- L÷che-moi, l÷che-moi, je te dis! Ils s'agitaient bruyamment á cætê de Perets, le bousculant des deux cætês. Stoðan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux, essayait d'une main de se libêrer de l'êtreinte de Stoðan et de l'autre pesait de toutes ses forces sur Perets pou- pouvoir l'enjamber. Il tirait par saccades et á chaque fois se dêgageait un peu plus de sa veste. Perets saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait á suivre du regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant. - Qu'est-ce qu'elle a á porter un pantalon, dit-il á Perets. Elles ont trouvê úa maintenant, le pantalon... - Ne le dêfends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un neurasthênique sexuel, mais un vulgaire salaud! Enléve-toi, ou tu vas prendre aussi! - Avant il y avait ces jupes, dit rëveusement Touzik. Un morceau d'êtoffe qu'elles s'enroulaient autour avec une êpingle pour le tenir. Alors moi, je prenais l'êpingle et... Si cela s'êtait passê dans le parc... Si cela s'êtait passê á l'hætel, á la bibliothéque ou dans la salle des actes... Et cela s'êtait passê - dans le parc, á la bibliothéque et mëme dans la salle des actes au cours de l'exposê de Kim : "Ce que tout travailleur de l'Administration doit savoir sur les mêthodes de la statistique mathêmatique." Et maintenant la forët voyait et entendait tout cela - les cochonneries salaces qui faisaient briller les yeux de Touzik, la face empourprêe de Quentin á la portiére de la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoðan á propos du travail, de la responsabilitê, de la bëtise le claquement des boutons arrachês sur les glaces de la cabine... Et on ne savait pas ce qu'elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela la dêgoùtait... - ..., disait avec dêlectation Touzik. Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main á sa pommette et regarda Perets, l'air abasourdi. - Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas. - Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les êpaules. Ce qu'il y a, c'est que je n'ai plus rien á faire ici, il y a plus de moto, vous voyez bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici? Quentin s'enquit á voix haute : - Il t'a mis sur la gueule? - Oui, dit Touzik, dêpitê. Sur la pommette, en plein sur l'os... Heureusement qu'il m'a pas eu á l'oeil. - Tu l'as vraiment eu sur la gueule? - Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas. - Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siége. - Touz, dit Stoðan, grimpe dans la voiture. Si on s'embourbe, tu nous aideras á tirer. - J'ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai plutæt le volant. On ne lui rêpondit pas ; il grimpa sur le siége arriére et s'assit á cætê de Quentin. Perets prit place á cætê de Stoðan et ils partirent. Les chiots avaient dêjá parcouru pas mal de chemin, mais Stoðan, qui guidait avec beaucoup d'adresse les roues droites sur le sentier et les gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commenúa á les suivre en faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commenúa á lui expliquer qu'il n'y avait aucun mal dans son esprit, que de toute faúon il n'avait plus de moto, úa lui êtait êgal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal chez lui, il reste un homme, forët ou pas forët, c'êtait êgal... "On t'avait dêjá tapê sur la gueule?" demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans mentir, úa t'est dêjá arrivê ou non?", demandait-il á intervalles rêguliers, en interrompant Touzik. "Non, rêpondait celui-ci, non, attends, finis d'abord de m'êcouter..." Perets frottait doucement son doigt enflê et regardait les chiots. Les enfants de la forët. Ou peut-ëtre les serviteurs de la forët. Ou encore les excrêments de la forët... Ils cheminaient lentement, infatigablement, en colonne, les uns á la suite des autres, comme s'ils coulaient á la surface de la terre, entre les troncs d'arbres pourris, les fondriéres, les mares d'eau dormante, dans l'herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le sentier disparaissait, s'enfonúait dans une boue odorante, se cachait sous les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussiére ne se collait á eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les tachait pas. Ils coulaient avec une dêtermination obtuse et inhumaine, comme s'ils suivaient une route familiére de tous temps connue. Ils êtaient quarante-trois. "Je brùlais d'ëtre ici et maintenant j'y suis, je vois enfin la forët de l'intêrieur, et je ne vois rien. J'aurais pu imaginer tout úa en restant á l'hætel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir, quand on n'arrive pas á s'endormir, quand tout est calme et que soudain au milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme en enfonúant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici, dans la forët, j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se transforment soudain en Selivan le traverseur de la forët - tout ce qu'il y a de plus absurde, de plus sacrê. Et tout ce qu'il y a dans l'Administration, je peux l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu rester chez moi et imaginer tout cela couchê sur le divan avec la radio á cætê de moi, en êcoutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c'est la mëme chose qu'imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un monde que quelqu'un a imaginê, sans prendre la peine de me l'expliquer. Et peut-ëtre aussi de se l'expliquer á lui-mëme. La maladie de la comprêhension, pensa soudain Perets. Voilá de quoi je souffre. La maladie de la comprêhension." II se pencha á la portiére et appliqua son doigt endolori sur la paroi froide. Les chiots ne prëtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne soupúonnaient probablement mëme pas son existence. Il êmanait d'eux une odeur forte et dêsagrêable, leur enveloppe paraissait maintenant transparente et sous elle on voyait comme des ombres se dêplacer par vagues. - Si on en attrapait un? proposa Quentin. C'est trés simple, on l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire. - Úa en vaut pas la peine, dit Stoðan. Quentin : - Pourquoi? De toute faúon, il faudra bien un un jour en attraper un. Stoðan : - Úa me fait un peu peur. D'abord, s'il créve, il faudra faire un rapport êcrit á Domarochinier... Touzik : - Nous, on les faisait cuire. Úa me plaisait pas, mais les autres disaient que c'êtait bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mëme genre de saletê. Úa me dêgoùte... Quentin : - J'ai remarquê une chose, leur nombre est toujours un nombre premier : treize, quarantetrois, quarante-sept... Stoðan : - Tu dis des bëtises. J'en ai rencontrê dans la forët des groupes de six, de douze... Quentin : - Dans la forët, je dis pas ; aprés, ils forment des groupes qui vont chacun de leur cætê. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre premier, tu peux vêrifier dans la revue, j'ai enregistrê toutes les portêes... Touzik : - Et une autre fois, avec les autres, on avait attrapê une fille du pays, úa avait êtê un sacrê rire... Stoðan : - Eh bien! êcris un article. Quentin : - C'est dêjá fait. Úa va me faire le quinziéme... Stoðan : - Moi j'en suis á dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui, comme co-auteur? Quentin : - Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit qu'actuellement le transport c'est primordial, mais Rita me conseille le commandant. Stoðan : - Surtout pas le commandant. Quentin : - Pourquoi? Stoðan : - Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y. Touzik : - Le commandant coupait le kêfir avec du liquide de frein. C'êtait quand il êtait responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on avait jetê une poignêe de punaises dans son appartement. Stoðan : - On dit qu'il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront moins de quinze articles suivront un traitement. Quentin : - Ah! oui, leurs traitements spêciaux, je les connais. Sale coup. Les cheveux s'arrëtent de pousser et tu pues du bec pendant un an... " Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus vite. Je n'ai plus rien á faire ici." Puis, il s'aperúut que la composition de la colonne des chiots s'êtait modifiêe. Il compta : trente-deux chiots avaient continuê tout droit, tandis que onze, rangês eux aussi en colonne, avaient tournê á gauche pour descendre vers l'êtendue d'eau sombre et immobile qui êtait apparue entre les arbres, á trés peu de distance du tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement êbauchês du rocher de l'Administration á l'horizon. Les onze chiots se dirigeaient avec dêtermination vers l'eau. Stoðan fit taire le moteur et ils descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement les uns aprés les autres dans le lac. - Ils coulent, dit avec êtonnement Quentin. Ils se noient. Stoðan prit une carte et l'êtala sur le capot. -C'est bien úa, dit-il. Le lac n'est pas indiquê. Ici il y a un village qui est marquê, mais pas de lac... Voilá, il y a êcrit : < Vill. Aborig. Soixantedix fraction onze." - C'est toujours comme úa, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans la forët? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici elles servent á rien. Lá il y a par exemple aujourd'hui une route, demain une riviére, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbelês et un mirador. Ou bien on tombera sur un entrepæt. - Úa me dit pas grand-chose de continuer, dit Stoðan en s'êtirant. Úa suffit peut-ëtre pour aujourd'hui? - Evidemment, úa suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye á toucher. On retourne á la voiture. - Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac, une main en visiére audessus de ses yeux. Il me semble qu'il y a une bonne femme qui se baigne lá-bas. Quentin s'arrëta. - Oý? - Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus. Quentin blëmit soudain et se prêcipita á toutes jambes vers la voiture. -Oý tu la vois? demanda Stoðan. - Lá-bas, sur l'autre rive... - Il n'y a rien du tout lá-bas, siffla Quentin. Il êtait debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la rive opposêe. Ses mains tremblaient. - Sale baratineur... tu veux encore prendre sur la gueule... Rien du tout lá-bas! rêpêta-t-il en tendant les jumelles á Stoðan. - Comment úa, rien! dit Touzik. Je suis tout de mëme pas bigleux, chez moi on m'appelle Œilde-lynx... - Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit Stoðan. Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains... - Rien du tout lá-bas, marmonna Quentin. Tout úa c'est de la blague... Il raconte n'importe quoi... - Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je vous le dis. Perets tressaillit. - Donnez-moi les jumelles, dit-il trés vite. - On voit rien, dit Stoðan en lui tendant les jumelles. - Vous ëtes bien tombê, si vous le croyez, marmonna Quentin qui commenúait á se rassêrêner. - Parole, elle êtait lá, dit Touzik. Elle a dù plonger. Tout á l'heure, elle ressortira. Perets colla les jumelles á ses yeux. Il ne s'attendait pas á voir quelque chose : c'eùt êtê trop simple. Et il ne vit rien. Il n'y avait que l'êtendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forët, et la silhouette du rocher de l'Administration audessus de la crëte dentelêe des arbres. - Comment êtait-elle? demanda-t-il. Touzik commenúa á dêcrire en dêtail, en s'aidant de ses mains, comment elle êtait. Ce qu'il dêcrivait êtait trés allêchant, et racontê avec beaucoup de passion, mais ce n'êtait pas ce que voulait Perets. - Oui, bien sùr, dit-il. Oui... Oui... "Peut-ëtre est-elle allêe á la rencontre des chiots", pensait-il, secouê sur le siége arriére au cætê d'un Quentin rembruni, tout en regardant les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure - Touzik êtait en train de m÷chonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forët, blanche, froide, assurêe, et elle est entrêe dans l'eau, dans l'eau familiére, entrêe dans le lac comme j'entre dans la bibliothéque ; elle s'est plongêe dans le crêpuscule vert et mouvant et elle a nagê á la rencontre des chiots, et maintenant elle les a dêjá rencontrês au milieu du lac, au fond, et elle les a emmenês quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but. Et de nouveaux êvênements se prêpareront dans la forët, et peut-ëtre, á de nombreux milles d'ici, se produira ou commencera á se produire quelque chose d'autre : au milieu des arbres commenceront á bouillonner des bouffêes de brouillard lilas qui ne sera pas du tout du brouillard - á moins qu'un autre cloaque n'entre en travail au milieu d'une paisible clairiére, ou que les aborigénes bigarrês qui, tout rêcemment encore, restaient paisiblement assis á regarder des films instructifs et á êcouter patiemment les explications dispensêes par le zéle de Bêatrice Vakh ne se lévent soudain et partent dans la forët pour ne plus jamais revenir... Et tout sera rempli d'un sens profond, de mëme qu'est plein de sens chaque mouvement d'un mêcanisme complexe, et tout sera pour nous êtrange et donc insensê, pour nous ou en tout cas pour ceux d'entre nous qui ne peuvent encore s'habituer á l'absence de sens et la prendre pour la norme." Et il ressentit l'importance de chacun des êvênements, de chacun des phênoménes qui l'entouraient : du fait qu'il ne pouvait y avoir quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la portêe, du fait que le tronc de cet arbre êtait prêcisêment couvert d'une mousse rouge, du fait qu'on ne voyait pas le ciel au-dessus du sentier á cause des branches hautes des arbres. Le tout-terrain êtait secouê, Stoðan roulait trés lentement et Perets aperúut de loin á travers le pare-brise un poteau penchê muni d'une pancarte qui portait une inscription. L'inscription êtait dêlavêe et rongêe par les pluies, c'êtait une trés vieille inscription tracêe sur une trés vieille planche d'un gris sale, clouêe au poteau par deux ênormes clous rouilles : "Ici, il y a deux ans, s'est tragiquement noyê le traverseur de la forët Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacrê." "Que faisais-tu lá, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te noyer ici? Tu êtais certainement un bon garúon, tu avais une tëte rasêe, une m÷choire carrêe et velue, une dent en or, des tatouages, tu en êtais couvert de la tëte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et á ta main droite il manquait un doigt qu'on t'avait arrachê d'un coup de dent dans une bagarre d'ivrognes. Tu n'avais êvidemment pas le coeur á ëtre un traverseur de la forët, mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi : tu devais purger ta peine sur le rocher oý se trouve maintenant l'Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la forët. Et lá tu n'as pas êcrit d'articles, tu n'y pensais mëme pas, tu pensais á d'autres articles, qui avaient êtê êcrits avant toi et contre toi. Et tu as construit lá une route stratêgique, tu as posê des dalles de bêton, tu as profondêment entaillê les flancs de la forët pour que des bombardiers octimoteurs puissent, en cas de nêcessitê, se poser sur cette route. Mais la forët pouvait-elle supporter cela? Tu vois, elle l'a noyê dans un endroit sec. Mais dans dix ans, on t'êlévera un monument, et peut-ëtre donnera-t-on ton nom á un cafê quelconque. Le cafê s'appellera " Chez Gustav ", et le chauffeur Touzik ira y boire du kêfir et caresser les gamines êbouriffêes de la chorale locale..." "Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour les raisons qui auraient dù les lui valoir. La premiére fois, il avait êtê envoyê en colonie pênitentiaire pour vol de papierposte, la deuxiéme pour infraction á la rêglementation sur les passeports. "Stoðan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de kêfir, rien. Il aime d'un amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n'a jamais aimê d'un amour tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtiéme article, il offrira á Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussê malgrê ses articles, malgrê ses larges êpaules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas ceux qui ont le nez trop propre, les soupúonnant - non sans raison - d'ëtre des pervers d'un raffinement inconcevable. Stoðan vit dans la forët, qu'á la diffêrence de Gustav il a rejointe de son plein grê, et ne se plaint jamais de rien, bien que la forët ne soit pour lui qu'un immense dêpotoir de matêriaux vierges destinês á l'êcriture d'articles qui lui êpargneront le traitement... "On peut s'êtonner á l'infini qu'il y ait des gens capables de s'habituer á le forët, et pourtant ces gens sont l'êcrasante majoritê. La forët les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif, ou comme endroit oý beaucoup de choses sont permises, ou encore comme endroit oý l'on peut se cacher. Puis elle les effraie un peu, et ils dêcouvrent soudain que " c'est le mëme g÷chis ici que partout ailleurs ", ce qui les rêconcilie avec l'êtrangetê de la forët, mais aucun d'entre eux n'a l'intention d'y terminer ses jours... Quentin par exemple, á ce qu'on dit, ne vit ici que parce qu'il a peur de laisser sa Rita sans surveillance. Rita, elle, refuse absolument d'aller ailleurs et ne parle jamais á personne. Pourquoi... "Et puisque j'en suis á Rita... Rita peut partir dans la forët et n'en pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les lacs de la forët. Rita enfreint tous les réglements, et personne n'ose lui faire d'observations. Rita n'êcrit pas d'articles. Rita, d'une maniére gênêrale, n'êcrit rien, pas mëme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir chez la buffetiére, si elle n'est pas occupêe avec quelqu'un d'autre... A la station, tout se sait... Le soir ils allument la lumiére dans le club, ils branchent le phono, ils boivent follement du kêfir et la nuit, sous la lune, jettent les bouteilles dans les lacs - á qui lancera le plus loin. Ils dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, êchangent leurs femmes. Le jour, dans leurs laboratoires, ils transvasent la forët d'êprouvette en êprouvette, examinent la forët au microscope, la comptent sur leurs arithmométres, tandis que la forët autour d'eux, suspendue au-dessus d'eux, pousse ses vêgêtations jusque dans leurs chambres et vient dresser sous leurs fenëtres, dans les heures êtouffantes qui prêcédent l'orage, des foules d'arbres errants, sans peut-ëtre comprendre elle non plus ce qu'ils sont, pourquoi ils sont lá et pourquoi ils sont, d'une maniére gênêrale... "Heureusement, je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je n'ai rien compris, rien trouvê de ce que je voulais trouver, mais je sais maintenant que je ne comprendrai jamais rien, que je ne trouverai jamais rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre moi et la forët, la forët ne m'est pas plus proche que l'Administration. Mais en tout cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai que vienne le temps..." La cour de la station êtait vide. Il n'y avait pas un camion, pas de queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que la valise de Perets au beau milieu du perron et son manteau gris accrochê au garde-corps de la vêranda. Perets descendit du tout-terrain et jeta un regard anxieux autour de lui. Bras dessus, bras dessous, Touzik et Quentin se dirigeaient dêjá vers le rêfectoire d'oý venaient des bruits de vaisselle et une odeur de graillon. Stoðan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage. Perets comprit soudain avec effroi ce que cela signifiait : le phono dêchaïnê, les bavardages stupides, le kêfir, "encore un petit verre peut-ëtre?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs... Une main frappa au guichet de la caisse, le caissier se montra et dit d'un air courroucê : - Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer. Perets s'avanúa d'un pas rapide vers le guichet. - Lá, la somme en toutes lettres, dit le caissier. Pas lá, lá. Qu'est-ce que vous avez á trembler des mains comme úa? Tenez... Il se mit á compter des billets. - Oý sont les autres? demanda Perets. - Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe. - Non, je pensais á... - Cela n'intêresse personne, ce á quoi vous pensiez. Je ne peux pas changer pour vous la procêdure en usage. Voilá votre salaire. Vous l'avez perúu? - Je voulais savoir... - Je vous demande si vous avez perúu votre salaire. Oui ou non? - Oui. - Enfin. Maintenant voilá votre prime. Vous l'avez perúue? - Oui. - C'est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis pressê. Je dois ëtre á l'Administration avant sept heures. - Je voulais simplement demander, plaúa á la h÷te Perets, oý êtaient les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener... sur le Continent... - Le Continent, je ne peux pas. Je dois ëtre á l'Administration. Permettez, je ferme le guichet. - Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets. - Ce n'est pas la question. Vous ëtes adulte, vous devez comprendre. Je suis caissier. J'ai des feuilles de paye. Et s'il leur arrivait quelque chose? Enlevez votre coude. Perets enleva son coude et le guichet se referma. A travers la vitre obscurcie par la saletê, il regardait le caissier ramasser les feuilles de paye, les froisser n'importe comment et les fourrer dans sa sacoche quand soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrérent, liérent les mains du caissier, lui passérent une boucle autour du cou et l'un d'eux l'emmena au bout de la corde tandis que l'autre prenait la sacoche et parcourait la piéce du regard - et aperúut Perets. Ils s'entre-regardérent quelques instants á travers la vitre sale, puis, avec une lenteur et une prêcaution infinie, comme s'il craignait d'effrayer quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une chaise et avec la mëme lenteur et la mëme prêcaution, sans quitter Perets des yeux, tendit le bras vers le fusil qui êtait appuyê contre le mur. Perets attendait, glacê et sans y croire. Le garde prit le fusil et sortit á reculons en refermant la porte derriére lui. La lumiére s'êteignit. Perets se dêtacha alors du guichet, courut sur la pointe des pieds jusqu'á sa valise, s'en empara et se prêcipita au-dehors, le plus loin possible de cet endroit. Il se dissimula derriére le garage et vit le garde apparaïtre sur le perron en tenant le fusil baðonnette croisêe, regarder á gauche, á droite, sous ses pieds, prendre sur la balustrade le manteau de Perets, le soupeser, en fouiller les poches, puis, aprés un dernier regard circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise. Il faisait frais, le soir tombait. Perets regardait stupidement les fenëtres êclairêes, barbouillêes de craie jusqu'á leur moitiê. Derriére elles, des ombres passaient, sur le toit l'aube grillagêe du radar tournait silencieusement. On entendait des bruits de vaisselle et dans la forët les cris des animaux nocturnes. Puis un projecteur s'alluma quelque part et promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-dêverseur au coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte en tressautant au passage d'une fondriére, suivi par le faisceau du projecteur. Dans la benne se trouvait le garde au fusil. Il essayait d'allumer une cigarette en s'abritant du vent et on voyait, enroulêe autour de son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui disparaissait dans la fenëtre entrouverte de la cabine. Le camion s'êloigna, le projecteur s'êteignit. Dans la cour passa, ombre sinistre traïnant d'ênormes bottes, un deuxiéme garde armê d'un fusil qu'il tenait sous son bras. De tempe en temps il s'arrëtait pour se pencher et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en sueur et, figê d'angoisse, le suivit des yeux. La forët rêsonnait de cris longs et effrayants. Des portes claquaient quelque part. Une lumiére jaillit au premier êtage et quelqu'un dit d'une voix forte : "On êtouffe, chez toi." Dans l'herbe tomba quelque chose de rond et brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci se sentit á nouveau dêfaillir mais comprit ensuite que ce n'êtait qu'une bouteille de kêfir vide. "A pied, pensa-t-il, il faut que j'y aille á pied. Vingt kilométres á travers la forët. Malheureusement, á travers la forët. Elle ne verra maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue, ployant sous le poids d'une valise qu'on ne sait trop pourquoi il ne se dêcide pas á abandonner. Je me traïnerai et la forët hurlera et rugira des deux cætês..." Le garde reparut dans la cour. Il n'êtait plus seul mais accompagnê de quelqu'un qui soufflait et reniflait lourdement, quelqu'un d'ênorme, á quatre pattes. Ils s'arrëtérent au milieu de la cour et Perets entendit le garde qui marmonnait : "Tiens, lá, tiens... Mais ne bouffe pas, imbêcile, flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau, faut le flairer. Hein? Cherche, on te dit." Celui qui êtait á quatre pattes geignait et glapissait. "Eh! dit soudain le garde d'une voix excêdêe, il y a que les puces que tu sais chercher... Pheuh!" Ils se sêparérent dans l'obscuritê. Des talons sonnérent sur le perron, une porte claqua. Puis quelque chose de froid et d'humide vint s'appliquer sur la joue de Perets. Il tressaillit et faillit tomber C'êtait un ênorme chien loup qui glapit de maniére á peine audible, exhala un profond soupir et posa une tëte lourde sur les genoux de Perets. Perets le caressa derriére l'oreille. Le chien loup b÷illa et êtait sur le point de s'installer, apprivoisê, quand êclata au premier êtage la musique d'un phono. Le chien loup se jeta de cætê en silence et s'enfuit en courant. Le phono se dêchaïnait, il n'y avait plus rien d'autre que lui á des kilométres á la ronde. Alors, exactement comme dans un film d'aventures, silencieusement la lumiére bleue s'êclaira, les portes s'ouvrirent et dans la cour pênêtra, tel un vaisseau de haut bord, un camion gigantesque, entiérement couvert de constellations de feux de signalisation. Il s'arrëta et coupa ses phares dont les lumiéres s'êteignirent lentement, comme un monstre de la forët qui exhale son dernier souffle. Le chauffeur Voldemar passa la tëte á la portiére et se mit á crier quelque chose á pleine bouche. Il s'êgosilla longtemps ainsi, visiblement en proie á une fureur croissante, puis cracha, rentra dans la cabine et repassa le torse á la portiére pour y êcrire á la craie, la tëte en bas : "PERETS!!" Perets comprit alors que le camion êtait venu pour lui. Il saisit sa valise et se mit á courir á travers la cour sans oser regarder derriére lui, craignant d'entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa pêniblement par deux êchelles jusqu'á la cabine aussi vaste qu'une chambre et pendant qu'il casait sa valise, qu'il s'installait et cherchait une cigarette, Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s'empourprant, s'êpoumonant, gesticulant et frappant sur l'êpaule de Perets. Mais c'est seulement lorsque le phono s'interrompit subitement que Perets put enfin entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait de jurer copieusement. Le camion n'avait pas encore franchi les portes que Perets êtait dêjá endormi, comme si on lui avait appliquê sur le visage un masque d'êther. V Perets fut rêveillê par une sensation de malaise, d'angoisse, par un poids, insupportable á ce qu'il lui parut au dêbut, sur son ëtre et tous les organes de ses sens. Un malaise qui confinait á la douleur, et il gêmit involontairement en revenant lentement á lui. Ce poids sur son ëtre se transforma en dêpit et en dêsespoir, parce que la voiture n'allait pas sur le Continent, encore une fois elle n'allait pas sur le Continent, elle n'allait mëme nulle part : elle êtait arrëtêe, moteur coupê, morte et glacêe, les portiéres grandes ouvertes. Le pare-brise êtait couvert de gouttes frissonnantes qui se rêunissaient et s'êcoulaient en ruisselets froids. La nuit derriére la vitre êtait illuminêe par les êclats aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces êclats incessants qui crevaient l'oeil. Et on n'entendait rien non plus : Perets pensa mëme au dêbut qu'il êtait devenu sourd, avant de prendre conscience de la pression rêguliére qu'exerúait sur ses tympans le mugissement dense de sirénes aux voix multiples. Il se mit á aller et venir dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, á la maudite valise, tenta d'essuyer la vitre, passa la tëte á une portiére, á l'autre : il ne pouvait absolument pas comprendre oý il se trouvait, quel genre d'endroit c'êtait et ce que tout cela signifiait. La guerre, pensa-t-il, mon Dieu! c'est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espéce de grand b÷timent inconnu dont toutes les fenëtres de tous les êtages s'êclairaient et s'êteignaient en mëme temps á intervalles rêguliers. Il voyait encore une quantitê ênorme de grandes taches lilas. Soudain une voix monstrueuse prononúa tranquillement, comme dans le silence le plus complet : "Attention, attention. Tous les employês doivent se trouver aux places dêterminêes par la situation numêro six cent soixante-quinze fraction Pêgase omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal du padischach sans suite spêciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je rêpéte. Attention, attention. Tous les employês..." Les projecteurs cessérent leur balayage et Perets distingua enfin l'arche familiére surmontêe de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale de l'Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en vëtements de nuit avec des lampes á pêtrole á cætê des cottages, puis il aperúut pas trés loin une chaïne de gens, en manteaux noirs flottant au vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la rue et traïnaient quelque chose d'êtrange et de clair que Perets identifia au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an mëme instant une voix emportêe glapit au-dessus de son oreille : "C'est pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as á rester lá?" En reculant, il vit á cætê de lui un ingênieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur le front, l'inscription au crayon a encre "Libidovitch". L'ingênieur lui passa carrêment dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le siége du conducteur, fouilla un peu á la recherche de la clef de contact, ne la trouva pas, poussa un glapissement hystêrique et dêboula de la cabine par l'autre cætê. Dans la rue tous les rêverbéres s'allumérent et il se mit á faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit restérent avec leurs lampes á pêtrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient tous un filet á papillon á la main, et ils le balanúaient en mesure, comme pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte. Dans la rue passérent l'une aprés l'autre quatre voitures noires lugubres, sortes d'autobus sans fenëtre aux toits surmontês d'aubes grillagêes qui tournaient, puis une antique automitrailleuse dêboucha d'une rue transversale et s'engagea á leur suite. Sa tourelle rouillêe tournait avec un grincement perúant et le mince canon de la mitrailleuse montait et descendait. Le blindê se fraya pêniblement un chemin le long du camion, l'êcoutille de la tourelle s'ouvrit et livra passage á un homme en chemise de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria á Perets d'une voix mêcontente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes lá!" Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux. Je ne partirai jamais d'ici, pensa-t-il, hêbêtê. Je ne sers á personne ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici, mëme si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une inondation... - Vos papiers, s'il vous plaït, dit une voix traïnante de vieillard, tandis qu'une main tapotait l'êpaule de Perets. - Quoi? - Les documents. Vous les avez prêparês? C'êtait un vieillard en impermêable de toile cirêe, la poitrine barrêe par un fusil Berdan suspendu á une chaïnette mêtallique vêtustê. - Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire? - Ah! GOSPODINE Perets! dit le vieillard. Vous n'avez pas entendu ce qu'on a dit sur la situation? Vous devriez dêjá avoir tous vos papiers á la main, dêpliês bien á plat, comme au musêe... Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuyês sur son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le visage de Perets et dit : - Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous n'avez plus de figure. Vous travaillez trop. Il lui rendit le certificat. - Que se passe-t-il? demanda Perets. - Il se passe ce qui est prêvu de se passer, dit le vieillard soudain sêvére. Il se passe que c'est la situation numêro six cent soixante-quinze fraction Pêgase. C'est-á-dire l'êvasion. - Quelle êvasion? D'oý? - Celle qui est prêvue par la situation, dit le vieillard en commenúant á redescendre l'êchelle. Úa peut partir d'un moment á l'autre, alors faites attention á vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte. - Bon, dit Perets. Merci. D'en bas s'êleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar : - Qu'est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock? Je vais t'en montrer des papiers! Tu l'as vu, celui-lá? et maintenant dêcampe, si tu as vu... Une bêtonniére qu'on tirait á la main passa á proximitê, accompagnêe de cris et de piêtinements. Tous ses poils hêrissês, le chauffeur Voldemar se hissa á bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua bruyamment la portiére. Le camion dêmarra séchement et prit la grand-rue, passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets á papillons. "On va au garage, se dit Perets. Bah! de toute faúon... Mais je ne toucherai pas á la valise. J'en ai assez de la traïner, qu'elle aille au diable." II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta soudain la rue principale, vira brutalement, enfonúa une barricade faite de tonneaux vides et de têlégues et poursuivit sa route. Un avant-train arrachê á un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se dêtacha et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une êtroite ruelle latêrale. L'air renfrognê, une cigarette êteinte au coin de la bouche, Voldemar tournait l'ênorme volant, courbant et redressant son corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues êtaient sombres et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras êcartês furent fugitivement rêvêlês par la lumiére des phares, puis disparurent et ce fut tout. - Qu'est-ce que j'ai eu comme idêe, dit Voldemar. Je voulais aller directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis, autant passer au garage, faire une petite partie d'êchecs... Lá je rencontre Achille l'ajusteur, on va chercher du kêfir, on le boit, on sort l'êchiquier... Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se passe bien... Je suis en E4, lui en C6... Je lui dis : "Tu peux faire des priéres." Et lá úa a commencê... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets? Perets lui donna une cigarette. - Et cette êvasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. Oý allons-nous? - Une êvasion tout á fait ordinaire, dit Voldemar en allumant sa cigarette. Il y en a chaque annêe comme úa. Une machine s'est êvadêe chez les ingênieurs. Et maintenant, tout le monde a reúu l'ordre de l'attraper. Voilá, on la cherche. C'êtait la limite de la colonie. Des gens erraient dans un terrain vague êclairê par la lune. Ils avaient l'air de jouer á colin-maillard : ils marchaient les jambes á demi flêchies, les bras largement êcartês. Ils avaient tous les yeux bandês. L'un d'eux heurta un poteau de plein fouet et poussa sans doute un cri de douleur, car les autres s'arrëtérent tous en mëme temps et se mirent á remuer prudemment la tëte. - C'est chaque annêe le mëme guignol, disait Voldemar. Ils ont des cellules photo-êlectriques, des engins acoustiques, cybernêtiques, ils ont mis des fainêants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque annêe úa rate pas, il y en a une qui s'êchappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire connaissance avec, je te le demande? Suffit que tu l'aperúoives du coin de l'oeil, et terminê : ou bien on te met ingênieur, ou bien on t'envoie, dans une base êloignêe, planter des choux quelque part dans la forët, pour que tu puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse á qui mieux mieux. Il y en a qui se bandent les yeux pour rien voir, d'autres qui... Mais celui qui a un peu plus de cervelle, il se met á courir en hurlant á s'en faire pêter les cordes vocales. Il demande les papiers á un, il en fouille un autre, ou alors il monte simplement sur un toit pour pousser des cris. Úa va bien dans le dêcor, et il y a aucun risque... - Et nous, on va aussi se mettre á chercher? demanda Perets. - Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le monde. Pendant six heures d'horloge. C'est l'ordre : si au bout de six heures la machine n'a pas êtê retrouvêe, on la dêtruit á distance. Comme úa, ni vu ni connu. Autrement, úa pourrait tomber entre des mains êtrangéres. Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est encore un silence de paradis, vous allez voir, á cætê de ce qui va se passer dans six heures. C'est que personne ne sait oý cette machine a bien pu se fourrer. Elle est peut-ëtre dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour que úa risque pas de foirer... L'annêe derniére, la machine se trouvait aux bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui êtaient allês lá, se mettre á l'abri. Les bains, on se dit, c'est un endroit humide, qui se remarque pas... Et moi j'y êtais aussi. Les bains, je m'êtais dit... L'explosion m'a projetê á travers la fenëtre, úa a pas fait un pli, comme si j'avais êtê emportê par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me suis retrouvê assis sur un tas de neige, avec des poutres enflammêes