gences et des infidjlitjs de M. Porthos, et qu'elle ne lui enverrait pas un denier. -- Et avez-vous rendu cette rjponse a votre hfte ? -- Nous nous en sommes bien gardjs : il aurait vu de quelle maniire nous avions fait la commission. -- Si bien qu'il attend toujours son argent ? -- Oh ! mon Dieu, oui ! Hier encore, il a jcrit ; mais, cette fois, c'est son domestique qui a mis la lettre a la poste. -- Et vous dites que la procureuse est vieille et laide ?. -- Cinquante ans au moins, Monsieur, et pas belle du tout, a ce qu'a dit Pathaud. -- En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir ; d'ailleurs Porthos ne peut pas vous devoir grand-chose. -- Comment, pas grand-chose ! Une vingtaine de pistoles djja, sans compter le mjdecin. Oh ! il ne se refuse rien, allez ! on voit qu'il est habituj a bien vivre. -- Eh bien, si sa maotresse l'abandonne, il trouvera des amis, je vous le certifie. Ainsi, mon cher hfte, n'ayez aucune inquijtude, et continuez d'avoir pour lui tous les soins qu'exige son jtat. -- Monsieur m'a promis de ne pas parler de la procureuse et de ne pas dire un mot de la blessure. -- C'est chose convenue ; vous avez ma parole. -- Oh ! c'est qu'il me tuerait, voyez-vous ! -- N'ayez pas peur ; il n'est pas si diable qu'il en a l'air. " En disant ces mots, d'Artagnan monta l'escalier, laissant son hfte un peu plus rassurj a l'endroit de deux choses auxquelles il paraissait beaucoup tenir : sa crjance et sa vie. Au haut de l'escalier, sur la porte la plus apparente du corridor jtait tracj, a l'encre noire, un numjro I gigantesque ; d'Artagnan frappa un coup, et, sur l'invitation de passer outre qui lui vint de l'intjrieur, il entra. Porthos jtait couchj, et faisait une partie de lansquenet avec Mousqueton, pour s'entretenir la main, tandis qu'une broche chargje de perdrix tournait devant le feu, et qu'a chaque coin d'une grande cheminje bouillaient sur deux rjchauds deux casseroles, d'oshch s'exhalait une double odeur de gibelotte et de matelote qui rjjouissait l'odorat. En outre, le haut d'un secrjtaire et le marbre d'une commode jtaient couverts de bouteilles vides. A la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie ; et Mousqueton, se levant respectueusement, lui cjda la place et s'en alla donner un coup d'oeil aux deux casseroles, dont il paraissait avoir l'inspection particuliire. " Ah ! pardieu ! c'est vous, dit Porthos a d'Artagnan, soyez le bienvenu, et excusez-moi si je ne vais pas au-devant de vous. Mais, ajouta-t-il en regardant d'Artagnan avec une certaine inquijtude, vous savez ce qui m'est arrivj ? -- Non. -- L'hfte ne vous a rien dit ? -- J'ai demandj apris vous, et je suis montj tout droit. " -- Porthos parut respirer plus librement. " Et que vous est-il donc arrivj, mon cher Porthos ? continua d'Artagnan. -- Il m'est arrivj qu'en me fendant sur mon adversaire, a qui j'avais djja allongj trois coups d'jpje, et avec lequel je voulais en finir d'un quatriime, mon pied a portj sur une pierre, et je me suis foulj le genou. -- Vraiment ? -- D'honneur ! Heureusement pour le maraud, car je ne l'aurais laissj que mort sur la place, je vous en rjponds. -- Et qu'est-il devenu ? -- Oh ! je n'en sais rien ; il en a eu assez, et il est parti sans demander son reste ; mais vous, mon cher d'Artagnan, que vous est-il arrivj ? -- De sorte, continua d'Artagnan, que cette foulure, mon cher Porthos, vous retient au lit ? -- Ah ! mon Dieu, oui, voila tout ; du reste, dans quelques jours je serai sur pied. -- Pourquoi alors ne vous ktes-vous pas fait transporter a Paris ? Vous devez vous ennuyer cruellement ici. -- C'jtait mon intention ; mais, mon cher ami, il faut que je vous avoue une chose. -- Laquelle ? -- C'est que, comme je m'ennuyais cruellement, ainsi que vous le dites, et que j'avais dans ma poche les soixante-quinze pistoles que vous m'aviez distribujes, j'ai, pour me distraire, fait monter pris de moi un gentilhomme qui jtait de passage, et auquel j'ai proposj de faire une partie de djs. Il a acceptj, et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passjes de ma poche dans la sienne, sans compter mon cheval, qu'il a encore emportj par-dessus le marchj. Mais vous, mon cher d'Artagnan ? -- Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas ktre priviljgij de toutes fazons, dit d'Artagnan ; vous savez le proverbe : " Malheureux au jeu, heureux en amour. " Vous ktes trop heureux en amour pour que le jeu ne se venge pas ; mais que vous importent, a vous, les revers de la fortune ! n'avez-vous pas, heureux coquin que vous ktes, n'avez-vous pas votre duchesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide ? -- Eh bien, voyez, mon cher d'Artagnan, comme je joue de guignon, rjpondit Porthos de l'air le plus djgagj du monde ! je lui ai jcrit de m'envoyer quelque cinquante louis dont j'avais absolument besoin, vu la position oshch je me trouvais... -- Eh bien ? -- Eh bien, il faut qu'elle soit dans ses terres, car elle ne m'a pas rjpondu. -- Vraiment ? -- Non. Aussi je lui ai adressj hier une seconde jpotre plus pressante encore que la premiire ; mais vous voila, mon tris cher, parlons de vous. Je commenzais, je vous l'avoue, a ktre dans une certaine inquijtude sur votre compte. -- Mais votre hfte se conduit bien envers vous, a ce qu'il paraot, mon cher Porthos, dit d'Artagnan, montrant au malade les casseroles pleines et les bouteilles vides. -- Couci-couci ! rjpondit Porthos. Il y a djja trois ou quatre jours que l'impertinent m'a montj son compte, et que je les ai mis a la porte, son compte et lui ; de sorte que je suis ici comme une fazon de vainqueur, comme une maniire de conqujrant. Aussi, vous le voyez, craignant toujours d'ktre forcj dans la position, je suis armj jusqu'aux dents. -- Cependant, dit en riant d'Artagnan, il me semble que de temps en temps vous faites des sorties. " Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles. " Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette misjrable foulure me retient au lit, mais Mousqueton bat la campagne, et il rapporte des vivres. Mousqueton, mon ami, continua Porthos, vous voyez qu'il nous arrive du renfort, il nous faudra un suppljment de victuailles. -- Mousqueton, dit d'Artagnan, il faudra que vous me rendiez un service. -- Lequel, Monsieur ? -- C'est de donner votre recette a Planchet ; je pourrais me trouver assijgj a mon tour, et je ne serais pas fvchj qu'il me fot jouir des mkmes avantages dont vous gratifiez votre maotre. -- Eh ! mon Dieu ! Monsieur, dit Mousqueton d'un air modeste, rien de plus facile. Il s'agit d'ktre adroit, voila tout. J'ai jtj jlevj a la campagne, et mon pire, dans ses moments perdus, jtait quelque peu braconnier. -- Et le reste du temps, que faisait-il ? -- Monsieur, il pratiquait une industrie que j'ai toujours trouvje assez heureuse. -- Laquelle ? -- Comme c'jtait au temps des guerres des catholiques et des huguenots, et qu'il voyait les catholiques exterminer les huguenots, et les huguenots exterminer les catholiques, le tout au nom de la religion, il s'jtait fait une croyance mixte, ce qui lui permettait d'ktre tantft catholique, tantft huguenot. Or il se promenait habituellement, son escopette sur l'jpaule, derriire les haies qui bordent les chemins, et quand il voyait venir un catholique seul, la religion protestante l'emportait aussitft dans son esprit. Il abaissait son escopette dans la direction du voyageur ; puis, lorsqu'il jtait a dix pas de lui, il entamait un dialogue qui finissait presque toujours par l'abandon que le voyageur faisait de sa bourse pour sauver sa vie. Il va sans dire que lorsqu'il voyait venir un huguenot, il se sentait pris d'un zile catholique si ardent, qu'il ne comprenait pas comment, un quart d'heure auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la supjrioritj de notre sainte religion. Car, moi, Monsieur, je suis catholique, mon pire, fidile a ses principes, ayant fait mon frire aonj huguenot. -- Et comment a fini ce digne homme ? demanda d'Artagnan. -- Oh ! de la fazon la plus malheureuse, Monsieur. Un jour, il s'jtait trouvj pris dans un chemin creux entre un huguenot et un catholique a qui il avait djja eu affaire, et qui le reconnurent tous deux ; de sorte qu'ils se rjunirent contre lui et le pendirent a un arbre ; puis ils vinrent se vanter de la belle jquipje qu'ils avaient faite dans le cabaret du premier village, oshch nous jtions a boire, mon frire et moi. -- Et que fotes-vous ? dit d'Artagnan. -- Nous les laissvmes dire, reprit Mousqueton. Puis comme, en sortant de ce cabaret, ils prenaient chacun une route opposje, mon frire alla s'embusquer sur le chemin du catholique, et moi sur celui du protestant. Deux heures apris, tout jtait fini, nous leur avions fait a chacun son affaire, tout en admirant la prjvoyance de notre pauvre pire qui avait pris la prjcaution de nous jlever chacun dans une religion diffjrente. -- En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre pire me paraot avoir jtj un gaillard fort intelligent. Et vous dites donc que, dans ses moments perdus, le brave homme jtait braconnier ? -- Oui, Monsieur, et c'est lui qui m'a appris a nouer un collet et a placer une ligne de fond. Il en rjsulte que lorsque j'ai vu que notre gredin d'hfte nous nourrissait d'un tas de grosses viandes bonnes pour des manants, et qui n'allaient point a deux estomacs aussi djbilitjs que les nftres, je me suis remis quelque peu a mon ancien mjtier. Tout en me promenant dans le bois de M. le Prince, j'ai tendu des collets dans les passjes ; tout en me couchant au bord des piices d'eau de Son Altesse, j'ai glissj des lignes dans les jtangs. De sorte que maintenant, grvce a Dieu, nous ne manquons pas, comme Monsieur peut s'en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et d'anguilles, tous aliments ljgers et sains, convenables pour des malades. -- Mais le vin, dit d'Artagnan, qui fournit le vin ? c'est votre hfte ? -- C'est-a-dire, oui et non. -- Comment, oui et non ? -- Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu'il a cet honneur. -- Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est pleine de choses instructives. -- Voici, Monsieur. Le hasard a fait que j'ai rencontrj dans mes pjrjgrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays, et entre autres le Nouveau Monde. -- Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bouteilles qui sont sur ce secrjtaire et sur cette commode ? -- Patience, Monsieur, chaque chose viendra a son tour. -- C'est juste, Mousqueton ; je m'en rapporte a vous, et j'jcoute. -- Cet Espagnol avait a son service un laquais qui l'avait accompagnj dans son voyage au Mexique. Ce laquais jtait mon compatriote, de sorte que nous nous livmes d'autant plus rapidement qu'il y avait entre nous de grands rapports de caractire. Nous aimions tous deux la chasse par-dessus tout, de sorte qu'il me racontait comment, dans les plaines de pampas, les naturels du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples noeuds coulants qu'ils jettent au cou de ces terribles animaux. D'abord, je ne voulais pas croire qu'on pyt en arriver a ce degrj d'adresse, de jeter a vingt ou trente pas l'extrjmitj d'une corde oshch l'on veut ; mais devant la preuve il fallait bien reconnaotre la vjritj du rjcit. Mon ami plazait une bouteille a trente pas, et a chaque coup il lui prenait le goulot dans un noeud coulant. Je me livrai a cet exercice, et comme la nature m'a douj de quelques facultjs, aujourd'hui je jette le lasso aussi bien qu'aucun homme du monde. Eh bien, comprenez-vous ? Notre hfte a une cave tris bien garnie, mais dont la clef ne le quitte pas ; seulement, cette cave a un soupirail. Or, par ce soupirail, je jette le lasso ; et comme je sais maintenant oshch est le bon coin, j'y puise. Voici, Monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve ktre en rapport avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secrjtaire. Maintenant, voulez-vous goyter notre vin, et, sans prjvention, vous nous direz ce que vous en pensez. -- Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de djjeuner. -- Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis que nous djjeunerons, nous, d'Artagnan nous racontera ce qu'il est devenu lui- mkme, depuis dix jours qu'il nous a quittjs. -- Volontiers " , dit d'Artagnan. Tandis que Porthos et Mousqueton djjeunaient avec des appjtits de convalescents et cette cordialitj de frires qui rapproche les hommes dans le malheur, d'Artagnan raconta comment Aramis blessj avait jtj forcj de s'arrkter a Crivecoeur, comment il avait laissj Athos se djbattre a Amiens entre les mains de quatre hommes qui l'accusaient d'ktre un faux-monnayeur, et comment, lui, d'Artagnan, avait jtj forcj de passer sur le ventre du comte de Wardes pour arriver jusqu'en Angleterre. Mais la s'arrkta la confidence de d'Artagnan ; il annonza seulement qu'a son retour de la Grande-Bretagne il avait ramenj quatre chevaux magnifiques, dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons, puis il termina en annonzant a Porthos que celui qui lui jtait destinj jtait djja installj dans l'jcurie de l'hftel. En ce moment Planchet entra ; il prjvenait son maotre que les chevaux jtaient suffisamment reposjs, et qu'il serait possible d'aller coucher a Clermont. Comme d'Artagnan jtait a peu pris rassurj sur Porthos, et qu'il lui tardait d'avoir des nouvelles de ses deux autres amis, il tendit la main au malade, et le prjvint qu'il allait se mettre en route pour continuer ses recherches. Au reste, comme il comptait revenir par la mkme route, si, dans sept a huit jours, Porthos jtait encore a l'hftel du Grand Saint Martin , il le reprendrait en passant. Porthos rjpondit que, selon toute probabilitj, sa foulure ne lui permettrait pas de s'jloigner d'ici la. D'ailleurs il fallait qu'il restvt a Chantilly pour attendre une rjponse de sa duchesse. D'Artagnan lui souhaita cette rjponse prompte et bonne ; et apris avoir recommandj de nouveau Porthos a Mousqueton, et payj sa djpense a l'hfte, il se remit en route avec Planchet, djja djbarrassj d'un de ses chevaux de main. CHAPITRE XXVI. LA THESE D'ARAMIS D'Artagnan n'avait rien dit a Porthos de sa blessure ni de sa procureuse. C'jtait un garzon fort sage que notre Bjarnais, si jeune qu'il fyt. En consjquence, il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait racontj le glorieux mousquetaire, convaincu qu'il n'y a pas d'amitij qui tienne a un secret surpris, surtout quand ce secret intjresse l'orgueil ; puis on a toujours une certaine supjrioritj morale sur ceux dont on sait la vie. Or d'Artagnan, dans ses projets d'intrigue a venir, et djcidj qu'il jtait a faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune, d'Artagnan n'jtait pas fvchj de rjunir d'avance dans sa main les fils invisibles a l'aide desquels il comptait les mener. Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serrait le coeur : il pensait a cette jeune et jolie Mme Bonacieux qui devait lui donner le prix de son djvouement ; mais, hvtons-nous de le dire, cette tristesse venait moins chez le jeune homme du regret de son bonheur perdu que de la crainte qu'il jprouvait qu'il n'arrivvt malheur a cette pauvre femme. Pour lui, il n'y avait pas de doute, elle jtait victime d'une vengeance du cardinal, et comme on le sait, les vengeances de Son Eminence jtaient terribles. Comment avait-il trouvj grvce devant les yeux du ministre, c'est ce qu'il ignorait lui-mkme et sans doute ce que lui eyt rjvjlj M. de Cavois, si le capitaine des gardes l'eyt trouvj chez lui. Rien ne fait marcher le temps et n'abrige la route comme une pensje qui absorbe en elle-mkme toutes les facultjs de l'organisation de celui qui pense. L'existence extjrieure ressemble alors a un sommeil dont cette pensje est le rkve. Par son influence, le temps n'a plus de mesure, l'espace n'a plus de distance. On part d'un lieu, et l'on arrive a un autre, voila tout. De l'intervalle parcouru, rien ne reste prjsent a votre souvenir qu'un brouillard vague dans lequel s'effacent mille images confuses d'arbres, de montagnes et de paysages. Ce fut en proie a cette hallucination que d'Artagnan franchit, a l'allure que voulut prendre son cheval, les six ou huit lieues qui sjparent Chantilly de Crivecoeur, sans qu'en arrivant dans ce village il se souvont d'aucune des choses qu'il avait rencontrjes sur sa route. La seulement la mjmoire lui revint, il secoua la tkte, aperzut le cabaret oshch il avait laissj Aramis, et, mettant son cheval au trot, il s'arrkta a la porte. Cette fois ce ne fut pas un hfte, mais une hftesse qui le rezut ; d'Artagnan jtait physionomiste, il enveloppa d'un coup d'oeil la grosse figure rjjouie de la maotresse du lieu, et comprit qu'il n'avait pas besoin de dissimuler avec elle, et qu'il n'avait rien a craindre de la part d'une si joyeuse physionomie. " Ma bonne dame, lui demanda d'Artagnan, pourriez-vous me dire ce qu'est devenu un de mes amis, que nous avons jtj forcjs de laisser ici il y a une douzaine de jours ? -- Un beau jeune homme de vingt-trois a vingt-quatre ans, doux, aimable, bien fait ? -- De plus, blessj a l'jpaule. -- C'est cela ! -- Justement. -- Eh bien, Monsieur, il est toujours ici. -- Ah ! pardieu, ma chire dame, dit d'Artagnan en mettant pied a terre et en jetant la bride de son cheval au bras de Planchet, vous me rendez la vie ; oshch est-il, ce cher Aramis, que je l'embrasse ? Car, je l'avoue, j'ai hvte de le revoir. -- Pardon, Monsieur, mais je doute qu'il puisse vous recevoir en ce moment. -- Pourquoi cela ? est-ce qu'il est avec une femme ? -- Jjsus ! que dites-vous la ! le pauvre garzon ! Non, Monsieur, il n'est pas avec une femme. -- Et avec qui est-il donc ? -- Avec le curj de Montdidier et le supjrieur des jjsuites d'Amiens. -- Mon Dieu ! s'jcria d'Artagnan, le pauvre garzon irait-il plus mal ? -- Non, Monsieur, au contraire ; mais, a la suite de sa maladie, la grvce l'a touchj et il s'est djcidj a entrer dans les ordres. -- C'est juste, dit d'Artagnan, j'avais oublij qu'il n'jtait mousquetaire que par intjrim. -- Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ? -- Plus que jamais. -- Eh bien, Monsieur n'a qu'a prendre l'escalier a droite dans la cour, au second, n 5. " D'Artagnan s'jlanza dans la direction indiquje et trouva un de ces escaliers extjrieurs comme nous en voyons encore aujourd'hui dans les cours des anciennes auberges. Mais on n'arrivait pas ainsi chez le futur abbj ; les djfiljs de la chambre d'Aramis jtaient gardjs ni plus ni moins que les jardins d'Aramis ; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le passage avec d'autant plus d'intrjpiditj qu'apris bien des annjes d'jpreuve, Bazin se voyait enfin pris d'arriver au rjsultat qu'il avait jternellement ambitionnj. En effet, le rkve du pauvre Bazin avait toujours jtj de servir un homme d'Eglise, et il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans l'avenir oshch Aramis jetterait enfin la casaque aux orties pour prendre la soutane. La promesse renouvelje chaque jour par le jeune homme que le moment ne pouvait tarder l'avait seule retenu au service d'un mousquetaire, service dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son vme. Bazin jtait donc au comble de la joie. Selon toute probabilitj, cette fois son maotre ne se djdirait pas. La rjunion de la douleur physique a la douleur morale avait produit l'effet si longtemps djsirj : Aramis, souffrant a la fois du corps et de l'vme, avait enfin arrktj sur la religion ses yeux et sa pensje, et il avait regardj comme un avertissement du Ciel le double accident qui lui jtait arrivj, c'est-a-dire la disparition subite de sa maotresse et sa blessure a l'jpaule. On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition oshch il se trouvait, ktre plus djsagrjable a Bazin que l'arrivje de d'Artagnan, laquelle pouvait rejeter son maotre dans le tourbillon des idjes mondaines qui l'avaient si longtemps entraonj. Il rjsolut donc de djfendre bravement la porte ; et comme, trahi par la maotresse de l'auberge, il ne pouvait dire qu'Aramis jtait absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le comble de l'indiscrjtion que de djranger son maotre dans la pieuse confjrence qu'il avait entamje depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne pouvait ktre terminje avant le soir. Mais d'Artagnan ne tint aucun compte de l'jloquent discours de maotre Bazin, et comme il ne se souciait pas d'entamer une poljmique avec le valet de son ami, il l'jcarta tout simplement d'une main, et de l'autre il tourna le bouton de la porte n 5. La porte s'ouvrit, et d'Artagnan pjnjtra dans la chambre. Aramis, en surtout noir, le chef accommodj d'une espice de coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal a une calotte, jtait assis devant une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d'jnormes in-folio ; a sa droite jtait assis le supjrieur des jjsuites, et a sa gauche le curj de Montdidier. Les rideaux jtaient a demi clos et ne laissaient pjnjtrer qu'un jour mystjrieux, mjnagj pour une bjate rkverie. Tous les objets mondains qui peuvent frapper l'oeil quand on entre dans la chambre d'un jeune homme, et surtout lorsque ce jeune homme est mousquetaire, avaient disparu comme par enchantement ; et, de peur sans doute que leur vue ne ramenvt son maotre aux idjes de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l'jpje, les pistolets, le chapeau a plume, les broderies et les dentelles de tout genre et de toute espice. Mais, en leur lieu et place, d'Artagnan crut apercevoir dans un coin obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou a la muraille. Au bruit que fit d'Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la tkte et reconnut son ami. Mais, au grand jtonnement du jeune homme, sa vue ne parut pas produire une grande impression sur le mousquetaire, tant son esprit jtait djtachj des choses de la terre. " Bonjour, cher d'Artagnan, dit Aramis ; croyez que je suis heureux de vous voir. -- Et moi aussi, dit d'Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien syr que ce soit a Aramis que je parle. -- A lui-mkme, mon ami, a lui-mkme ; mais qui a pu vous faire douter ? -- J'avais peur de me tromper de chambre, et j'ai cru d'abord entrer dans l'appartement de quelque homme d'Eglise ; puis une autre terreur m'a pris en vous trouvant en compagnie de ces Messieurs : c'est que vous ne fussiez gravement malade. " Les deux hommes noirs lancirent sur d'Artagnan, dont ils comprirent l'intention, un regard presque menazant ; mais d'Artagnan ne s'en inquijta pas. " Je vous trouble peut-ktre, mon cher Aramis, continua d'Artagnan ; car, d'apris ce que je vois, je suis portj a croire que vous vous confessez a ces Messieurs. " Aramis rougit imperceptiblement. " Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je vous le jure ; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi de me rjjouir en vous voyant sain et sauf. -- Ah ! il y vient enfin ! pensa d'Artagnan, ce n'est pas malheureux. -- Car, Monsieur, qui est mon ami, vient d'jchapper a un rude danger, continua Aramis avec onction, en montrant de la main d'Artagnan aux deux eccljsiastiques. -- Louez Dieu, Monsieur, rjpondirent ceux-ci en s'inclinant a l'unisson. -- Je n'y ai pas manquj, mes rjvjrends, rjpondit le jeune homme en leur rendant leur salut a son tour. -- Vous arrivez a propos, cher d'Artagnan, dit Aramis, et vous allez, en prenant part a la discussion, l'jclairer de vos lumiires. M. le principal d'Amiens, M. le curj de Montdidier et moi, nous argumentons sur certaines questions thjologiques dont l'intjrkt nous captive depuis longtemps ; je serais charmj d'avoir votre avis. -- L'avis d'un homme d'jpje est bien djnuj de poids, rjpondit d'Artagnan, qui commenzait a s'inquijter de la tournure que prenaient les choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi, a la science de ces Messieurs. " Les deux hommes noirs saluirent a leur tour. " Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera prjcieux ; voici de quoi il s'agit : M. le principal croit que ma thise doit ktre surtout dogmatique et didactique. -- Votre thise ! vous faites donc une thise ? -- Sans doute, rjpondit le jjsuite ; pour l'examen qui prjcide l'ordination, une thise est de rigueur. -- L'ordination ! s'jcria d'Artagnan, qui ne pouvait croire a ce que lui avaient dit successivement l'hftesse et Bazin, ... l'ordination ! " Et il promenait ses yeux stupjfaits sur les trois personnages qu'il avait devant lui. " Or " , continua Aramis en prenant sur son fauteuil la mkme pose gracieuse que s'il eyt jtj dans une ruelle et en examinant avec complaisance sa main blanche et potelje comme une main de femme, qu'il tenait en l'air pour en faire descendre le sang : " or, comme vous l'avez entendu, d'Artagnan, M. le principal voudrait que ma thise fyt dogmatique, tandis que je voudrais, moi, qu'elle fyt idjale. C'est donc pourquoi M. le principal me proposait ce sujet qui n'a point encore jtj traitj, dans lequel je reconnais qu'il y a matiire a de magnifiques djveloppements. " Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est. " D'Artagnan, dont nous connaissons l'jrudition, ne sourcilla pas plus a cette citation qu'a celle que lui avait faite M. de Trjville a propos des prjsents qu'il prjtendait que d'Artagnan avait rezus de M. de Buckingham. " Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilitj : les deux mains sont indispensables aux prktres des ordres infjrieurs, quand ils donnent la bjnjdiction. -- Admirable sujet ! s'jcria le jjsuite. -- Admirable et dogmatique ! " rjpjta le curj qui, de la force de d'Artagnan a peu pris sur le latin, surveillait soigneusement le jjsuite pour embooter le pas avec lui et rjpjter ses paroles comme un jcho. Quant a d'Artagnan, il demeura parfaitement indiffjrent a l'enthousiasme des deux hommes noirs. " Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis, mais qui exige une jtude approfondie des Pires et des Ecritures. Or j'ai avouj a ces savants eccljsiastiques, et cela en toute humilitj, que les veilles des corps de garde et le service du roi m'avaient fait un peu njgliger l'jtude. Je me trouverai donc plus a mon aise, facilius natans , dans un sujet de mon choix, qui serait a ces rudes questions thjologiques ce que la morale est a la mjtaphysique en philosophie. " D'Artagnan s'ennuyait profondjment, le curj aussi. " Voyez quel exorde ! s'jcria le jjsuite. -- Exordium , rjpjta le curj pour dire quelque chose. -- Quemadmodum minter coelorum immensitatem. " Aramis jeta un coup d'oeil de cftj sur d'Artagnan, et il vit que son ami bvillait a se djmonter la mvchoire. " Parlons franzais, mon pire, dit-il au jjsuite, M. d'Artagnan goytera plus vivement nos paroles. -- Oui, je suis fatiguj de la route, dit d'Artagnan, et tout ce latin m'jchappe. -- D'accord, dit le jjsuite un peu djpitj, tandis que le curj, transportj d'aise, tournait sur d'Artagnan un regard plein de reconnaissance ; Eh bien, voyez le parti qu'on tirerait de cette glose. -- Mopse, serviteur de Dieu... il n'est que serviteur, entendez-vous bien ! Mopse bjnit avec les mains ; il se fait tenir les deux bras, tandis que les Hjbreux battent leurs ennemis ; donc il bjnit avec les deux mains. D'ailleurs, que dit l'Evangile : imponite manus , et non pas manum . Imposez les mains, et non pas la main. -- Imposez les mains, rjpjta le curj en faisant un geste. -- A saint Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs, continua le jjsuite : Ponige digitos . Prjsentez les doigts ; y ktes-vous maintenant ? -- Certes, rjpondit Aramis en se djlectant, mais la chose est subtile. -- Les doigts ! reprit le jjsuite ; saint Pierre bjnit avec les doigts. Le pape bjnit donc aussi avec les doigts. Et avec combien de doigts bjnit- il ? Avec trois doigts, un pour le Pire, un pour le Fils, et un pour le Saint-Esprit. " Tout le monde se signa ; d'Artagnan crut devoir imiter cet exemple. " Le pape est successeur de saint Pierre et reprjsente les trois pouvoirs divins ; le reste, ordines inferiores de la hijrarchie eccljsiastique, bjnit par le nom des saints archanges et des anges. Les plus humbles clercs, tels que nos diacres et sacristains, bjnissent avec les goupillons, qui simulent un nombre indjfini de doigts bjnissants. Voila le sujet simplifij, argumentum omni denudatum ornamento . Je ferais avec cela, continua le jjsuite, deux volumes de la taille de celui-ci. " Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le saint Chrysostome in-folio qui faisait plier la table sous son poids. D'Artagnan frjmit. " Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautjs de cette thise, mais en mkme temps je la reconnais jcrasante pour moi. J'avais choisi ce texte ; dites-moi, cher d'Artagnan, s'il n'est point de votre goyt : Non inutile est desiderium in oblatione , ou mieux encore : un peu de regret ne messied pas dans une offrande au Seigneur. -- Halte-la ! s'jcria le jjsuite, car cette thise frise l'hjrjsie ; il y a une proposition presque semblable dans l'Augustinus de l'hjrjsiarque Jansjnius, dont tft ou tard le livre sera brylj par les mains du bourreau. Prenez garde ! mon jeune ami ; vous penchez vers les fausses doctrines, mon jeune ami ; vous vous perdrez ! -- Vous vous perdrez, dit le curj en secouant douloureusement la tkte. -- Vous touchez a ce fameux point du libre arbitre, qui est un jcueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des pjlagiens et des demi-pjlagiens. -- Mais, mon rjvjrend... . , reprit Aramis quelque peu abasourdi de la grkle d'arguments qui lui tombait sur la tkte. -- Comment prouverez-vous, continua le jjsuite sans lui donner le temps de parler, que l'on doit regretter le monde lorsqu'on s'offre a Dieu ? Ecoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter le monde, c'est regretter le diable : voila ma conclusion. -- C'est la mienne aussi, dit le curj. -- Mais de grvce !... dit Aramis. -- Desideras diabolum , infortunj ! s'jcria le jjsuite. -- Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le curj en gjmissant, ne regrettez pas le diable, c'est moi qui vous en supplie. " D'Artagnan tournait a l'idiotisme ; il lui semblait ktre dans une maison de fous, et qu'il allait devenir fou comme ceux qu'il voyait. Seulement il jtait forcj de se taire, ne comprenant point la langue qui se parlait devant lui. " Mais jcoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle commenzait a percer un peu d'impatience, je ne dis pas que je regrette ; non, je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe... " Le jjsuite leva les bras au ciel, et le curj en fit autant. " Non, mais convenez au moins qu'on a mauvaise grvce de n'offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement djgoytj. Ai-je raison, d'Artagnan ? -- Je le crois pardieu bien ! " s'jcria celui-ci. Le curj et le jjsuite firent un bond sur leur chaise. " Voici mon point de djpart, c'est un syllogisme : le monde ne manque pas d'attraits, je quitte le monde, donc je fais un sacrifice ; or l'Ecriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur. -- Cela est vrai, dirent les antagonistes. -- Et puis, continua Aramis en se pinzant l'oreille pour la rendre rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j'ai fait certain rondeau la-dessus que je communiquai a M. Voiture l'an passj, et duquel ce grand homme m'a fait mille compliments. -- Un rondeau ! fit djdaigneusement le jjsuite. -- Un rondeau ! dit machinalement le curj. -- Dites, dites, s'jcria d'Artagnan, cela nous changera quelque peu. -- Non, car il est religieux, rjpondit Aramis, et c'est de la thjologie en vers. -- Diable ! fit d'Artagnan. -- Le voici, dit Aramis d'un petit air modeste qui n'jtait pas exempt d'une certaine teinte d'hypocrisie : -- Vous qui pleurez un passj plein de charmes, -- -- Et qui traonez des jours infortunjs, -- -- Tous vos malheurs se verront terminjs, -- -- Quand a Dieu seul vous offrirez vos larmes, -- -- Vous qui pleurez. -- D'Artagnan et le curj parurent flattjs. Le jjsuite persista dans son opinion. " Gardez-vous du goyt profane dans le style thjologique. Que dit en effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo . -- Oui, que le sermon soit clair ! dit le curj. -- Or, se hvta d'interrompre le jjsuite en voyant que son acolyte se fourvoyait, or votre thise plaira aux dames, voila tout ; elle aura le succis d'une plaidoirie de maotre Patru. -- Plaise a Dieu ! s'jcria Aramis transportj. -- Vous le voyez, s'jcria le jjsuite, le monde parle encore en vous a haute voix, altissima voce . Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je tremble que la grvce ne soit point efficace. -- Rassurez-vous, mon rjvjrend, je rjponds de moi. -- Prjsomption mondaine ! -- Je me connais, mon pire, ma rjsolution est irrjvocable. -- Alors vous vous obstinez a poursuivre cette thise ? -- Je me sens appelj a traiter celle-la, et non pas une autre ; je vais donc la continuer, et demain j'espire que vous serez satisfait des corrections que j'y aurai faites d'apris vos avis. -- Travaillez lentement, dit le curj, nous vous laissons dans des dispositions excellentes. -- Oui, le terrain est tout ensemencj, dit le jjsuite, et nous n'avons pas a craindre qu'une partie du grain soit tombje sur la pierre, l'autre le long du chemin, et que les oiseaux du ciel aient mangj le reste, aves coeli coznederunt illam . -- Que la peste t'jtouffe avec ton latin ! dit d'Artagnan, qui se sentait au bout de ses forces. -- Adieu, mon fils, dit le curj, a demain. -- A demain, jeune tjmjraire, dit le jjsuite ; vous promettez d'ktre une des lumiires de l'Eglise ; veuille le Ciel que cette lumiire ne soit pas un feu djvorant. " D'Artagnan, qui pendant une heure s'jtait rongj les ongles d'impatience, commenzait a attaquer la chair. Les deux hommes noirs se levirent, saluirent Aramis et d'Artagnan, et s'avancirent vers la porte. Bazin, qui s'jtait tenu debout et qui avait jcoutj toute cette controverse avec une pieuse jubilation, s'jlanza vers eux, prit le brjviaire du curj, le missel du jjsuite, et marcha respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin. Aramis les conduisit jusqu'au bas de l'escalier et remonta aussitft pris de d'Artagnan qui rkvait encore. Restjs seuls, les deux amis gardirent d'abord un silence embarrassj ; cependant il fallait que l'un des deux le rompot le premier, et comme d'Artagnan paraissait djcidj a laisser cet honneur a son ami : " Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu a mes idjes fondamentales. -- Oui, la grvce efficace vous a touchj, comme disait ce Monsieur tout a l'heure. -- Oh ! ces plans de retraite sont formjs depuis longtemps ; et vous m'en avez djja oup parler, n'est-ce pas, mon ami ? -- Sans doute, mais je vous avoue que j'ai cru que vous plaisantiez. -- Avec ces sortes de choses ! Oh ! d'Artagnan ! -- Dame ! on plaisante bien avec la mort. -- Et l'on a tort, d'Artagnan : car la mort, c'est la porte qui conduit a la perdition ou au salut. -- D'accord ; mais, s'il vous plaot, ne thjologisons pas, Aramis ; vous devez en avoir assez pour le reste de la journje ; quant a moi, j'ai a peu pris oublij le peu de latin que je n'ai jamais su ; puis, je vous l'avouerai, je n'ai rien mangj depuis ce matin dix heures, et j'ai une faim de tous les diables. -- Nous donerons tout a l'heure, cher ami ; seulement, vous vous rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi ; or, dans un pareil jour, je ne puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous voulez vous contenter de mon doner, il se compose de tjtragones cuits et de fruits. -- Qu'entendez-vous par tjtragones ? demanda d'Artagnan avec inquijtude. -- J'entends des jpinards, reprit Aramis, mais pour vous j'ajouterai des oeufs, et c'est une grave infraction a la rigle, car les oeufs sont viande, puisqu'ils engendrent le poulet. -- Ce festin n'est pas succulent, mais n'importe ; pour rester avec vous, je le subirai. -- Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; mais s'il ne profite pas a votre corps, il profitera, soyez-en certain, a votre vme. -- Ainsi, djcidjment, Aramis, vous entrez en religion. Que vont dire nos amis, que va dire M. de Trjville ? Ils vous traiteront de djserteur, je vous en prjviens. -- Je n'entre pas en religion, j'y rentre. C'est l'Eglise que j'avais djsertje pour le monde, car vous savez que je me suis fait violence pour prendre la casaque de mousquetaire. -- Moi, je n'en sais rien. -- Vous ignorez comment j'ai quittj le sjminaire ? -- Tout a fait. -- Voici mon histoire ; d'ailleurs les Ecritures disent : " Confessez-vous les uns aux autres " , et je me confesse a vous, d'Artagnan. -- Et moi, je vous donne l'absolution d'avance, vous voyez que je suis bon homme. -- Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami. -- Alors, dites, je vous jcoute. -- J'jtais donc au sjminaire depuis l'vge de neuf ans, j'en avais vingt dans trois jours, j'allais ktre abbj, et tout jtait dit. Un soir que je me rendais, selon mon habitude, dans une maison que je frjquentais avec plaisir -- on est jeune, que voulez-vous ! on est faible -- un officier qui me voyait d'un oeil jaloux lire les vies des saints a la maotresse de la maison, entra tout a coup et sans ktre annoncj. Justement, ce soir-la, j'avais traduit un jpisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers a la dame qui me faisait toutes sortes de compliments, et, penchje sur mon jpaule, les relisait avec moi. La pose, qui jtait quelque peu abandonnje, je l'avoue, blessa cet officier ; il ne dit rien, mais lorsque je sortis, il sortit derriire moi, et me rejoignant : " -- Monsieur l'abbj, dit-il, aimez-vous les coups de canne ? " -- Je ne puis le dire, Monsieur, rjpondis-je, personne n'ayant jamais osj m'en donner. " -- Eh bien, jcoutez-moi, Monsieur l'abbj, si vous retournez dans la maison oshch je vous ai rencontrj ce soir, j'oserai, moi. " " Je crois que j'eus peur, je devins fort pvle, je sentis les jambes qui me manquaient, je cherchai une rjponse que je ne trouvai pas, je me tus. " L'officier attendait cette rjponse, et voyant qu'elle tardait, il se mit a rire, me tourna le dos et rentra dans la maison. Je rentrai au sjminaire. " Je suis bon gentilhomme et j'ai le sang vif, comme vous avez pu le remarquer, mon cher d'Artagnan ; l'insulte jtait terrible, et, tout inconnue qu'elle jtait restje au monde, je la sentais vivre et remuer au fond de mon coeur. Je djclarai a mes supjrieurs que je ne me sentais pas suffisamment prjparj pour l'ordination, et, sur ma demande, on remit la cjrjmonie a un an. " J'allai trouver le meilleur maotre d'armes de Paris, je fis condition avec lui pour prendre une lezon d'escrime chaque jour, et chaque jour, pendant une annje, je pris cette lezon. Puis, le jour anniversaire de celui oshch j'avais jtj insultj, j'accrochai ma soutane a un clou, je pris u