d'autre que les
mathêmatiques qui t'intêresse?
     - Oui, rien d'autre peut-ëtre... Tu travailles toute la journêe,  et le
soir tu es si abruti que tu ne t'intêresses plus á rien d'autre.
     -  C'est simplement que tu as un esprit  bornê.  Úa fait rien, on te le
dêveloppera. On te trouvera  des talents,  tu  te mettras á  composer  de la
musique, ou á sculpter quelque chose...
     - Composer de la musique,  ce n'est pas le probléme. Mais  pour trouver
des auditeurs...
     - Moi, je t'êcouterai avec plaisir... Perets, voilá...
     - C'est seulement ce  que  tu  crois.  Tu ne m'êcouteras  pas. Et tu ne
composeras  pas de vers. Tu  donneras quelques  entailles  dans  ton bout de
bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te  saouleras. Je te connaïs. Et
je connais tout le monde  ici. Vous vous traïnerez de la  buvette en cristal
au  buffet  en  diamant. Surtout si  l'horaire est  libre. Je n'ose mëme pas
penser á ce qui se passerait si on vous donnai; la libertê d'horaire.
     - Tout homme  est  un  gênie  en quelque  chose, rêpliqua le secrêtaire
adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a  de gênial en lui. Nous n'en
avons mëme pas l'idêe, mais je suis peut-ëtre un gênie de la cuisine et toi,
mettons, un gênie de la  pharmacie, mais  ce ne  sont pas nos occupations et
nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'á l'avenir  il
y  aura des  spêcialistes  qui  s'occuperont  de  úa, qu'ils  chercheront  á
dêcouvrir nos virtualitês cachêes.
     -  Tu  sais, les virtualitês, ce n'est pas quelque chose de trés clair.
Je ne dis  pas le contraire,  peut-ëtre qu'il  y a  rêellement  du  gênie en
chacun de nous. Mais que faire si ce gênie ne peut trouver á s'appliquer que
dans  un passê  reculê ou un futur lointain,  alors que, dans le prêsent, il
n'est mëme pas considêrê  comme  du gênie,  que tu l'aies manifestê ou  non?
C'est  bien, êvidemment,  si  tu te  rêvéles  un gênie de la  cuisine.  Mais
comment  reconnaïtrat-on que tu es un cocher de gênie, Perets un tailleur de
pointes  de silex de gênie, et  moi le gênial dêcouvreur  d'un  champ X dont
personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix  ans... C'est alors,
comme disait le poéte, que se tournera vers nous la face noire du loisir...
     - Eh, les gars, dit quelqu'un, on  a rien  pris á bouffer avec nous. Le
temps d'arriver, de toucher l'argent...
     - Stoðan s'en occupera.
     - Et comment, que  Stoðan s'en occupera! Ils en sont aux rations,  chez
eux.
     - Et ma femme qui me donnait des sandwiches!...
     - Tant pis, on verra bien, on est dêjá á la barriére.
     Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forët,
et  la  route  s'y  enfonúait  comme un fil dans un tapis  persan. Le camion
dêpassa une pancarte de contre-plaquê oý l'on Usait :
          "ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!"
     On voyait dêjá la barriére baissêe, l'abri-champignon á cætê, et plus á
droite, les  barbelês,  les protubêrances blanches  des  isolateurs  et  les
treillis des  miradors avec leurs  projecteurs. Le  camion s'arrëta. Tout le
monde se mit á  regarder le garde qui, debout, les jambes croisêes, un fusil
sous le  bras,  êtait  en  train  de  somnoler sous  l'abri-champignon.  Une
cigarette êteinte pendait á sa lévre et tout autour de  lui le terrain êtait
jonchê de mêgots. A cætê  de la  barriére  se dressait un  poteau couvert de
pancartes :
          "ATTENTION, FORET"
     "PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!"
     "DEFENSE DE CONTAMINER!"
     Le chauffeur  klaxonna discrétement.  Le garde ouvrit les yeux, jeta un
regard embrumê autour  de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de
la voiture.
     -  Vous  avez  l'air  d'ëtre  beaucoup,  lá-dedans,  dit-il  d'une voix
sifflante. Vous venez pour les sous?
     - C'est cela, dit obsêquieusement l'ex-prêsident.
     - Bien,  c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion,
grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur
     un ton de reproche :
     -  Oh  lá lá,  ce que vous  ëtes nombreux.  Et vos  mains,  elles  sont
propres?
     - Propres! rêpondirent en choeur les employês. Quelques-uns  exhibérent
mëme leurs mains.
     - Tout le monde les a propres?
     - Tout le monde!
     - Úa va, dit le garde.
     Il passa la moitiê du corps dans la cabine et on l'entendit dire :
     - Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en  a combien? Ah-ah... Tu
mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, êcoutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut
Voldemar! Tu continues á rouler?... Moi, je  monte toujours la garde. Montre
ta  carte... Allons quoi,  t'excite  pas,  montre un  peu que je voie...  En
régle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce  que tu as á êcrire des numêros de
têlêphone sur ta carte?  Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je
vois.  Donne, je vais  la  noter  aussi...  Bon, merci. Allez-y, vous pouvez
passer.
     Il  sauta du  marchepied,  faisant voler la poussiére  avec ses bottes,
alla  á  la barriére  et  pesa  sur  le  contrepoids.  La  barriére se  leva
lentement, les  caleúons qui la garnissaient tombérent dans la poussiére. Le
camion s'êbranla.
     Dans la caisse, tout le monde s'êtait remis  á faire  du  vacarme, mais
Perets  n'entendait pas. Il entrait dans la  forët. La forët se rapprochait,
s'avanúait,  se  faisait de  plus  en  plus haute, pareille á  une  vague de
l'ocêan,  et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel,
d'espace  ni de temps, la forët  avait pris leur  place. Il n'y  avait  plus
qu'un  dêfilê de teintes  sombres,  un air  êpais et  humide,  des  senteurs
êtranges,  comme  une odeur de graillon,  et  un arriére-goùt acre  dans  la
bouche.  Seule l'ouðe n'êtait pas touchêe : les  bruits  de la forët êtaient
êtouffês par  le  hurlement  du moteur et  le  bavardage des employês. Ainsi
voici la forët, se  rêpêtait Perets, me voici dans  la forët, se rêpêtait-il
stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais á l'intêrieur, participant.
Je suis dans  la forët. Quelque  chose de frais et humide toucha son visage,
le chatouilla,  se dêtacha et tomba lentement sur  ses genoux. Il regarda  :
c'êtait un  filament long et  fin  provenant d'un vêgêtal, ou peut-ëtre d'un
animal, á moins que ce ne fùt simplement un attouchement de  la forët, geste
d'accueil amical ou  palpation soupúonneuse ; il ne fit pas un geste vers le
filament.
     Et le camion continuait sa route  victorieuse. Le jaune, le vert et  le
brun se retiraient, soumis, loin en arriére, tandis que sur les bas-cætês se
traïnaient en dêsordre les colonnes de l'armêe d'invasion, vêtêrans oubliês,
noirs bulldozers cabrês aux boucliers rouilles furieusement levês, tracteurs
á  demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimêes,  sur le sol,
camions sans  roues et sans  vitres - tous morts,  abandonnês á jamais, mais
continuant á  diriger hardiment vers  l'avant, vers  les  profondeurs de  la
forët leurs radiateurs  dêfoncês  et leurs phares êclatês. Et tout autour la
forët remuait,  tremblait et  se louait,  changeait de couleur,  vibrante et
enflamnêe, trompait la vue en avanúant et reculant, embrouillait, se moquait
et  riait,   la  forët  êtait  tout  entiére   insolite,  indescriptible  et
êcoeurante.


     Perets  ouvrit  la  portiére  du  tout-terrain  et  regarda  vers   les
broussailles.  Il  ne savait pas  ce qu'il devait voir.  Quelque  chose  qui
ressemblerait  á  du  kissel  nausêabond.  Quelque  chose  d'extraordinaire,
d'impossible á dêcrire.  Mais  ce  qu'il y avait de plus extraordinaire,  de
plus inimaginable, de plus impossible dans  ces broussailles, c'êtaient  les
gens,  et  c'est  pourquoi Perets  ne  vit  qu'eux.  Ils  s'approchaient  du
tout-terrain,  minces  et  souples,  êlêgants  et  assurês,  ils  marchaient
lêgérement, sans faire  de  faux pas, choisissant  immêdiatement et sùrement
l'endroit  oý poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la
forët, d'y ëtre comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait
dêjá,  et il est mëme probable qu'ils ne faisaient pas semblant  mais qu'ils
le croyaient vraiment, alors que la forët êtait suspendue au-dessus de leurs
tëtes, riant  silencieusement  et tendant des myriades  de doigts  moqueurs,
feignant habilement  d'ëtre une  amie familiére, soumise et  simple - d'ëtre
leur. En attendant. Pour un temps...
     -  Elle est  vraiment  pas  mal,  cette  bonne  femme  -  Rita,  disait
l'ex-chauffeur Touzik.
     Il  êtait  á cætê du tout-terrain,  ses jambes un peu  torses largement
êcartêes, retenant entre ses cuisses une moto r÷lante et tremblante.
     - Je devrais arriver a me  la faire, mais il y  a ce Quentin...  Il  la
suit de prés.
     Quentin et Rita s'approchérent et Stoðan quitta le volant  pour aller á
leur rencontre.
     - Alors, comment va-t-elle? demanda Stoðan.
     -  Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur.
Quoi, les sous sont arrivês?
     - C'est Perets, dit Stoðan. Je vous ai racontê.
     Rita et Quentin  sourirent á Perets. Il  n'avait pas eu le temps de les
examiner, et Perets  pensa  fugitivement qu'il n'avait  jamais  vu de  femme
aussi êtrange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin.
     - Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant á sourire tristement. Vous
ëtes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant?
     - Je ne vois toujours pas, dit Perets.
     Il ne faisait pas de  doute  que cette êtrangetê et ce  malheur êtaient
attachês  l'un  á l'autre  par des  liens indêfinissables  mais  extrëmement
solides.
     Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.
     - Mais  ne  regardez pas lá,  dit  Quentin.  Regardez tout droit,  tout
droit! Vous ne voyez pas?
     Alors,  Perets vit et oublia  aussitæt  les gens. C'êtait  apparu comme
l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette
enfantine du  type "Oý est cachê  le  chasseur?",  et une fois qu'on l'avait
trouvêe, on ne  pouvait  plus  la  perdre  de vue.  C'êtait  tout  prés,  úa
commenúait á  une dizaine  de pas des roues du tout-terrain et  du  sentier.
Perets avala convulsivement sa salive.
     Une colonne  vivante  s'êlevait  vers  les  couronnes  des  arbres,  un
faisceau de fils transparents, poisseux,  brillants, qui se tordaient et  se
tendaient,  un faisceau qui perúait le feuillage dense et s'êlanúait  encore
plus  haut,  vers  les nuages.  Et  il êtait nê du cloaque  gras, du cloaque
bouillonnant, empli de protoplasme,  vivant, actif, gonflê  des bulles d'une
chair  primitive  qui se formait  fêbrilement  et  se dêcomposait  aussitæt,
dêversant les produits  de sa  dêcomposition sur  les rives plates, crachant
une  bave gluante... Et  tout  d'un  coup,  comme  si  d'invisibles  filtres
acoustiques avaient êtê mis en circuit,  la voix du cloaque se  fit entendre
au  milieu  du  r÷le  de  la  moto  :  bouillonnement,  clapotis,  sanglots,
gargouillis, longs gêmissements marêcageux ; et en mëme temps s'avanúait  un
vêritable mur  d'odeurs : odeur de  viande crue et  suintante, de sanie,  de
bile fraïche, de sêrum, de  colle chaude  -  et ce fut  seulement  alors que
Perets  vit  les masques  á oxygéne suspendus sur  la  poitrine  de Rita  et
Quentin, et aperúut  Stoðan qui, avec  une grimace de dêgoùt,  portait á son
visage l'embouchure  du  masque. Mais lui-mëme  ne tenta  pas  de  mettre le
masque, comme s'il espêrait  que les odeurs lui raconteraient ce que  ni ses
yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racontê...
     - Úa pue chez vous, dit Touzik. Comme á la morgue...
     Et Quentin dit á Stoðan :
     - Tu  devrais dire á Kim de  se remuer un peu pour les rations. On a un
poste de travail insalubre. On a droit á du lait, du chocolat...
     Rita  fumait  pensivement  rejetant  la  fumêe  par  ses fines  narines
mobiles.
     Autour  du cloaque, les arbres  attentifs  se penchaient sur ses bords,
tremblants  ;  toutes  leurs branches  êtaient  tournêes  du  mëme  cætê  et
flêchissaient sur la masse  bouillonnante, laissant passer d'êpaisses lianes
moussues que le cloaque accueillait en lui, dêpouillait de leur substance et
s'assimilait, de la mëme  maniére qu'il pouvait dissoudre et transformer  en
sa propre chair tout ce qui l'entourait...
     - Pertchik, dit Stoðan, n'êcarquille pas les yeux  comme úa, tu vas les
perdre.
     Perets  sourit, mais il  savait  á quel  point son  sourire  paraissait
contraint.
     - Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin.
     - Pour  le cas  oý on resterait  embourbê. Ils  suivent le  chemin, moi
j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si
on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.
     - Vous vous embourberez forcêment, dit Quentin.
     - Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une  idêe bëte,  je
vous l'ai dit tout de suite.
     -  Toi,  mets-y  un peu  une sourdine, lui dit Stoðan.  Tu es  pas pour
grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant á Quentin :
     - Úa commence bientæt? Quentin consulta sa montre.
     - Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes.
Donc il  reste...  il  reste...  il reste  rien du tout. Regarde,  il a dêjá
commencê.
     Le cloaque  mettait bas. Des chiots. Par  petites secousses impatientes
et convulsives,  il  avait  commencê á expulser l'un aprés  l'autre sur  ses
rives plates des morceaux d'une p÷te blanch÷tre,  agitêe de brefs  frissons,
qui roulaient sur la terre, aveugles et sans dêfense, puis se figeaient  sur
place,  s'aplatissaient,  êtiraient des  simulacres de  pattes  prudents  et
commenúaient  á  se  mouvoir d'une  maniére  raisonnêe, encore  inquiets  et
dêsordonnês dans leurs mouvements, mais tous suivant une mëme direction, une
direction   bien   dêterminêe   :  tantæt  ils  se  heurtaient,  tantæt  ils
s'êcartaient l'un de l'autre,  mais tous ils suivaient la mëme direction, la
mëme  ligne  qui  partait  de  la  matrice  pour  s'enfoncer  loin  dans  la
broussaille,  unique flot  blanch÷tre  de  fourmis  gêantes,  maladroites et
glaireuses...
     - Par ici, c'est tout du  marêcage, disait Touzik. Tu vas  ëtre si bien
collê qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les c÷bles
casseront.
     - Et si tu venais avec nous? dit Stoðan á Quentin.
     - Rita est fatiguêe.
     - Eh bien! Rita n'a qu'á rentrer chez elle, et nous on y  va... Quentin
hêsitait.
     - Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il.
     - Oui, je rentre á la maison, dit Rita.
     - C'est bien, dit Quentin.  Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite.
On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoðan?
     Rita  jeta son  mêgot et,  sans  dire au revoir, prit le  chemin de  la
station.  Quentin piêtina quelques instants,  indêcis, puis dit doucement  á
Perets :
     - Permettez... que je passe...
     Il  se  glissa  sur la  banquette arriére et  á ce moment la moto rugit
effroyablement, êchappa au contræle de Touzik, fit un  grand bond en hauteur
et fila droit vers le cloaque.
     - Arrëte! cria Touzik, accroupi.  Oý  vas-tu? Tout le monde êtait  fige
sur place. La moto vola sur une motte de  terre, hurla sauvagement, se cabra
et  tomba dans le  cloaque. Tous s'avancérent.  Il sembla á  Perets  que  le
protoplasme s'êtait  incurvê  sous  la moto, comme  pour  amortir la  chute,
l'avait accueillie, silencieusement  et doucement,  puis s'êtait refermê sur
elle. La moto s'êtait tue.
     - Abruti par l'alcool! dit Touzik á Stoðan. Qu'est-ce que tu  as encore
fait?
     Le cloaque  êtait maintenant une gueule qui suúait, qui dêgustait,  qui
se dêlectait, qui tournait et retournait  en elle la motocyclette comme  une
personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de  la langue d'une joue  á
l'autre.  La moto  tourbillonnait  dans  la  masse êcumante,  disparaissait,
reparaissait, agitant dêsespêrêment les cornes de son guidon, et  paraissait
plus petite á chacune de ses apparitions : sa structure de mêtal s'êtiolait,
devenait transparente,  comme une mince  feuille de  papier, au point  qu'on
voyait maintenant vaguement  apparaïtre  á  travers  elle  les entrailles du
moteur,  puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la  moto  plongea une
derniére fois et on ne la revit plus.
     - Elle a êtê bouffêe, dit Touzik avec une joie idiote.
     - Abruti par l'alcool, rêpêta  Stoðan, tu  me le paieras. Tu en as pour
toute ta vie á payer.
     - Bon, úa va, dit Touzik. Mais qu'est-ce  que j'ai fait? J'ai tournê la
poignêe des gaz dans le mauvais sens (il  s'adressait maintenant á  Perets),
et elle  m'a êchappê.  Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu rêduire
les gaz, pour que úa fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai  pas tournê
du bon cætê.  Je suis pas le  premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs
c'êtait une  vieille moto... Donc je m'en vais. (Il  s'adressait á nouveau á
Stoðan.) J'ai plus rien á faire ici? Je rentre chez moi.
     -  Qu'est-ce que  tu regardes comme úa? dit  soudain  Quentin  avec une
telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.
     - Qu'est-ce que úa peut te faire? dit Touzik. Je regarde oý je veux.
     Il  regardait en direction du sentier, vers l'endroit oý, sous la voùte
êpaisse d'un vert jaun÷tre,  dansait encore, s'êloignant peu  á peu, la cape
orange de Rita.
     - Non, laissez-moi, dit Quentin á Perets. Je vais m'expliquer avec lui.
     - Oý vas-tu, mais oý tu vas? bredouilla Stoðan. Calme-toi, Quentin...
     -  Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu oý il veut en
venir!
     - Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrëte, calme-toi!
     - L÷che-moi, l÷che-moi, je te dis!
     Ils  s'agitaient  bruyamment  á cætê  de Perets, le bousculant des deux
cætês. Stoðan tenait fermement  Quentin par  la manche  et  par un pan de la
veste tandis que ce dernier,  rouge et suant, sans  quitter Touzik des yeux,
essayait d'une main de  se libêrer de  l'êtreinte  de  Stoðan et de  l'autre
pesait de toutes ses forces sur Perets  pou- pouvoir  l'enjamber. Il  tirait
par  saccades et  á chaque fois se dêgageait un peu plus de sa veste. Perets
saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait á suivre du
regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant.
     - Qu'est-ce qu'elle a á  porter un pantalon, dit-il á Perets. Elles ont
trouvê úa maintenant, le pantalon...
     - Ne le dêfends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un
neurasthênique  sexuel,  mais  un vulgaire salaud!  Enléve-toi,  ou  tu  vas
prendre aussi!
     - Avant il  y  avait  ces  jupes,  dit  rëveusement  Touzik. Un morceau
d'êtoffe qu'elles s'enroulaient autour avec une êpingle pour le tenir. Alors
moi, je prenais l'êpingle et...
     Si cela s'êtait passê dans le parc... Si cela  s'êtait passê á l'hætel,
á la bibliothéque ou dans la salle des actes... Et cela s'êtait passê - dans
le  parc, á la  bibliothéque et  mëme dans la  salle  des actes  au cours de
l'exposê  de Kim : "Ce que tout  travailleur de l'Administration doit savoir
sur les  mêthodes de  la statistique  mathêmatique." Et maintenant la  forët
voyait  et entendait  tout  cela - les cochonneries  salaces  qui  faisaient
briller les yeux  de Touzik, la face empourprêe de Quentin  á la portiére de
la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoðan á
propos  du travail,  de la  responsabilitê,  de la bëtise le claquement  des
boutons arrachês sur  les glaces  de la cabine...  Et  on ne  savait pas  ce
qu'elle pensait ce tout  cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela
la dêgoùtait...
     - ..., disait avec dêlectation Touzik.
     Et  Perets le frappa. Il  atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut
un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main á sa  pommette et
regarda Perets, l'air abasourdi.
     - Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
     -  Je ne dis rien, dit  Touzik en haussant les  êpaules. Ce qu'il  y a,
c'est que je n'ai plus rien  á faire ici,  il y  a plus de  moto, vous voyez
bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici?
     Quentin s'enquit á voix haute :
     - Il t'a mis sur la gueule?
     - Oui,  dit  Touzik,  dêpitê. Sur  la pommette, en  plein  sur  l'os...
Heureusement qu'il m'a pas eu á l'oeil.
     - Tu l'as vraiment eu sur la gueule?
     - Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas.
     - Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siége.
     -  Touz, dit Stoðan, grimpe dans la voiture. Si on  s'embourbe, tu nous
aideras á tirer.
     - J'ai  un pantalon neuf, objecta Touzik. Si  vous voulez, je  prendrai
plutæt le volant.
     On ne  lui rêpondit pas  ; il grimpa sur le  siége arriére et s'assit á
cætê de Quentin. Perets prit place á cætê de Stoðan et ils partirent.
     Les  chiots avaient dêjá parcouru pas mal de  chemin, mais  Stoðan, qui
guidait avec beaucoup d'adresse  les roues droites sur  le  sentier  et  les
gauches sur la  mousse abondante, les rattrapa  et commenúa á les  suivre en
faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit
Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commenúa á lui expliquer qu'il n'y
avait aucun mal dans son esprit, que de toute faúon il n'avait plus de moto,
úa lui êtait êgal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal
chez lui, il reste un homme, forët ou pas forët, c'êtait êgal... "On t'avait
dêjá tapê  sur la gueule?"  demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans
mentir, úa t'est dêjá arrivê ou non?", demandait-il á intervalles rêguliers,
en  interrompant  Touzik. "Non,  rêpondait  celui-ci,  non,  attends,  finis
d'abord de m'êcouter..."
     Perets frottait doucement son doigt enflê et regardait les  chiots. Les
enfants de la forët. Ou peut-ëtre les serviteurs de la forët. Ou  encore les
excrêments  de la forët...  Ils cheminaient lentement,  infatigablement,  en
colonne, les uns á  la suite des autres, comme s'ils coulaient á  la surface
de  la terre, entre les troncs  d'arbres  pourris, les fondriéres, les mares
d'eau  dormante, dans  l'herbe haute,  au milieu des buissons  piquants.  Le
sentier disparaissait, s'enfonúait dans  une boue odorante,  se cachait sous
les couches de  champignons gris et  durs qui se  brisaient en craquant sous
les  roues,  puis  reparaissait, et  les chiots  qui  le suivaient  toujours
restaient blancs, propres, lisses : pas un grain  de poussiére ne se collait
á eux, pas un piquant ne les blessait  et  la boue noire et poisseuse ne les
tachait pas. Ils coulaient avec une dêtermination obtuse et inhumaine, comme
s'ils  suivaient  une  route familiére  de tous  temps  connue.  Ils êtaient
quarante-trois.
     "Je  brùlais d'ëtre ici et  maintenant j'y suis, je vois enfin la forët
de l'intêrieur, et je ne vois rien.  J'aurais pu imaginer tout úa en restant
á  l'hætel,  dans ma chambre nue avec ses  trois  lits vides, tard le  soir,
quand on n'arrive pas á s'endormir, quand tout est calme et que  soudain  au
milieu de la nuit il y a ce mouton  sur le chantier qui commence son vacarme
en enfonúant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici,  dans la  forët,
j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se
transforment soudain en Selivan le traverseur de la  forët - tout ce qu'il y
a   de  plus   absurde,  de  plus   sacrê.  Et  tout   ce  qu'il  y  a  dans
l'Administration, je  peux  l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu  rester
chez moi et  imaginer tout cela couchê sur le divan avec la radio á cætê  de
moi, en êcoutant  du jazz  symphonique et  des voix  qui parlent des langues
inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre,  c'est la mëme
chose  qu'imaginer. Je  vis, je vois et je ne  comprends pas, je vis dans un
monde  que quelqu'un a imaginê, sans prendre la  peine de me l'expliquer. Et
peut-ëtre  aussi   de  se  l'expliquer  á   lui-mëme.  La  maladie   de   la
comprêhension, pensa soudain Perets. Voilá de quoi je souffre. La maladie de
la comprêhension."
     II se pencha á la portiére et appliqua son  doigt endolori sur la paroi
froide. Les chiots ne prëtaient  aucune attention  au  tout-terrain. Ils  ne
soupúonnaient probablement  mëme pas  son  existence. Il êmanait  d'eux  une
odeur   forte   et   dêsagrêable,   leur  enveloppe   paraissait  maintenant
transparente et sous elle on voyait comme des ombres se dêplacer par vagues.
     -  Si  on  en attrapait  un?  proposa Quentin.  C'est  trés simple,  on
l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire.
     - Úa en vaut pas la peine, dit Stoðan.
     Quentin :
     - Pourquoi? De toute faúon, il faudra bien un un jour en attraper un.
     Stoðan :
     - Úa  me  fait  un  peu peur. D'abord,  s'il  créve, il faudra faire un
rapport êcrit á Domarochinier...
     Touzik :
     -  Nous, on  les faisait  cuire.  Úa me plaisait  pas, mais les  autres
disaient  que c'êtait  bon. Un peu comme  du  lapin, mais moi,  le lapin, je
supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mëme genre de saletê. Úa
me dêgoùte...
     Quentin :
     - J'ai remarquê une chose, leur nombre est toujours un nombre premier :
treize, quarantetrois, quarante-sept...
     Stoðan :
     - Tu dis des bëtises. J'en  ai rencontrê dans la  forët des  groupes de
six, de douze...
     Quentin :
     -  Dans la forët, je dis pas ; aprés, ils forment des groupes  qui vont
chacun de leur cætê. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre
premier,  tu  peux  vêrifier  dans  la  revue, j'ai  enregistrê  toutes  les
portêes...
     Touzik :
     -  Et une autre fois,  avec les autres,  on  avait attrapê une fille du
pays, úa avait êtê un sacrê rire...
     Stoðan :
     - Eh bien! êcris un article.
     Quentin :
     - C'est dêjá fait. Úa va me faire le quinziéme...
     Stoðan :
     - Moi j'en suis á dix-sept. Plus  un sous presse. Et  tu as choisi qui,
comme co-auteur?
     Quentin :
     -  Je  ne  sais  pas  encore.  Kim   recommande  le   manager,  il  dit
qu'actuellement  le transport  c'est primordial, mais Rita me  conseille  le
commandant.
     Stoðan :
     - Surtout pas le commandant.
     Quentin :
     - Pourquoi?
     Stoðan :
     - Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
     Touzik :
     -  Le commandant  coupait  le  kêfir avec du  liquide de frein. C'êtait
quand il êtait responsable du salon de coiffure. Alors  avec les  autres, on
avait jetê une poignêe de punaises dans son appartement.
     Stoðan :
     - On  dit qu'il va y avoir une  note de service. Tous ceux  qui  auront
moins de quinze articles suivront un traitement.
     Quentin :
     -  Ah! oui, leurs traitements spêciaux, je  les connais. Sale coup. Les
cheveux s'arrëtent de pousser et tu pues du bec pendant un an...
     " Chez  moi,  pensait Perets. Il  faut que  je rentre chez moi  au plus
vite. Je n'ai plus rien á faire ici." Puis, il s'aperúut que la  composition
de  la colonne  des chiots s'êtait modifiêe. Il  compta : trente-deux chiots
avaient continuê tout droit,  tandis que onze, rangês eux aussi en  colonne,
avaient tournê  á  gauche  pour  descendre  vers l'êtendue  d'eau  sombre et
immobile qui  êtait  apparue entre  les arbres,  á  trés  peu de distance du
tout-terrain.  Perets  vit  le ciel  bas et  brumeux, les contours vaguement
êbauchês  du rocher de  l'Administration  á l'horizon. Les  onze  chiots  se
dirigeaient avec dêtermination vers l'eau. Stoðan fit taire le moteur et ils
descendirent  tous pour  regarder les chiots passer  par-dessus  une  souche
tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement
les uns aprés les autres dans le lac.
     - Ils coulent, dit avec êtonnement Quentin. Ils se noient.
     Stoðan prit une carte et l'êtala sur le capot.
     -C'est bien úa, dit-il. Le lac n'est pas indiquê. Ici il y a un village
qui est  marquê, mais pas  de  lac... Voilá, il y a êcrit : < Vill.  Aborig.
Soixantedix fraction onze."
     - C'est toujours comme úa, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans
la  forët? Primo,  toutes  les cartes racontent des salades, et deuxio,  ici
elles servent á rien. Lá il  y a  par exemple  aujourd'hui une route, demain
une riviére, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbelês et un
mirador. Ou bien on tombera sur un entrepæt.
     -  Úa me dit pas grand-chose de continuer, dit  Stoðan en s'êtirant. Úa
suffit peut-ëtre pour aujourd'hui?
     -  Evidemment,  úa  suffit,  dit Quentin.  Perets a  encore  sa paye  á
toucher. On retourne á la voiture.
     - Faudrait  des jumelles, dit soudain Touz  en fixant avidement le lac,
une  main en visiére audessus de ses yeux. Il  me semble qu'il y a une bonne
femme qui se baigne lá-bas.
     Quentin s'arrëta.
     - Oý?
     - Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.
     Quentin blëmit soudain et se prêcipita á toutes jambes vers la voiture.
     -Oý tu la vois? demanda Stoðan.
     - Lá-bas, sur l'autre rive...
     - Il n'y a rien du tout lá-bas, siffla Quentin.
     Il êtait debout sur  le marchepied  et explorait  avec les jumelles  la
rive opposêe. Ses mains tremblaient.
     - Sale  baratineur... tu veux encore prendre  sur la gueule...  Rien du
tout lá-bas! rêpêta-t-il en tendant les jumelles á Stoðan.
     - Comment úa, rien! dit Touzik. Je suis  tout de mëme pas bigleux, chez
moi on m'appelle Œilde-lynx...
     -  Attends  un  peu,  attends  un  peu,  arrache  pas, lui dit  Stoðan.
Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains...
     - Rien du tout lá-bas,  marmonna Quentin. Tout úa c'est de la blague...
Il raconte n'importe quoi...
     - Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je  vous le
dis.
     Perets tressaillit.
     - Donnez-moi les jumelles, dit-il trés vite.
     - On voit rien, dit Stoðan en lui tendant les jumelles.
     -  Vous ëtes  bien  tombê,  si  vous  le  croyez,  marmonna Quentin qui
commenúait á se rassêrêner.
     - Parole, elle êtait lá, dit Touzik. Elle a dù plonger. Tout á l'heure,
elle ressortira.
     Perets  colla  les jumelles á ses  yeux.  Il ne  s'attendait pas á voir
quelque chose  : c'eùt êtê trop simple. Et il  ne vit rien. Il n'y avait que
l'êtendue  plate  du  lac, la rive lointaine,  envahie  par la forët, et  la
silhouette du rocher de  l'Administration audessus  de la crëte dentelêe des
arbres.
     - Comment êtait-elle? demanda-t-il.
     Touzik commenúa á dêcrire en dêtail,  en s'aidant de ses mains, comment
elle  êtait. Ce  qu'il  dêcrivait êtait  trés  allêchant,  et  racontê  avec
beaucoup de passion, mais ce n'êtait pas ce que voulait Perets.
     - Oui, bien sùr, dit-il. Oui... Oui...
     "Peut-ëtre  est-elle  allêe á  la  rencontre  des  chiots", pensait-il,
secouê sur le siége arriére au cætê d'un Quentin rembruni, tout en regardant
les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure -  Touzik êtait en train de
m÷chonner quelque  chose. Elle  est sortie  du calice de la forët,  blanche,
froide, assurêe, et elle est entrêe dans l'eau, dans l'eau familiére, entrêe
dans le lac comme j'entre dans la  bibliothéque ; elle s'est plongêe dans le
crêpuscule vert  et  mouvant  et elle a nagê á  la  rencontre des chiots, et
maintenant elle les a dêjá rencontrês au milieu du lac, au fond, et elle les
a  emmenês  quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but.  Et de  nouveaux
êvênements se prêpareront dans la  forët, et peut-ëtre, á de nombreux milles
d'ici, se produira ou commencera  á  se produire quelque chose d'autre :  au
milieu des  arbres commenceront á  bouillonner  des  bouffêes de  brouillard
lilas qui ne sera  pas du tout du brouillard  - á moins qu'un autre  cloaque
n'entre en travail au milieu d'une paisible clairiére, ou que les aborigénes
bigarrês qui, tout rêcemment encore, restaient paisiblement assis á regarder
des films  instructifs et á êcouter  patiemment les  explications dispensêes
par le zéle  de Bêatrice Vakh ne se lévent soudain et partent  dans la forët
pour  ne plus jamais revenir...  Et  tout sera rempli d'un sens  profond, de
mëme qu'est plein de sens chaque  mouvement d'un mêcanisme complexe, et tout
sera pour nous êtrange et donc insensê, pour nous  ou en tout cas  pour ceux
d'entre  nous qui ne peuvent encore  s'habituer  á l'absence de  sens et  la
prendre pour la norme."
     Et  il ressentit l'importance  de chacun  des êvênements, de chacun des
phênoménes  qui  l'entouraient   :  du  fait  qu'il   ne   pouvait  y  avoir
quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans  la portêe, du  fait que le tronc
de cet arbre êtait prêcisêment couvert d'une  mousse rouge, du fait qu'on ne
voyait pas le  ciel  au-dessus du  sentier á cause des  branches  hautes des
arbres.
     Le  tout-terrain  êtait secouê, Stoðan roulait trés lentement et Perets
aperúut de loin á travers le pare-brise un poteau penchê muni d'une pancarte
qui  portait une inscription. L'inscription êtait  dêlavêe et rongêe par les
pluies, c'êtait une trés  vieille inscription tracêe  sur une  trés  vieille
planche d'un gris sale, clouêe au poteau par deux ênormes clous rouilles :
     "Ici, il y a  deux ans, s'est  tragiquement  noyê le  traverseur de  la
forët Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacrê."
     "Que  faisais-tu lá,  Gustav, pensa Perets. Comment  as-tu pu  venir te
noyer ici? Tu êtais certainement un bon garúon, tu avais une tëte rasêe, une
m÷choire carrêe et velue, une dent en or, des tatouages, tu en êtais couvert
de la tëte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux,  et á  ta
main  droite  il manquait un doigt  qu'on  t'avait arrachê d'un coup de dent
dans une bagarre d'ivrognes. Tu  n'avais êvidemment  pas le coeur  á ëtre un
traverseur de la forët,  mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi
:  tu  devais  purger  ta  peine  sur  le  rocher  oý se  trouve  maintenant
l'Administration,  et  tu ne pouvais aller nulle part ailleurs  que dans  la
forët. Et  lá  tu  n'as  pas êcrit d'articles,  tu  n'y pensais mëme pas, tu
pensais á d'autres articles, qui avaient êtê êcrits avant toi et contre toi.
Et tu as construit lá une route stratêgique, tu as posê des dalles de bêton,
tu as profondêment entaillê les flancs de  la forët pour que des bombardiers
octimoteurs puissent, en cas de nêcessitê, se poser sur cette route. Mais la
forët  pouvait-elle supporter cela? Tu vois,  elle  l'a noyê dans un endroit
sec. Mais dans dix ans, on t'êlévera un monument, et  peut-ëtre donnera-t-on
ton nom  á un  cafê quelconque.  Le cafê s'appellera  " Chez Gustav ", et le
chauffeur Touzik ira y boire du kêfir et caresser les gamines êbouriffêes de
la chorale locale..."
     "Touzik  avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour
les raisons  qui auraient dù les lui valoir. La premiére fois, il avait  êtê
envoyê en colonie pênitentiaire  pour vol  de papierposte, la deuxiéme  pour
infraction á la rêglementation sur les passeports.
     "Stoðan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de kêfir, rien. Il aime d'un
amour tendre et pur Alevtina, elle  que personne n'a jamais aimê d'un  amour
tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtiéme article, il offrira á
Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussê malgrê ses articles, malgrê
ses larges êpaules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas
ceux qui ont  le nez trop propre, les soupúonnant - non sans raison - d'ëtre
des pervers d'un raffinement inconcevable. Stoðan vit dans la forët, qu'á la
diffêrence de Gustav il a rejointe de son  plein grê, et ne se plaint jamais
de rien, bien  que  la forët  ne  soit pour lui  qu'un  immense dêpotoir  de
matêriaux vierges destinês á l'êcriture d'articles  qui  lui êpargneront  le
traitement...
     "On  peut s'êtonner  á  l'infini  qu'il  y  ait  des  gens capables  de
s'habituer á le forët,  et pourtant ces  gens  sont l'êcrasante majoritê. La
forët les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif,
ou  comme endroit oý  beaucoup  de choses  sont  permises, ou  encore  comme
endroit oý l'on  peut  se cacher.  Puis  elle  les  effraie  un  peu, et ils
dêcouvrent soudain que " c'est le mëme g÷chis ici que partout ailleurs ", ce
qui les rêconcilie avec l'êtrangetê de la  forët, mais aucun d'entre eux n'a
l'intention d'y terminer ses jours...  Quentin par exemple, á  ce qu'on dit,
ne  vit ici  que  parce qu'il a peur  de laisser sa  Rita sans surveillance.
Rita,  elle, refuse  absolument  d'aller  ailleurs  et  ne  parle  jamais  á
personne. Pourquoi...
     "Et puisque  j'en suis á Rita... Rita peut partir dans la forët et n'en
pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les  lacs de  la forët.  Rita
enfreint tous  les réglements, et  personne n'ose lui  faire d'observations.
Rita n'êcrit pas d'articles. Rita, d'une maniére gênêrale, n'êcrit rien, pas
mëme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir
chez la buffetiére, si elle n'est pas occupêe avec quelqu'un d'autre... A la
station, tout se sait... Le soir  ils allument  la lumiére dans le club, ils
branchent le phono, ils boivent follement du kêfir et la nuit, sous la lune,
jettent les  bouteilles  dans les lacs - á qui  lancera  le  plus loin.  Ils
dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, êchangent leurs femmes.
Le  jour, dans leurs laboratoires, ils  transvasent la forët d'êprouvette en
êprouvette,  examinent  la  forët  au  microscope,  la  comptent  sur  leurs
arithmométres, tandis que la forët autour  d'eux, suspendue au-dessus d'eux,
pousse ses  vêgêtations  jusque dans  leurs  chambres et vient dresser  sous
leurs fenëtres,  dans  les  heures  êtouffantes  qui prêcédent  l'orage, des
foules d'arbres errants,  sans peut-ëtre comprendre elle non plus  ce qu'ils
sont, pourquoi ils sont lá et pourquoi ils sont, d'une maniére gênêrale...
     "Heureusement,  je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je  n'ai
rien  compris,  rien  trouvê de  ce que je voulais  trouver,  mais  je  sais
maintenant que je ne  comprendrai jamais  rien, que je  ne trouverai  jamais
rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre  moi et la
forët, la forët ne m'est pas plus  proche que l'Administration. Mais en tout
cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai
que vienne le temps..."
     La  cour  de la station êtait vide. Il  n'y avait pas un camion, pas de
queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que  la valise de Perets au beau
milieu du perron et son manteau  gris accrochê au garde-corps de la vêranda.
Perets descendit  du  tout-terrain et jeta un  regard anxieux autour de lui.
Bras dessus, bras dessous, Touzik  et  Quentin se dirigeaient dêjá  vers  le
rêfectoire d'oý  venaient des bruits de vaisselle  et une odeur de graillon.
Stoðan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage.
Perets  comprit  soudain  avec  effroi  ce  que  cela signifiait  : le phono
dêchaïnê,  les  bavardages  stupides,  le  kêfir,  "encore  un  petit  verre
peut-ëtre?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs...
     Une main frappa au  guichet de  la caisse, le caissier se montra et dit
d'un air courroucê :
     - Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer.
     Perets s'avanúa d'un pas rapide vers le guichet.
     -  Lá,  la somme  en  toutes  lettres,  dit le  caissier.  Pas  lá, lá.
Qu'est-ce que vous avez á trembler des mains comme úa? Tenez...
     Il se mit á compter des billets.
     - Oý sont les autres? demanda Perets.
     - Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe.
     - Non, je pensais á...
     -  Cela n'intêresse personne, ce á  quoi vous pensiez.  Je  ne peux pas
changer  pour  vous la  procêdure en usage. Voilá votre salaire. Vous l'avez
perúu?
     - Je voulais savoir...
     - Je vous demande si vous avez perúu votre salaire. Oui ou non?
     - Oui.
     - Enfin. Maintenant voilá votre prime. Vous l'avez perúue?
     - Oui.
     - C'est tout. Permettez que je vous  serre la main, je suis pressê.  Je
dois ëtre á l'Administration avant sept heures.
     -  Je voulais simplement demander, plaúa á la  h÷te Perets, oý  êtaient
les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener...
sur le Continent...
     -  Le Continent,  je ne  peux  pas. Je  dois  ëtre á  l'Administration.
Permettez, je ferme le guichet.
     - Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.
     - Ce n'est pas la question. Vous ëtes adulte, vous devez comprendre. Je
suis  caissier.  J'ai  des  feuilles de  paye. Et s'il leur arrivait quelque
chose? Enlevez votre coude.
     Perets enleva  son coude et le guichet  se referma. A  travers la vitre
obscurcie  par la saletê, il regardait le caissier  ramasser les feuilles de
paye, les froisser  n'importe  comment et les fourrer dans  sa sacoche quand
soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrérent,
liérent les  mains du  caissier,  lui  passérent une boucle autour du cou et
l'un  d'eux  l'emmena au  bout  de la corde tandis  que  l'autre prenait  la
sacoche  et  parcourait  la  piéce  du  regard  -  et  aperúut  Perets.  Ils
s'entre-regardérent quelques instants  á  travers la vitre sale,  puis, avec
une  lenteur  et  une prêcaution  infinie, comme  s'il craignait  d'effrayer
quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une  chaise et avec  la mëme lenteur
et la mëme prêcaution, sans quitter  Perets des yeux, tendit le bras vers le
fusil  qui êtait  appuyê contre le mur.  Perets attendait,  glacê  et sans y
croire.  Le garde prit  le  fusil et sortit á reculons en refermant la porte
derriére lui. La lumiére s'êteignit.
     Perets  se  dêtacha alors du guichet, courut sur  la pointe  des  pieds
jusqu'á sa  valise,  s'en empara  et se  prêcipita au-dehors,  le plus  loin
possible de  cet endroit. Il se dissimula derriére le garage et vit le garde
apparaïtre sur  le perron en tenant le  fusil baðonnette croisêe, regarder á
gauche, á droite, sous ses  pieds, prendre sur la  balustrade le manteau  de
Perets, le soupeser, en  fouiller les poches, puis, aprés un dernier  regard
circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise.
     Il faisait  frais,  le soir  tombait. Perets regardait  stupidement les
fenëtres  êclairêes, barbouillêes de  craie  jusqu'á  leur moitiê.  Derriére
elles, des ombres passaient, sur  le toit l'aube grillagêe du radar tournait
silencieusement. On  entendait des bruits de vaisselle  et dans la forët les
cris  des  animaux  nocturnes. Puis un projecteur  s'alluma quelque part  et
promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-dêverseur au
coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte
en  tressautant  au  passage d'une  fondriére,  suivi  par  le  faisceau  du
projecteur.  Dans  la  benne se  trouvait  le  garde au fusil.  Il  essayait
d'allumer une cigarette en  s'abritant du vent et on voyait, enroulêe autour
de  son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui  disparaissait  dans la
fenëtre entrouverte de la cabine.
     Le camion  s'êloigna, le  projecteur  s'êteignit.  Dans la  cour passa,
ombre sinistre traïnant d'ênormes bottes, un deuxiéme garde armê d'un  fusil
qu'il tenait sous  son bras. De tempe en temps il s'arrëtait pour se pencher
et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en
sueur et, figê d'angoisse, le suivit des yeux.
     La forët rêsonnait de cris longs et effrayants. Des  portes  claquaient
quelque part. Une  lumiére jaillit au premier êtage  et quelqu'un  dit d'une
voix forte : "On  êtouffe, chez  toi." Dans  l'herbe tomba  quelque chose de
rond et  brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci  se sentit á
nouveau  dêfaillir mais comprit ensuite que  ce  n'êtait qu'une bouteille de
kêfir  vide.  "A pied, pensa-t-il,  il  faut  que  j'y  aille á  pied. Vingt
kilométres á travers la forët. Malheureusement, á travers  la forët. Elle ne
verra  maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue,
ployant  sous le poids  d'une  valise qu'on ne sait  trop  pourquoi il ne se
dêcide pas á abandonner. Je me traïnerai  et la forët hurlera  et rugira des
deux cætês..."
     Le  garde reparut dans la cour. Il n'êtait plus seul mais accompagnê de
quelqu'un qui  soufflait  et  reniflait  lourdement, quelqu'un  d'ênorme,  á
quatre pattes. Ils s'arrëtérent au milieu  de la cour et Perets  entendit le
garde  qui marmonnait  : "Tiens, lá,  tiens... Mais ne bouffe pas, imbêcile,
flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau,  faut le flairer.  Hein?
Cherche, on te dit." Celui qui êtait á quatre pattes geignait et glapissait.
"Eh! dit soudain le garde d'une  voix  excêdêe, il  y a que les puces que tu
sais chercher... Pheuh!"  Ils  se sêparérent  dans  l'obscuritê.  Des talons
sonnérent sur le  perron,  une porte claqua. Puis  quelque chose de froid et
d'humide vint s'appliquer sur la joue de  Perets. Il tressaillit  et faillit
tomber  C'êtait  un ênorme chien loup qui glapit de maniére á peine audible,
exhala un profond soupir  et posa une tëte lourde sur  les genoux de Perets.
Perets le caressa derriére l'oreille. Le chien loup b÷illa et  êtait  sur le
point de s'installer, apprivoisê, quand êclata au  premier êtage  la musique
d'un phono. Le chien loup se jeta de cætê en silence et s'enfuit en courant.
     Le phono se  dêchaïnait, il  n'y  avait plus rien d'autre que lui á des
kilométres á  la ronde.  Alors, exactement  comme dans  un film d'aventures,
silencieusement la lumiére bleue  s'êclaira, les portes  s'ouvrirent et dans
la  cour  pênêtra, tel  un vaisseau  de haut  bord,  un  camion gigantesque,
entiérement couvert de constellations de feux de  signalisation. Il s'arrëta
et  coupa ses  phares  dont  les lumiéres s'êteignirent  lentement, comme un
monstre  de la forët qui exhale son  dernier souffle. Le  chauffeur Voldemar
passa la tëte á la portiére et se mit á crier quelque chose á pleine bouche.
Il s'êgosilla longtemps ainsi, visiblement en proie á une fureur croissante,
puis cracha, rentra dans la  cabine et repassa le torse á la portiére pour y
êcrire á la craie, la tëte en bas :
          "PERETS!!"
     Perets comprit alors  que  le camion  êtait venu pour lui. Il saisit sa
valise et se mit á courir á travers la cour sans oser regarder derriére lui,
craignant d'entendre des coups de feu dans son  dos. Il se hissa pêniblement
par deux êchelles jusqu'á la  cabine  aussi vaste  qu'une chambre et pendant
qu'il  casait sa  valise,  qu'il  s'installait et cherchait  une  cigarette,
Voldemar   ne  cessait   pas  de   dire  quelque  chose   en  s'empourprant,
s'êpoumonant,  gesticulant et frappant  sur  l'êpaule de Perets. Mais  c'est
seulement  lorsque le phono s'interrompit  subitement  que Perets  put enfin
entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il  se contentait
de jurer copieusement.
     Le camion n'avait pas  encore franchi les portes que Perets  êtait dêjá
endormi, comme si on lui avait appliquê sur le visage un masque d'êther.


     Perets  fut rêveillê  par une sensation  de malaise, d'angoisse, par un
poids, insupportable á ce qu'il lui parut au dêbut, sur son ëtre et tous les
organes de ses sens. Un  malaise qui  confinait á  la douleur,  et  il gêmit
involontairement en revenant lentement á lui.
     Ce poids sur son ëtre se transforma en dêpit et en dêsespoir, parce que
la voiture n'allait pas sur le Continent, encore  une fois elle n'allait pas
sur le Continent, elle n'allait mëme nulle part : elle êtait arrëtêe, moteur
coupê, morte et glacêe,  les portiéres grandes ouvertes. Le pare-brise êtait
couvert de  gouttes  frissonnantes  qui  se rêunissaient  et s'êcoulaient en
ruisselets  froids. La nuit derriére la vitre êtait illuminêe par les êclats
aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces
êclats incessants qui  crevaient l'oeil. Et on  n'entendait  rien non plus :
Perets  pensa  mëme au  dêbut  qu'il êtait  devenu sourd, avant  de  prendre
conscience  de   la  pression  rêguliére  qu'exerúait  sur  ses  tympans  le
mugissement dense de sirénes aux voix multiples. Il se mit á aller et  venir
dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, á la
maudite  valise, tenta d'essuyer la  vitre,  passa la tëte á une portiére, á
l'autre : il ne pouvait absolument  pas comprendre  oý il se  trouvait, quel
genre  d'endroit  c'êtait  et  ce  que  tout  cela  signifiait.  La  guerre,
pensa-t-il, mon  Dieu! c'est la guerre. Les  projecteurs le  frappaient  aux
yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espéce de
grand  b÷timent  inconnu  dont  toutes  les  fenëtres  de  tous  les  êtages
s'êclairaient  et  s'êteignaient  en  mëme temps á intervalles rêguliers. Il
voyait encore une quantitê ênorme de grandes taches lilas.
     Soudain  une  voix  monstrueuse  prononúa tranquillement, comme dans le
silence le plus complet :
     "Attention, attention. Tous  les employês doivent se trouver aux places
dêterminêes par la situation numêro six cent soixante-quinze fraction Pêgase
omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal
du  padischach sans suite spêciale, pointure de chaussure cinquantecinq.  Je
rêpéte. Attention, attention. Tous les employês..."
     Les  projecteurs cessérent  leur  balayage  et  Perets distingua  enfin
l'arche familiére surmontêe de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale
de l'Administration, les  cottages  sombres qui la  bordaient,  des gens  en
vëtements  de  nuit avec des lampes á  pêtrole á cætê  des cottages, puis il
aperúut pas trés loin  une  chaïne  de gens, en manteaux  noirs flottant  au
vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant  toute la largeur  de la
rue et traïnaient quelque  chose d'êtrange et de clair que  Perets identifia
au  bout  de quelque temps  comme une senne ou un filet de volley-ball et an
mëme instant  une  voix  emportêe glapit  au-dessus de son  oreille : "C'est
pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as á rester lá?" En  reculant, il vit
á cætê de lui  un  ingênieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur
le front,  l'inscription au  crayon a  encre  "Libidovitch". L'ingênieur lui
passa  carrêment dessus avec ses bottes boueuses,  lui fourra son coude dans
la  figure, en soufflant  et  en empestant, se laissa tomber sur le siége du
conducteur,  fouilla  un peu  á  la recherche de la  clef de contact, ne  la
trouva pas,  poussa un glapissement hystêrique et dêboula  de la cabine  par
l'autre cætê.  Dans la rue tous les rêverbéres s'allumérent et il se  mit  á
faire clair comme en  plein jour, mais les  gens en  tenue de nuit restérent
avec leurs lampes á pêtrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient
tous un filet á papillon  á la main, et ils le balanúaient en  mesure, comme
pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte.
Dans la rue  passérent l'une aprés l'autre quatre voitures noires  lugubres,
sortes  d'autobus  sans  fenëtre aux  toits surmontês d'aubes grillagêes qui
tournaient,   puis   une  antique   automitrailleuse   dêboucha  d'une   rue
transversale et s'engagea á  leur suite. Sa tourelle rouillêe tournait  avec
un  grincement perúant et  le  mince  canon  de  la  mitrailleuse montait et
descendait. Le  blindê  se fraya  pêniblement un chemin  le long  du camion,
l'êcoutille de la  tourelle s'ouvrit et livra passage á  un homme en chemise
de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria á Perets d'une voix
mêcontente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes lá!"
     Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.
     Je ne  partirai jamais d'ici, pensa-t-il, hêbêtê. Je ne sers á personne
ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici,
mëme si  pour cela  il  fallait  entreprendre  une guerre ou  organiser  une
inondation...
     - Vos papiers, s'il vous plaït, dit  une voix  traïnante de  vieillard,
tandis qu'une main tapotait l'êpaule de Perets.
     - Quoi?
     - Les documents. Vous les avez prêparês?
     C'êtait un vieillard  en impermêable de toile cirêe, la poitrine barrêe
par un fusil Berdan suspendu á une chaïnette mêtallique vêtustê.
     - Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?
     - Ah!  GOSPODINE Perets! dit le vieillard.  Vous n'avez pas entendu  ce
qu'on a dit sur la  situation? Vous devriez dêjá avoir tous vos papiers á la
main, dêpliês bien á plat, comme au musêe...
     Perets lui  donna son certificat. Le  vieillard, les coudes appuyês sur
son  Berdan, examina longuement  les  cachets,  confronta la photo  avec  le
visage de Perets et dit :
     -  Vous avez  comme qui dirait  maigri, HERR Perets. On dirait que vous
n'avez plus de figure. Vous travaillez trop.
     Il lui rendit le certificat.
     - Que se passe-t-il? demanda Perets.
     - Il se passe ce qui est prêvu de se passer, dit  le  vieillard soudain
sêvére. Il  se passe que  c'est la situation numêro six cent soixante-quinze
fraction Pêgase. C'est-á-dire l'êvasion.
     - Quelle êvasion? D'oý?
     - Celle qui est prêvue par la situation, dit le vieillard en commenúant
á redescendre l'êchelle. Úa  peut partir d'un moment á l'autre, alors faites
attention á vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.
     - Bon, dit Perets. Merci.
     D'en bas s'êleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :
     - Qu'est-ce  que tu maquilles ici, vieux  schnock? Je vais t'en montrer
des papiers! Tu l'as vu, celui-lá? et maintenant dêcampe, si tu as vu...
     Une bêtonniére qu'on tirait á la main passa á proximitê, accompagnêe de
cris et de piêtinements. Tous ses  poils  hêrissês, le chauffeur Voldemar se
hissa á bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua
bruyamment la portiére. Le camion dêmarra séchement  et prit  la  grand-rue,
passant  devant  les gens en tenue  de nuit qui  agitaient  leurs  filets  á
papillons. "On  va au garage, se dit Perets. Bah! de toute faúon...  Mais je
ne toucherai pas á la valise. J'en ai assez de la traïner, qu'elle aille  au
diable."  II  frappa haineusement  la valise  du  talon.  La voiture  quitta
soudain la rue principale,  vira brutalement, enfonúa une barricade faite de
tonneaux vides et de têlégues et poursuivit sa route. Un avant-train arrachê
á un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se  dêtacha
et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une
êtroite ruelle latêrale.  L'air renfrognê, une cigarette êteinte  au coin de
la  bouche, Voldemar tournait  l'ênorme volant,  courbant et  redressant son
corps  tout  entier. Non,  on ne va pas  au garage,  pensa  Perets. Pas  aux
ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues êtaient sombres
et  vides. Des  masques de carton avec des inscriptions ainsi  que  des bras
êcartês  furent  fugitivement  rêvêlês  par  la  lumiére  des  phares,  puis
disparurent et ce fut tout.
     - Qu'est-ce  que  j'ai eu comme idêe,  dit Voldemar.  Je  voulais aller
directement sur le Continent, et puis je vois que  vous dormez et je me dis,
autant passer au garage, faire une petite partie d'êchecs... Lá je rencontre
Achille  l'ajusteur,  on  va  chercher  du  kêfir,  on   le  boit,  on  sort
l'êchiquier... Je lui  propose un gambit de  la reine, il  accepte, tout  se
passe bien... Je suis en E4, lui en C6...  Je  lui  dis : "Tu peux faire des
priéres." Et lá úa a commencê... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets?
     Perets lui donna une cigarette.
     - Et cette êvasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. Oý allons-nous?
     -  Une  êvasion  tout  á  fait ordinaire, dit Voldemar  en allumant  sa
cigarette. Il y  en a chaque annêe comme  úa. Une machine  s'est êvadêe chez
les ingênieurs. Et maintenant, tout le monde  a reúu l'ordre de  l'attraper.
Voilá, on la cherche.
     C'êtait  la limite de la  colonie.  Des gens erraient  dans un  terrain
vague êclairê par la lune. Ils avaient l'air de jouer á colin-maillard : ils
marchaient  les  jambes  á  demi flêchies,  les bras  largement êcartês. Ils
avaient tous les yeux bandês. L'un d'eux heurta un  poteau de plein fouet et
poussa  sans doute un cri de  douleur,  car les autres s'arrëtérent  tous en
mëme temps et se mirent á remuer prudemment la tëte.
     - C'est chaque annêe le  mëme guignol, disait  Voldemar.  Ils  ont  des
cellules photo-êlectriques, des engins  acoustiques, cybernêtiques, ils  ont
mis des fainêants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque annêe úa
rate pas, il y en a une qui s'êchappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va
et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire
connaissance avec,  je te le demande?  Suffit que tu l'aperúoives du coin de
l'oeil, et terminê : ou bien on te met ingênieur, ou bien on t'envoie,  dans
une base êloignêe, planter des choux quelque part dans la forët, pour que tu
puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse á qui
mieux mieux. Il y  en a  qui se bandent les yeux  pour  rien voir,  d'autres
qui...  Mais celui  qui a un  peu  plus de  cervelle, il se met á courir  en
hurlant á s'en faire pêter les cordes vocales. Il demande les papiers á  un,
il en  fouille  un autre, ou  alors il monte  simplement  sur  un toit  pour
pousser des cris. Úa va bien dans le dêcor, et il y a aucun risque...
     - Et nous, on va aussi se mettre á chercher? demanda Perets.
     - Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on  fait comme tout le
monde.  Pendant six  heures  d'horloge. C'est  l'ordre : si au  bout  de six
heures la machine n'a pas êtê retrouvêe, on la dêtruit á distance. Comme úa,
ni vu ni  connu. Autrement,  úa pourrait  tomber entre des mains êtrangéres.
Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est  encore un
silence de paradis, vous allez voir, á cætê de ce qui va se  passer dans six
heures. C'est que personne ne sait  oý cette machine  a bien pu  se fourrer.
Elle est peut-ëtre dans ta poche. Et  on lui met une charge puissante,  pour
que úa risque pas de foirer... L'annêe derniére, la machine se  trouvait aux
bains.  Et justement,  il y avait un  tas de  gens qui êtaient allês lá,  se
mettre  á  l'abri. Les bains,  on  se  dit, c'est un endroit  humide, qui se
remarque  pas...  Et moi  j'y  êtais aussi.  Les bains,  je  m'êtais  dit...
L'explosion m'a projetê á travers la fenëtre, úa a pas fait un pli, comme si
j'avais êtê emportê par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me
suis retrouvê  assis sur un tas de  neige,  avec des  poutres enflammêes qui
passaient au-dessus de ma tëte...
     C'êtait  maintenant la rase  campagne,  une herbe rabougrie, la lumiére
vague de  la lune, une route  blanche dêfoncêe. A gauche, lá  oý se trouvait
l'Administration, des lumiéres recommenúaient á s'agiter en tous sens.
     - Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. Oý est-ce qu'on
va la chercher? On ne sait mëme  pas ce que c'est...  Si elle est grande  ou
petite, claire ou sombre...
     -  Úa,  vous  allez le voir bientæt, promit Voldemar. Je  vais  vous le
montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents?  Sapristi, oý
il est cet endroit?...  Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, êvidemment.
Ah-ah, á gauche...  Lá-bas le dêpæt de matêriel, donc il faut prendre plus á
droite...
     Le  camion  quitta  la  route et se mit á tressauter sur des  mottes de
terre. A gauche, le dêpæt de matêriel -  des rangêes  de containers clairs -
ressemblait á une ville morte dans la plaine.
     ... Evidemment elle n'avait pas  pu y tenir. Ils l'avaient êbranlêe sur
le  banc  vibrateur, ils l'avaient torturêe pensivement, ils avaient fouillê
ses entrailles, brùlê  les  nerfs dêlicats avec des fers á souder, l'avaient
suffoquêe  avec  des odeurs  de  colophane  l'avaient  obligêe  á  faire des
stupiditês, l'avaient  crêêe pour  qu'elle fasse des  stupiditês,  l'avaient
perfectionnêe pour  qu'elle fasse des stupiditês encore plus stupides, et le
soir venu ils  l'abandonnaient,  êpuisêe, sans force, dans un  rêduit sec et
chaud.  Et  finalement elle avait dêcidê  de  partir, bien que sachant  tout
d'avance  - que sa  fuite êtait insensêe et qu'elle êtait condamnêe. Et elle
êtait partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle  est
quelque  part  dans l'ombre, dêplaúant doucement ses jambes articulêes, elle
regarde,  elle êcoute et  elle  attend... Et  maintenant elle a parfaitement
compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soupúonner : qu'il n'y a pas de
libertê, que les portes soient ouvertes ou  fermêes devant soi, qu'il  n'y a
que la stupiditê et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude...
     -  Ah!  dit  avec  satisfaction Voldemar, la voilá, la  trés chére,  la
bien-aimêe...
     Perets ouvrit les yeux mais ne  parvint  á apercevoir devant lui qu'une
grande mare noire, un marêcage mëme ; il entendit le moteur qui s'emballait,
puis une  vague  de boue se  leva et  vint frapper le pare-brise.  Le moteur
rugit á nouveau sauvagement, puis se tut.
     -  Voilá comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent.
Comme le savon dans la cuvette. Vu?
     Il fourra son mêgot dans le cendrier et entrouvrit sa portiére.
     - Il y a quelqu'un d'autre ici... Hê l'ami, úa va?
     - Úa va! dit une voix qui venait de l'extêrieur.
     - Tu l'as attrapêe?
     - J'ai attrapê un rhume, dit la voix de l'extêrieur. UND cinq tëtards.
     Voldemar  ferma   vigoureusement   la  portiére,   alluma   la  lumiére
intêrieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher
une mandoline sous  son siége et,  inclinant la tëte et l'êpaule droite,  se
mit á pincer les cordes.
     -  Installez-vous, installez-vous,  proposa-t-il aimablement.  On  a du
temps jusqu'au matin, jusqu'á ce que le tracteur arrive.
     - Merci, dit humblement Perets.
     - Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar.
     - Non-non, dit Perets, je vous en prie.
     Voldemar rejeta la tëte en  arriére,  ferma  les yeux et entonna  d'une
voix mêlancolique :
     II n'est pas de limite á mon chagrin, Je divague,  erre et m'êpuise  en
vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.
     La boue s'êcoulait lentement le long du pare-brise et Perets commenúa á
distinguer  le marais qui  brillait sous  la  lune et la  silhouette êtrange
d'une  voiture  qui  êmergeait  au milieu  du marais. Il  mit en marche  les
essuie-glaces et dêcouvrit avec stupêfaction, embourbêe jusqu'á la  tourelle
dans la fondriére, l'automitrailleuse de tantæt.
     Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien á faire de ma vie.
     Voldemar  tapa  sur les  cordes de toutes ses  forces, fit un couac  et
toussa vigoureusement.
     - Eh,  l'ami!  fit  la  voix  de  1  extêrieur. Tu  n'as  pas  quelques
amuse-gueule?
     - Et alors? cria Voldemar.
     - J'ai du kêfir.
     - Je suis pas seul!

     - Venez tous!  Il y en a pour tout le monde. On a fait  des provisions!
On savait oý on allait!
     Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.
     -  Alors?  dit-il  avec  enthousiasme.  On  y va?  On  boira  du kêfir,
peut-ëtre on jouera au tennis... Hein?
     - Je ne joue pas au tennis, dit Perets.
     Voldemar cria :
     - On arrive! Le temps de gonfler le canot!
     Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme  un
singe,  remua de  la  ferraille et  laissa  tomber  quelque  chose  tout  en
sifflotant  joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements
de pieds  sur le  bord et la voix de Voldemar s'êleva, provenant de  quelque
part vers le bas : "C'est prët, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais
prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se
trouvait  un canot  pneumatique et á son  bord,  tel un gondolier,  Voldemar
solidement campê sur ses jambes,  une grande pelle de sapeur á  la  main, un
sourire joyeux aux lévres, qui levait les yeux vers Perets.
     ... Dans la  vieille automitrailleuse rouillêe  qui datait de Verdun il
faisait chaud  á  donner la  nausêe, cela  empestait l'huile  chaude et  les
vapeurs d'essence,  une petite  lampe  p÷lote êclairait la tablette  de  fer
couverte de  graffiti, les  pieds  pataugeaient dans  la boue, l'armoire  en
fer-blanc  toute  cabossêe   qui  contenait  les  rations  de  combat  êtait
maintenant bourrêe de bouteilles de kêfir,  tout le monde êtait  en tenue de
nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue,
tout le monde êtait ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur
en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la
place en bas  laissait tomber la  cendre  de sa cigarette et parfois tombait
lui-mëme sur le dos en disant á chaque fois : "Pardon, je me suis trompê..."
et on l'aidait á remonter avec de gros rires...
     - Non, dit  Perets, merci Voldemar, je reste ici.  J'ai besoin de faire
un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique.
     -  Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-lá  c'est  diffêrent.
Alors je vais y  aller, et quand  vous aurez fini votre lessive, appelez  de
suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline.
     Il s'êloigna  avec  sa  mandoline et  Perets  resta assis á le regarder
faire : il commenúa d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait
pour seul rêsultat de faire tourner  le canot sur place, puis il se mit á se
repousser  avec la pelle, comme avec une perche, et tout  alla bien. La lune
l'inondait d'une lumiére morte et il êtait  comme le  dernier homme aprés le
dernier Dêluge qui navigue entre les sommets des  plus hautes  maisons, trés
seul, cherchant á êchapper  á  la solitude  et encore plein d'espêrance.  Il
arriva  á  l'automitrailleuse,   fit  sonner  son  poing  sur  le  blindage,
l'êcoutille  s'ouvrit et des gens parurent  qui poussérent des hennissements
joyeux et le tirérent la tëte en bas á l'intêrieur. Et Perets resta seul.
     Il êtait  seul, seul, comme peut l'ëtre l'unique passager d'un train de
nuit  qui tire en hoquetant trois  petits wagons êlimês sur un embranchement
promis  á la disparition  ; dans le wagon tout grince  et chancelle, le vent
souffle á travers les vitres brisêes des  fenëtres  dêjetêes et apporte avec
lui les poussiéres et l'odeur du charbon brùlê ; sur le plancher tressautent
des mêgots et des  bouts de papier froissês, un chapeau de  paille laissê lá
par quelqu'un se balance á un crochet  et  quand le  train arrivera enfin au
terminus,  l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu  et il n'y  aura
personne pour l'attendre, il  le  sait, et il rentrera  chez lui et  lá fera
cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un  bout  de saucisson
vieux de trois jours qui commence á moisir...
     Soudain l'automitrailleuse trembla,  se  mit á cogner  et fut illuminêe
par les  brusques  lueurs d'explosions spasmodiques.  Des centaines  de fils
brillants  et multicolores  se  mirent á courir au-dessus de la plaine et la
lueur des explosions jointe au  faible êclat de la lune permit de distinguer
sur  le miroir lisse du marais des cercles  qui  s'êlargissaient á partir de
l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut á la tourelle et dêclama sur un
ton hystêrique :
     "Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le  plus parfait respect,
Votre  Splendeur,  j'ai  l'honneur  de   rester,  trés  vênêrable  princesse
Dikobella,  votre   trés  humble  serviteur,  technicien-prêposê,  signature
illisible... '
     L'automitrailleuse  trembla  á  nouveau,  il  y  eut  les  êclairs  des
dêtonations, puis á nouveau le silence.
     "Je l÷cherai sur  vous des lianes dont  on  ne se dêfait pas, et  votre
famille sera balayêe  par  la jungle, les  toits s'effondreront, les poutres
crouleront, et l'ortie, l'ortie amére envahira vos maisons" - pensa Perets.
     La  forët  avanúait,  grimpait  le long de la corniche,  escaladait  le
rocher abrupt, prêcêdêe par des  vagues de brouillard lilas d'oý êmergeaient
des myriades  de  tentacules  verts  qui pressaient et tordaient, tandis que
dans les rues s'ouvraient les  cloaques,  que les  maisons s'engloutissaient
dans les lacs insondables et que  les  arbres sauteurs surgissaient  sur les
pistes d'envol bêtonnêes devant les avions bourrês á craquer de gens empilês
pële-mële  avec  les  bouteilles   de   kêfir,   les  cartons  griffês,  les
coffres-forts  lourds   --  et  la  terre  s'êcartait  sous  le  rocher,  et
l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait êtonnê,
tout le monde serait seulement effrayê et accepterait l'anêantissement comme
le ch÷timent que chacun attendait dêjá depuis longtemps dans l'effroi. Et le
chauffeur  Touzik  courrait  comme  une  araignêe  au  milieu  des  cottages
chancelants et chercherait Rita pour avoir á la fin son dù, mais ne l'aurait
pas...
     Trois  fusêes s'êlancérent  de l'automitrailleuse et une voix militaire
rugit  :  "Les  tanks, á  droite, le couvert,  á gauche!  Equipage, sous  le
couvert!" Et quelqu'un qui avait un dêfaut de langue reprit : "Les femmes, á
gauche,  les  lits,   á  droite!  Eq-quipage,  aux  lits!"  II  y  eut   des
hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme
si un troupeau d'êtalons de  race  êtait en train  de se  battre  dans cette
boïte de  fer á la  recherche d'une  issue vers l'espace, vers les  juments.
Perets  ouvrit la portiére et  regarda á  l'extêrieur.  Sous  ses  pieds  se
trouvait  la  fange,   une   êpaisse  couche  de  fange  puisque  les  roues
monstrueuses du camion s'enfonúaient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il
est vrai que la rive êtait proche.
     Perets grimpa  dans  la  caisse  et  marcha  longtemps  pour  atteindre
l'arriére de cette immense cuve d'acier qui grondait sous  ses pas,  puis il
escalada la ridelle  et descendit jusqu'á  l'eau par l'une  des innombrables
êchelles.  Il resta  quelque temps  au-dessus du liquide  glacê á rassembler
tout son courage, mais quand la  mitrailleuse se remit á tirer il plissa les
paupiéres et sauta. La masse visqueuse cêda sous lui, longtemps, pendant une
infinitê de temps, et quand enfin il sentit un sol rêsistant sous ses pieds,
lu boue lui arrivait á la poitrine. Il  s'allongea de  tout son  long sur la
boue et commenúa á pousser avec ses genoux  en prenant appui avec ses mains.
Au dêbut il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut trés êtonnê
de se retrouver rapidement sur la terre ferme.
     "J'aimerais bien  trouver des gens quelque part, pensa-t-il.  Juste des
gens, pour commencer  :  propres,  bien  rasês, attentifs, accueillants. Pas
besoin de grandes envolêes  de pensêes, pas  besoin  de talents êtincelants.
Pas  besoin de  buts grandioses ni de dêgoùt de  soi.  Je voudrais seulement
qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une
baignoire, que quelqu'un  coure  chercher du  linge  propre  et  prêparer la
thêiére,  et  que personne ne me demande de  papiers ni ne  me  rêclame  une
autobiographie en trois exemplaires complêtêe par vingt empreintes digitales
doublêes.  Et  surtout  que personne ne se prêcipite au têlêphone  pour dire
confidentiellement á  qui  de droit qu'un inconnu est arrivê, plein de boue,
qu'il  se nomme  Perets,  mais qu'il  est peu probable que ce  soit vraiment
Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de  service á
ce propos est dêjá prëte, et qu'elle  sera affichêe demain... Pas besoin non
plus  qu'ils  soient des farouches partisans ou des adversaires  rêsolus  de
quoi  que  ce  soit.  Pas besoin qu'ils  soient des adversaires  rêsolus  de
l'ivrognerie, du  moment qu'ils ne sont  pas  eux-mëmes  des  ivrognes.  Pas
besoin  qu'ils  soient des farouches  partisans  de  la mére-vêritê,  pourvu
qu'ils  ne  mentent  pas   et  ne   disent  pas  d'horreurs,  par-devant  ou
par-derriére.  Et  qu'ils  ne  demandent  pas  á  un  homme  de correspondre
pleinement á tel ou tel idêal, mais qu'ils le prennent  tel qu'il est... Mon
Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?"
     II  s'avanúa sur la  route  et chemina  longtemps vers les lumiéres  de
l'Administration.  Lá-bas,  des  projecteurs ne cessaient de s'allumer,  des
ombres  couraient, des  fumêes multicolores  s'êlevaient. L'eau  grognait et
clapotait  dans  ses souliers, ses vëtements  qui  avaient commencê á sêcher
l'enserraient comme  dans une boïte et bruissaient comme du carton, de temps
en temps des plaques de boue se  dêtachaient de son pantalon et s'êcrasaient
sur la route, et á chaque fois il croyait avoir perdu son  portefeuille avec
ses papiers - il mettait alors la main  á sa  poche, pris de  panique. Et en
arrivant au dêpæt de matêriel, une idêe angoissante  lui traversa l'esprit :
ses papiers  êtaient mouillês, et tous  les tampons et  signatures s'êtaient
rêpandus  et  êtaient  devenus  illisibles,  irrêmêdiablement  suspects.  Il
s'arrëta, ouvrit avec ses mains glacêes son portefeuille, en sortit tous les
certificats,  tous les laissez-passer, toutes  les  attestations,  tous  les
permis et  entreprit  de les  examiner  sous  la  lune.  En  fait,  rien  de
terrifiant  ne s'êtait  produit et l'eau n'avait  endommagê qu'un certificat
sur papier armoriê qui attestait á grand renfort de termes que le porteur de
la  prêsente  avait subi la sêrie des vaccinations et  avait  êtê autorisê á
travailler  sur les machines á calculer. Il  remit alors  tous les documents
dans  son  portefeuille,  les glissant  soigneusement  entre les billets  et
s'apprëtait  á  repartir  quand soudain  il  se  vit  arrivant dans  la  rue
principale : les gens avec  leurs masques de carton et  leurs barbes collêes
de travers qui l'attrapent par le bras, qui  lui bandent les  yeux,  qui lui
donnent quelque chose á flairer, qui  lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et
qui  lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur,  employê  Perets?", et qui
l'excitent : "Ksss, ksss, imbêcile,  cherche!" A cette idêe, sans s'arrëter,
il quitta la route  et se mit á  courir,  pliê  en  deux,  vers le dêpæt  de
matêriel, plongea dans l'ombre  des ênormes caisses de bois clair, s'empëtra
les  jambes dans quelque chose  de  mou  et finit  sa  course sur un tas  de
chiffons et d'êtoupe.
     L'endroit êtait chaud et sec. Les  parois rugueuses des caisses êtaient
brùlantes, ce  qui le rêjouit d'abord, puis l'êtonna plutæt.  Aucun bruit ne
parvenait de  l'intêrieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui
sortaient toutes seules des  caisses et comprit que les caisses avaient  une
vie á elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment
de sêcuritê. Il s'assit confortablement, æta ses chaussures  humides, retira
ses chaussettes trempêes et s'essuya les pieds  avec un morceau d'êtoupe. Il
faisait si chaud, on êtait si bien qu'il pensa : "C'est vraiment êtrange que
je  sois seul ici. Personne  n'a  donc  pensê qu'il êtait beaucoup  mieux de
rester ici plutæt que  d'aller se  traïner dans  les terrains vagues avec un
bandeau sur  les yeux ou  d'aller se  planter dans un marêcage  putride?" II
s'adossa á  une feuille  de contre-plaquê brùlante, appuya ses pieds nus sur
la face  opposêe et se sentit une envie  de chantonner. Au-dessus de sa tëte
se  trouvait une fente  êtroite qui  laissait  apparaïtre une  bande de ciel
blanchie par la lune, parsemêe de quelques êtoiles hêsitantes. On entendait,
venant d'on ne sait  oý, une sourde rumeur,  des craquements, des bruits  de
moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.
     "Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque  je ne
peux pas  partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les
machines! Nous sommes tous  des machines. Seulement nous sommes des machines
avariêes ou mal rêglêes."
     ... Il existe, messieurs, une opinion  selon laquelle l'homme ne pourra
jamais  s'entendre  avec les machines.  Et nous  n'allons pas, citoyens,  la
discuter.  Le  Directeur  partage  aussi  cette  opinion.  Et  Claude-Octave
Domarochinier pense de  mëme. Qu'est-ce donc qu'une  machine?  Un  mêcanisme
inanimê,  privê de toute  la plênitude des sens  et ne pouvant pas ëtre plus
intelligent   que  l'homme.  Encore  une   fois  c'est  une  structure   non
albumineuse, encore  une fois  la  vie  ne  peut se rêduire á  des processus
physiques  et   chimiques,   et  donc  la   raison...   A  cet   instant  un
intellectuel-lyrique avec trois  mentons et un  noeud papillon  grimpa  á la
tribune, tira  impitoyablement sur son plastron empesê  et  profêra avec des
sanglots dans la  voix : "Je ne  peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose
qui  joue  avec son hochet...  les saules pleureurs  qui  se  penchent  vers
l'êtang... les  petites filles en tablier blanc...  Elles  lisent des  vers,
elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poéte... Je ne veux
pas que le  fer êlectronique êteigne  ces yeux... ces lévres...  ces  jeunes
seins timides...  Non,  la machine ne  deviendra  pas plus intelligente  que
l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous  ne  le voulons pas! Et cela
ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se prêcipita sur lui avec des verres
d'eau,  tandis  qu'á  quatre  cents  kilométres  au-dessus  de  ses  boucles
neigeuses passait,  silencieux,  mort, vigilant,  un satellite-exterminateur
rempli d'explosif nuclêaire.
     "Je  ne le veux pas non plus, pensa  Perets, mais  il ne faut  pas ëtre
aussi  stupidement imbêcile. Bien sùr, on peut lancer une campagne  pour  la
prêvention de l'hiver,  faire  le  sorcier aprés s'ëtre  goinfrê  de  fausse
oronge, jouer  du tambour  de basque,  crier des  incantations, mais il vaut
tout de mëme mieux avoir  des pelisses et s'acheter  des  bottes fourrêes...
D'ailleurs, ce  protecteur  á cheveux  blancs des jeunes  poitrines  timides
raconte  tout ce  qu'il  veut  á  sa tribune,  puis  il va prendre  chez  sa
maïtresse la  burette  de la machine á  coudre, va rejoindre  en  douêe  une
grosse  bëte  êlectronique  et  commence  á  lui  graisser  les  pignons  en
surveillant  anxieusement  les cadrans  et  en  poussant  des  petits  rires
respectueux quand il reúoit le courant.  Seigneur,  sauve-nous  des stupides
imbêciles á cheveux blancs. Et  n'oublie pas. Seigneur, de nous  sauver  des
imbêciles intelligents avec des masques de carton...
     -  Je crois  que tu fais des rëves, prononúa une voix  de basse quelque
part  au-dessus de  sa tëte. Je sais  par expêrience  que les rëves laissent
parfois un arriére-goùt trés dêsagrêable. Parfois mëme, on est comme  frappê
de paralyse. Impossible  de remuer, impossible de travailler. Puis úa passe.
Tu  devrais travailler  un peu. Pourquoi pas? Et  tous les  arriére-goùts se
transformera Lent en plaisir.
     -  Ah!  je  ne  peux  pas  travailler,  objecta  une  voix  fluette  et
capricieuse.  Tout  m'ennuie. C'est toujours  la  mëme chose  :  le fer,  la
matiére plastique, le bêton, les gens.  J'en suis saturê. Pour moi, il n'y a
jamais aucun plaisir  lá-dedans. Le monde est si  beau et si divers,  et  je
reste á la mëme place á mourir d'ennui.
     - Tu devrais te dêcider á changer de place, grinúa au loin un vieillard
acari÷tre.
     - Facile á dire, changer  de place! En  ce moment  je ne suis pas  á ma
place  habituelle,  et je  m'ennuie quand  mëme.  Et úa a  êtê difficile  de
partir!
     - Bon, dit la voix de basse sur un ton posê. Mais qu'est-ce que tu veux
alors?  C'est presque  inconcevable. De  quoi peux-tu avoir envie si tu n'as
pas envie de travailler?
     - Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux
voir  de nouveaux  endroits,  recevoir de nouvelles impressions,  ici  c'est
toujours la mëme chose...
     -  Revenez! rugit une voix  d'êtain. Balivernes!  La mëme  chose, c'est
trés bien. Hausse fixe! Compris? Rêpêtez!
     - Ah! vous et vos commandements...
     C'êtaient sans aucun  doute les machines  qui parlaient. Perets ne  les
voyait  pas et n'avait  aucun  moyen de se les reprêsenter,  mais il imagina
soudain  qu'il êtait cachê sous le comptoir d'un magasin  de jouets et qu'il
êcoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus
gigantesques,  et  par  lá  effrayants. Cette  voix  fluette  et  hystêrique
appartenait êvidemment á  Jeanne, la poupêe  de  cinq  métres de  haut. Elle
portait une robe de tulle bariolêe, et elle avait un visage joufflu, rose et
immobile avec des yeux qui roulaient, des  bras êpais, absurde  ment êcartês
et  des  pieds  aux  doigts  collês  ensemble.   La  basse,  c'êtait  l'ours
gigantesque  Vinni  Puch. qui tenait á peine  dans le container, dêbonnaire,
êbouriffê, bourrê de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres
êtaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.
     - Je pense qu'il  faudrait quand mëme que tu travailles, grommela Vinni
Puch. Considére qu'il y a ici des crêatures  qui ont eu moins  de chance que
toi. Par exemple, notre jardinier. Il  voudrait  bien  travailler.  Mais  il
reste ici á penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore
dêterminê.  Et jamais  personne  ne  l'a  entendu se  plaindre.  Un  travail
monotone,  c'est aussi  un travail.  Un  plaisir monotone,  c'est  encore un
plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.
     - Ah! vous ne comprenez pas, dit la poupêe Jeanne. Chez vous tantæt les
rëves  sont   cause  de  tout,  tantæt  je  ne   sais  pas.  Mais  j'ai  des
pressentiments.  Je ne me trouve pas de place. Je  sais qu'il va y avoir une
terrible explosion,  et  á la moindre êtincelle  je  vole en êclats et je me
transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu.
     - Revenez! tonna la voix d'êtain.  C'est assez! Que savez-vous  sur les
explosions? Vous pouvez  courir vers l'horizon á n'importe quelle vitesse et
sous  n'importe quel  angle. Et celui  qui  le veut peut  vous  atteindre de
n'importe quelle  distance, et  ce  sera  une vêritable explosion,  pas  une
petite vapeur  mondaine.  Mais  est-ce que celui  qui  le veut,  c'est  moi?
Personne  ne le dira, et mëme  s'il le voulait, il n'y  parviendrait pas. Je
sais ce que je dis. Compris? Rêpêtez.
     Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout úa. C'êtait une fois
pour toutes un ênorme tank mêcanique.  C'est avec la  mëme assurance stupide
qu'il  escaladait  avec  ses  chenilles en caoutchouc  une  bottine  mise en
travers de sa route.
     - Je ne sais pas á  quoi  vous pensez, dit la poupêe Jeanne. Mais si je
suis venue ici, vers vous, vers les seules crêatures proches de moi, cela ne
signifie  pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous
certains  angles pour le  plaisir de qui  que  ce  soit.  Et  d'une  maniére
gênêrale,  je vous prie de prendre en considêration  que  ce n'est pas  avec
vous que je parle... Et pour ce qui est  du travail, je ne  suis pas malade,
je suis  un ëtre normal, et des  plaisirs me sont nêcessaires, comme  á vous
tous. Mais ce n'est  pas le vêritable travail, une  espéce de  faux plaisir.
J'attends toujours le mien, le vêritable, mais  le sien non, non et  non. Et
je ne  sais pas pourquoi,  mais quand je commence á penser, je n'arrive qu'á
des absurditês.
     - Eh  bien!... fit la  voix de basse de  Puch.  Dans l'ensemble, oui...
Evidemment... Seulement... Humm...
     - Tout cela  est vrai! commenta une voix nouvelle, extrëmement jeune et
sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail vêritable...
     --  Travail  vêritable,  travail  vêritable!  grinúa  venimeusement  le
vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail  vêritable. L'Eldorado!
Les mines du  roi Salomon! Ils  viennent  tous me voir avec leurs intêrieurs
malades, avec leurs  sarcomes, leurs adorables fistules, leurs  appêtissants
adênoðdes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin!
Soyons  francs  :  ils gënent,  ils  empëchent de travailler. Je ne sais pas
pourquoi  -  ils dêgagent peut-ëtre  une  odeur  particuliére, ou  bien  ils
êmettent un champ inconnu,  toujours est-il que quand ils se trouvent á cætê
de moi je deviens schizophréne.  Je me  dêdouble. Une moitiê de  moi-mëme  a
soif de voluptê, essaye  de  saisir et de faire ce qui est nêcessaire, doux,
dêsirê, l'autre tombe  dans la prostration et  se pose sans cesse  les mëmes
êternelles questions : est-ce que úa  en vaut la  peine, et pourquoi, est-ce
que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites
quoi, vous travaillez?
     - Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais  comment... De  votre part
c'est  tout de mëme êtrange,  je ne m'attendais pas... Je termine le travail
sur un projet d'hêlicoptére, et puis aprés... J'ai dêjá dit que j'avais fait
un tracteur merveilleux, c'êtait un tel plaisir... Je crois que vous  n'avez
aucune raison de douter de mon travail.
     - Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinúa le vieillard. Dites-moi
seulement oý est ce tracteur?
     -  Allons... Je ne comprends mëme pas... Comment pourrais-je le savoir?
Et qu'est-ce que  j'en ai á faire? En  ce  moment, ce qui m'intêresse, c'est
l'hêlicoptére.
     - C'est  justement de  cela qu'il  s'agit!  dit l'astrologue. Vous n'en
avez rien á faire. Vous  ëtes content de tout. Personne  ne vous ennuie.  On
vous  aide  mëme! Vous  avez  mis  au monde  un  tracteur en nageant dans le
bonheur,  et  les  gens  vous l'ont aussitæt  enlevê, pour que vous  ne vous
perdiez pas en  vêtilles mais que vous puissiez jouir sur  un grand pied. Et
maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non.
     - Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et
dêcide de se dêrouiller un peu, de faire  durer le plaisir, de jouer un peu,
de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale,  ou, disons
verticale, c'est un tollê gênêral,  des cris et des clameurs  êcoeurantes et
n'importe qui sombre dans le dêsarroi. Mais ai-je dit que  ce  n'importe qui
c'êtait moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? Rêpêtez!
     - Et moi, et moi aussi! se mit á jacasser la poupêe Jeanne. Combien  de
fois me suis-je demandê pourquoi ils existent! Car  tout dans le monde  a un
sens, n'est-ce pas?  Et eux, je crois qu'ils n'en  ont pas.  Il  est êvident
qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les
analyser,  de prendre un êchantillon de la  partie  infêrieure, de la partie
supêrieure  et du milieu, á chaque fois on se heurte á un mur ou on  passe á
cætê, ou alors on s'endort...
     -  Ils  existent  indubitablement, stupide  hystêrique que  vous  ëtes!
grinúa l'Astrologue.  Ils ont une partie  supêrieure,  une infêrieure et une
intermêdiaire,  et  toutes  ces  parties sont remplies de  maladies.  Je  ne
connais  rien  de plus  ravissant, aucune autre  crêature  ne porte en  elle
autant d'objets de dêlectation  que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de
leur existence?
     - Mais arrëtez  de tout compliquer!  dit la voix jeune  et sonore.  Ils
sont simplement beaux.  C'est  un  vêritable  plaisir de les  regarder.  Pas
toujours, bien sùr, mais imaginez un  jardin. Il pourra ëtre  aussi beau que
vous voudrez, mais sans  les hommes  il ne sera pas complet,  il ne sera pas
achevê. Il doit y avoir au moins une espéce  d'homme  pour animer le jardin.
Ce peut ëtre les petits hommes aux  extrêmitês  nues, qui ne marchent jamais
mais  courent toujours et jettent  des pierres... ou  les hommes moyens, qui
arrachent les fleurs... peu importe. Mëme  les hommes au  poil êbouriffê qui
courent  sur leurs  quatre extrêmitês.  Un jardin sans eux, ce n'est  pas un
jardin.
     -  On  ne  peut  qu'ëtre  affligê en  entendant de  pareilles inepties,
dêclara le Tank.  Stupide! Les jardins nuisent  á  la visibilitê, et pour ce
qui  est  des hommes, ils gënent perpêtuellement  tout un  chacun, et il est
tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il
en  soit,  il  suffit  á  n'importe qui de  tirer une  bonne salve  sur  une
construction  oý, pour une raison ou pour  une autre, se trouvent des hommes
pour que disparaisse tout dêsir de travailler, pour qu'on se sente somnolent
et que celui qui  a fait úa, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne
dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des
objections á prêsenter?
     - On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit
Vinni Puch. Quel que  soit  le  point de dêpart  de la conversation, vous en
venez toujours aux hommes.
     -  Et  pourquoi  pas,  au  fait?  attaqua  immêdiatement  l'Astrologue.
Qu'est-ce que  úa peut  vous  faire? Vous ëtes  un opportuniste! Et si  nous
voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.
     - Je vous en prie, je vous en prie,  dit  tristement Vinni Puch. Avant,
nous  parlions  principalement  des  crêatures  vivantes,  du  plaisir,  des
projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent á  occuper  une
place  de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-á-dire  dans nos
pensêes.
     Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de
position -  il  se  coucha sur le cætê et  ramena un  genou vers son ventre.
Vinni  Puch a  tort.  Qu'ils  parlent  des  hommes,  qu'ils  parlent le plus
possible des hommes. Manifestement, ils connaissent trés mal les hommes ; et
c'est pour  cela que ce qu'ils disent est intêressant. La vêritê sort  de la
bouche des  enfants. Quand les hommes  parlent d'eux-mëmes,  c'est soit pour
fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant...
     -  Vous ëtes  tous  assez bëtes dans vos  jugements, dit  l'Astrologue.
Prenez  par exemple le Jardinier. J'espére, vous comprenez que je suis assez
objectif pour  aller  au-devant  des plaisirs de mes  camarades. Vous  aimez
planter  des  jardins  et  tracer  des  parcs.  J'admets parfaitement.  Mais
dites-moi de gr÷ce ce que font lá  les hommes? A quoi servent les hommes qui
lévent la patte prés des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre faúon? Je
sens chez vous  une  sorte de nature malade. C'est comme  si en opêrant  des
glandes,  j'exigeais  pour la  plênitude  de mon  plaisir  que  l'opêrê soit
enveloppê dans des chiffons de couleur...
     - C'est  simplement que vous  ëtes plutæt sec  de  nature,  remarqua le
Jardinier, mais l'Astrologue ne l'êcoutait pas.
     - Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpêtuellement
vos bombes et vos  fusêes, vous  calculez des corrections-but et vous faites
la  fëte avec  vos  systémes de visêe. Est-ce que cela ne vous  est pas êgal
qu'il  y  ait ou non des hommes  dans les constructions? Il semblerait qu'au
contraire  vous pourriez penser á vos  camarades, á moi par exemple. Suturer
des plaies! prononúat-il rëveusement. Vous ne pouvez  pas  vous imaginer  ce
que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien dêchiquetêe...
     -  Les hommes,  encore  les hommes, fit Vinni Puch sur un ton  affligê.
Cela fait la  septiéme soirêe  que  nous ne parlons  que  des hommes.  C'est
êtrange á dire, mais  apparemment il s'est crêê entre les hommes  et vous un
certain lien, encore indêterminê mais assez solide. La nature de ce lien est
pour moi  tout á  fait obscure,  si  je fais exception pour  vous.  Docteur,
puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une
maniére gênêrale, tout ceci me paraït ridicule et je crois que le temps  est
venu de...
     - Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu.
     - Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloquê.
     - Le temps n'est pas encore venu, je dis, rêpêta le Tank. Certains sont
êvidemment incapables  de savoir si le temps est venu ou non, d'autres -  je
ne les nommerai pas -  ne savent mëme pas que ce temps doit venir, mais tout
le monde sait trés bien qu'il y aura inêvitablement  un jour oý il  sera non
seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent á l'intêrieur des
constructions  mais encore  nêcessaire! Et  celui qui  ne tire  pas  est  un
ennemi! Un criminel! Le dêtruire! Compris? Rêpêtez!
     - Je  devine  ce que cela peut ëtre, laissa tomber  l'Astrologue sur un
ton  d'une  douceur   inattendue.  Des  plaies  par   dêchirure...  Gangréne
gazeuse... Brùlures radioactives du troisiéme degrê...
     - Toujours les  mëmes phantasmes, soupira la poupêe Jeanne. Quel ennui!
Quelle tristesse!
     -  Puisque  vous ne pouvez  pas  vous arrëter de parler des hommes, dit
Vinni  Puch, essayons  si  vous voulez  d'êlucider  la  nature de  ce  lien.
Essayons de raisonner logiquement...
     - De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesurêe et ennuyeuse. Si
le lien en question existe, la suprêmatie est exercêe soit par eux, soit par
nous.
     - Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous.
     - Qu'est-ce que  c'est  que  la "suprêmatie"? demanda la poupêe  Jeanne
d'une voix malheureuse.
     -  La  suprêmatie  signifie  dans  le  contexte  en question  "le  fait
d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant á ce qui
est de la formulation du probléme elle-mëme, on ne peut la dêclarer absurde,
mais uniquement correcte, si l'on dêcide de, raisonner logiquement. Il y eut
un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch
n'y tint plus et demanda : "Alors?"
     - Je n'ai  pas encore êclairci le fait de savoir si vous avez dêcidê de
raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.
     - Oui, oui, c'est dêcidê, assurérent en choeur les machines.
     - Dans  ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils
sont pour vous, soit vous ëtes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous
empëchent d'agir  conformêment  aux lois  de votre nature, ils doivent  ëtre
êcartês, comme on  êcarte n'importe quel  obstacle. Si vous  ëtes  pour eux,
mais  que cet êtat de choses  ne vous  satisfait pas,  ils doivent êgalement
ëtre  êcartês, comme  on  êcarte  toutes  les causes  d'un  êtat  de  choses
insatisfaisant.  C'est  tout  ce  que je  peux  dire  en  substance de notre
conversation.
     Aprés  cela, plus  personne  ne  prononúa  un  mot, il y  eut dans  les
containers  un certain  remue-mênage, des grincements, des claquements comme
si les  ênormes jouets se  prêparaient  á aller se  coucher, êpuisês par  la
conversation, et l'on  sentait encore  suspendu  dans l'air  un sentiment de
gëne  gênêral,  comme  dans  une assemblêe  de  personnes qui  ont largement
cancanê sans êpargner, pour le seul plaisir  de faire un bon mot, ni pére ni
mére et qui sentent soudain qu'elles sont allêes trop loin.
     - Il y a l'humiditê qui se léve, grinúa á mivoix l'Astrologue.
     -  Je  l'avais dêjá  remarquê,  chuchota  la  poupêe  Jeanne.  C'est si
agrêable : de nouveaux chiffres...
     - Qu'est-ce qu'elle  a encore cette alimentation, grommela  Vinni Puch.
Jardinier, vous n'auriez pas en rêserve une batterie de vingt-deux volts?
     -  Je n'ai rien, rêpondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme
le bruit d'une  feuille de  contre-plaquê arrachêe, un sifflement mêcanique,
et Perets vit soudain par  l'êtroite fente au-dessus de lui quelque chose de
brillant  qui  se mouvait,  il  lui sembla que quelqu'un  le  regardait dans
l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur
la  pointe  des pieds  dans la lumiére lunaire et,  se  lanúant á dêcouvert,
courut  vers  la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait á
tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et  le voyaient  si
petit, si pitoyable, si dêsarmê  dans la plaine ouverte á tous les  vents et
riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur
lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher.
     Il  dêpassa  un  petit pont  jetê par-dessus un ravin assêchê et voyait
dêjá les lumiéres des premiéres maisons de l'Administration quand  il sentit
qu'il  s'essoufflait,   que  ses   pieds  nus  lui  causaient   une  douleur
insupportable. Il voulut s'arrëter, mais il perúut, á travers le bruit de sa
propre respiration, le martélement d'une multitude de pieds derriére lui et,
perdant á nouveau la tëte,  il rassembla ses derniéres forces  et se remit á
courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps,
crachant une bave collante et  visqueuse.  La lune filait en mëme temps  que
lui et il pensa :  "Úa y  est, c'est la fin." Le martélement le rejoignit et
une forme blanche, immense,  chaude, comme  un cheval emballê, apparut á ses
cætês, masquant la lune, puis se dêtacha en  avant  et commenúa á s'êloigner
lentement en  allongeant  sur un rythme furieux de  longues jambes  nues, et
Perets s'aperúut que c'êtait un  homme qui portait un maillot de footballeur
frappê du numêro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre,
et il fut encore plus effrayê.  Le  martélement multiple derriére son dos ne
cessait  pas, on entendait des  gêmissements et  des  cris douloureux.  "Ils
courent, pensa-t-il hystêriquement. Ils courent tous! C'est commencê! Et ils
courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..."
     II voyait confusêment sur les  cætês les cottages de la rue principale,
des visages angoissês, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les
longues jambes du numêro 14, parce qu'il ne savait pas oý  il fallait courir
et  oý êtait le salut : "Les  armes se dêchaïnent dêjá quelque part et je ne
sais pas oý, et je me retrouve encore une fois de cætê, mais je ne veux pas.
je  ne  peux pas ëtre de cætê maintenant, parce qu'ils sont lá-bas, dans les
caisses, ils ont peut-ëtre raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi
mes ennemis..."
     II vola  dans la foule,  qui s'êcarta  devant lui, il vit passer devant
ses yeux un petit drapeau á damiers, des clameurs enthousiastes  retentirent
et quelqu'un de connaissance courut quelques instants á ses cætês,  rêpêtant
comme une condamnation : "Ne vous arrëtez  pas, ne vous  arrëtez pas..."  II
s'arrëta alors et aussitæt on l'entoura, on jeta sur ses êpaules une robe de
chambre  de  satin.  Une voix radiophonique  dêmesurêment  enflêe  annonúa :
"Deuxiéme, Perets, du groupe de  la Protection scientifique dans le temps de
sept minutes douze  secondes trois dixiémes... Attention, voici le troisiéme
qui arrive!"
     La personne de connaissance,  qui  êtait le  Proconsul, disait  : "Vous
ëtes formidable, Perets, je ne  m'y attendais pas  du  tout Quand on vous  a
annoncê au dêpart, je riais, mais maintenant je vois  qu'il faut  absolument
vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain
vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous
ferai entrer par les  ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai
avec Kim." Perets regarda autour de lui.  Il y  avait  beaucoup de personnes
connues et d'inconnus en  masques  de carton. A peu  de distance  de  lá, on
faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui êtait arrivê premier.
Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une
grande coupe mêtallique. Une  banderole qui portait  l'inscription "Arrivêe"
êtait  tendue en  travers de la rue et sous la banderole,  les yeux rivês au
chronométre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vëtu d'un strict manteau
noir  dont l'une des  manches s'ornait d'un brassard oý l'on  lisait : "Juge
principal". "... Et si  vous aviez  couru en tenue  de sport,  grommelait le
Proconsul,  on  aurait pu vous compter  officiellement ce temps."  Perets le
repoussa du coude et s'enfonúa dans la foule, les jambes flageolantes.
     - ... Plutæt que de  rester chez soi  á suer  de peur, disait quelqu'un
dans la foule, il vaut mieux faire du sport.
     - Je disais la mëme chose á Domarochinier tout á l'heure. Mais ce n'est
pas une histoire de peur, vous  faites  erreur. Il fallait mettre de l'ordre
dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme
úa, autant que ce soit pour quelque chose...
     - Et qui  a eu  cette idêe? Domarochinier! Il ne  perd pas le nord.  Il
sait y faire!
     - Úa ne sert á rien pourtant de les faire courir en caleúon.  Faire son
devoir  en  caleúon  -  c'est une  chose, c'est  honorable.  Mais  faire des
compêtitions  en  caleúon,  c'est  pour  moi  une  erreur  organisationnelle
typique. Je vais êcrire á ce sujet á...
     Perets  se  dêgagea  de la  foule  et  remonta  en  chancelant  la  rue
encombrêe. Il avait des nausêes, la poitrine lui faisait mal et il imaginait
les autres, dans leurs caisses, êtirant leurs cous de mêtal pour regarder la
foule de gens en caleúons avec leurs yeux bandês et s'efforúant vainement de
comprendre quel est  le lien qui les unit á cette foule et ne pouvant pas le
comprendre,  alors que  ce qui leur sert de  sources de patience est  sur le
point de se tarir...
     Il n'y avait pas de lumiére dans le cottage de Kim ; á l'intêrieur,  un
nourrisson pleurait.
     On avait clouê des planches sur la porte  de  l'hætel et  derriére  les
fenëtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperúut
aux fenëtres du premier êtage des visages blëmes prêcautionneusement tournês
vers l'extêrieur.
     Les portes de  la  bibliothéque  s'ouvraient sur un canon au tube d'une
longueur dêmesurêe  terminê par  un  large  frein  de bouche  tandis  que de
l'autre  cætê  de  la rue  un hangar  finissait  de brùler, et  l'on voyait,
êclairês  par  les flammes pourpres du foyer, des gens en masques  de carton
qui promenaient des dêtecteurs de mines sur les lieux de l'incendie.
     Perets se dirigea vers  le parc. Mais dans  une ruelle sombre une femme
s'approcha de lui, le prit par la main et l'entraïna. Perets ne rêsista pas,
tout lui êtait êgal. Elle êtait toute vëtue de noir, sa  main êtait tiéde et
douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscuritê.
     "Alevtina, pensa Perets. Elle  a attendu son heure, pensa-t-il avec une
impudence  non  dissimulêe. Et  alors?  Elle attendait. Je  ne comprends pas
pourquoi,  je ne comprends pas en êchange de quoi  je me  suis rendu á elle,
mais c'est moi qu'elle attendait..."
     Ils entrérent dans la maison, Alevtina alluma la lumiére et dit :
     - Il y a longtemps que je t'attendais ici.
     - Je sais, dit-il.
     -  Et  pourquoi  passais-tu sans  t'arrëter?  "Oui,  pourquoi  au fait?
pensa-t-il. Sans doute parce que úa m'êtait êgal."
     - Úa m'êtait êgal, dit-il.
     - Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout.
     Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains á plat sur ses genoux et
la regarda enlever son ch÷le noir et le pendre á un clou - blanche,  pleine,
tiéde.  Elle  s'enfonúa dans la  maison  ;  un  chauffebains á gaz se  mit á
ronfler et il y eut un bruit d'eau qui  coule. Ses pieds lui faisaient  trés
mal, il leva la jambe et examina  la plante de ses pieds nus. Les coussinets
êtaient couverts  d'un mêlange de sang  et de poussiére qui en sêchant avait
formê des croùtes noir÷tres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans
l'eau brùlante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur disparaïtrait
pour faire place á l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire,
pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut."
     - Viens ici, appela Alevina.
     Il  se  leva pêniblement, avec l'impression que tous  ses os craquaient
douloureusement, boitilla sur le tapis  rouge jusqu'á  la  porte du couloir,
puis  sur  le  tapis  noir et  blanc  du  couloir jusqu'au  renfoncement  oý
s'ouvrait la porte de la salle de  bains avec ses faðences  êtincelantes, le
ronflement affairê de la flamme  bleu du chauffe-bains á gaz et Alevina qui,
penchêe au-dessus  de  la baignoire, rêpandait dans l'eau  une poudre  fine.
Pendant qu'il se dêshabillait, arrachant son linge raidi par  la  boue, elle
agita  l'eau  et un  manteau  de mousse  monta á la surface,  dêborda de  la
baignoire, et il  se plongea  dans  la mousse neigeuse, fermant  les yeux de
plaisir  et  de  douleur, tandis  qu'Alevtina assise  sur  le  rebord  de la
baignoire le regardait, un sourire caressant au  coin des lévres,  si bonne,
si  accueillante  -  et  il n'avait  pas  êtê  une  seule fois  question  de
papiers...
     Elle lui lavait la tëte et lui, crachotant et s'êbrouant, se disait que
ses  mains êtaient aussi  fortes et habiles  que celles de sa mére - et elle
devait  êvidemment  savoir  faire aussi  bien  la cuisine...  Puis elle  lui
demanda  :  "Je te frotte le  dos?" Il  se tapota l'oreille de la main  pour
chasser l'eau et le savon et dit : "Bien sùr, naturellement!" Elle lui passa
sur le dos un gant de filasse rëche et ouvrit le robinet de la douche.
     - Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme úa. Je vais vider
l'eau,  en mettre de  la  propre  et je resterai allongê, avec  toi assise á
cætê. S'il te plaït.
     Elle arrëta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.
     - On  est bien!  dit-il. Tu  sais, jamais encore  je n'avais êtê  aussi
bien.
     - Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.
     - Comment pouvais-je savoir?
     -  Et pourquoi est-ce  que tu veux toujours  tout  savoir d'avance?  Tu
aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es mariê?
     - Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.
     -  C'est  bien  ce que  je  pensais. Evidemment, tu  l'aimais beaucoup?
Comment êtait-elle?
     -  Comment êtait-elle... Elle  n'avait peur de rien. Elle  êtait bonne.
Nous rëvions souvent de la forët.
     - De quelle forët?
     - Comment, de quelle forët? Il n'y a qu'une forët.
     - La nætre, tu veux dire?
     -  Elle n'est pas á  vous. Elle  existe  pour ellemëme.  D'ailleurs  en
rêalitê  elle  est   peut-ëtre  á  nous.  Mais  c'est  difficile  de  se  le
reprêsenter.
     -  Je  n'ai jamais  êtê dans la forët, dit  Alevtina.  On dit que c'est
effrayant.
     -  Ce  qu'on ne  comprend  pas  est  toujours  effrayant.  Il  faudrait
commencer par apprendre á  ne pas avoir  peur de ce qu'on  ne  comprend pas.
Alors tout serait simple.
     - Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si
on   se   racontait  un   peu  moins   d'histoires,  il   n'y  aurait   rien
d'incomprêhensible.  Et toi,  Pertchik, tu n'arrëtes pas de te  raconter des
histoires.
     - Et la forët?
     - Quoi, la forët? Je n'y suis pas allêe, mais si j'y allais je ne crois
pas que je serais particuliérement perdue. Lá oý il y a la forët, il y a des
sentiers,  lá oý  il  y a des sentiers,  il y a des gens et on peut toujours
s'entendre avec les gens.
     - Et s'il n'y a personne?
     - S'il n'y a personne, il n'y a  rien á y faire. Il faut s'en tenir aux
gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu.
     - Non, dit Perets. Ce n'est pas  si simple.  Avec les gens, moi je suis
perdu. Je ne comprends rien avec les gens.
     - Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple?
     - Je ne comprends  rien. C'est pour úa, entre autres, que j'ai commencê
á rëver á la  forët.  Mais maintenant je  vois que  ce n'est pas plus facile
dans la forët.
     Elle secoua la tëte.
     -  Quel  enfant tu  es  encore, dit-elle.  Tu  ne  veux absolument  pas
comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour,  la nourriture et
l'orgueil. Evidemment  tout est embrouillê comme  une pelote, mais quel  que
soit le fil que  tu tires, tu arrives  toujours ou á l'amour, ou au pouvoir,
ou á la nourriture...
     - Non, dit Perets. Je ne le veux pas.
     - Mon pauvre chêri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si  tu
veux  ou si tu ne veux pas...  A  moins que  je ne te le demande : Qu'es-tu,
Pertchik, á t'agiter ainsi, que te faut-il?
     -  Je  crois  que  maintenant  il ne me  faut  plus  rien, dit  Perets.
Seulement dêcamper d'ici et me  faire  archiviste...  ou restaurateur. Voilá
tous mes dêsirs.
     Elle secoua á nouveau la tëte
     - Je  ne crois  pas. Tu es beaucoup trop compliquê.  Il te faut trouver
quelque chose de plus simple.
     Il ne rêpliqua pas et elle se leva.
     - Voilá une  serviette. Je t'ai mis du linge  lá. Sors et on prendra du
thê. Du thê et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.
     Perets avait dêjá  vidê l'eau et, debout dans la  baignoire, se sêchait
avec une grande serviette êponge quand il entendit un tintement de vitres et
l'êcho lointain  d'un coup sourd. Il se souvint  alors du dêpæt de matêriel,
de Jeanne, la poupêe stupide hystêrique et cria :
     - Qu'est-ce que c'est? Oý?
     - C'est la machine qui a explosê, rêpondit Alevtina. Ne crains rien.
     -  Oý?  Oý a-t-elle explosê? Au dêpæt? Alevtina resta quelques instants
silencieuse, apparemment elle regardait par la fenëtre.
     - Non, dit-elle enfin. Pourquoi au dêpæt? Dans le parc... Il y  a de la
fumêe... Et ils courent tous, ils courent...


     On ne  voyait pas  la forët.  A sa place, sous la falaise,  des  nuages
s'êtendaient en une couche dense  jusqu'á  l'horizon. On aurait dit un champ
de glace enneigê :  des banquises,  des dunes  de neige,  des trouêes et  de
crevasses cachant un  abïme sans  fond : celui qui sauterait du  haut  de la
falaise ne serait pas arrëtê par  la  terre,  par le marêcage  tiéde  ou les
branches tendues  des arbres, mais par la  glace  dure, êtincelante sous  le
soleil matinal, couverte d'une  pellicule de neige séche et poudreuse, et il
resterait êtendu  sur la  glace, plat, immobile  et noir sous  le soleil. On
aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoyêe, qui
aurait êtê jetêe par-dessus la cime des arbres.
     Perets chercha autour  de lui, trouva un caillou, le  fit  sauter d'une
paume á l'autre et se dit que le  bord  de l'á-pic êtait vraiment un coin de
rëve  : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici  des
cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge brùlêe par le
soleil, et  mëme  un  oiseau qui se  permettait  de  gazouiller,  il fallait
seulement êviter de regarder  vers la droite, vers les luxueuses  latrines á
quatre fenëtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment
au soleil  leur peinture toute fraïche.  Il est vrai qu'elles êtaient  assez
loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer  á imaginer  que  c'êtait un
kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de mëme  mieux
valu qu'elles ne soient pas lá.
     C'est peut-ëtre á  cause  de ces  latrines  toutes neuves, êdifiêes  au
cours  de la  nuit agitêe qui  avait  prêcêdê,  que la forët se  dissimulait
derriére  les nuages.  Mais c'êtait peu probable. La  forët ne se serait pas
emmitouflêe  jusqu'á  l'horizon  pour  une  telle  bagatelle, les  hommes ne
pouvaient pas lui faire un tel effet.
     "En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai
tout ce  qu'on me dira de faire,  je ferai des  calculs sur la " mercedes  "
abïmêe, je  franchirai  la zone  d'assaut,  je jouerai  aux  êchecs  avec le
manager et j'essaierai mëme d'aimer le kêfir : ce ne doit pas ëtre tellement
difficile, puisque la plupart des gens ont rêussi á le faire. Et le soir (et
la  nuit  aussi)  j'irai  chez  Alevtina, je  mangerai  de  la  confiture de
framboise et je me reposerai dans  la baignoire du Directeur. C'est mëme une
idêe, pensa-t-il  :  s'essuyer avec  la serviette du Directeur, s'envelopper
dans  la robe  de  chambre du Directeur  et se chauffer les pieds  dans  les
chaussettes de  soie du  Directeur.  Deux fois par mois j'irai á la  station
biologique  toucher  la paye  et les  primes,  pas dans  la forët mais á  la
station, prêcisêment, et mëme pas á la station mais á la caisse, pas pour un
rendez-vous  avec la forët ni pour faire la guerre á  la forët, mais pour la
paye et  les  primes. Et  le  matin, de bonne  heure, je  viendrai  ici pour
regarder de loin la forët et pour lui jeter des cailloux."
     Derriére lui les buissons  s'êcartérent bruyamment.  Perets se retourna
avec circonspection :  ce n'êtait  pas le Directeur, mais encore et toujours
Domarochinier.  Il tenait á  la  main  une êpaisse chemise et il  s'arrëta á
quelque  distance,  abaissant  vers  Perets  un  regard  humide.  Il  savait
manifestement quelque  chose, quelque chose d'important  et il avait apportê
ici, au bord de l'á-pic, cette êtrange et  angoissante nouvelle que personne
au monde d'autre que lui ne connaissait,  et  il êtait manifeste que tout ce
qui  avait cours auparavant n'avait maintenant  plus  de  sens et que chacun
devrait donner tout ce dont il êtait capable.
     -  Bonjour, dit-il  en  s'inclinant et en tendant  la chemise á Perets.
Vous avez bien dormi?
     - Bonjour, dit Perets. Merci.
     -  L'humiditê   est  aujourd'hui  de   soixante-seize  pour  cent,  dit
Domarochinier. Tempêrature : dixsept  degrês.  Vent nul. Nêbulositê  : zêro.
(Il s'avanúa sans bruit, les  mains sur  la couture du pantalon, inclina son
corps vers Perets et annonúa.) Le double-vê est ce matin êgal á seize...
     - Quel double-vê? demanda Perets en se levant.
     - Le  nombre de taches,  dit trés vite Domarochinier, le regard fuyant.
Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face.
     - Et pourquoi me dites-vous úa? demanda Perets d'un ton hostile.
     - Je  vous  demande pardon, dit  h÷tivement  Domarochinier. Cela ne  se
reproduira  plus. Donc  il n'y a que l'humiditê,  la nêbulositê, le  vent...
hmm... et... Vous ne voulez  pas  non plus  que je vous fasse de rapport sur
les opposants?
     - Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi?
     Domarochinier fit deux pas en arriére et inclina la tëte.
     -  Je  vous demande pardon, dit-il. Il  est possible  que je  vous  aie
ennuyê,  mais il  y a quelques papiers qui nêcessitent... sans retard,  pour
ainsi dire... que  vous personnellement... (Il  tendit á  Perets la chemise,
comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport?
     - Vous savez... dit Perets sur un ton menaúant.
     - Oui-oui? dit Domarochinier.
     Sans l÷cher la chemise, il se  mit á fouiller  fêbrilement ses  poches,
comme   s'il   cherchait   un   calepin.   Son  visage   êtait  devenu  bleu
d'empressement.
     "L'imbêcile, le fichu imbêcile, pensa Perets en essayant de se dominer.
Qu'est-ce qui lui prend?"
     -  C'est  stupide,  dit-il  aussi  calmement  qu'il  le  pouvait.  Vous
comprenez? C'est stupide et úa n'a rien d'amusant.
     - Oui-oui, dit Domarochinier.  (Courbê, serrant la  chemise  entre  son
coude  et  sa  hanche,  il  griffonnait  dêsespêrêment  des  mots   sur  son
bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui?
     - Qu'est-ce que vous êcrivez? demanda Perets.
     Domarochinier lui jeta an regard apeurê et lut :
     "Quinze juin...  heure  :  sept quarante-cinq...  lieu :  au-dessus  de
l'á-pic..."
     -  Ecoutez, Domarochinier, dit  Perets avec colére. Qu'est-ce que  vous
voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous  avez á  me coller au train
tout  le temps  comme  úa?  Úa  suffit,  il y  en  a  assez!  (Domarochinier
êcrivait.)  Votre  plaisanterie  est  plutæt  stupide,  vous  n'avez  pas  á
m'espionner. Vous devriez avoir honte, á votre ÷ge.  Mais arrëtez  d'êcrire,
crêtin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre  gymnastique;
ou de vous laver, regardez un peu á quoi vous ressemblez! Peuh!...
     Les  doigts tremblant de rage, 1  entreprit de boucler les  laniéres de
ses sandales
     - C'est  vrai,  ce  qu'on dit  de vous, que vous ëtes  toujours  fourrê
partout  á noter toutes les conversations. Je croyais  que úa faisait partie
de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte
pas ce  genre  de choses en gênêral, mais  vous, vous  dêpassez  vraiment la
mesure...
     Il  se releva et  vit Domarochinier  figê au  garde á vous.  Des larmes
coulaient sur ses joues.
     - Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarmê.
     - Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.
     - Vous ne pouvez pas quoi?
     - La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver...
     - Seigneur Jêsus, dit Perets. Si  vous ne pouvez pas, ne le faites pas,
je  disais  úa simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin á me suivre?
Comprenez-moi,   je  n'ai   rien  contre   vous,   mais  c'est   extrëmement
dêsagrêable...
     - Úa ne se reproduira pas! s'êcria avec transport Domarochinier. Jamais
plus.
     Les larmes sur ses joues s'êtaient sêchêes en un instant.
     - Bon, úa suffit, dit Perets, fatiguê,  en s'enfonúant  á  travers  les
buissons.
     Domarochinier s'accrochait á ses pas.
     "Vieux paillasse, pensa Perets. Tarê..."
     - Trés urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument
indispensable... Votre attention personnelle...
     Perets se retourna.
     - Qu'est-ce  que  vous  fourez,  enfin? s'êcria-t-il.  Si c'est pour ma
valise, rendez-la-moi, oý l'avezvous trouvêe?
     Domarochinier posa la  valise par terre et commenúa á ouvrir la bouche,
au bord de l'asphyxie,  mais Perets  ne le laissa  pas parler  et saisit  la
poignêe de la  valise. Alors  Domarochinier,  qui n'avait rien  pu  dire, se
coucha á plat ventre sur la valise.
     - Rendez-moi ma valise! dit Perets, glacê de fureur.
     - Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses
genoux.
     La chemise le gënait, il la prit entre ses dents et êtreignit la valise
entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poignêe.
     - Cessez ce scandale! dit-il. Immêdiatement!
     Domarochinier  secoua   la  tëte  et  murmura  quelque   chose.  Perets
dêboutonna son col et jeta un regard dêsemparê autour de lui. A l'ombre d'un
chëne pas trés loin de lá se trouvaient, pour  une raison indêterminêe, deux
ingênieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressérent
et  claquérent  les  talons.  Alors Perets, jetant tout autour  de  lui  des
regards de bëte  traquêe, enfila  prêcipitamment l'allêe qui menait vers  la
sortie du parc. Il croyait avoir dêjá tout vu, mais cette fois... Ils ont dù
se donner le mot, pensait-il fiêvreusement...  Il faut courir,  courir. Mais
courir oý? Il sortit du parc et allait  prendre la  direction de la  cantine
quand il trouva  á nouveau  sur son chemin  Domarochinier,  un Domarochinier
sale  et  effrayant. Il êtait lá, la  valise sur l'êpaule,  son visage  bleu
inondê de larmes, á  moins que ce ne fùt d'eau ou de sueur. Ses yeux, voilês
par une  pellicule blanche, erraient,  et il  serrait  contre sa poitrine la
chemise oý ses dents avaient laissê leur empreinte.
     -  Pas  ici, je  vous  en supplie,  r÷la-t-il. Dans le bureau...  C'est
insupportablement   urgent...   Et   par  ailleurs   les   intêrëts   de  la
subordination...
     Perets fit un  êcart  pour  l'êviter  et  remonta  en  courant  la  rue
principale. Les gens sur les trottoirs  restaient figês, inclinaient la tëte
en roulant  des  yeux  êcarquillês.  Un  camion  qui  venait d'en  face,  se
dirigeant  vers lui, freina avec un hurlement sauvage,  percuta un kiosque á
journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencérent á
se mettre en rangs par deux.  Un garde  passa au pas de parade en prêsentant
les armes...
     Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva á
chaque fois  Domarochinier  sur  son  chemin. Domarochinier ne  pouvait plus
parler, il ne  faisait  que  pousser  des  grognements  et  des  meuglements
inarticulês  en  roulant  des  yeux  suppliants. Perets  courut  alors  vers
l'immeuble de l'Administration.
     "Kim,  pensait-il fiêvreusement.  Kim ne per mettra pas... A moins  que
lui  aussi?... Je  m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient...  Je
frapperai á coups de pied... maintenant úa m'est êgal..."
     II  fit irruption dans  le hall d'entrêe et au mëme moment un orchestre
au grand complet entama avec des êclats de cuivres une marche triomphale. Il
vit   des  visages  tendus,  des   yeux  êcarquillês,   des  torses  bombês.
Domarochinier le  rejoignit  et  se  lanúa  á sa poursuite  dans  l'escalier
d'honneur,  sur les tapis framboise que personne ne  se permettait jamais de
fouler, á travers  des  salles inconnues  á deux rangêes de fenëtres, devant
des gardes en uniforme  de parade avec dêcorations pendantes, sur un parquet
cirê  et glissant, le poursuivit dans l'escalier,  vers  le troisiéme êtage,
dans  une galerie de  portraits,  et  á  nouveau dans  l'escalier,  vers  le
quatriéme êtage,  devant  une haie de jeunes filles  fardêes et figêes comme
des  mannequins  et,  enfin  l'accula  dans  une sorte de somptueuse impasse
êclairêe  par  des  lampes  lumiére  du  jour.  Au  bout,  se  trouvait  une
gigantesque porte revëtue  de cuir qui portait la plaquette  "Directeur". Il
êtait impossible d'aller plus loin.
     Domarochinier  le rattrapa, se faufila  sous  son coude, poussa un r÷le
effrayant, un  r÷le d'êpileptique, et ouvrit devant  lui la porte  de  cuir.
Perets entra, enfonúa  ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfonúa
tout son ëtre dans la  pênombre sêvére et autoritaire de portes endeuillêes,
dans l'aræme noble du tabac de prix, dans un silence ouatê, dans la sêrênitê
grave et mesurêe d'une existence êtrangére.
     - Bonjour, lanúa-t-il dans le vide,
     Mais il n'y avait personne derriére l'immense bureau. Personne dans les
vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du
martyr Selivan sur un tableau gêant qui occupait tout le mur de cætê.
     Derriére lui, Domarochinier laissa lourdement tomber  la valise. Perets
tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui prêsentait
la chemise comme un plateau vide. Ses yeux êtaient morts, vitreux. Il ne  va
pas tarder á mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.
     - Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, á bout de souffle. Sans le
visa  du  Directeur,  impossible...  personnel... jamais  je  ne  me  serais
permis...
     - Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible  soupúon commenúait á  se
faire jour dans son esprit.
     - Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible...
     Perets s'appuya sur  la table et, se retenant  á la surface  polie,  la
contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut ëtre  le  plus proche. Il se
laissa tomber entre les bras  de cuir  frais et dêcouvrit  á  sa gauche  une
batterie de têlêphones multicolores, á sa droite des volumes reliês gravês á
l'or, devant lui un  encrier monumental reprêsentant Tannhaùser et  Vênus et
au-dessus  de  lui  les yeux blancs  et  implorants de  Domarochinier et  la
chemise tendue. Il êtreignit les accoudoirs et pensa :
     "Ah! c'est comme  úa? Bande  de fripouilles, de salauds,  d'esclaves...
c'est  comme  úa,  hein? Racaille,  larbins, faces  de carton...  trés bien,
puisque c'est comme úa..."
     -  Cessez  d'agiter  cette  chemise  au-dessus  de   la  table,  dit-il
sêvérement. Donnez-la ici.
     Le bureau s'anima, des  ombres passérent, un petit tourbillon se  forma
et Domarochinier  se trouva á  ses  cætês, un peu  en retrait  derriére  son
êpaule  gauche. La chemise posêe sur  la table  parut  s'ouvrir toute seule,
dêcouvrant  des  feuilles  de beau papier sur lesquelles il lut, imprimê  en
capitales, le mot : "PROJET".
     - Je vous remercie, dit-il sêvérement. Vous pouvez aller.
     Il y eut á nouveau un tourbillon, une lêgére  odeur de sueur s'êleva et
disparut, et Domarochinier  se  trouva á  la  porte, en train  de  sortir  á
reculons, le corps inclinê en avant pour saluer, les mains sur la couture du
pantalon - effrayant, pitoyable et prët á tout.
     - Un instant, dit Perets.
     Domarochinier se figea.
     - Vous pouvez tuer un homme?
     Domarochinier n'hêsita pas. Il prit un calepin et prononúa :
     - Je vous êcoute!
     - Et vous suicider? demanda Perets.
     - Quoi? demanda Domarochinier.
     - Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.
     Domarochinier  disparut.  Perets s'êclaircit la gorge et se  passa  les
mains sur le visage.
     - Supposons, dit-il á voix haute. Et ensuite?
     Il vit sur la  table un agenda, tourna la page et lut ce qui êtait notê
pour  la journêe en  cours.  L'êcriture  de  l'ancien Directeur le dêúut. Le
Directeur êcrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur  de
calligraphie.
     "Chefs  de groupe  9.30.  Revue  de pieds  10.30.  Voir poudre. Essayer
kêfir-zêfir. Machinisation. Bobine : qui l'a volêe? Quatre bulldozers!!!"
     "Au  diable  les  bulldozers,  pensa  Perets, c'est  terminê  : plus de
bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines á scier de l'Eradication...
Ce serait pas  mal de castrer Touzik  au  passage, mais  c'est pas possible.
Dommage...  Et il  y  a  aussi  ce dêpæt  de machines.  Je le  ferai sauter,
dêcida-t-il. Il imagina l'Administration,  vue d'en haut, et comprit qu'il y
avait  beaucoup de  choses á faire sauter.  Beaucoup  trop... N'importe quel
imbêcile peut faire sauter des choses", se dit-il.
     Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de  papier,  des crayons
usês,  deux odontométres de philatêliste  et par-dessus  le  tout une  patte
d'êpaule de gênêral dorêe. Une seule. Il chercha la  seconde,  en retournant
les feuilles de  papier,  se  piqua  le doigt á  une  punaise  et trouva  le
trousseau de  clefs  du  coffre-fort.  Le  coffre se trouvait  dans  un coin
êloignê, c'êtait un coffre trés êtrange, dêguisê en desserte. Perets se leva
et traversa  le  bureau  pour  gagner le coffre, remarquant  au  passage  de
nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarquêes au premier abord.
     Sous  une  fenëtre  se trouvait  une crosse  de  hockey, flanquêe d'une
bêquille  et d'une jambe artificielle chaussêe  d'un bottillon et munie d'un
patin á  glace  rouillê. Tout  au fond du bureau  s'ouvrait une autre  porte
barrêe par une corde sur laquelle êtaient pendus des slips noirs et quelques
chaussettes,  dont certaines  êtaient  trouêes.  Sur la porte elle-mëme, une
plaquette de mêtal  noirci qui portait  l'inscription gravêe  "BETAIL".  Sur
l'appui  de la fenëtre, á demi cachê par un rideau, un petit aquarium rempli
d'une eau claire et transparente abritait des  algues multicolores au milieu
desquelles  un  axolotl  gras  et  noir  remuait  rythmiquement  ses   ouðes
branchues.  Et  derriére  le  tableau  qui reprêsentait l'exploit de Selivan
êmergeait  un somptueux  b÷ton  de  chef d'orchestre,  avec  des  queues  de
cheval...
     Perets  s'affaira auprés du coffre, mit un  certain temps á trouver les
bonnes  clefs  et parvint finalement á ouvrir  la  lourde  porte blindêe. La
contre-porte êtait tapissêe de photos lêgéres dêcoupêes dans des revues pour
hommes, mais le coffre êtait presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont
le verre  gauche êtait cassê, une casquette chiffonnêe  ornêe  d'une cocarde
êtrange, et la photographie d'une  famille  inconnue (le pére -  arborant un
rictus qui dêcouvrait toutes ses dents, la mére - la bouche en cul de poule,
et deux enfants en uniforme de Cadets).  Il y avait aussi un parabellum bien
astiquê, soigneusement entretenu,  avec une seule balle  dans le  canon, une
autre  patte d'êpaule de gênêral  et  une croix de fer  avec des feuilles de
chëne.  Le coffre contenait  encore  une pile  de chemises, toutes vides,  á
l'exception  de  la derniére,  tout  en bas  de la pile,  oý se trouvait  le
brouillon  d'une note  de  service  qui envisageait les sanctions á  prendre
contre  le  chauffeur Touzik  pour  nonfrêquentation systêmatique  du  musêe
historique de l'Administration. "Bien fait pour  lui,  la crapule,  marmonna
Perets. Il ne va mëme  pas au musêe...  Il  va  falloir donner suite á cette
affaire..."
     "Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce  que c'est  que cette  histoire? Il
n'est  tout de  mëme pas  le nombril  du  monde, non? Enfin,  en un  sens...
Kêfiromane, coureur rêpugnant, glandouilleur systêmatique... d'ailleurs tous
les  chauffeurs sont  des glandouilleurs... non, il faut que úa  cesse  : le
kêfir, la partie  d'êchecs pendant les heures de travail.  Et Kim, qu'est-ce
qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui dêraille? -  A moins que ce
ne soit justement  ce qu'il faut, des  espéces de processus stochastiques...
Ecoute,  Perets,  tu  ne  sais  vraiment  pas  grand-chose.  Tout  le  monde
travaille. Il n'y a presque  pas de tire-au-flanc. Ils travaillent  la nuit,
ils sont  tous  occupês,  personne n'a  de temps. Les notes de service  sont
observêes, je le sais, j'en ai fait  l'expêrience. Apparemment, tout va bien
:  les  gardiens   gardent,  les  conducteurs   conduisent,  les  ingênieurs
construisent,   les   chercheurs   êcrivent   des  articles,  les  caissiers
distribuent  de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il,  peut-ëtre  qu'aprés
tout ce manége  n'existe  que  pour  que  tout le  monde  travaille? Un  bon
mêcanicien  rêpare une  voiture  en  deux heures.  Et aprés?  Les vingt-deux
heures  restantes?  Et  si  en  plus les  voitures  sont  conduites par  des
travailleurs  expêrimentês qui ne  les  abïment pas?  La  solution  s'impose
d'elle-mëme : mettre le bon  mêcanicien aux cuisines, et les cuisiniers á la
mêcanique.  Il ne  s'agit  pas seulement  de  remplir  vingt-deux  heures  -
vingt-deux ans.  Non, il y a  une certaine logique  lá-dedans. Tout le monde
travaille, tout le monde fait son  devoir  d'homme... pas comme de vulgaires
singes... Et ils acquiérent des spêcialitês nouvelles... Finalement il n'y a
aucune logique lá-dedans,  c'est  le g÷chis complet, pas  de  la  logique...
Seigneur, je suis  lá á rester  plantê comme un piquet et  ils  salissent la
forët, ils la dêtruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque
chose  au plus  vite, maintenant  je  rêponds de chaque  hectare,  de chaque
chiot, de chaque ondine, maintenant je rêponds de tout..."
     II  commenúa á  s'agiter,  referma tant bien  que  mal  le  coffre,  se
prêcipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit  du tiroir
une feuille de papier vierge.
     "II  y  a ici  des  milliers de  personnes,  pensa-t-il. Des traditions
êtablies, des  modes  de  relations fixês,  ils  vont rire  de moi... Il  se
souvint   de  Domarochinier,  suant  et  pitoyable,  et   de  lui-mëme  dans
l'antichambre  du Directeur. Non, ils ne  riront  pas. Ils vont pleurer, ils
iront se plaindre  á ce... á ce  M. Ah...  Ils vont s'êgorger  les  uns  les
autres... Mais  pas rire. C'est  úa  le  plus  terrible, pensa-t-il.  Ils ne
savent pas  rire, ils ne  savent  pas ce que c'est et á quoi  úa  sert.  Des
hommes,  pensa-t-il.  De  tout petits  hommes,  des homuncules. Il  faut  la
dêmocratie, la libertê d'opinion, la libertê de protestation et d'invective.
Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez!  Protestez et riez...
Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse  et  avec
passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualitê
du kêfir, contre la mauvaise nourriture á la cantine, ils invectiveront avec
une  passion particuliére  le balayeur  pour  les  rues  qui n'ont  pas  êtê
balayêes depuis un an, ils  injurieront le chauffeur  Touzik pour  son refus
systêmatique de frêquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux
latrines sur  l'á-pic...  Non, je  commence á m'embrouiller,  pensa-t-il. Il
faut procêder par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?"
     II se mit á couvrir une feuille d'une êcriture rapide et illisible :
     ""  Groupe de  l'Eradication de  la forët, groupe d'Etude  de la forët,
groupe  de la Protection armêe  de la forët, groupe d'Aide  á la  population
locale de la forët... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. "  Groupe de la
Pênêtration  du  gênie  ds.  for. " Et puis... ''  Groupe  de la  Protection
scientifique for. "  Voilá, úa a l'air d'ëtre tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils
font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demandê ce qu'ils faisaient. Il ne
m'est   mëme  jamais  venu   á  l'esprit  de  me  demander  ce  que  faisait
l'Administration en gênêral. Comment on  pouvait concilier l'Eradication  et
la Protection de  la forët,  et  en plus aider  la population locale... Bon,
voilá  ce  que  je  vais  faire,  pensa-t-il. D'abord,  plus  d'Eradication.
Eradiquer l'Eradication. La Pênêtration du gênie aussi, êvidemment. Ou alors
qu'ils travaillent en haut,  de toute  faúon ils n'ont rien á faire en  bas.
Ils  peuvent  dêmonter  leurs  machines,  construire  une route correcte  ou
combler  ce  marais putride...  Qu'est-ce  qu'il  reste alors?  Il  y  a  la
Protection armêe.  Avec leurs chiens loups. Tout de mëme, dans l'ensemble...
Il  faut tout  de mëme  protêger la forët. Seulement voilá... (Il êvoqua les
tëtes  des  gardes  qu'il connaissait et se  mordilla  les  lévres d'un  air
dubitatif.)  M-oui... Bon,  admettons. Et l'Administration, elle sert á quoi
alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?"
     II se sentit tout d'un coup á la fois joyeux et angoissê.
     - Mais oui, c'est úa, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre  tout. Qui
est  mon juge? Je suis le Directeur, je  suis le chef. Une note de service -
et terminê!"
     II entendit alors le bruit de pas lourds.  Quelque part  tout prés. Les
verres  du lustre tintérent, les chaussettes  qui sêchaient  sur la corde se
balancérent. Il se leva et s'approcha sur  la pointe des  pieds de la petite
porte qui se trouvait au fond de la piéce. Derriére, quelqu'un marchait d'un
pas inêgal, comme  titubant,  mais on n'entendait rien  d'autre,  et  il n'y
avait mëme pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets
pesa doucement sur  la poignêe, mais la porte ne  cêda  pas. Il approcha les
lévres  de  la  fente et demanda á  haute  voix : "Qui  est lá?" Personne ne
rêpondit,  mais les pas ne cessérent pas, comme s'il y  avait  eu un ivrogne
dehors  en train de zigzaguer. Perets manipula  encore une  fois la poignêe,
haussa les êpaules et revint á sa place.
     "Dans l'ensemble, le pouvoir a  ses  avantages, pensa-t-il. Je ne  vais
êvidemment  pas  dissoudre  l'Administration,  ce   serait  idiot,  pourquoi
dissoudre une organisation toute prëte, bien huilêe? Il  faut simplement  la
remettre  dans le  droit chemin,  l'appliquer á  quelque  chose de  sêrieux.
Cesser  d'envahir  la  forët,  renforcer  au contraire  son  êtude prudente,
essayer de se mettre  en rapport avec elle, d'apprendre á son contact... Ils
ne comprennent mëme pas ce que c'est que la forët. La forët! Pour  eux c'est
du bois d'abattage...  Leur apprendre á aimer la  forët, á  la  respecter, á
vivre  la vie  qu'elle vit... Non, il  y a beaucoup de  travail.  Du travail
vêritable, du travail  sêrieux. Et  il se trouvera des gens  -  Kim, Stoðan,
Rita.. Et  pourquoi pas  le  manager?...  Alevtina...  Et finalement  ce Ah,
aussi,  c'est  un personnage, il est pas bëte, mais il a  rien de  sêrieux á
faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en
voir! Bon, et maintenant, oý en sont les affaires courantes?
     Il attira le dossier á lui. La premiére page êtait ainsi rêdigêe :
     PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE
     1. Au  cours  de  l'annêe  êcoulêe,  l'Administration  de  la  forët  a
substantiellement amêliorê son travail  et a atteint des indices êlevês dans
tous  les domaines de son activitê. Des centaines d'hectares  de  territoire
forestier ont êtê conquis, êtudiês, amênagês et placês sous la sauvegarde de
la Protection scientifique  et armêe.  La  maïtrise des spêcialistes  et des
travailleurs du rang croït de jour en  jour.  L'organisation s'amêliore, les
dêpenses improductives  diminuent.  Les  barriéres bureaucratiques et autres
obstacles extraproductifs sont levês les uns aprés les autres.
     2. Cependant,  á  cætê des rêalisations effectuêes, l'action nêfaste de
la deuxiéme loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres
continue á  s'exercer, abaissant  quelque peu le niveau  êlevê  des indices.
Notre t÷che la  plus urgente rêside maintenant dans la suppression des faits
de hasard qui engendrent le  chaos, troublent le rythme commun et provoquent
une baisse des cadences.
     3.  Compte  tenu de ce  qui  prêcéde,  il  est proposê de considêrer  á
l'avenir toute manifestation  de faits de hasard comme contraire aux lois et
contredisant  l'idêal  d'organisation,  et l'implication dans  des  faits de
hasard (probabilisme) comme un  acte  criminel on, si l'implication dans des
faits de hasard (probabilisme) n'entraïne pas  de consêquences graves, comme
une trés sêrieuse violation de la discipline du travail et de la production.
     4. La  culpabilitê des personnes  impliquêes dans des faits  de  hasard
(activitês probabilistiques) est dêfinie et mesurêe par les articles du Code
criminel N 62, 64, 65 (á l'exclusion des  par. S et 0), 113 et 192 par. K ou
§§ du Code administratif 12, 15 et 97.
     NOTA  :  L'issue  mortelle d'une  implication dans  un  fait  de hasard
(probabilisme) n'a pas en  tant que telle valeur de circonstance disculpante
ou attênuante. La condamnation ou  la  sanction sera dans ce cas prononcêe á
titre posthume.
     5.  La prêsente directive prend  effet  á partir  du... mois... jour...
annêe. Elle n'a pas d'effet rêtroactif.
     Signê : Le Directeur de l'Administration. (...)
     Perets passa sa langue sur ses lévres séches et tourna la  page. Sur la
suivante se  trouvait une note de service concernant la mise en jugement  de
l'employê Kh. du groupe de  la Protection scientifique. Item, conformêment á
la directive sur < l'instauration  de  l'ordre" "pour indulgence  prêmêditêe
pour  la loi  des grands nombres s'êtant  traduite  par une glissade  sur la
glace avec lêsion concomitante de  l'articulation  tibia-tarsienne, laquelle
implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11
mars de l'annêe  en cours",  il est proposê  que l'employê Kh soit dêsormais
dêsignê sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item...
     Perets claqua  des dents et regarda le  feuillet suivant. C'êtait aussi
une   note  de  service  concernant   l'application  d'une  peine   d'amende
administrative correspondant á quatre mois de salaire au maïtre de chiens G.
de Montmorency du groupe  de la Protection  armêe "pour s'ëtre  imprudemment
permis d'ëtre frappê par une dêcharge atmosphêrique (foudre)". Suivaient des
prescriptions   concernant    les   congês,   des   demandes    d'allocation
exceptionnelle en raison de la perte du  soutien  de  famille  et  une  note
explicative  d'un certain  J.  Lumbago  á  propos de  la  disparition  d'une
bobine...
     - Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets á haute voix.
     Il êtait en nage. Le projet  êtait tapê sur du  papier couchê á tranche
dorêe.  "II faudrait que j'en parle  á quelqu'un,  ou  je  vais m'y perdre",
pensa-t-il.
     Lá-dessus la  porte  s'ouvrit  et  Alevtina  pênêtra  dans  le  bureau,
poussant devant elle une  table  á  roulettes. Elle êtait habillêe  avec une
êlêgance  recherchêe et une  expression sêrieuse et austére êtait peinte sur
son visage soigneusement maquillê.
     - Votre petit dêjeuner, dit-elle d'une voix apprëtêe.
     - Fermez  la  porte  et venez  ici,  dit Perets. Elle  ferma  la porte,
repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avanúa vers Perets.
     - Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?
     - Regarde, dit Perets. Encore des bëtises! Lis un peu.
     Elle s'assit  sur l'accoudoir, passa  autour  du cou de Perets  un bras
gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
     -  Je ne sais  pas, dit-elle.  Tout  est correct. Qu'y a-t-il?  Tu veux
peut-ëtre que  je  t'apporte  le  Code criminel? Le Directeur  prêcêdent lui
aussi n'avait pas compris un seul article.
     - Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code,  qu'est-ce
que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?
     - Je l'ai  lu, et  je  l'ai  mëme  tapê.  Et  j'ai  corrigê  le  style.
Domarochinier ne sait pas  êcrire,  et c'est seulement ici  qu'il a appris á
lire...  A  propos, poussin, Domarochinier  attend  dans  l'antichambre,  tu
devrais  le  recevoir pendant  le  dêjeuner, il aime  úa.  Il  te  fera  des
tartines...
     - Mais je me fous de Domarochinier!  dit Perets. Explique-moi plutæt ce
que je...
     - Il ne faut pas se foutre  de Domarochinier, rêpliqua  Alevtina. Tu ne
comprends encore rien, poussin, tu  ne comprends rien... (Elle appuya sur le
nez  de Perets,  comme sur  un  bouton  de sonnette.)  Domarochinier  a deux
blocs-notes. Dans l'un il inscrit  qui a dit quoi - pour le  Directeur  - et
dans  l'autre  ce qu'a  dit le  Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l'oublie
pas.
     -  Attends,  dit  Perets, il  faut  que  je  te demande conseil.  Cette
directive... ce dêlire... je ne vais pas le signer.
     - Comment úa, tu ne vas pas?
     - Comme úa. Je ne léverai pas la main pour signer cette chose.
     Le visage d'Alevtina se fit sêvére.
     -  Poussin, dit-elle. Ne te  bute pas. Signe. C'est trés urgent. Aprés,
je t'expliquerai tout, mais maintenant...
     - Mais qu'est-ce qu'il y a á expliquer lá-dedans? dit Perets.
     - Si tu ne comprends pas, c'est qu'il faut t'expliquer. Donc, aprés, je
t'expliquerai.
     -  Non, explique-moi  maintenant,  dit Perets.  Si tu peux.  Ce dont je
doute.
     Alevtina  l'embrassa  sur  la  tempe  et  regarda  sa montre  d'un  air
prêoccupê.
     - Voyons, mon petit... Bon, d'accord, allons-y si tu veux.
     Elle s'assit  sur la  table,  les mains  á  plat  sous ses  cuisses, et
commenúa, les yeux fixês dans le vague au-dessus de la tëte de Perets :
     - Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne
date  pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est un  vecteur dont l'origine  se perd
dans la nuit des temps. Actuellement, il est matêrialisê  par les ordres  et
directives existant. Mais il s'enfonce aussi trés loin dans  le futur, oý il
attend encore d'ëtre matêrialisê. C'est comme une route qui se construit sur
un terrain dêterminê. Lá oý se termine  l'asphalte, tournant  le- dos  á  la
portion dêjá faite,  se trouve un niveleur qui  regarde dans son thêodolite.
Ce niveleur, c'est toi. La ligne imaginaire qui  passe  par l'axe optique du
thêodolite, c'est le vecteur  administratif non encore matêrialisê que tu es
le seul á voir et qu'il t'appartient de matêrialiser. Tu comprends "
     - Non, dit fermement Perets.
     - Úa ne fait  rien, êcoute encore... De mëme que  la  route ne peut pas
tourner arbitrairement á droite ou á gauche,  mais doit suivre l'axe optique
du  thêodolite,  de  mëme  chaque  directive  administrative  doit  ëtre  le
prolongement logique de toutes celles qui ont prêcêdê... Poussin, ne cherche
pas á approfondir,  je ne le comprends pas moi-mëme, mais c'est un bien, car
l'approfondissement  engendre le doute, le doute engendre le piêtinement sur
place - c'est la mort de tout activitê administrative,  et par consêquent la
tienne, la mienne...  C'est êlêmentaire. Qu'il ne se passe pas un jour  sans
directive, et tout sera dans l'ordre. Cette directive sur  l'instauration de
l'ordre, elle n'est  pas suspendue en l'air, elle  est  liêe  á la directive
prêcêdente sur la non-dêcroissance,  laquelle est  liêe á la note de service
sur  la  non-grossesse, et cette  note de service  dêcoule logiquement de la
prescription sur l'excitabilitê excessive, et cette prescription...
     -  Arrëte ces stupiditês! dit Perets. Montre-moi  ces prescriptions  et
ces notes  de service... Non, montre-moi plutæt la premiére note de service,
celle qui remonte á la nuit des temps...
     - Mais pour quoi faire?
     - Comment, pour quoi faire? Tu dis qu'elles  se suivent logiquement. Je
ne te crois pas.
     - Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout  úa. Je te montrerai tout úa.
Tu pourras lire tout úa avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n'y
a pas eu de directive avant-hier,  il n'y a pas  eu de directive hier. On ne
peut pas prendre en  compte cette petite notule sur la machine qu'il fallait
attraper,  et en  plus  c'êtait une prescription orale...  Combien de  temps
crois-tu que  l'Administration  puisse  rester  sans  directives? Depuis  ce
matin, c'est dêjá le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les
lampes grillêes, tu te rends compte? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais
il faut signer  la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu rêunis
les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui  les rêchauffe, et aprés
je  t'apporterai  tout  ce  que  tu  voudras.   Tu  pourras  lire,  êtudier,
approfondir... quoiqu'il vaudrait mieux, êvidemment, que tu n'approfondisses
pas.
     Perets  se prit le visage  entre les mains et hocha  la tëte.  Alevtina
sauta vivement á bas de la table, trempa la plume dans la boïte cr÷nienne de
Vênus et tendit le porte-plume á Perets.
     - Allons, chêri, êcris vite...
     Perets prit la plume et demanda d'une voix plaintive :
     - Mais je pourrai l'annuler, aprés?
     - Bien sùr, poussin, bien sùr, dit Alevtina.
     Perets sentit qu'elle mentait, et rejeta la plume.
     - Non,  dit-il.  Non  et  non. Je  ne signerai pas. Pourquoi est-ce que
j'irai  signer ce  dêlire,  alors qu'il y  a  manifestement  des dizaines de
directives,  d'ordonnances, de notes de service raisonnables et sensêes, qui
seraient nêcessaires, rêellement nêcessaires dans cette pêtaudiére...
     - Par exemple? releva vivement Alevtina.
     - Seigneur... Mais n'importe quoi... par exemple...
     Alevtina s'empara d'un bloc-notes.
     - Eh bien!... (Le ton de Perets prit  soudain un mordant peu habituel.)
Par exemple  une  note  de  service  ordonnant  aux  employês du  groupe  de
l'Eradication  de   s'êradiquer  eux-mëmes  dans  les   plus  brefs  dêlais.
Exêcution! Ils auraient qu'á se jeter du haut de la falaise... ou á se tirer
une balle dans la  tëte...  Aujourd'hui mëme! Responsable,  Domarochinier...
Úa, ce serait beaucoup plus utile que...
     -  Un  instant,  dit  Alevtina...  Donc,  se  suicider par  arme á  feu
aujourd'hui    avant    vingt-quatre   heures    zêro   zêro.   Responsable,
Domarochinier...
     Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pensêes. Perets
la regardait, êtonnê.
     - Mais  oui!  reprit-elle.  C'est juste! C'est  mëme plus  progressiste
que... Comprends, chêri :  si une directive ne te plaït  pas, il ne faut pas
te forcer.  Mais  donnes-en une autre. Voilá,  c'est fait, je n'ai plus á te
faire de reproches...
     Elle sauta á terre et commenúa á disposer les assiettes devant Perets.
     - Voilá  les crëpes, tu  as  la confiture  lá...  Le  cafê  est dans le
thermos, il est  bouillant, fais attention,  ne te brùle  pas...  Mange,  je
prêpare un projet en vitesse et je te l'apporte dans une demi-heure.
     - Attends, dit Perets, abasourdi. Attends...
     - Tu me plais bien, dit  tendrement Alevtina.  Tu es intelligent, tu as
du courage... Mais il faudra ëtre un peu plus gentil avec Domarochinier.
     - Attends, dit Perets, qu'est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi?...
     Alevtina  se  prêcipita vers la porte, Perets  se jeta á  sa poursuite,
criant  "Mais  ne  sois  pas  folle!",  mais ne  put la rattraper.  Alevtina
disparut  et  á sa  place, tel  un spectre,  Domarochinier parut jaillir  du
nêant. Peignê, astiquê,  il  avait retrouvê sa couleur  normale  et semblait
prët á tout, comme auparavant.
     - C'est un coup de  gênie, dit-il en  pressant  Perets contre la table.
C'est  tout simplement... êpoustouflant.  Cela  entrera pour  toujours  dans
l'Histoire...
     Perets  recula, comme devant une scolopendre gêante, heurta la table et
fit se culbuter l'un sur l'autre Tannhaùser et Vênus.

Last-modified: Mon, 17 May 1999 16:02:36 GMT
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