dix minutes apris, La Porte jtait dans la loge ; en deux mots, d'Artagnan le mit au fait et lui indiqua oshch jtait Mme Bonacieux. La Porte s'assura par deux fois de l'exactitude de l'adresse, et partit en courant. Cependant, a peine eut-il fait dix pas, qu'il revint. " Jeune homme, dit-il a d'Artagnan, un conseil. -- Lequel ? -- Vous pourriez ktre inquijtj pour ce qui vient de se passer. -- Vous croyez ? -- Oui. -- Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde ? -- Eh bien ? -- Allez le voir pour qu'il puisse tjmoigner que vous jtiez chez lui a neuf heures et demie. En justice, cela s'appelle un alibi. " D'Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes a son cou, il arriva chez M. de Trjville ; mais, au lieu de passer au salon avec tout le monde, il demanda a entrer dans son cabinet. Comme d'Artagnan jtait un des habitujs de l'hftel, on ne fit aucune difficultj d'accjder a sa demande ; et l'on alla prjvenir M. de Trjville que son jeune compatriote, ayant quelque chose d'important a lui dire, sollicitait une audience particuliire. Cinq minutes apris, M. de Trjville demandait a d'Artagnan ce qu'il pouvait faire pour son service et ce qui lui valait sa visite a une heure si avancje. " Pardon, Monsieur ! dit d'Artagnan, qui avait profitj du moment oshch il jtait restj seul pour retarder l'horloge de trois quarts d'heure ; j'ai pensj que, comme il n'jtait que neuf heures vingt-cinq minutes, il jtait encore temps de me prjsenter chez vous. -- Neuf heures vingt-cinq minutes ! s'jcria M. de Trjville en regardant sa pendule ; mais c'est impossible ! -- Voyez plutft, Monsieur, dit d'Artagnan, voila qui fait foi. -- C'est juste, dit M. de Trjville, j'aurais cru qu'il jtait plus tard. Mais voyons, que me voulez-vous ? " Alors d'Artagnan fit a M. de Trjville une longue histoire sur la reine. Il lui exposa les craintes qu'il avait conzues a l'jgard de Sa Majestj ; il lui raconta ce qu'il avait entendu dire des projets du cardinal a l'endroit de Buckingham, et tout cela avec une tranquillitj et un aplomb dont M. de Trjville fut d'autant mieux la dupe, que lui-mkme, comme nous l'avons dit, avait remarquj quelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et la reine. A dix heures sonnant, d'Artagnan quitta M. de Trjville, qui le remercia de ses renseignements, lui recommanda d'avoir toujours a coeur le service du roi et de la reine, et qui rentra dans le salon. Mais, au bas de l'escalier, d'Artagnan se souvint qu'il avait oublij sa canne : en consjquence, il remonta prjcipitamment, rentra dans le cabinet, d'un tour de doigt remit la pendule a son heure, pour qu'on ne pyt pas s'apercevoir, le lendemain, qu'elle avait jtj djrangje, et syr djsormais qu'il y avait un tjmoin pour prouver son alibi, il descendit l'escalier et se trouva bientft dans la rue. CHAPITRE XI. L'INTRIGUE SE NOUE Sa visite faite a M. de Trjville, d'Artagnan prit, tout pensif, le plus long pour rentrer chez lui. A quoi pensait d'Artagnan, qu'il s'jcartait ainsi de sa route, regardant les jtoiles du ciel, et tantft soupirant, tantft souriant ? Il pensait a Mme Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire, la jeune femme jtait presque une idjalitj amoureuse. Jolie, mystjrieuse, initije a presque tous les secrets de cour, qui refljtaient tant de charmante gravitj sur ses traits gracieux, elle jtait soupzonnje de n'ktre pas insensible, ce qui est un attrait irrjsistible pour les amants novices ; de plus, d'Artagnan l'avait djlivrje des mains de ces djmons qui voulaient la fouiller et la maltraiter, et cet important service avait jtabli entre elle et lui un de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un plus tendre caractire. D'Artagnan se voyait djja, tant les rkves marchent vite sur les ailes de l'imagination, accostj par un messager de la jeune femme qui lui remettait quelque billet de rendez-vous, une chaone d'or ou un diamant. Nous avons dit que les jeunes cavaliers recevaient sans honte de leur roi ; ajoutons qu'en ce temps de facile morale, ils n'avaient pas plus de vergogne a l'endroit de leurs maotresses, et que celles-ci leur laissaient presque toujours de prjcieux et durables souvenirs, comme si elles eussent essayj de conqujrir la fragilitj de leurs sentiments par la soliditj de leurs dons. On faisait alors son chemin par les femmes, sans en rougir. Celles qui n'jtaient que belles donnaient leur beautj, et de la vient sans doute le proverbe, que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Celles qui jtaient riches donnaient en outre une partie de leur argent, et l'on pourrait citer bon nombre de hjros de cette galante jpoque qui n'eussent gagnj ni leurs jperons d'abord, ni leurs batailles ensuite, sans la bourse plus ou moins garnie que leur maotresse attachait a l'arzon de leur selle. D'Artagnan ne possjdait rien ; l'hjsitation du provincial, vernis ljger, fleur jphjmire, duvet de la pkche, s'jtait jvaporje au vent des conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires donnaient a leur ami. D'Artagnan, suivant l'jtrange coutume du temps, se regardait a Paris comme en campagne, et cela ni plus ni moins que dans les Flandres : l'Espagnol la-bas, la femme ici. C'jtait partout un ennemi a combattre, des contributions a frapper. Mais, disons-le, pour le moment d'Artagnan jtait my d'un sentiment plus noble et plus djsintjressj. Le mercier lui avait dit qu'il jtait riche ; le jeune homme avait pu deviner qu'avec un niais comme l'jtait M. Bonacieux, ce devait ktre la femme qui tenait la clef de la bourse. Mais tout cela n'avait influj en rien sur le sentiment produit par la vue de Mme Bonacieux, et l'intjrkt jtait restj a peu pris jtranger a ce commencement d'amour qui en avait jtj la suite. Nous disons : a peu pris, car l'idje qu'une jeune femme, belle, gracieuse, spirituelle, est riche en mkme temps, n'fte rien a ce commencement d'amour, et tout au contraire le corrobore. Il y a dans l'aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques qui vont bien a la beautj. Un bas fin et blanc, une robe de soie, une guimpe de dentelle, un joli soulier au pied, un frais ruban sur la tkte, ne font point jolie une femme laide, mais font belle une femme jolie, sans compter les mains qui gagnent a tout cela ; les mains, chez les femmes surtout, ont besoin de rester oisives pour rester belles. Puis d'Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous n'avons pas cachj l'jtat de sa fortune, d'Artagnan n'jtait pas un millionnaire ; il espjrait bien le devenir un jour, mais le temps qu'il se fixait lui-mkme pour cet heureux changement jtait assez jloignj. En attendant, quel djsespoir que de voir une femme qu'on aime djsirer ces mille riens dont les femmes composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces mille riens ! Au moins, quand la femme est riche et que l'amant ne l'est pas, ce qu'il ne peut lui offrir elle se l'offre elle-mkme ; et quoique ce soit ordinairement avec l'argent du mari qu'elle se passe cette jouissance, il est rare que ce soit a lui qu'en revienne la reconnaissance. Puis d'Artagnan, disposj a ktre l'amant le plus tendre, jtait en attendant un ami tris djvouj. Au milieu de ses projets amoureux sur la femme du mercier, il n'oubliait pas les siens. La jolie Mme Bonacieux jtait femme a promener dans la plaine Saint-Denis ou dans la foire Saint- Germain en compagnie d'Athos, de Porthos et d'Aramis, auxquels d'Artagnan serait fier de montrer une telle conqukte. Puis, quand on a marchj longtemps, la faim arrive ; d'Artagnan depuis quelque temps avait remarquj cela. On ferait de ces petits doners charmants oshch l'on touche d'un cftj la main d'un ami, et de l'autre le pied d'une maotresse. Enfin, dans les moments pressants, dans les positions extrkmes, d'Artagnan serait le sauveur de ses amis. Et M. Bonacieux, que d'Artagnan avait poussj dans les mains des sbires en le reniant bien haut et a qui il avait promis tout bas de le sauver ? Nous devons avouer a nos lecteurs que d'Artagnan n'y songeait en aucune fazon, ou que, s'il y songeait, c'jtait pour se dire qu'il jtait bien oshch il jtait, quelque part qu'il fyt. L'amour est la plus jgopste de toutes les passions. Cependant, que nos lecteurs se rassurent : si d'Artagnan oublie son hfte ou fait semblant de l'oublier, sous prjtexte qu'il ne sait pas oshch on l'a conduit, nous ne l'oublions pas, nous, et nous savons oshch il est. Mais pour le moment, faisons comme le Gascon amoureux. Quant au digne mercier, nous reviendrons a lui plus tard. D'Artagnan, tout en rjfljchissant a ses futures amours, tout en parlant a la nuit, tout en souriant aux jtoiles, remontait la rue du Cherche-Midi ou Chasse-Midi, ainsi qu'on l'appelait alors. Comme il se trouvait dans le quartier d'Aramis, l'idje lui jtait venue d'aller faire une visite a son ami, pour lui donner quelques explications sur les motifs qui lui avaient fait envoyer Planchet avec invitation de se rendre immjdiatement a la souriciire. Or, si Aramis s'jtait trouvj chez lui lorsque Planchet y jtait venu, il avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n'y trouvant personne que ses deux autres compagnons peut-ktre, ils n'avaient dy savoir, ni les uns ni les autres, ce que cela voulait dire. Ce djrangement mjritait donc une explication, voila ce que disait tout haut d'Artagnan. Puis, tout bas, il pensait que c'jtait pour lui une occasion de parler de la jolie petite Mme Bonacieux, dont son esprit, sinon son coeur, jtait djja tout plein. Ce n'est pas a propos d'un premier amour qu'il faut demander de la discrjtion. Ce premier amour est accompagnj d'une si grande joie, qu'il faut que cette joie djborde, sans cela elle vous jtoufferait. Paris depuis deux heures jtait sombre et commenzait a se faire djsert. Onze heures sonnaient a toutes les horloges du faubourg Saint- Germain, il faisait un temps doux. D'Artagnan suivait une ruelle situje sur l'emplacement oshch passe aujourd'hui la rue d'Assas, respirant les jmanations embaumjes qui venaient avec le vent de la rue de Vaugirard et qu'envoyaient les jardins rafraochis par la rosje du soir et par la brise de la nuit. Au loin rjsonnaient, assourdis cependant par de bons volets, les chants des buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine. Arrivj au bout de la ruelle, d'Artagnan tourna a gauche. La maison qu'habitait Aramis se trouvait situje entre la rue Cassette et la rue Servandoni. D'Artagnan venait de djpasser la rue Cassette et reconnaissait djja la porte de la maison de son ami, enfouie sous un massif de sycomores et de cljmatites qui formaient un vaste bourrelet au-dessus d'elle lorsqu'il aperzut quelque chose comme une ombre qui sortait de la rue Servandoni. Ce quelque chose jtait enveloppj d'un manteau, et d'Artagnan crut d'abord que c'jtait un homme ; mais, a la petitesse de la taille, a l'incertitude de la djmarche, a l'embarras du pas, il reconnut bientft une femme. De plus, cette femme, comme si elle n'eyt pas jtj bien syre de la maison qu'elle cherchait, levait les yeux pour se reconnaotre, s'arrktait, retournait en arriire, puis revenait encore. D'Artagnan fut intriguj. " Si j'allais lui offrir mes services ! pensa-t-il. A son allure, on voit qu'elle est jeune ; peut-ktre jolie. Oh ! oui. Mais une femme qui court les rues a cette heure ne sort guire que pour aller rejoindre son amant. Peste ! si j'allais troubler les rendez-vous, ce serait une mauvaise porte pour entrer en relations. " Cependant, la jeune femme s'avanzait toujours, comptant les maisons et les fenktres. Ce n'jtait, au reste, chose ni longue, ni difficile. Il n'y avait que trois hftels dans cette partie de la rue, et deux fenktres ayant vue sur cette rue ; l'une jtait celle d'un pavillon parallile a celui qu'occupait Aramis, l'autre jtait celle d'Aramis lui-mkme. " Pardieu ! se dit d'Artagnan, auquel la niice du thjologien revenait a l'esprit ; pardieu ! il serait drfle que cette colombe attardje cherchvt la maison de notre ami. Mais, sur mon vme, cela y ressemble fort. Ah ! mon cher Aramis, pour cette fois, j'en veux avoir le coeur net. " Et d'Artagnan, se faisant le plus mince qu'il put, s'abrita dans le cftj le plus obscur de la rue, pris d'un banc de pierre situj au fond d'une niche. La jeune femme continua de s'avancer, car outre la ljgiretj de son allure, qui l'avait trahie, elle venait de faire entendre une petite toux qui djnonzait une voix des plus fraoches. D'Artagnan pensa que cette toux jtait un signal. Cependant, soit qu'on eyt rjpondu a cette toux par un signe jquivalent qui avait fixj les irrjsolutions de la nocturne chercheuse, soit que sans secours jtranger elle eyt reconnu qu'elle jtait arrivje au bout de sa course, elle s'approcha rjsolument du volet d'Aramis et frappa a trois intervalles jgaux avec son doigt recourbj. " C'est bien chez Aramis, murmura d'Artagnan. Ah ! Monsieur l'hypocrite ! je vous y prends a faire de la thjologie ! " Les trois coups jtaient a peine frappjs, que la croisje intjrieure s'ouvrit et qu'une lumiire parut a travers les vitres du volet. " Ah ! ah ! fit l'jcouteur non pas aux portes, mais aux fenktres, ah ! la visite jtait attendue. Allons, le volet va s'ouvrir et la dame entrera par escalade. Tris bien ! " Mais, au grand jtonnement de d'Artagnan, le volet resta fermj. De plus, la lumiire qui avait flamboyj un instant, disparut, et tout rentra dans l'obscuritj. D'Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua de regarder de tous ses yeux et d'jcouter de toutes ses oreilles. Il avait raison : au bout de quelques secondes, deux coups secs retentirent dans l'intjrieur. La jeune femme de la rue rjpondit par un seul coup, et le volet s'entrouvrit. On juge si d'Artagnan regardait et jcoutait avec aviditj. Malheureusement, la lumiire avait jtj transportje dans un autre appartement. Mais les yeux du jeune homme s'jtaient habitujs a la nuit. D'ailleurs les yeux des Gascons ont, a ce qu'on assure, comme ceux des chats, la proprijtj de voir pendant la nuit. D'Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche un objet blanc qu'elle djploya vivement et qui prit la forme d'un mouchoir. Cet objet djployj, elle en fit remarquer le coin a son interlocuteur. Cela rappela a d'Artagnan ce mouchoir qu'il avait trouvj aux pieds de Mme Bonacieux, lequel lui avait rappelj celui qu'il avait trouvj aux pieds d'Aramis. " Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? " Placj oshch il jtait, d'Artagnan ne pouvait voir le visage d'Aramis, nous disons d'Aramis, parce que le jeune homme ne faisait aucun doute que ce fyt son ami qui dialoguvt de l'intjrieur avec la dame de l'extjrieur ; la curiositj l'emporta donc sur la prudence, et, profitant de la prjoccupation dans laquelle la vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que nous avons mis en scine, il sortit de sa cachette, et prompt comme l'jclair, mais jtouffant le bruit de ses pas, il alla se coller a un angle de la muraille, d'oshch son oeil pouvait parfaitement plonger dans l'intjrieur de l'appartement d'Aramis. Arrivj la, d'Artagnan pensa jeter un cri de surprise : ce n'jtait pas Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c'jtait une femme. Seulement, d'Artagnan y voyait assez pour reconnaotre la forme de ses vktements, mais pas assez pour distinguer ses traits. Au mkme instant, la femme de l'appartement tira un second mouchoir de sa poche, et l'jchangea avec celui qu'on venait de lui montrer. Puis, quelques mots furent prononcjs entre les deux femmes. Enfin le volet se referma ; la femme qui se trouvait a l'extjrieur de la fenktre se retourna, et vint passer a quatre pas de d'Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante ; mais la prjcaution avait jtj prise trop tard, d'Artagnan avait djja reconnu Mme Bonacieux. Mme Bonacieux ! Le soupzon que c'jtait elle lui avait djja traversj l'esprit quand elle avait tirj le mouchoir de sa poche ; mais quelle probabilitj que Mme Bonacieux, qui avait envoyj chercher M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au Louvre, couryt les rues de Paris seule a onze heures et demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ? Il fallait donc que ce fyt pour une affaire bien importante ; et quelle est l'affaire importante d'une femme de vingt-cinq ans ? L'amour. Mais jtait-ce pour son compte ou pour le compte d'une autre personne qu'elle s'exposait a de semblables hasards ? Voila ce que se demandait a lui-mkme le jeune homme, que le djmon de la jalousie mordait au coeur ni plus ni moins qu'un amant en titre. Il y avait, au reste, un moyen bien simple de s'assurer oshch allait Mme Bonacieux : c'jtait de la suivre. Ce moyen jtait si simple, que d'Artagnan l'employa tout naturellement et d'instinct. Mais, a la vue du jeune homme qui se djtachait de la muraille comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu'elle entendit retentir derriire elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et s'enfuit. D'Artagnan courut apris elle. Ce n'jtait pas une chose difficile pour lui que de rejoindre une femme embarrassje dans son manteau. Il la rejoignit donc au tiers de la rue dans laquelle elle s'jtait engagje. La malheureuse jtait jpuisje, non pas de fatigue, mais de terreur, et quand d'Artagnan lui posa la main sur l'jpaule, elle tomba sur un genou en criant d'une voix jtranglje : " Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. " D'Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille ; mais comme il sentait a son poids qu'elle jtait sur le point de se trouver mal, il s'empressa de la rassurer par des protestations de djvouement. Ces protestations n'jtaient rien pour Mme Bonacieux ; car de pareilles protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde ; mais la voix jtait tout. La jeune femme crut reconnaotre le son de cette voix : elle rouvrit les yeux, jeta un regard sur l'homme qui lui avait fait si grand-peur, et, reconnaissant d'Artagnan, elle poussa un cri de joie. " Oh ! c'est vous, c'est vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu ! -- Oui, c'est moi, dit d'Artagnan, moi que Dieu a envoyj pour veiller sur vous. -- Etait-ce dans cette intention que vous me suiviez ? " demanda avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme, dont le caractire un peu railleur reprenait le dessus, et chez laquelle toute crainte avait disparu du moment oshch elle avait reconnu un ami dans celui qu'elle avait pris pour un ennemi. " Non, dit d'Artagnan, non, je l'avoue ; c'est le hasard qui m'a mis sur votre route ; j'ai vu une femme frapper a la fenktre d'un de mes amis... -- D'un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux. -- Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis. -- Aramis ! qu'est-ce que cela ? -- Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis ? -- C'est la premiire fois que j'entends prononcer ce nom. -- C'est donc la premiire fois que vous venez a cette maison ? -- Sans doute. -- Et vous ne saviez pas qu'elle fyt habitje par un jeune homme ? -- Non. -- Par un mousquetaire ? -- Nullement. -- Ce n'est donc pas lui que vous veniez chercher ? -- Pas le moins du monde. D'ailleurs, vous l'avez bien vu, la personne a qui j'ai parlj est une femme. -- C'est vrai ; mais cette femme est des amies d'Aramis. -- Je n'en sais rien. -- Puisqu'elle loge chez lui. -- Cela ne me regarde pas. -- Mais qui est-elle ? -- Oh ! cela n'est point mon secret. -- Chire Madame Bonacieux, vous ktes charmante ; mais en mkme temps vous ktes la femme la plus mystjrieuse... -- Est-ce que je perds a cela ? -- Non ; vous ktes, au contraire, adorable. -- Alors, donnez-moi le bras. -- Bien volontiers. Et maintenant ? -- Maintenant, conduisez-moi. -- Oshch cela ? -- Oshch je vais. -- Mais oshch allez-vous ? -- Vous le verrez, puisque vous me laisserez a la porte. -- Faudra-t-il vous attendre ? -- Ce sera inutile. -- Vous reviendrez donc seule ? -- Peut-ktre oui, peut-ktre non. -- Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme, sera-t-elle une femme ? -- Je n'en sais rien encore. -- Je le saurai bien, moi ! -- Comment cela ? -- Je vous attendrai pour vous voir sortir. -- En ce cas, adieu ! -- Comment cela ? -- Je n'ai pas besoin de vous. -- Mais vous aviez rjclamj... -- L'aide d'un gentilhomme, et non la surveillance d'un espion. -- Le mot est un peu dur ! -- Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgrj eux ? -- Des indiscrets. -- Le mot est trop doux. -- Allons, Madame, je vois bien qu'il faut faire tout ce que vous voulez. -- Pourquoi vous ktre privj du mjrite de le faire tout de suite ? -- N'y en a-t-il donc aucun a se repentir ? -- Et vous repentez-vous rjellement ? -- Je n'en sais rien moi-mkme. Mais ce que je sais, c'est que je vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez vous accompagner jusqu'oshch vous allez. -- Et vous me quitterez apris ? -- Oui. -- Sans m'jpier a ma sortie ? -- Non. -- Parole d'honneur ? -- Foi de gentilhomme ! -- Prenez mon bras et marchons alors. " D'Artagnan offrit son bras a Mme Bonacieux, qui s'y suspendit, moitij rieuse, moitij tremblante, et tous deux gagnirent le haut de la rue de La Harpe. Arrivje la, la jeune femme parut hjsiter, comme elle avait djja fait dans la rue de Vaugirard. Cependant, a de certains signes, elle sembla reconnaotre une porte ; et s'approchant de cette porte : " Et maintenant, Monsieur, dit-elle, c'est ici que j'ai affaire ; mille fois merci de votre honorable compagnie, qui m'a sauvje de tous les dangers auxquels, seule, j'eusse jtj exposje. Mais le moment est venu de tenir votre parole : je suis arrivje a ma destination. -- Et vous n'aurez plus rien a craindre en revenant ? -- Je n'aurai a craindre que les voleurs. -- N'est-ce donc rien ? -- Que pourraient-ils me prendre ? je n'ai pas un denier sur moi. -- Vous oubliez ce beau mouchoir brodj, armorij. -- Lequel ? -- Celui que j'ai trouvj a vos pieds et que j'ai remis dans votre poche. -- Taisez-vous, taisez-vous, malheureux ! s'jcria la jeune femme, voulez-vous me perdre ? -- Vous voyez bien qu'il y a encore du danger pour vous, puisqu'un seul mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on entendait ce mot, vous seriez perdue. Ah ! tenez, Madame, s'jcria d'Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant d'un ardent regard, tenez ! soyez plus gjnjreuse, confiez-vous a moi ; n'avez-vous donc pas lu dans mes yeux qu'il n'y a que djvouement et sympathie dans mon coeur ? -- Si fait, rjpondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes secrets, et je vous les dirai ; mais ceux des autres, c'est autre chose. -- C'est bien, dit d'Artagnan, je les djcouvrirai ; puisque ces secrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces secrets deviennent les miens. -- Gardez-vous-en bien, s'jcria la jeune femme avec un sjrieux qui fit frissonner d'Artagnan malgrj lui. Oh ! ne vous mklez en rien de ce qui me regarde, ne cherchez point a m'aider dans ce que j'accomplis ; et cela, je vous le demande au nom de l'intjrkt que je vous inspire, au nom du service que vous m'avez rendu, et que je n'oublierai de ma vie. Croyez bien plutft a ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je n'existe plus pour vous, que ce soit comme si vous ne m'aviez jamais vue. -- Aramis doit-il en faire autant que moi, Madame ? dit d'Artagnan piquj. -- Voila djja deux ou trois fois que vous avez prononcj ce nom, Monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas. -- Vous ne connaissez pas l'homme au volet duquel vous avez jtj frapper. Allons donc, Madame ! vous me croyez par trop crjdule, aussi ! -- Avouez que c'est pour me faire parler que vous inventez cette histoire, et que vous crjez ce personnage. -- Je n'invente rien, Madame, je ne crje rien, je dis l'exacte vjritj. -- Et vous dites qu'un de vos amis demeure dans cette maison ? -- Je le dis et je le rjpite pour la troisiime fois, cette maison est celle qu'habite mon ami, et cet ami est Aramis. -- Tout cela s'jclaircira plus tard, murmura la jeune femme : maintenant, Monsieur, taisez-vous. -- Si vous pouviez voir mon coeur tout a djcouvert, dit d'Artagnan, vous y liriez tant de curiositj, que vous auriez pitij de moi, et tant d'amour, que vous satisferiez a l'instant mkme ma curiositj. On n'a rien a craindre de ceux qui vous aiment. -- Vous parlez bien vite d'amour, Monsieur ! dit la jeune femme en secouant la tkte. -- C'est que l'amour m'est venu vite et pour la premiire fois, et que je n'ai pas vingt ans. " La jeune femme le regarda a la djrobje. " Ecoutez, je suis djja sur la trace, dit d'Artagnan. Il y a trois mois, j'ai manquj avoir un duel avec Aramis pour un mouchoir pareil a celui que vous avez montrj a cette femme qui jtait chez lui, pour un mouchoir marquj de la mkme maniire, j'en suis syr. -- Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vous le jure, avec ces questions. -- Mais vous, si prudente, Madame, songez-y, si vous jtiez arrktje avec ce mouchoir, et que ce mouchoir fyt saisi, ne seriez-vous pas compromise ? -- Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C. B. , Constance Bonacieux ? -- Ou Camille de Bois-Tracy. -- Silence, Monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque les dangers que je cours pour moi-mkme ne vous arrktent pas, songez a ceux que vous pouvez courir, vous ! -- Moi ? -- Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie a me connaotre. -- Alors, je ne vous quitte plus. -- Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains, Monsieur, au nom du Ciel, au nom de l'honneur d'un militaire, au nom de la courtoisie d'un gentilhomme, jloignez-vous ; tenez, voila minuit qui sonne, c'est l'heure oshch l'on m'attend. -- Madame, dit le jeune homme en s'inclinant, je ne sais rien refuser a qui me demande ainsi ; soyez contente, je m'jloigne. -- Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m'jpierez pas ? -- Je rentre chez moi a l'instant. -- Ah ! je le savais bien, que vous jtiez un brave jeune homme ! " s'jcria Mme Bonacieux en lui tendant une main et en posant l'autre sur le marteau d'une petite porte presque perdue dans la muraille. -- D'Artagnan saisit la main qu'on lui tendait et la baisa ardemment. " Ah ! j'aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s'jcria d'Artagnan avec cette brutalitj napve que les femmes prjfirent souvent aux affjteries de la politesse, parce qu'elle djcouvre le fond de la pensje et qu'elle prouve que le sentiment l'emporte sur la raison. -- Eh bien, reprit Mme Bonacieux d'une voix presque caressante, et en serrant la main de d'Artagnan qui n'avait pas abandonnj la sienne ; Eh bien, je n'en dirai pas autant que vous : ce qui est perdu pour aujourd'hui n'est pas perdu pour l'avenir. Qui sait si, lorsque je serai djlije un jour, je ne satisferai pas votre curiositj ? -- Et faites-vous la mkme promesse a mon amour ? s'jcria d'Artagnan au comble de la joie. -- Oh ! de ce cftj, je ne veux point m'engager, cela djpendra des sentiments que vous saurez m'inspirer. -- Ainsi, aujourd'hui, Madame... -- Aujourd'hui, Monsieur, je n'en suis encore qu'a la reconnaissance. -- Ah ! vous ktes trop charmante, dit d'Artagnan avec tristesse, et vous abusez de mon amour. -- Non, j'use de votre gjnjrositj, voila tout. Mais, croyez-le bien, avec certaines gens tout se retrouve. -- Oh ! vous me rendez le plus heureux des hommes. N'oubliez pas cette soirje, n'oubliez pas cette promesse. -- Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout. Eh bien, partez donc, partez, au nom du Ciel ! On m'attendait a minuit juste, et je suis en retard. -- De cinq minutes. -- Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sont cinq siicles. -- Quand on aime. -- Eh bien, qui vous dit que je n'ai pas affaire a un amoureux ? -- C'est un homme qui vous attend ? s'jcria d'Artagnan, un homme ! -- Allons, voila la discussion qui va recommencer, fit Mme Bonacieux avec un demi-sourire qui n'jtait pas exempt d'une certaine teinte d'impatience. -- Non, non, je m'en vais, je pars ; je crois en vous, je veux avoir tout le mjrite de mon djvouement, ce djvouement dyt-il ktre une stupiditj. Adieu, Madame, adieu ! " Et comme s'il ne se fyt senti la force de se djtacher de la main qu'il tenait que par une secousse, il s'jloigna tout courant, tandis que Mme Bonacieux frappait, comme au volet, trois coups lents et rjguliers ; puis, arrivj a l'angle de la rue, il se retourna : la porte s'jtait ouverte et refermje, la jolie merciire avait disparu. D'Artagnan continua son chemin, il avait donnj sa parole de ne pas jpier Mme Bonacieux, et sa vie eyt-elle djpendu de l'endroit oshch elle allait se rendre, ou de la personne qui devait l'accompagner, d'Artagnan serait rentrj chez lui, puisqu'il avait dit qu'il y rentrait. Cinq minutes apris, il jtait dans la rue des Fossoyeurs. " Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se sera endormi en m'attendant, ou il sera retournj chez lui, et en rentrant il aura appris qu'une femme y jtait venue. Une femme chez Athos ! Apris tout, continua d'Artagnan, il y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort jtrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira. -- Mal, Monsieur, mal " , rjpondit une voix que le jeune homme reconnut pour celle de Planchet ; car tout en monologuant tout haut, a la maniire des gens tris prjoccupjs, il s'jtait engagj dans l'allje au fond de laquelle jtait l'escalier qui conduisait a sa chambre. " Comment, mal ? que veux-tu dire, imbjcile ? demanda d'Artagnan, qu'est-il donc arrivj ? -- Toutes sortes de malheurs. -- Lesquels ? -- D'abord M. Athos est arrktj. -- Arrktj ! Athos ! arrktj ! pourquoi ? -- On l'a trouvj chez vous ; on l'a pris pour vous. -- Et par qui a-t-il jtj arrktj ? -- Par la garde qu'ont jtj chercher les hommes noirs que vous avez mis en fuite. -- Pourquoi ne s'est-il pas nommj ? pourquoi n'a-t-il pas dit qu'il jtait jtranger a cette affaire ? -- Il s'en est bien gardj, Monsieur ; il s'est au contraire approchj de moi et m'a dit : " C'est ton maotre qui a besoin de sa libertj en ce moment, et non pas moi, puisqu'il sait tout et que je ne sais rien. On le croira arrktj, et cela lui donnera du temps ; dans trois jours je dirai qui je suis, et il faudra bien qu'on me fasse sortir. " -- Bravo, Athos ! noble coeur, murmura d'Artagnan, je le reconnais bien la ! Et qu'ont fait les sbires ? -- Quatre l'ont emmenj je ne sais oshch, a la Bastille ou au Fort-l'Evkque ; deux sont restjs avec les hommes noirs, qui ont fouillj partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux derniers, pendant cette expjdition, montaient la garde a la porte ; puis, quand tout a jtj fini, ils sont partis, laissant la maison vide et tout ouvert. -- Et Porthos et Aramis ? -- Je ne les avais pas trouvjs, ils ne sont pas venus. -- Mais ils peuvent venir d'un moment a l'autre, car tu leur as fait dire que je les attendais ? -- Oui, Monsieur. -- Eh bien, ne bouge pas d'ici ; s'ils viennent, prjviens-les de ce qui m'est arrivj, qu'ils m'attendent au cabaret de la Pomme de Pin ; ici il y aurait danger, la maison peut ktre espionnje. Je cours chez M. de Trjville pour lui annoncer tout cela, et je les y rejoins. -- C'est bien, Monsieur, dit Planchet. -- Mais tu resteras, tu n'auras pas peur ! dit d'Artagnan en revenant sur ses pas pour recommander le courage a son laquais. -- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous ne me connaissez pas encore ; je suis brave quand je m'y mets, allez ; c'est le tout de m'y mettre ; d'ailleurs je suis Picard. -- Alors, c'est convenu, dit d'Artagnan, tu te fais tuer plutft que de quitter ton poste. -- Oui, Monsieur, et il n'y a rien que je ne fasse pour prouver a Monsieur que je lui suis attachj. " " Bon, dit en lui-mkme d'Artagnan, il paraot que la mjthode que j'ai employje a l'jgard de ce garzon est djcidjment la bonne : j'en userai dans l'occasion. " Et de toute la vitesse de ses jambes, djja quelque peu fatigujes cependant par les courses de la journje, d'Artagnan se dirigea vers la rue du Colombier. M. de Trjville n'jtait point a son hftel ; sa compagnie jtait de garde au Louvre ; il jtait au Louvre avec sa compagnie. Il fallait arriver jusqu'a M. de Trjville ; il jtait important qu'il fyt prjvenu de ce qui se passait. D'Artagnan rjsolut d'essayer d'entrer au Louvre. Son costume de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui devait ktre un passeport. Il descendit donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l'idje de passer le bac ; mais en arrivant au bord de l'eau, il avait machinalement introduit sa main dans sa poche et s'jtait aperzu qu'il n'avait pas de quoi payer le passeur. Comme il arrivait a la hauteur de la rue Gujnjgaud, il vit djboucher de la rue Dauphine un groupe composj de deux personnes et dont l'allure le frappa. Les deux personnes qui composaient le groupe jtaient : l'un, un homme ; l'autre, une femme. La femme avait la tournure de Mme Bonacieux, et l'homme ressemblait a s'y mjprendre a Aramis. En outre, la femme avait cette mante noire que d'Artagnan voyait encore se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de La Harpe. De plus, l'homme portait l'uniforme des mousquetaires. Le capuchon de la femme jtait rabattu, l'homme tenait son mouchoir sur son visage ; tous deux, cette double prjcaution l'indiquait, tous deux avaient donc intjrkt a n'ktre point reconnus. Ils prirent le pont : c'jtait le chemin de d'Artagnan, puisque d'Artagnan se rendait au Louvre ; d'Artagnan les suivit. D'Artagnan n'avait pas fait vingt pas, qu'il fut convaincu que cette femme, c'jtait Mme Bonacieux, et que cet homme, c'jtait Aramis. Il sentit a l'instant mkme tous les soupzons de la jalousie qui s'agitaient dans son coeur. Il jtait doublement trahi et par son ami et par celle qu'il aimait djja comme une maotresse. Mme Bonacieux lui avait jurj ses grands dieux qu'elle ne connaissait pas Aramis, et un quart d'heure apris qu'elle lui avait fait ce serment, il la retrouvait au bras d'Aramis. D'Artagnan ne rjfljchit pas seulement qu'il connaissait la jolie merciire depuis trois heures seulement, qu'elle ne lui devait rien qu'un peu de reconnaissance pour l'avoir djlivrje des hommes noirs qui voulaient l'enlever, et qu'elle ne lui avait rien promis. Il se regarda comme un amant outragj, trahi, bafouj ; le sang et la colire lui montirent au visage, il rjsolut de tout jclaircir. La jeune femme et le jeune homme s'jtaient aperzus qu'ils jtaient suivis, et ils avaient doublj le pas. D'Artagnan prit sa course, les djpassa, puis revint sur eux au moment oshch ils se trouvaient devant la Samaritaine, jclairje par un rjverbire qui projetait sa lueur sur toute cette partie du pont. D'Artagnan s'arrkta devant eux, et ils s'arrktirent devant lui. " Que voulez-vous, Monsieur ? demanda le mousquetaire en reculant d'un pas et avec un accent jtranger qui prouvait a d'Artagnan qu'il s'jtait trompj dans une partie de ses conjectures. -- Ce n'est pas Aramis ! s'jcria-t-il. -- Non, Monsieur, ce n'est point Aramis, et a votre exclamation je vois que vous m'avez pris pour un autre, et je vous pardonne. -- Vous me pardonnez ! s'jcria d'Artagnan. -- Oui, rjpondit l'inconnu. Laissez-moi donc passer, puisque ce n'est pas a moi que vous avez affaire. -- Vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan, ce n'est pas a vous que j'ai affaire, c'est a Madame. -- A Madame ! vous ne la connaissez pas, dit l'jtranger. -- Vous vous trompez, Monsieur, je la connais. -- Ah ! fit Mme Bonacieux d'un ton de reproche ; ah, Monsieur ! j'avais votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme ; j'espjrais pouvoir compter dessus. -- Et moi, Madame, dit d'Artagnan embarrassj, vous m'aviez promis... -- Prenez mon bras, Madame, dit l'jtranger, et continuons notre chemin. " Cependant d'Artagnan, jtourdi, atterrj, anjanti par tout ce qui lui arrivait, restait debout et les bras croisjs devant le mousquetaire et Mme Bonacieux. Le mousquetaire fit deux pas en avant et jcarta d'Artagnan avec la main. D'Artagnan fit un bond en arriire et tira son jpje. En mkme temps et avec la rapiditj de l'jclair, l'inconnu tira la sienne. " Au nom du Ciel, Milord ! s'jcria Mme Bonacieux en se jetant entre les combattants et prenant les jpjes a pleines mains. -- Milord ! s'jcria d'Artagnan illuminj d'une idje subite, Milord ! pardon, Monsieur ; mais est-ce que vous seriez... -- Milord duc de Buckingham, dit Mme Bonacieux a demi-voix ; et maintenant vous pouvez nous perdre tous. -- Milord, Madame, pardon, cent fois pardon ; mais je l'aimais, Milord, et j'jtais jaloux ; vous savez ce que c'est que d'aimer, Milord ; pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me faire tuer pour Votre Grvce. -- Vous ktes un brave jeune homme, dit Buckingham en tendant a d'Artagnan une main que celui-ci serra respectueusement ; vous m'offrez vos services, je les accepte ; suivez-nous a vingt pas jusqu'au Louvre ; et si quelqu'un nous jpie, tuez-le ! " D'Artagnan mit son jpje nue sous son bras, laissa prendre a Mme Bonacieux et au duc vingt pas d'avance et les suivit, prkt a exjcuter a la lettre les instructions du noble et jljgant ministre de Charles Ier. Mais heureusement le jeune sjide n'eut aucune occasion de donner au duc cette preuve de son djvouement, et la jeune femme et le beau mousquetaire rentrirent au Louvre par le guichet de l'Echelle sans avoir jtj inquijtjs. Quant a d'Artagnan, il se rendit aussitft au cabaret de la Pomme de Pin , oshch il trouva Porthos et Aramis qui l'attendaient. Mais, sans leur donner d'autre explication sur le djrangement qu'il leur avait causj, il leur dit qu'il avait terminj seul l'affaire pour laquelle il avait cru un instant avoir besoin de leur intervention. Et maintenant, emportjs que nous sommes par notre rjcit, laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans les djtours du Louvre, le duc de Buckingham et son guide. CHAPITRE XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM Madame Bonacieux et le duc entrirent au Louvre sans difficultj ; Mme Bonacieux jtait connue pour appartenir a la reine ; le duc portait l'uniforme des mousquetaires de M. de Trjville, qui, comme nous l'avons dit, jtait de garde ce soir-la. D'ailleurs Germain jtait dans les intjrkts de la reine, et si quelque chose arrivait, Mme Bonacieux serait accusje d'avoir introduit son amant au Louvre, voila tout ; elle prenait sur elle le crime : sa rjputation jtait perdue, il est vrai, mais de quelle valeur jtait dans le monde la rjputation d'une petite merciire ? Une fois entrjs dans l'intjrieur de la cour, le duc et la jeune femme suivirent le pied de la muraille pendant l'espace d'environ vingt-cinq pas ; cet espace parcouru, Mme Bonacieux poussa une petite porte de service, ouverte le jour, mais ordinairement fermje la nuit ; la porte cjda ; tous deux entrirent et se trouvirent dans l'obscuritj