sa tout en courant et se prjcipita vers l'escalier ; mais, sur la premiire marche, il rencontra Lord de Winter, qui, le voyant pvle, jgarj, livide, tachj de sang a la main et a la figure, lui sauta au cou en s'jcriant : " Je le savais, je l'avais devinj et j'arrive trop tard d'une minute ! Oh ! malheureux que je suis ! " Felton ne fit aucune rjsistance ; Lord de Winter le remit aux mains des gardes, qui le conduisirent, en attendant de nouveaux ordres, sur une petite terrasse dominant la mer, et il s'jlanza dans le cabinet de Buckingham. Au cri poussj par le duc, a l'appel de Patrick, l'homme que Felton avait rencontrj dans l'antichambre se prjcipita dans le cabinet. Il trouva le duc couchj sur un sofa, serrant sa blessure dans sa main crispje. " La Porte, dit le duc d'une voix mourante, La Porte, viens-tu de sa part ? -- Oui, Monseigneur, rjpondit le fidile serviteur d'Anne d'Autriche, mais trop tard peut-ktre. -- Silence, La Porte ! on pourrait vous entendre ; Patrick, ne laissez entrer personne : oh ! je ne saurai pas ce qu'elle me fait dire ! mon Dieu, je me meurs ! " Et le duc s'jvanouit. Cependant, Lord de Winter, les djputjs, les chefs de l'expjdition, les officiers de la maison de Buckingham, avaient fait irruption dans sa chambre ; partout des cris de djsespoir retentissaient. La nouvelle qui emplissait le palais de plaintes et de gjmissements en djborda bientft partout et se rjpandit par la ville. Un coup de canon annonza qu'il venait de se passer quelque chose de nouveau et d'inattendu. Lord de Winter s'arrachait les cheveux. " Trop tard d'une minute ! s'jcriait-il, trop tard d'une minute ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! " En effet, on jtait venu lui dire a sept heures du matin qu'une jchelle de corde flottait a une des fenktres du chvteau ; il avait couru aussitft a la chambre de Milady, avait trouvj la chambre vide et la fenktre ouverte, les barreaux scijs, il s'jtait rappelj la recommandation verbale que lui avait fait transmettre d'Artagnan par son messager, il avait tremblj pour le duc, et, courant a l'jcurie, sans prendre le temps de faire seller son cheval, avait sautj sur le premier venu, jtait accouru ventre a terre, et sautant a bas dans la cour, avait montj prjcipitamment l'escalier, et, sur le premier degrj, avait, comme nous l'avons dit, rencontrj Felton. Cependant le duc n'jtait pas mort : il revint a lui, rouvrit les yeux, et l'espoir rentra dans tous les coeurs. " Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte. " Ah ! c'est vous, de Winter ! vous m'avez envoyj ce matin un singulier fou, voyez l'jtat dans lequel il m'a mis ! -- Oh ! Milord ! s'jcria le baron, je ne m'en consolerai jamais. -- Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en lui tendant la main, je ne connais pas d'homme qui mjrite d'ktre regrettj pendant toute la vie d'un autre homme ; mais laisse-nous, je t'en prie. " Le baron sortit en sanglotant. Il ne resta dans le cabinet que le duc blessj, La Porte et Patrick. On cherchait un mjdecin, qu'on ne pouvait trouver. " Vous vivrez, Milord, vous vivrez, rjpjtait, a genoux devant le sofa du duc, le messager d'Anne d'Autriche. -- Que m'jcrivait-elle ? dit faiblement Buckingham tout ruisselant de sang et domptant, pour parler de celle qu'il aimait, d'atroces douleurs, que m'jcrivait-elle ? Lis-moi sa lettre. -- Oh ! Milord ! fit La Porte. -- Objis, La Porte ; ne vois-tu pas que je n'ai pas de temps a perdre ? " La Porte rompit le cachet et plaza le parchemin sous les yeux du duc ; mais Buckingham essaya vainement de distinguer l'jcriture. " Lis donc, dit-il, lis donc, je n'y vois plus ; lis donc ! car bientft peut- ktre je n'entendrai plus, et je mourrai sans savoir ce qu'elle m'a jcrit. " La Porte ne fit plus de difficultj, et lut : " Milord, " Par ce que j'ai, depuis que je vous connais, souffert par vous et pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de mon repos, d'interrompre les grands armements que vous faites contre la France et de cesser une guerre dont on dit tout haut que la religion est la cause visible, et tout bas que votre amour pour moi est la cause cachje. Cette guerre peut non seulement amener pour la France et pour l'Angleterre de grandes catastrophes, mais encore pour vous, Milord, des malheurs dont je ne me consolerais pas. " Veillez sur votre vie, que l'on menace et qui me sera chire du moment oshch je ne serai pas obligje de voir en vous un ennemi. " Votre affectionnje, " ANNE " Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour jcouter cette lecture ; puis, lorsqu'elle fut finie, comme s'il eyt trouvj dans cette lettre un amer djsappointement : " N'avez-vous donc pas autre chose a me dire de vive voix, La Porte ? demanda-t-il. -- Si fait, Monseigneur : la reine m'avait chargj de vous dire de veiller sur vous, car elle avait eu avis qu'on voulait vous assassiner. -- Et c'est tout, c'est tout ? reprit Buckingham avec impatience. -- Elle m'avait encore chargj de vous dire qu'elle vous aimait toujours. -- Ah ! fit Buckingham, Dieu soit louj ! ma mort ne sera donc pas pour elle la mort d'un jtranger !... " La Porte fondit en larmes. " Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret oshch jtaient les ferrets de diamants. " Patrick apporta l'objet demandj, que La Porte reconnut pour avoir appartenu a la reine. " Maintenant le sachet de satin blanc, oshch son chiffre est brodj en perles. " Patrick objit encore. " Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages que j'eusse a elle, ce coffret d'argent, et ces deux lettres. Vous les rendrez a Sa Majestj ; et pour dernier souvenir... (il chercha autour de lui quelque objet prjcieux)... vous y joindrez... " Il chercha encore ; mais ses regards obscurcis par la mort ne rencontrirent que le couteau tombj des mains de Felton, et fumant encore du sang vermeil jtendu sur la lame. " Et vous y joindrez ce couteau " , dit le duc en serrant la main de La Porte. Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d'argent, y laissa tomber le couteau en faisant signe a La Porte qu'il ne pouvait plus parler ; puis, dans une derniire convulsion, que cette fois il n'avait plus la force de combattre, il glissa du sofa sur le parquet. Patrick poussa un grand cri. Buckingham voulut sourire une derniire fois ; mais la mort arrkta sa pensje, qui resta gravje sur son front comme un dernier baiser d'amour. En ce moment le mjdecin du duc arriva tout effarj ; il jtait djja a bord du vaisseau amiral, on avait jtj obligj d'aller le chercher la. Il s'approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans la sienne, et la laissa retomber. " Tout est inutile, dit-il, il est mort. -- Mort, mort ! " s'jcria Patrick. A ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne fut que consternation et que tumulte. Aussitft que Lord de Winter vit Buckingham expirj, il courut a Felton, que les soldats gardaient toujours sur la terrasse du palais. " Misjrable ! dit-il au jeune homme qui, depuis la mort de Buckingham, avait retrouvj ce calme et ce sang-froid qui ne devaient plus l'abandonner ; misjrable ! qu'as-tu fait ? -- Je me suis vengj, dit-il. -- Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d'instrument a cette femme maudite ; mais je te le jure, ce crime sera son dernier crime. -- Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement Felton, et j'ignore de qui vous voulez parler, Milord ; j'ai tuj M. de Buckingham parce qu'il a refusj deux fois a vous-mkme de me nommer capitaine : je l'ai puni de son injustice, voila tout. " De Winter, stupjfait, regardait les gens qui liaient Felton, et ne savait que penser d'une pareille insensibilitj. Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur de Felton. A chaque bruit qu'il entendait, le napf puritain croyait reconnaotre les pas et la voix de Milady venant se jeter dans ses bras pour s'accuser et se perdre avec lui. Tout a coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point de la mer, que de la terrasse oshch il se trouvait on dominait tout entiire ; avec ce regard d'aigle du marin, il avait reconnu, la oshch un autre n'aurait vu qu'un gojland se balanzant sur les flots, la voile du sloop qui se dirigeait vers les cftes de France. Il pvlit, porta la main a son coeur, qui se brisait, et comprit toute la trahison. " Une derniire grvce, Milord ! dit-il au baron. -- Laquelle ? demanda celui-ci. -- Quelle heure est-il ? " Le baron tira sa montre. " Neuf heures moins dix minutes " , dit-il. Milady avait avancj son djpart d'une heure et demie ; dis qu'elle avait entendu le coup de canon qui annonzait le fatal jvjnement, elle avait donnj l'ordre de lever l'ancre. La barque voguait sous un ciel bleu a une grande distance de la cfte. " Dieu l'a voulu " , dit Felton avec la rjsignation du fanatique, mais cependant sans pouvoir djtacher les yeux de cet esquif a bord duquel il croyait sans doute distinguer le blanc fantfme de celle a qui sa vie allait ktre sacrifije. De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devina tout. " Sois puni seul d'abord, misjrable, dit Lord de Winter a Felton, qui se laissait entraoner les yeux tournjs vers la mer ; mais je te jure, sur la mjmoire de mon frire que j'aimais tant, que ta complice n'est pas sauvje. " Felton baissa la tkte sans prononcer une syllabe. Quant a de Winter, il descendit rapidement l'escalier et se rendit au port. CHAPITRE LX. EN FRANCE La premiire crainte du roi d'Angleterre, Charles Ier, en apprenant cette mort, fut qu'une si terrible nouvelle ne djcouragevt les Rochelois ; il essaya, dit Richelieu dans ses Mjmoires, de la leur cacher le plus longtemps possible, faisant fermer les ports par tout son royaume, et prenant soigneusement garde qu'aucun vaisseau ne sortot jusqu'a ce que l'armje que Buckingham apprktait fyt partie, se chargeant, a djfaut de Buckingham, de surveiller lui-mkme le djpart. Il poussa mkme la sjvjritj de cet ordre jusqu'a retenir en Angleterre l'ambassadeur de Danemark, qui avait pris congj, et l'ambassadeur ordinaire de Hollande, qui devait ramener dans le port de Flessingue les navires des Indes que Charles Ier avait fait restituer aux Provinces- Unies. Mais comme il ne songea a donner cet ordre que cinq heures apris l'jvjnement, c'est-a-dire a deux heures de l'apris-midi, deux navires jtaient djja sortis du port : l'un emmenant, comme nous le savons, Milady, laquelle, se doutant djja de l'jvjnement, fut encore confirmje dans cette croyance en voyant le pavillon noir se djployer au mvt du vaisseau amiral. Quant au second bvtiment, nous dirons plus tard qui il portait et comment il partit. Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de La Rochelle ; seulement le roi, qui s'ennuyait fort, comme toujours, mais peut-ktre encore un peu plus au camp qu'ailleurs, rjsolut d'aller incognito passer les fktes de saint Louis a Saint-Germain, et demanda au cardinal de lui faire prjparer une escorte de vingt mousquetaires seulement. Le cardinal, que l'ennui du roi gagnait quelquefois, accorda avec grand plaisir ce congj a son royal lieutenant, lequel promit d'ktre de retour vers le 15 septembre. M. de Trjville, prjvenu par Son Eminence, fit son porte-manteau, et comme, sans en savoir la cause, il savait le vif djsir et mkme l'impjrieux besoin que ses amis avaient de revenir a Paris, il va sans dire qu'il les djsigna pour faire partie de l'escorte. Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d'heure apris M. de Trjville, car ils furent les premiers a qui il la communiqua. Ce fut alors que d'Artagnan apprjcia la faveur que lui avait accordje le cardinal en le faisant enfin passer aux mousquetaires ; sans cette circonstance, il jtait forcj de rester au camp tandis que ses compagnons partaient. On verra plus tard que cette impatience de remonter vers Paris avait pour cause le danger que devait courir Mme Bonacieux en se rencontrant au couvent de Bjthune avec Milady, son ennemie mortelle. Aussi, comme nous l'avons dit, Aramis avait jcrit immjdiatement a Marie Michon, cette lingire de Tours qui avait de si belles connaissances, pour qu'elle obtont que la reine donnvt l'autorisation a Mme Bonacieux de sortir du couvent et de se retirer soit en Lorraine, soit en Belgique. La rjponse ne s'jtait pas fait attendre, et, huit ou dix jours apris, Aramis avait rezu cette lettre : " Mon cher cousin, " Voici l'autorisation de ma soeur a retirer notre petite servante du couvent de Bjthune, dont vous pensez que l'air est mauvais pour elle. Ma soeur vous envoie cette autorisation avec grand plaisir, car elle aime fort cette petite fille, a laquelle elle se rjserve d'ktre utile plus tard. " Je vous embrasse. " MARIE MICHON. " A cette lettre jtait jointe une autorisation ainsi conzue : " La supjrieure du couvent de Bjthune remettra aux mains de la personne qui lui remettra ce billet la novice qui jtait entrje dans son couvent sous ma recommandation et sous mon patronage. " Au Louvre, le 10 aoyt 1628. " ANNE. " On comprend combien ces relations de parentj entre Aramis et une lingire qui appelait la reine sa soeur avaient jgayj la verve des jeunes gens ; mais Aramis, apris avoir rougi deux ou trois fois jusqu'au blanc des yeux aux grosses plaisanteries de Porthos, avait prij ses amis de ne plus revenir sur ce sujet, djclarant que s'il lui en jtait dit encore un seul mot, il n'emploierait plus sa cousine comme intermjdiaire dans ces sortes d'affaires. Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les quatre mousquetaires, qui d'ailleurs avaient ce qu'ils voulaient : l'ordre de tirer Mme Bonacieux du couvent des carmjlites de Bjthune. Il est vrai que cet ordre ne leur servirait pas a grand-chose tant qu'ils seraient au camp de La Rochelle, c'est-a-dire a l'autre bout de la France ; aussi d'Artagnan allait-il demander un congj a M. de Trjville, en lui confiant tout bonnement l'importance de son djpart, lorsque cette nouvelle lui fut transmise, ainsi qu'a ses trois compagnons, que le roi allait partir pour Paris avec une escorte de vingt mousquetaires, et qu'ils faisaient partie de l'escorte. La joie fut grande. On envoya les valets devant avec les bagages, et l'on partit le 16 au matin. Le cardinal reconduisit Sa Majestj de Surgires a Mauzj, et la, le roi et son ministre prirent congj l'un de l'autre avec de grandes djmonstrations d'amitij. Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en cheminant le plus vite qu'il lui jtait possible, car il djsirait ktre arrivj a Paris pour le 23, s'arrktait de temps en temps pour voler la pie, passe-temps dont le goyt lui avait autrefois jtj inspirj par de Luynes, et pour lequel il avait toujours conservj une grande prjdilection. Sur les vingt mousquetaires, seize, lorsque la chose arrivait, se rjjouissaient fort de ce bon temps ; mais quatre maugrjaient de leur mieux. D'Artagnan surtout avait des bourdonnements perpjtuels dans les oreilles, ce que Porthos expliquait ainsi : " Une tris grande dame m'a appris que cela veut dire que l'on parle de vous quelque part. " Enfin l'escorte traversa Paris le 23, dans la nuit ; le roi remercia M. de Trjville, et lui permit de distribuer des congjs pour quatre jours, a la condition que pas un des favorisjs ne paraotrait dans un lieu public, sous peine de la Bastille. Les quatre premiers congjs accordjs, comme on le pense bien, furent a nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de M. de Trjville six jours au lieu de quatre et fit mettre dans ces six jours deux nuits de plus, car ils partirent le 24, a cinq heures du soir, et par complaisance encore, M. de Trjville postdata le congj du 25 au matin. " Eh, mon Dieu, disait d'Artagnan, qui, comme on le sait, ne doutait jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de l'embarras pour une chose bien simple : en deux jours, et en crevant deux ou trois chevaux (peu m'importe : j'ai de l'argent), je suis a Bjthune, je remets la lettre de la reine a la supjrieure, et je ramine le cher trjsor que je vais chercher, non pas en Lorraine, non pas en Belgique, mais a Paris, oshch il sera mieux cachj, surtout tant que M. le cardinal sera a La Rochelle. Puis, une fois de retour de la campagne, Eh bien, moitij par la protection de sa cousine, moitij en faveur de ce que nous avons fait personnellement pour elle, nous obtiendrons de la reine ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous jpuisez pas de fatigue inutilement ; moi et Planchet, c'est tout ce qu'il faut pour une expjdition aussi simple. " A ceci Athos rjpondit tranquillement : " Nous aussi, nous avons de l'argent ; car je n'ai pas encore bu tout a fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l'ont pas tout a fait mangj. Nous criverons donc aussi bien quatre chevaux qu'un. Mais songez, d'Artagnan, ajouta-t-il d'une voix si sombre que son accent donna le frisson au jeune homme, songez que Bjthune est une ville oshch le cardinal a donnj rendez-vous a une femme qui, partout oshch elle va, mine le malheur apris elle. Si vous n'aviez affaire qu'a quatre hommes, d'Artagnan, je vous laisserais aller seul ; vous avez affaire a cette femme, allons-y quatre, et plaise a Dieu qu'avec nos quatre valets nous soyons en nombre suffisant ! -- Vous m'jpouvantez, Athos, s'jcria d'Artagnan ; que craignez-vous donc, mon Dieu ? -- Tout ! " rjpondit Athos. D'Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui, comme celui d'Athos, portaient l'empreinte d'une inquijtude profonde, et l'on continua la route au plus grand pas des chevaux, mais sans ajouter une seule parole. Le 25 au soir, comme ils entraient a Arras, et comme d'Artagnan venait de mettre pied a terre a l'auberge de la Herse d'Or pour boire un verre de vin, un cavalier sortit de la cour de la poste, oshch il venait de relayer, prenant au grand galop, et avec un cheval frais, le chemin de Paris. Au moment oshch il passait de la grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le manteau dont il jtait enveloppj, quoiqu'on fyt au mois d'aoyt, et enleva son chapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment oshch il avait djja quittj sa tkte, et l'enfonza vivement sur ses yeux. D'Artagnan, qui avait les yeux fixjs sur cet homme, devint fort pvle et laissa tomber son verre. " Qu'avez-vous, Monsieur ? dit Planchet... Oh ! la, accourez, Messieurs, voila mon maotre qui se trouve mal ! " Les trois amis accoururent et trouvirent d'Artagnan qui, au lieu de se trouver mal, courait a son cheval. Ils l'arrktirent sur le seuil de la porte. " Eh bien, oshch diable vas-tu donc ainsi ? lui cria Athos. -- C'est lui ! s'jcria d'Artagnan, pvle de colire et la sueur sur le front, c'est lui ! laissez-moi le rejoindre ! -- Mais qui, lui ? demanda Athos. -- Lui, cet homme ! -- Quel homme ? -- Cet homme maudit, mon mauvais gjnie, que j'ai toujours vu lorsque j'jtais menacj de quelque malheur : celui qui accompagnait l'horrible femme lorsque je la rencontrai pour la premiire fois, celui que je cherchais quand j'ai provoquj Athos, celui que j'ai vu le matin du jour oshch Mme Bonacieux a jtj enlevje ! l'homme de Meung enfin ! je l'ai vu, c'est lui ! Je l'ai reconnu quand le vent a entrouvert son manteau. -- Diable ! dit Athos rkveur. -- En selle, Messieurs, en selle ; poursuivons-le, et nous le rattraperons. -- Mon cher, dit Aramis, songez qu'il va du cftj opposj a celui oshch nous allons ; qu'il a un cheval frais et que nos chevaux sont fatigujs ; que par consjquent nous criverons nos chevaux sans mkme avoir la chance de le rejoindre. Laissons l'homme, d'Artagnan, sauvons la femme. -- Eh ! Monsieur ! s'jcria un garzon d'jcurie courant apris l'inconnu, eh ! Monsieur, voila un papier qui s'est jchappj de votre chapeau ! Eh ! Monsieur ! eh ! -- Mon ami, dit d'Artagnan, une demi-pistole pour ce papier ! -- Ma foi, Monsieur, avec grand plaisir ! Le voici ! " Le garzon d'jcurie, enchantj de la bonne journje qu'il avait faite, rentra dans la cour de l'hftel : d'Artagnan djplia le papier. " Eh bien ? demandirent ses amis en l'entourant. -- Rien qu'un mot ! dit d'Artagnan. -- Oui, dit Aramis, mais ce mot est un nom de ville ou de village. -- " Armentiires " , lut Porthos. Armentiires, je ne connais pas cela ! -- Et ce nom de ville ou de village est jcrit de sa main ! s'jcria Athos. -- Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit d'Artagnan, peut-ktre n'ai-je pas perdu ma derniire pistole. A cheval, mes amis, a cheval ! " Et les quatre compagnons s'jlancirent au galop sur la route de Bjthune. CHAPITRE LXI. LE COUVENT DES CARMELITES DE BETHUNE Les grands criminels portent avec eux une espice de prjdestination qui leur fait surmonter tous les obstacles, qui les fait jchapper a tous les dangers, jusqu'au moment que la Providence, lassje, a marquj pour l'jcueil de leur fortune impie. Il en jtait ainsi de Milady : elle passa au travers des croiseurs des deux nations, et arriva a Boulogne sans aucun accident. En djbarquant a Portsmouth, Milady jtait une Anglaise que les persjcutions de la France chassaient de La Rochelle ; djbarquje a Boulogne, apris deux jours de traversje, elle se fit passer pour une Franzaise que les Anglais inquijtaient a Portsmouth, dans la haine qu'ils avaient conzue contre la France. Milady avait d'ailleurs le plus efficace des passeports : sa beautj, sa grande mine et la gjnjrositj avec laquelle elle rjpandait les pistoles. Affranchie des formalitjs d'usage par le sourire affable et les maniires galantes d'un vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main, elle ne resta a Boulogne que le temps de mettre a la poste une lettre ainsi conzue : " A Son Eminence Monseigneur le cardinal de Richelieu, en son camp devant La Rochelle. " Monseigneur, que Votre Eminence se rassure ; Sa Grvce le duc de Buckingham ne partira point pour la France. " Boulogne, 25 au soir. " MILADY DE ***. " P.--S. Selon les djsirs de Votre Eminence, je me rends au couvent des carmjlites de Bjthune oshch j'attendrai ses ordres. " Effectivement, le mkme soir, Milady se mit en route ; la nuit la prit : elle s'arrkta et coucha dans une auberge ; puis, le lendemain, a cinq heures du matin, elle partit, et trois heures apris, elle entra a Bjthune. Elle se fit indiquer le couvent des carmjlites, et y entra aussitft. La supjrieure vint au-devant d'elle ; Milady lui montra l'ordre du cardinal, l'abbesse lui fit donner une chambre et servir a djjeuner. Tout le passj s'jtait djja effacj aux yeux de cette femme, et, le regard fixj vers l'avenir, elle ne voyait que la haute fortune que lui rjservait le cardinal, qu'elle avait si heureusement servi, sans que son nom fyt mklj en rien a toute cette sanglante affaire. Les passions toujours nouvelles qui la consumaient donnaient a sa vie l'apparence de ces nuages qui volent dans le ciel, refljtant tantft l'azur, tantft le feu, tantft le noir opaque de la tempkte, et qui ne laissent d'autres traces sur la terre que la djvastation et la mort. Apris le djjeuner, l'abbesse vint lui faire sa visite ; il y a peu de distraction au clootre, et la bonne supjrieure avait hvte de faire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire. Milady voulait plaire a l'abbesse ; or, c'jtait chose facile a cette femme si rjellement supjrieure ; elle essaya d'ktre aimable : elle fut charmante et sjduisit la bonne supjrieure par sa conversation si varije et par les grvces rjpandues dans toute sa personne. L'abbesse, qui jtait une fille de noblesse, aimait surtout les histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu'aux extrjmitjs du royaume et qui, surtout, ont tant de peine a franchir les murs des couvents, au seuil desquels viennent expirer les bruits du monde. Milady, au contraire, jtait fort au courant de toutes les intrigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou six ans, elle avait constamment vjcu, elle se mit donc a entretenir la bonne abbesse des pratiques mondaines de la cour de France, mkljes aux djvotions outrjes du roi, elle lui fit la chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la cour, que l'abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha ljgirement les amours de la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu'on parlvt un peu. Mais l'abbesse se contenta d'jcouter et de sourire, le tout sans rjpondre. Cependant, comme Milady vit que ce genre de rjcit l'amusait fort, elle continua ; seulement, elle fit tomber la conversation sur le cardinal. Mais elle jtait fort embarrassje ; elle ignorait si l'abbesse jtait royaliste ou cardinaliste : elle se tint dans un milieu prudent ; mais l'abbesse, de son cftj, se tint dans une rjserve plus prudente encore, se contentant de faire une profonde inclination de tkte toutes les fois que la voyageuse prononzait le nom de Son Eminence. Milady commenza a croire qu'elle s'ennuierait fort dans le couvent ; elle rjsolut donc de risquer quelque chose pour savoir de suite a quoi s'en tenir. Voulant voir jusqu'oshch irait la discrjtion de cette bonne abbesse, elle se mit a dire un mal, tris dissimulj d'abord, puis tris circonstancij du cardinal, racontant les amours du ministre avec Mme d'Aiguillon, avec Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes. L'abbesse jcouta plus attentivement, s'anima peu a peu et sourit. " Bon, dit Milady, elle prend goyt a mon discours ; si elle est cardinaliste, elle n'y met pas de fanatisme au moins. " Alors elle passa aux persjcutions exercjes par le cardinal sur ses ennemis. L'abbesse se contenta de se signer, sans approuver ni djsapprouver. Cela confirma Milady dans son opinion que la religieuse jtait plutft royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchjrissant de plus en plus. " Je suis fort ignorante de toutes ces matiires-la, dit enfin l'abbesse, mais tout jloignjes que nous sommes de la cour, tout en dehors des intjrkts du monde oshch nous nous trouvons placjes, nous avons des exemples fort tristes de ce que vous nous racontez la ; et l'une de nos pensionnaires a bien souffert des vengeances et des persjcutions de M. le cardinal. -- Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh ! mon Dieu ! pauvre femme, je la plains alors. -- Et vous avez raison, car elle est bien a plaindre : prison, menaces, mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais, apris tout, reprit l'abbesse, M. le cardinal avait peut-ktre des motifs plausibles pour agir ainsi, et quoiqu'elle ait l'air d'un ange, il ne faut pas toujours juger les gens sur la mine. " " Bon ! dit Milady a elle-mkme, qui sait ! je vais peut-ktre djcouvrir quelque chose ici, je suis en veine. " Et elle s'appliqua a donner a son visage une expression de candeur parfaite. " Hjlas ! dit Milady, je le sais ; on dit cela, qu'il ne faut pas croire aux physionomies ; mais a quoi croira-t-on cependant, si ce n'est au plus bel ouvrage du Seigneur ? Quant a moi, je serai trompje toute ma vie peut-ktre ; mais je me fierai toujours a une personne dont le visage m'inspirera de la sympathie. -- Vous seriez donc tentje de croire, dit l'abbesse, que cette jeune femme est innocente ? -- M. le cardinal ne punit pas que les crimes, dit-elle ; il y a certaines vertus qu'il poursuit plus sjvirement que certains forfaits. -- Permettez-moi, Madame, de vous exprimer ma surprise, dit l'abbesse. -- Et sur quoi ? demanda Milady avec napvetj. -- Mais sur le langage que vous tenez. -- Que trouvez-vous d'jtonnant a ce langage ? demanda en souriant Milady. -- Vous ktes l'amie du cardinal, puisqu'il vous envoie ici, et cependant... -- Et cependant j'en dis du mal, reprit Milady, achevant la pensje de la supjrieure. -- Au moins n'en dites-vous pas de bien. -- C'est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant, mais sa victime. -- Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande a moi ?... -- Est un ordre a moi de me tenir dans une espice de prison dont il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites. -- Mais pourquoi n'avez-vous pas fui ? -- Oshch irais-je ? Croyez-vous qu'il y ait un endroit de la terre oshch ne puisse atteindre le cardinal, s'il veut se donner la peine de tendre la main ? Si j'jtais un homme, a la rigueur cela serait possible encore ; mais une femme, que voulez-vous que fasse une femme ? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici a-t-elle essayj de fuir, elle ? -- Non, c'est vrai ; mais elle, c'est autre chose, je la crois retenue en France par quelque amour. -- Alors, dit Milady avec un soupir, si elle aime, elle n'est pas tout a fait malheureuse. -- Ainsi, dit l'abbesse en regardant Milady avec un intjrkt croissant, c'est encore une pauvre persjcutje que je vois ? -- Hjlas, oui " , dit Milady. L'abbesse regarda un instant Milady avec inquijtude, comme si une nouvelle pensje surgissait dans son esprit. " Vous n'ktes pas ennemie de notre sainte foi ? dit-elle en balbutiant. -- Moi, s'jcria Milady, moi, protestante ! Oh ! non, j'atteste le Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique. -- Alors, Madame, dit l'abbesse en souriant, rassurez-vous ; la maison oshch vous ktes ne sera pas une prison bien dure, et nous ferons tout ce qu'il faudra pour vous faire chjrir la captivitj. Il y a plus, vous trouverez ici cette jeune femme persjcutje sans doute par suite de quelque intrigue de cour. Elle est aimable, gracieuse. -- Comment la nommez-vous ? -- Elle m'a jtj recommandje par quelqu'un de tris haut placj, sous le nom de Ketty. Je n'ai pas cherchj a savoir son autre nom. -- Ketty ! s'jcria Milady ; quoi ! vous ktes syre ?... -- Qu'elle se fait appeler ainsi ? Oui, Madame, la connaotriez-vous ? " Milady sourit a elle-mkme et a l'idje qui lui jtait venue que cette jeune femme pouvait ktre son ancienne camjriire. Il se mklait au souvenir de cette jeune fille un souvenir de colire, et un djsir de vengeance avait bouleversj les traits de Milady, qui reprirent au reste presque aussitft l'expression calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur avait momentanjment fait perdre. " Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me sens djja une si grande sympathie ? demanda Milady. -- Mais, ce soir, dit l'abbesse, dans la journje mkme. Mais vous voyagez depuis quatre jours, m'avez-vous dit vous-mkme ; ce matin vous vous ktes levje a cinq heures, vous devez avoir besoin de repos. Couchez-vous et dormez, a l'heure du doner nous vous rjveillerons. " Quoique Milady eyt tris bien pu se passer de sommeil, soutenue qu'elle jtait par toutes les excitations qu'une aventure nouvelle faisait jprouver a son coeur avide d'intrigues, elle n'en accepta pas moins l'offre de la supjrieure : depuis douze ou quinze jours elle avait passj par tant d'jmotions diverses que, si son corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue, son vme avait besoin de repos. Elle prit donc congj de l'abbesse et se coucha, doucement bercje par les idjes de vengeance auxquelles l'avait tout naturellement ramenje le nom de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque illimitje que lui avait faite le cardinal, si elle rjussissait dans son entreprise. Elle avait rjussi, elle pourrait donc se venger de d'Artagnan. Une seule chose jpouvantait Milady, c'jtait le souvenir de son mari, le comte de La Fire, qu'elle avait cru mort ou du moins expatrij, et qu'elle retrouvait dans Athos, le meilleur ami de d'Artagnan. Mais aussi, s'il jtait l'ami de d'Artagnan, il avait dy lui prkter assistance dans toutes les menjes a l'aide desquelles la reine avait djjouj les projets de Son Eminence ; s'il jtait l'ami de d'Artagnan, il jtait l'ennemi du cardinal ; et sans doute elle parviendrait a l'envelopper dans la vengeance aux replis de laquelle elle comptait jtouffer le jeune mousquetaire. Toutes ces espjrances jtaient de douces pensjes pour Milady ; aussi, bercje par elles, s'endormit-elle bientft. Elle fut rjveillje par une voix douce qui retentit au pied de son lit. Elle ouvrit les yeux, et vit l'abbesse accompagnje d'une jeune femme aux cheveux blonds, au teint djlicat, qui fixait sur elle un regard plein d'une bienveillante curiositj. La figure de cette jeune femme lui jtait complitement inconnue ; toutes deux s'examinirent avec une scrupuleuse attention, tout en jchangeant les compliments d'usage : toutes deux jtaient fort belles, mais de beautjs tout a fait diffjrentes. Cependant Milady sourit en reconnaissant qu'elle l'emportait de beaucoup sur la jeune femme en grand air et en fazons aristocratiques. Il est vrai que l'habit de novice que portait la jeune femme n'jtait pas tris avantageux pour soutenir une lutte de ce genre. L'abbesse les prjsenta l'une a l'autre ; puis, lorsque cette formalitj fut remplie, comme ses devoirs l'appelaient a l'jglise, elle laissa les deux jeunes femmes seules. La novice, voyant Milady couchje, voulait suivre la supjrieure, mais Milady la retint. " Comment, Madame, lui dit-elle, a peine vous ai-je aperzue et vous voulez djja me priver de votre prjsence, sur laquelle je comptais cependant un peu, je vous l'avoue, pour le temps que j'ai a passer ici ? -- Non, Madame, rjpondit la novice, seulement je craignais d'avoir mal choisi mon temps : vous dormiez, vous ktes fatiguje. -- Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens qui dorment ? un bon rjveil. Ce rjveil, vous me l'avez donnj ; laissez-moi en jouir tout a mon aise. " Et lui prenant la main, elle l'attira sur un fauteuil qui jtait pris de son lit. La novice s'assit. " Mon Dieu ! dit-elle, que je suis malheureuse ! voila six mois que je suis ici, sans l'ombre d'une distraction, vous arrivez, votre prjsence allait ktre pour moi une compagnie charmante, et voila que, selon toute probabilitj, d'un moment a l'autre je vais quitter le couvent ! -- Comment ! dit Milady, vous sortez bientft ? -- Du moins je l'espire, dit la novice avec une expression de joie qu'elle ne cherchait pas le moins du monde a djguiser. -- Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du cardinal, continua Milady ; c'eyt jtj un motif de plus de sympathie entre nous. -- Ce que m'a dit notre bonne mire est donc la vjritj, que vous jtiez aussi une victime de ce mjchant cardinal ? -- Chut ! dit Milady, mkme ici ne parlons pas ainsi de lui ; tous mes malheurs viennent d'avoir dit a peu pris ce que vous venez de dire, devant une femme que je croyais mon amie et qui m'a trahie. Et vous ktes aussi, vous, la victime d'une trahison ? -- Non, dit la novice, mais de mon djvouement a une femme que j'aimais, pour qui j'eusse donnj ma vie, pour qui je la donnerais encore. -- Et qui vous a abandonnje, c'est cela ! -- J'ai jtj assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou trois jours j'ai acquis la preuve du contraire, et j'en remercie Dieu ; il m'aurait coytj de croire qu'elle m'avait oublije. Mais vous, Madame, continua la novice, il me semble que vous ktes libre, et que si vous vouliez fuir, il ne tiendrait qu'a vous. -- Oshch voulez-vous que j'aille, sans amis, sans argent, dans une partie de la France que je ne connais pas, oshch je ne suis jamais venue ?... -- Oh ! s'jcria la novice, quant a des amis, vous en aurez partout oshch vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vous ktes si belle ! -- Cela n'empkche pas, reprit Milady en adoucissant son sourire de maniire a lui donner une expression angjlique, que je suis seule et persjcutje. -- Ecoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le Ciel, voyez- vous ; il vient toujours un moment oshch le bien que l'on a fait plaide votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-ktre est-ce un bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir que je suis, que vous m'ayez rencontrje : car, si je sors d'ici, Eh bien, j'aurai quelques amis puissants, qui, apris s'ktre mis en campagne pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour vous. -- Oh ! quand j'ai dit que j'jtais seule, dit Milady, espjrant faire parler la novice en parlant d'elle-mkme, ce n'est pas faute d'avoir aussi quelques connaissances haut placjes ; mais ces connaissances tremblent elles-mkmes devant le cardinal : la reine elle-mkme n'ose pas soutenir contre le terrible ministre ; j'ai la preuve que Sa Majestj, malgrj son excellent coeur, a plus d'une fois jtj obligje d'abandonner a la colire de Son Eminence les personnes qui l'avaient servie. -- Croyez-moi, Madame, la reine peut avoir l'air d'avoir abandonnj ces personnes-la ; mais il ne faut pas en croire l'apparence : plus elles sont persjcutjes, plus elle pense a elles, et souvent, au moment oshch elles y pensent le moins, elles ont la preuve d'un bon souvenir. -- Hjlas ! dit Milady, je le crois : la reine est si bonne. -- Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que vous parlez d'elle ainsi ! s'jcria la novice avec enthousiasme. -- C'est-a-dire, reprit Milady, poussje dans ses retranchements, qu'elle, personnellement, je n'ai pas l'honneur de la connaotre ; mais je connais bon nombre de ses amis les plus intimes : je connais M. de Putange ; j'ai connu en Angleterre M. Dujart ; je connais M. de Trjville . -- M. de Trjville ! s'jcria la novice, vous connaissez M. de Trjville ? -- Oui, parfaitement, beaucoup mkme. -- Le capitaine des mousquetaires du roi ? -- Le capitaine des mousquetaires du roi. -- Oh ! mais vous allez voir, s'jcria la novice, que tout a l'heure nous allons ktre des connaissances achevjes, presque des amies ; si vous connaissez M. de Trjville, vous avez dy aller chez lui ? -- Souvent ! dit Milady, qui, entrje dans cette voie, et s'apercevant que le mensonge rjussissait, voulait le pousser jusqu'au bout. -- Chez lui, vous avez dy voir quelques-uns de ses mousquetaires ? -- Tous ceux qu'il rezoit habituellement ! rjpondit Milady, pour laquelle cette conversation commenzait a prendre un intjrkt rjel. -- Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et vous verrez qu'ils seront de mes amis. -- Mais, dit Milady embarrassje, je connais M. de Louvigny, M. de Courtivron, M. de Fjrussac. " La novice la laissa dire ; puis, voyant qu'elle s'arrktait : " Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommj Athos ? " Milady devint aussi pvle que les draps dans lesquels elle jtait couchje, et, si maotresse qu'elle fyt d'elle-mkme, ne put s'empkcher de pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice et en la djvorant du regard. " Quoi ! qu'avez-vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda cette pauvre femme, ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessje ? -- Non, mais ce nom m'a frappje, parce que, moi aussi, j'ai connu ce gentilhomme, et qu'il me paraot jtrange de trouver quelqu'un qui le connaisse beaucoup. -- Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non seulement lui, mais encore ses amis : MM. Porthos et Aramis ! -- En vjritj ! eux aussi je les connais ! s'jcria Milady, qui sentit le froid pjnjtrer jusqu'a son coeur. -- Eh bien, si vous les connaissez, vous devez savoir qu'ils sont bons et francs compagnons ; que ne vous adressez-vous a eux, si vous avez besoin d'appui ? -- C'est-a-dire, balbutia Milady, je ne suis lije rjellement avec aucun d'eux ; je les connais pour en avoir