niche, vers les portes, mais il passerait á cætê des portes et serait entraïnê plus bas, vers l'á-pic... L'homme portait des lunettes de moto, son visage êtait couvert d'une êpaisse couche de poussiére, et Perets ne reconnut pas tout de suite en lui Stoðan Stoðanov, de la station biologique. Il tenait á la main un gros sac en papier. Il fit quelques pas sur le sol revëtu d'une mosaðque qui reprêsentait une femme sous la douche et s'arrëta devant Kim, tenant le sac en papier cachê derriére son dos et faisant d'êtranges mouvements avec sa tëte, comme s'il avait eu des dêmangeaisons dans le cou. - Kim, dit-il, c'est moi. Kim ne rêpondit pas. On entendait sa plume qui grattait et dêchirait le papier. - Kimouchka, reprit Stoðan d'une voix implorante, je t'en supplie. - Fous le camp, dit Kim. Maniaque. - C'est la derniére fois, dit Stoðan. La derniére des derniéres. Il eut un nouveau mouvement de tëte et Perets aperúut sur son cou maigre á la peau rasêe, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse ros÷tre, fine, aiguì, qui s'enroulait en spirale, comme tremblant d'une sorte d'aviditê. - Tu n'as qu'á dire que c'est á cause de Stoðan, un point c'est tout. Si on t'invite au cinêma, dis que tu as un travail urgent á terminer ce soir. Si c'est pour le thê, dis par exemple que tu viens de le prendre. Si on t'invite á boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniére des derniéres des derniéres! - Qu'est-ce que tu as á rentrer la tëte dans les êpaules comme úa? demanda mêchamment Kim. Allons, tourne-toi. - Úa te reprend? demanda Stoðan en se tournant. Ce n'est pas grave. Tu n'as qu'á transmettre, tout le reste est sans importance. Penchê par-dessus la table, Kim s'affairait sur le cou de Stoðan, pressait et massait, les coudes êcartês, en grinúant des dents d'un air dêgoùtê et marmonnant des jurons. La téte baissêe, le cou offert, Stoðan dansait patiemment d'un pied sur l'autre. - Salut, Pertchik, dit-il. Il y a longtemps que je ne t'avais pas vu. Qu'est-ce que tu fais ici? J'ai encore apportê quelque chose que tu pourras... Pour la derniére fois... Il dêplia le papier et montra á Perets un petit bouquet de fleurs sauvages d'un vert vênêneux. - Et elles sentent! Comment qu'elles sentent! - Mais arrëte de remuer, lui cria Kim. Reste tranquille! Maniaque, chiffe! - Maniaque, chiffe, soit! approuva avec enthousiasme Stoðan. Pour la derniére fois, la derniére des derniéres. Les pousses rosês sur sa combinaison commenúaient á se faner, se ridaient et tombaient á terre, sur le visage de brique de la femme sous la douche. - C'est fini, dit Kim. Dêcampe! Il se dêtacha de Stoðan et jeta dans le seau á ordures une chose sanglante, á demi vivante, qui continuait á se tordre. - Je léve le camp, dit Stoðan. Tout de suite. Tu sais, Rita a encore fait des siennes, et j'ai un peu peur de quitter la station biologique. Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais... - Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien á faire lá-bas. - Comment, rien? s'êcria Stoðan. Quentin fond á vue d'oeil. Ecoute-moi : il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette nuit elle est revenue trempêe, blanche, glacêe. Un garde a voulu s'y frotter, elle lui a fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant il se traïne comme un perdu. Et tout le lotissement expêrimental est envahi par l'herbe. - Et alors? demanda Kim. - Quentin a pleurê toute la matinêe... - Tout úa je le sais, l'interrompit Kim. Mais je ne comprends pas ce que Perets a á faire lá-dedans. - Comment úa, ce qu'il a á faire? Qu'est-ce que tu racontes? Qui y a-t-il á part Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus... Et on ne va pas faire appel á Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mëme! Kim frappa la table de sa main : - Úa suffit! Va travailler et que je ne te voie plus ici pendant les heures de service. Ne me pousse pas á bout. - C'est fini, se h÷ta de dire Stoðan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu transmettras? Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est encore en travail..." Kim prit un balai et poussa les dêbris dans un coin. - Un imbêcile sans cervelle, commenta-t-il. Et cette Rita... Recompte tout encore une fois. Úa les dêmolira, cet amour... Sous la fenëtre, l'irritante pêtarade de la moto s'êleva á nouveau, puis tout redevint silencieux á l'exception des coups sourds du mouton derriére le mur. - Que faisais-tu ce matin au bord de l'á-pic, Perets? demanda Kim. - Je voulais voir le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa gymnastique lá-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forët, mais il n'est pas venu. Tu sais, Kim, je crois que tout le monde ment ici. J'ai parfois mëme l'impression que toi aussi tu mens. - Le Directeur, ênonúa pensivement Kim. C'est peut-ëtre une idêe. Tu es quelqu'un de courageux... - De toute faúon je n'en vais demain. Touzik m'emménera, il l'a promis. Dis-toi bien que demain je ne serai plus lá. - Je ne m'attendais pas á úa, poursuivit Kim sans êcouter. Trés courageux... On pourrait peut-ëtre t'envoyer lá-bas, que tu te rendes compte? II Perets s'êveilla au contact de doigts froids sur son êpaule nue. Il ouvrit les yeux et aperúut au-dessus de lui un homme en sous-vëtements. Il n'y avait pas de lumiére dans la piéce, mais l'homme êtait êclairê par un rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbitês. - Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure. - Il faut êvacuer, rêpondit l'homme, á voix basse lui aussi. "Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets. - Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer quoi? - L'hætel est complet. Vous devez êvacuer les lieux. Perets fit le tour de la piéce d'un regard dêsemparê. Tout êtait comme avant, comme avant les trois autres lits êtaient vides. - Inutile d'inspecter, fit le commandant. Nous savons ce qu'il y a á voir. De toute faúon, il faut changer votre literie pour la donner á nettoyer. Vous ne le ferez pas de vous-mëme, vous n'avez pas reúu l'êducation adêquate... Perets comprit : le commandant avait peur, et il le prenait de haut pour se donner de l'assurance. Il êtait dans un êtat tel qu'un simple contact eùt suffi pour qu'il se mette á hurler, á glapir, á entrer en transes, á briser la fenëtre pour appeler au secours. - Allons, allons, la literie, on vous dit, fit le commandant, saisi d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la tëte de Perets. - Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine nuit? - C'est l'heure. - Seigneur! vous n'avez pas toute votre tëte á vous. Bon, d'accord... Prenez les draps, je m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit á passer de toute faúon. Il se leva et, pieds nus sur le sol froid, entreprit de retirer la housse de l'oreiller. Le commandant, comme figê sur place, suivait ses mouvements de ses yeux exorbitês. Ses lévres tremblaient. - Rêparations, l÷cha-t-il enfin. Il est temps de faire des rêparations. La tapisserie est toute dêchirêe, le plafond fissurê, le planchêiage á refaire... Sa voix s'affermit : - Donc, vous devez de toute faúon êvacuer. Les rêparations vont commencer incessamment. - Les rêparations? - Les rêparations. Vous avez vu l'êtat de la tapisserie? Les ouvriers arrivent. - Maintenant? Tout de suite? - Maintenant. Tout de suite. Il est impensable d'attendre plus longtemps. Le plafond est complétement fissurê. Il n'y a qu'á voir. Perets se sentit soudain glacê. Il abandonna la housse et saisit son pantalon. - Quelle heure est-il? demanda-t-il. - Minuit passê, rêpondit le commandant en baissant la voix et jetant un regard circonspect autour de lui. - Et oý vais-je aller? dit Perets, enfilant une jambe de son pantalon, en êquilibre sur un pied. Vous n'avez qu'á me mettre ailleurs, dans une autre chambre... - Tout est complet. Et lá oý ce n'est pas complet, c'est en rêparations. - Chez le veilleur, alors... - C'est complet. Perets fixa tristement la lune. - Dans le dêbarras, alors. Dans le dêbarras, dans la lingerie, dans le poste d'êlectricitê. Il ne me reste plus que six heures á dormir. A moins que vous ne puissiez trouver á me loger chez vous, d'une maniére ou d'une autre... Le commandant s'agita soudain á travers la piéce. Il courait d'un lit á l'autre, nu-pieds, blëme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrëta et profêra d'une voix geignarde : - Mais enfin quoi? Je suis un homme civilisê, j'ai fait deux instituts, je ne suis pas un quelconque indigéne... Je comprends tout! Mais c'est impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et lui murmura á l'oreille :) Votre visa est arrivê á expiration. Il y a dêjá vingtsept minutes qu'il est expirê, et vous ëtes toujours lá! Vous ne devez pas ëtre lá. Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les genoux et alla chercher sous le lit les chaussettes et les chaussures de Perets.) Je me suis rêveillê en nage á minuit moins cinq. Bon, je crois que c'est tout. Ma fin est venue. Je suis parti comme j'ai êtê. Je ne me souviens de rien. Des nuages dans les rues, des clous aux pieds... Et ma femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie... Perets s'habilla á la h÷te. Il comprenait mal. Le commandant n'arrëtait pas de courir entre les lits, piêtinait les carrês de lune, jetait des regards dans le couloir, se penchait á la fenëtre et murmurait : "Mon Dieu, enfin..." - Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets. Le commandant eut un claquement de m÷choires. - En aucun cas! Vous voulez me perdre... Il faut ëtre sans coeur! Mon Dieu, mon Dieu... Perets ramassa ses livres, ferma non sans peine sa valise, prit son manteau sur le bras et demanda : - Et maintenant oý vais-je aller? Le commandant ne rêpondit pas. Il attendait, trêpignant d'impatience Perets prit sa valise et gagna la rue par l'escalier sombre et silencieux. Il s'arrëta sur le perron et, tentant de calmer son tremblement, êcouta un moment la voix du commandant qui expliquait au veilleur ensommeillê : "... Il va vouloir rentrer. Il ne faut pas le laisser faire! Son... (sinistre murmure confus) Compris? Tu rêponds..." Perets s'assit sur sa valise et êtendit son manteau sur ses genoux. - Non, je vous en prie, fit la voix du comman dant derriére lui. Je vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'êvacuer complétement le territoire de l'hætel. Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la chaussêe. Le commandant piêtina encore un peu en grommelant : < Je vous en prie instamment... ma femme... sans excés d'aucune sorte... les consêquences... impossible..." Puis il partit en frælant le mur, silhouette blanche dans ses sous-vëtements. Perets vit les fenëtres noires des cottages, les fenëtres noires de l'Administration, les fenëtres noires de l'hætel. Nulle part il n'y avait de lumiére, les ampoules des rues elles-mëmes êtaient êteintes. Il n'y avait que la lune, ronde, brillante et mêchante. Et soudain il dêcouvrit qu'il êtait seul. Personne auprés de lui. Autour, les gens dorment, et ils m'aiment tous, je le sais, je m'en suis souvent aperúu. Et pourtant je suis seul, comme s'ils êtaient tous morts d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave monstre d'homme affligê de la maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est collê á moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jouê du piano á quatre mains et avons parlê, et j'êtais le seul avec qui il osait parler, avec qui il se sentait un homme á part entiére, et pas le pére de sept enfants. Et Kim. Il est revenu de la chancellerie avec une ênorme liasse de dênonciations. Quatre-vingt-douze dênonciations me concernant, toutes êcrites de la mëme main et signêes de noms diffêrents. Comme quoi je volais á la poste la cire á cacheter de l'Etat, j'avais amenê dans ma valise une maïtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien d'autres choses encore... Et Kim avait lu ces dênonciations, en avait jetê certaines au panier et avait mis les autres de cætê en marmonnant : "Úa, c'est á creuser." Et c'êtait inattendu et effrayant, insensê et repoussant... Les regards furtifs qu'il me jetait, et ses yeux qu'il dêtournait aussitæt... Perets se leva, prit sa valise et partit á l'aventure, lá oý le ménerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle part. Il tituba, êternua de poussiére et sans doute tomba á plusieurs reprises. La valise êtait incroyablement lourde, comme impossible á diriger. Elle se frottait á la jambe comme un fardeau, puis s'envolait pesamment et resurgissait des tênébres pour venir battre le genou. Dans une sombre allêe du parc oý ne brillait aucune lumiére et oý seules les statues aussi incertaines que le commandant apportaient une vague blancheur, la valise s'aggrippa soudain au pantalon par une de ses boucles qui s'êtait dêtachêe et Perets, en dêsespoir de cause, l'abandonna. L'heure du dêsespoir êtait venue. Aveuglê par les larmes, Perets se fraya un chemin á travers les haies séches et bardêes de piquants poussiêreux, franchit quelques marches, tomba lourdement sur le dos et, á bout de forces, tremblant de douleur et de compassion, se laissa tomber á genoux au bord de l'á-pic. Mais la forët demeurait indiffêrente. Si indiffêrente qu'elle ne se laissait mëme pas voir. Sous l'á-pic, tout êtait sombre et ce n'êtait qu'á l'horizon que l'on voyait apparaïtre quelque chose de gris et d'informe, vaste et stratifiê qui luisait mollement sous la lune. - Rêveille-toi, implora Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes seuls, n'aie pas peur, ils sont tous endormis. Tu n'as vraiment jamais eu besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-ëtre tu ne comprends pas ce que úa veut dire, besoin? C'est quand on ne peut pas se passer... c'est quand on pense tout le temps á... C'est quand toute la vie se tend vers... Je ne sais pas qui tu es. Et mëme ceux qui sont absolument persuadês de le savoir ne le savent pas. Tu es ce que tu es, mais je peux espêrer que tu es telle que toute ma vie j'ai voulu te voir : bonne et intelligente, indulgente et comprêhensive, attentive et peut-ëtre mëme reconnaissante. Nous avons perdu tout cela, nous n'avons plus assez de force ni de temps, nous ne faisons qu'êriger des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours moins chers, mais nous souvenir, nous souvenir nous ne pouvons plus. Mais toi, tu es diffêrente, et c'est pourquoi je suis venu á toi de loin, sans mëme croire á ton existence. Et se pourrait-il que tu n'aies pas besoin de moi? Non, je vais te dire la vêritê. J'ai peur de ne pas avoir non plus besoin de toi. Nous nous sommes aperúus, mais nous ne sommes pas devenus plus proches, et il ne devait pas en ëtre ainsi. Peut-ëtre parce qu'ils sont entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je suis l'un d'eux et tu ne peux êvidemment pas me distinguer dans la foule, et je ne vaux peut-ëtre pas la peine d'ëtre distinguê. J'ai peut-ëtre moi-mëme imaginê les qualitês humaines qui devaient te plaire, mais te plaire á toi telle que je t'ai imaginêe et non á toi telle que tu es... Des flocons de lumiére blancs et brillants se levérent á l'horizon, s'êtendirent et tout d'un coup, á droite sous la falaise, sons le rocher en surplomb, des faisceaux de projecteurs se dêchaïnérent pour fouiller le ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux á l'horizon s'êtirérent, se gonflérent, devinrent des nuages blanch÷tres et s'êteignirent. Quelques instants plus tard, les projecteurs s'êteignirent aussi. - Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs, je les connais aussi trés mal. Je sais seulement qu'ils sont capables de tous les excés, du plus extrëme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la fêrocitê comme dans la pitiê, dans le dêchaïnement comme dans la retenue. II ne leur manque qu'une chose : la comprêhension. Ils ont toujours remplacê la comprêhension par des succêdanês - foi, athêisme, indiffêrence, mêpris. Ce qui est toujours apparu ëtre le plus simple. Plus simple de croire que de comprendre. Plus simple d'ëtre dêsabusê que de comprendre. Entre autres choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore rien dire. Ici je ne peux pas t'aider, tout est trop rêsistant, trop en place. Ici je suis trop visiblement dêplacê, êtranger. Mais je trouverai le point d'application des forces, ne t'inquiéte pas. C'est vrai, ils peuvent te souiller irrêversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut trouver le moyen le plus efficace, le plus êconomique, et sur tout le plus simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir. Perets se leva et s'avanúa tout droit á travers les buissons, dans le parc, dans l'allêe. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas. Il revint alors dans la grand-rue, vide et êclairêe par la seule lune. Il êtait plus d'une heure du matin quand il s'arrëta devant la porte obligeamment ouverte de la bibliothéque de l'Administration. Les fenëtres êtaient tendues de stores lourds, mais l'intêrieur êtait brillamment êclaire, comme une salle de bal. Le parquet se craquelait et grinúait dêsespêrêment, et autour êtaient les livres. Les rayonnages ployaient sous les livres, les livres êtaient entassês sur les tables et dans les coins, et á part Perets et les livres il n'y avait pas dans la bibliothéque ÷me qui vive. Perets se laissa tomber dans un grand vieux fauteuil, êtendit les jambes, se renversa en arriére et posa tranquillement ses bras sur les accoudoirs. Alors, qu'est-ce que vous faites lá? dit-il aux livres. Fainêants! C'est pour úa qu'on vous a êcrits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles. Combien a-t-on semê? Combien de sage, de bon, d'êternel? Et quelles sont les prêvisions pour la rêcolte? Et surtout, quelles pousses léveront? Vous vous taisez... Toi, lá, comment dêjá... Oui, oui, toi en deux tomes. Combien d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancëtre, tu es un bon et honnëte camarade. Tu n'as jamais criê, tu ne t'es jamais vantê, jamais frappê la poitrine. Bon et honnëte. Et ceux qui te lisent deviennent aussi bons et honnëtes. Ne serait-ce que pour un temps. Mëme malgrê eux. Mais tu sais, il y en a qui pensent que pour avancer, la bontê et l'honnëtetê ne sont pas tellement nêcessaires. Que pour úa il faut des jambes. Et des souliers. Mëme des pieds sales et des souliers non cirês. Le progrés peut ëtre complétement indiffêrent aux notions de bontê et de droiture, comme il l'a fait jusqu'á maintenant. L'Administration, par exemple, n'a pas besoin, pour fonctionner correctement, de bontê ou d'honnëtetê. C'est agrêable, souhaitable, mais absolument pas nêcessaire. Comme le latin pour un nageur. Les biceps pour un comptable. Comme le respect de la femme pour Domarochinier... Mais tout dêpend de ce que l'on appelle progrés. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus : alcoolique, soit, oui mais quel spêcialiste! Dêbauchê, oui mais quel propagandiste! Voleur, disons profiteur, oui mais quel administrateur! Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle abnêgation... Mais on peut aussi concevoir le progrés comme transformation de tous dans le sens de la bontê et de l'honnëtetê. Et alors nous verrons peut-ëtre un temps oý l'on dira : c'est un spêcialiste, bien sùr, il s'y connaït, mais c'est un sale type, il faut le chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous ëtes plus nombreux que les humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous de bons et honnëtes, des sages, des savants, mais aussi des cervelles d'oiseau, des sceptiques, des schizophrénes, des meurtriers, des suborneurs, des enfants, des prêdicateurs moroses, des imbêciles contents d'eux-mëmes, et des braillards enrouês aux yeux injectês. Et vous ne sauriez pas pourquoi vous ëtes lá. Au fait, á quoi servez-vous? Vous ëtes nombreux á offrir la connaissance, mais á quoi sert la connaissance dans la forët? La connaissance n'a rien á voir avec la forët. C'est comme si on prenait soin d'inculquer á un futur b÷tisseur de citês radieuses l'art des fortifications : quels que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une maison de repos, il n'arriverait jamais á construire qu'une redoute maussade bardêe de fléches, d'escarpes et de contrescarpes. Ce que vous avez donnê aux gens qui sont allês dans la forët, ce n'est pas la connaissance, mais des prêjugês... Il y en a d'autres parmi vous qui inspirent le scepticisme et le dêcouragement. Et ceci non pas en raison de leur noirceur ou de leur cruautê, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute espêrance, mais parce qu'ils mentent. Il y a des mensonges radieux, pleins de sifflotements allégres et de chansons entraïnantes, des mensonges geignards qui tentent en gêmissant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement, ce n'est jamais ces livres que l'on brùle, que l'on retire des bibliothéques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanitê le mensonge n'a êtê jetê au feu. Ou alors par accident, parce qu'on n'avait pas compris ou qu'on avait cru. Dans la forët aussi ils sont inutiles. Ils ne sont utiles nulle part. C'est sans doute prêcisêment pour cela qu'il y en a tant... enfin pas pour cela mais parce qu'on les aime... Les tênébres des vêritês améres sont plus chéres á notre coeur... Quoi? Qui est-ce qui parle ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi? - Silence, il n'a qu'á dormir... - Il aurait bu un coup, au lieu de dormir... - Mais arrëte ton chahut... Ah, mais c'est Perets. - Et aprés? Occupe-toi plutæt de toi... - Personne pour s'occuper de lui, le pauvre... - Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets. Et il se rêveilla. En face de lui, un escabeau de bibliothéque êtait placê devant les rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute marche. Touzik, le chauffeur, maintenait l'êchelle de ses bras tatouês et regardait vers le haut. - Il est toujours comme úa un peu perdu, disait Alevtina en considêrant Perets. Et il n'a pas dïnê, êvidemment. Il faudrait le rêveiller, qu'il boive au moins un peu de vodka... Je me demande ce que des gens comme lui peuvent rëver? - Moi, ce que je vois, je le rëve pas, fit Touzik, les yeux levês. - Tu vois quelque chose de nouveau? Que tu n'avais jamais vu avant? demanda Alevtina. - Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particuliérement neuf, mais c'est comme au cinêma : on peut le voir vingt fois, et c'est toujours avec plaisir. Sur la troisiéme marche de l'escabeau se trouvait un ênorme CHTROUTSEL coupê en tranches, sur la quatriéme des concombres et des oranges pelêes, et sur la cinquiéme une bouteille á moitiê vide flanquêe d'un pot á crayons en matiére plastique. - Regarde tant que tu veux, mais tiens bien l'êchelle, fit Alevtina, qui se mit en devoir d'extraire des rayons supêrieurs d'êpaisses revues et des dossiers aux couvertures dêfraïchies. Elle souffla pour enlever la poussiére, fit une grimace, tourna quelques pages, mit á part quelques chemises et remit les autres á leur place. Le chauffeur Touzik renifla bruyamment. - Il te faut aussi ceux de l'avant-derniére annêe? demanda Alevtina. - Il me faut une chose, fit Touzik, ênigmatique. Je vais rêveiller Perets, maintenant. - Ne t'en va pas de l'êchelle, dit Alevtina. - Je ne dors pas, intervint Perets. Il y a longtemps que je vous regarde. - De lá-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il y a tout : des femmes, du vin et des fruits... Perets se leva en boitillant sur sa jambe ankylosêe, s'approcha de l'escabeau et se versa á boire. - Qu'est-ce que vous avez rëvê, Pertchik? demanda Alevtina du haut de l'êchelle. Perets leva machinalement la tëte, et baissa aussitæt les yeux. - Ce que j'ai rëvê? Des bëtises... Je parlais avec les livres. Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange. - Tenez úa une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi. - Alors tu veux ceux de l'avant-derniére annêe? demanda Alevtina. - Evidemment! (Touzik versa le liquide dans le gobelet et choisit un concombre.) L'avant-derniére, et l'avant-avant-derniére. J'en ai toujours besoin. Úa a toujours êtê comme úa, et je ne peux pas vivre sans úa. Et personne ne peut vivre sans úa. Il y en a qui ont besoin de plus, d'autres de moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la leúon, je suis comme úa. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai encore un peu, puis je prendrai la voiture et j'irai me chercher une ondine dans la forët... Perets tenait l'êchelle et s'efforúait de penser au lendemain, mais Touzik, assis sur la premiére marche de l'escabeau, avait entrepris de raconter comment, dans sa jeunesse, lui et des amis avaient surpris un couple en banlieue, avaient rossê et chassê le galant, et avaient ensuite essayê de se servir de la femme. Il faisait froid, humide, et á cause de leur extrëme jeunesse á tous, personne n'êtait arrivê á rien. La femme pleurait, avait peur, et l'un aprés l'autre les amis de Touzik avaient abandonnê, et seul lui, Touzik, avait continuê á s'accrocher á la femme dans l'arriére-cour bourbeuse, l'empoignant, jurant, croyant toujours que úa allait y ëtre, mais sans rêsultat, jusqu'au moment oý il l'avait emmenêe chez elle, dans sa propre maison, l'avait serrêe contre la rampe de fer de l'escalier sombre et avait enfin eu ce qu'il voulait. Racontêe par Touzik, l'histoire êtait follement passionnante et dræle. - C'est pour úa que les petites ondines ne risquent pas de m'êchapper, dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est pas lá que je vais commencer. Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors. Il avait un beau visage h÷lê, d'êpais sourcils, le regard vif et une dentition remarquable. Il ressemblait ênormêment á un Italien. Mais il sentait des pieds. - Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait Alevtina. Tous les dossiers sont mêlangês. Tiens, prends toujours ceux-lá en attendant. Elle se pencha et fit passer á Touzik une pile de dossiers et de revues. Celui-ci prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les lévres, compta les dossiers et dit : - Il m'en faut encore deux. Perets tenait toujours l'êchelle, le regard fixê sur ses poings serrês. Demain á cette heure je ne serai plus lá, se disait-il. Je serai assis dans la cabine á cætê de Touzik, il fera chaud, le mêtal commencera á peine á refroidir. Touzik allumera les phares, s'installera confortablement, le coude gauche appuyê contre la portiére et commencera á parler de la politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra s'arrëter á chaque buvette, prendre en route qui il voudra, il pourra mëme faire un dêtour pour ramener á quelqu'un une batteuse de l'atelier de rêparations. Mais je ne le laisserai parler que de politique mondiale. Ou bien je l'interrogerai sur les diffêrents types d'automobiles. Sur les taux de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs vêreux. Il raconte bien, et on ne sait jamais s'il ment ou s'il dit la vêritê... Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lévres, jeta un regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit de poursuivre son rêcit en le ponctuant de trêpignements, de gestes expressifs et d'êclats de rire joyeux. S'attachant scrupuleusement á la chronologie, il raconta l'histoire de sa vie sexuelle d'annêe en annêe, mois aprés mois. La cuisiniére du camp de concentration oý il avait êtê enfermê pour avoir volê du papier au temps de la pênurie (la cuisiniére rêpêtait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me joue pas de tour!..."), la fille d'un dêtenu politique dans ce mëme camp (elle ne se souciait pas de savoir avec qui elle allait, elle êtait persuadêe que de toute faúon elle finirait au crêmatoire), la femme d'un marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons incessantes de son taureau de mari. Il y avait aussi une riche veuve que Touzik avait fini par fuir une nuit, en caleúon, parce qu'elle voulait mettre le grappin sur le pauvre Touzik et lui faire faire le trafic de narcotiques et de prêparations mêdicales douteuses. Et les femmes qu'il transportait quand il êtait chauffeur de taxi : elles le payaient avec l'argent du client, puis, á la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui dis : mais enfin, et á moi, qui va y penser? Toi tu en as dêjá eu quatre, et moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'annêes, qu'il avait êpousêe par autorisation spêciale des autoritês : elle lui avait donnê des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essayê de la prëter á des amis en êchange de leurs maïtresses. Des femmes... des filles... des harpies... des salopes... des traïnêes... - C'est pour úa que je suis pas du tout un dêpravê, conclut-il. Je suis simplement un homme qui a du tempêrament, et pas une espéce de dêbile impuissant. Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans prendre congê en sifflotant et en faisant grincer le parquet, curieusement voùtê, soudain semblable á une araignêe ou á un homme des cavernes. Perets, accablê, le suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit : - Donnez-moi la main, Pertchik. Elle s'assit sur la derniére marche, posa les mains sur ses êpaules et se laissa tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous les aisselles et la posa á terre, et ils demeurérent un instant tout proches l'un de l'autre, visage contre visage. Elle avait gardê les mains posêes sur ses êpaules, et il la tenait toujours sous les aisselles. - On m'a chassê de l'hætel, dit-il. - Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez? Elle êtait bonne et tiéde, et elle affrontait tranquillement son regard, mais sans aucune assurance particuliére. En la regardant, on pouvait se reprêsenter bien des images de bontê, de chaleur, de douceur, et Perets passa avidement en revue toutes ces images les unes aprés les autres, essaya de se voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il ne pouvait pas : á sa place il voyait Touzik, un Touzik beau, arrogant, aux gestes sùrs, et qui sentait des pieds. - Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme úa. Elle se dêtourna immêdiatement et entreprit de rassembler dans un papier journal les restes de nourriture. - Et pourquoi "comme úa"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous dormirez jusqu'au matin, puis on vous trouvera une chambre. Vous ne pouvez pas passer toutes les nuits dans la bibliothéque.. - Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec êtonnement. - Vous partez? Dans la forët? - Non, chez moi. - Chez vous... (Elle enveloppa lentement les restes dans le journal.) Mais vous vouliez toujours aller dans la forët, je vous l'ai moi-mëme entendu dire. - C'est que, voyez-vous, je voulais... Mais on ne veut pas que j'y aille. Je ne sais mëme pas pourquoi. Et je n'ai rien á faire á l'Administration. Donc je me suis mis d'accord avec Touzik... Il m'emméne demain. Il est dêjá trois heures maintenant. Je vais aller dans le garage m'installer dans la voiture de Touzik, et lá j'attendrai le matin. Donc ce n'est pas la peine de vous inquiêter... - Je vais donc vous dire adieu... á moins que vous ne vouliez quand mëme venir? - Merci, je prêfére attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me rêveiller. Touzik n'attendra pas. Ils sortirent et gagnérent le garage main dans la main. - Alors, vous n'avez pas aimê ce que Touzik a racontê? demanda-t-elle. - Non. Je n'ai pas du tout aimê. Je n'aime pas qu'on parle de úa. A quoi bon? J'en ai plutæt honte... honte pour lui, pour vous, pour moi... Pour tout le monde. Úa n'a pas de sens. On dirait qu'il y a un grand ennui... - C'est la plupart du temps á cause de cet ennui, dit Alevtina. Mais vous n'avez pas á avoir honte pour moi, j'y suis indiffêrente. Úa m'est parfaitement êgal... Voilá, vous ëtes arrivê. Embrassez-moi avant de me quitter. Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret. - Merci, dit-elle. Puis elle fit demi-tour et s'êloigna rapidement. Sans savoir pourquoi, Perets agita la main dans sa direction. Il pênêtra dans le garage êclairê par de petites ampoules bleues, enjamba le gardien qui ronflait sur un siége empruntê á une voiture, trouva le camion de Touzik et grimpa dans la cabine. Úa sentait le caoutchouc, l'essence, la poussiére. Sur le pare-brise dansait un Mickey Mouse aux bras et jambes êcartês. On est bien, úa va, se dit Perets. J'aurais dù venir ici tout de suite. Tout autour êtaient garêes les voitures muettes, sombres et vides. Le gardien ronflait bruyamment. Les voitures dormaient, le gardien dormait, tout dormait dans l'Administration. Alevtina se dêshabillait dans sa chambre devant sa glace, á cætê de son lit prêparê, un grand lit á deux places doux et chaud... Non, il ne faut pas penser á úa. Parce que le jour on est gënê par les bavardages, le bruit de la "mercedes", tout ce remue-mênage stupide. Mais maintenant, plus d'êradication, de pênêtration, de protection, ni aucune autre sinistre absurditê, uniquement un monde endormi au-dessus de l'á-pic, un monde fantomatique comme tous les mondes endormis, invisible et inaudible, pas plus rêel que la forët. La forët est mëme maintenant plus rêelle : la forët ne dort jamais. Ou peut-ëtre elle dort, et rëve de nous tous. Nous sommes le songe de la forët. Le rëve atavique. Les fantæmes grossiers de sa sexualitê refroidie... Perets s'êtendit, recroquevillê, et fourra sous sa tëte son manteau roulê en boule. Mickey Mouse se balanúait doucement au bout de son fil. A la vue de ce jouet, les jeunes filles ne manquaient pas de s'êcrier : "Oh! qu'il est mignon", et le chauffeur Touzik leur rêpondait : "Le dedans vaut le dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui ne savait pas comment l'enlever de lá. Ni mëme si on pouvait l'enlever. Si on le dêplaúait, la voiture risquait peut-ëtre de partir. Lentement d'abord, puis de plus en plus vite, droit sur le gardien endormi, et Perets serait dans la cabine, en train d'appuyer sur tout ce qui lui tomberait sous la main ou sous le pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ; on voit dêjá sa bouche ouverte d'oý s'êchappent des ronflements, puis la voiture tressaute, tourne brutalement, s'êcrase contre le mur du garage, et dans la bréche apparaït le ciel bleu... Perets s'êveilla et s'aperúut que c'êtait dêjá le matin. A la porte grande ouverte du garage, des mêcaniciens fumaient, et l'on voyait derriére une surface que le soleil colorait en jaune. Il êtait sept heures. Perets se mit sur son sêant, s'essuya le visage et regarda dans le rêtroviseur. Il pensa qu'il lui faudrait se raser, mais resta dans la voiture. Touzik n'êtait pas encore arrivê, il fallait l'attendre lá, sur place, car tous les chauffeurs êtaient distraits et partaient toujours sans lui. Il y a deux régles á observer dans les relations avec les chauffeurs : premiérement, ne jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxiémement, ne jamais discuter avec le chauffeur qui vous conduit. A la limite, faire semblant de dormir... Les mêcaniciens á l'entrêe jetérent leurs mêgots qu'ils êcrasérent soigneusement á la pointe de leurs chaussures et entrérent dans le garage. Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'êtait pas du tout un mêcanicien, mais bien le manager. Quand ils passérent prés de lui, le manager s'arrëta á cætê de la cabine et, posant une main sur l'aile du camion, examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner : "Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric." - Oý est-il? demanda le mêcanicien inconnu. - ...! rêpondit tranquillement le manager. Regarde sous le siége. - Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le mêcanicien d'une voix irritêe. Je vous avais bien prêvenu que j'êtais serveur... Il y eut un temps de silence, puis la portiére du cætê du conducteur s'ouvrit sur le visage maussade et ennuyê du mêcanicien-serveur. Il jeta un coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'intêrieur de la cabine, tira un peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siége et se mit á remuer les objets qui s'y trouvaient. - C'est úa, un cric? demanda-t-il á mi-voix. - N-non, fit Perets. Je crois que c'est plutæt une clef á molette. Le mêcanicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pinúant les lévres, la posa sur le marchepied et recommenúa á fourrager sous le siége. - Úa? demanda-t-il. - Non, dit encore Perets. Úa, je peux vous dire exactement ce que c'est. C'est un arithmométre. Les crics ne sont pas comme úa. Le front plissê, le mêcanicien-serveur considêrait l'arithmométre. - Ils sont comment, alors? demanda-t-il. - Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs modéles. Il y a une espéce de manivelle mobile... - Il y en a une, lá. Comme sur une caisse enregistreuse. - Non, ce n'est pas du tout le mëme genre de manivelle. - Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe? Perets ne sut plus que rêpondre. Le mêcanicien attendit un peu, posa avec un soupir l'arithmométre sur le marchepied et se remit á l'oeuvre sous le siége. - C'est peut-ëtre úa? interrogea-t-il. - C'est possible. Úa y ressemble beaucoup. Mais lá il devrait y avoir une espéce de tige de fer. Une grosse tige. Le mêcanicien trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de sa main, dit : "Trés bien, je vais lui apporter úa pour commencer" et partit en laissant la portiére ouverte. Perets alluma une cigarette. On entendait derriére des cliquetis mêtalliques et des jurons. Puis le camion se mit á grincer et á tressauter. Touzik n'êtait toujours pas lá, mais Perets ne s'inquiêtait pas. Il s'imaginait en train de rouler dans la rue principale de l'Administration, et personne ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale en soulevant aprés eux un nuage de poussiére jaune, tandis que le soleil serait de plus en plus haut, sur leur droite, et qu'il commencerait bientæt á chauffer ; ils quitteraient alors la transversale pour s'engager sur la grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et á l'horizon ruisselleraient des mirages pareils á de grandes mares scintillantes... Le mêcanicien passa á nouveau devant la cabine en faisant rouler devant lui une lourde roue arriére. La roue prenait de la vitesse sur le sol bêtonnê et l'on voyait que le mêcanicien voulait l'arrëter pour la placer contre le mur, mais la roue n'inflêchit qu'á peine sa trajectoire et gagna pesam