beaucoup entendu parler par un de leurs amis, M. d'Artagnan. -- Vous connaissez M. d'Artagnan ! " s'jcria la novice a son tour, en saisissant la main de Milady et en la djvorant des yeux. Puis, remarquant l'jtrange expression du regard de Milady : " Pardon, Madame, dit-elle, vous le connaissez, a quel titre ? -- Mais, reprit Milady embarrassje, mais a titre d'ami. -- Vous me trompez, Madame, dit la novice ; vous avez jtj sa maotresse. -- C'est vous qui l'avez jtj, Madame, s'jcria Milady a son tour. -- Moi ! dit la novice. -- Oui, vous ; je vous connais maintenant : vous ktes Madame Bonacieux. " La jeune femme se recula, pleine de surprise et de terreur. " Oh ! ne niez pas ! rjpondez, reprit Milady. -- Eh bien, oui, Madame ! je l'aime, dit la novice sommes-nous rivales ? " La figure de Milady s'illumina d'un feu tellement sauvage que, dans toute autre circonstance, Mme Bonacieux se fyt enfuie d'jpouvante ; mais elle jtait toute a sa jalousie. " Voyons, dites, Madame, reprit Mme Bonacieux avec une jnergie dont on l'eyt crue incapable, avez-vous jtj ou ktes-vous sa maotresse ? -- Oh ! non ! s'jcria Milady avec un accent qui n'admettait pas le doute sur sa vjritj, jamais ! jamais ! -- Je vous crois, dit Mme Bonacieux ; mais pourquoi donc alors vous ktes-vous jcrije ainsi ? -- Comment, vous ne comprenez pas ! dit Milady, qui jtait djja remise de son trouble, et qui avait retrouvj toute sa prjsence d'esprit. -- Comment voulez-vous que je comprenne ? je ne sais rien. -- Vous ne comprenez pas que M. d'Artagnan jtant mon ami, il m'avait prise pour confidente ? -- Vraiment ! -- Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enlivement de la petite maison de Saint-Germain, son djsespoir, celui de ses amis, leurs recherches inutiles depuis ce moment ! Et comment ne voulez-vous pas que je m'en jtonne, quand, sans m'en douter, je me trouve en face de vous, de vous dont nous avons parlj si souvent ensemble, de vous qu'il aime de toute la force de son vme, de vous qu'il m'avait fait aimer avant que je vous eusse vue ? Ah ! chire Constance, je vous trouve donc, je vous vois donc enfin ! " Et Milady tendit ses bras a Mme Bonacieux, qui, convaincue par ce qu'elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme, qu'un instant auparavant elle avait crue sa rivale, qu'une amie sincire et djvouje. " Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! s'jcria-t-elle en se laissant aller sur son jpaule, je l'aime tant ! " Ces deux femmes se tinrent un instant embrassjes. Certes, si les forces de Milady eussent jtj a la hauteur de sa haine, Mme Bonacieux ne fyt sortie que morte de cet embrassement. Mais, ne pouvant pas l'jtouffer, elle lui sourit. " O chire belle ! chire bonne petite ! dit Milady, que je suis heureuse de vous voir ! Laissez-moi vous regarder. Et, en disant ces mots, elle la djvorait effectivement du regard. Oui, c'est bien vous. Ah ! d'apris ce qu'il m'a dit, je vous reconnais a cette heure, je vous reconnais parfaitement. " La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se passait d'affreusement cruel derriire le rempart de ce front pur, derriire ces yeux si brillants oshch elle ne lisait que de l'intjrkt et de la compassion. " Alors vous savez ce que j'ai souffert, dit Mme Bonacieux, puisqu'il vous a dit ce qu'il souffrait ; mais souffrir pour lui, c'est du bonheur. " Milady reprit machinalement : " Oui, c'est du bonheur. " Elle pensait a autre chose. " Et puis, continua Mme Bonacieux, mon supplice touche a son terme ; demain, ce soir peut-ktre, je le reverrai, et alors le passj n'existera plus. -- Ce soir ? demain ? s'jcria Milady tirje de sa rkverie par ces paroles, que voulez-vous dire ? Attendez-vous quelque nouvelle de lui ? -- Je l'attends lui-mkme. -- Lui-mkme ; d'Artagnan, ici ! -- Lui-mkme. -- Mais, c'est impossible ! il est au siige de La Rochelle avec le cardinal ; il ne reviendra a Paris qu'apris la prise de la ville. -- Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu'il y a quelque chose d'impossible a mon d'Artagnan, le noble et loyal gentilhomme ! -- Oh ! je ne puis vous croire ! -- Eh bien, lisez donc ! " dit, dans l'excis de son orgueil et de sa joie, la malheureuse jeune femme en prjsentant une lettre a Milady. " L'jcriture de Mme de Chevreuse ! se dit en elle-mkme Milady. Ah ! j'jtais bien syre qu'ils avaient des intelligences de ce cftj-la ! " Et elle lut avidement ces quelques lignes : " Ma chire enfant, tenez-vous prkte ; notre ami vous verra bientft, et il ne vous verra que pour vous arracher de la prison oshch votre syretj exigeait que vous fussiez cachje : prjparez-vous donc au djpart et ne djsespjrez jamais de nous. " Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidile comme toujours, dites-lui qu'on lui est bien reconnaissant quelque part de l'avis qu'il a donnj. " " Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est prjcise. Savez-vous quel est cet avis ? -- Non. Je me doute seulement qu'il aura prjvenu la reine de quelque nouvelle machination du cardinal. -- Oui, c'est cela sans doute ! " dit Milady en rendant la lettre a Mme Bonacieux et en laissant retomber sa tkte pensive sur sa poitrine. En ce moment on entendit le galop d'un cheval. " Oh ! s'jcria Mme Bonacieux en s'jlanzant a la fenktre, serait-ce djja lui ? " Milady jtait restje dans son lit, pjtrifije par la surprise ; tant de choses inattendues lui arrivaient tout a coup, que pour la premiire fois la tkte lui manquait. " Lui ! lui ! murmura-t-elle, serait-ce lui ? " Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes. " Hjlas, non ! dit Mme Bonacieux, c'est un homme que je ne connais pas, et qui cependant a l'air de venir ici ; oui, il ralentit sa course, il s'arrkte a la porte, il sonne. " Milady sauta hors de son lit. " Vous ktes bien syre que ce n'est pas lui ? dit-elle. -- Oh ! oui, bien syre ! -- Vous avez peut-ktre mal vu. -- Oh ! je verrais la plume de son feutre, le bout de son manteau, que je le reconnaotrais, lui ! " Milady s'habillait toujours. " N'importe ! cet homme vient ici, dites-vous ? -- Oui, il est entrj. -- C'est ou pour vous ou pour moi. -- Oh ! mon Dieu, comme vous semblez agitje ! -- Oui, je l'avoue, je n'ai pas votre confiance, je crains tout du cardinal. -- Chut ! dit Mme Bonacieux, on vient ! " Effectivement, la porte s'ouvrit, et la supjrieure entra. " Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda-t-elle a Milady. -- Oui, c'est moi, rjpondit celle-ci, et, tvchant de ressaisir son sang- froid, qui me demande ? -- Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la part du cardinal. -- Et qui veut me parler ? demanda Milady. -- Qui veut parler a une dame arrivant de Boulogne. -- Alors faites entrer, Madame, je vous prie. -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Mme Bonacieux, serait-ce quelque mauvaise nouvelle ? -- J'en ai peur. -- Je vous laisse avec cet jtranger, mais aussitft son djpart, si vous le permettez, je reviendrai. -- Comment donc ! je vous en prie. " La supjrieure et Mme Bonacieux sortirent. Milady resta seule, les yeux fixjs sur la porte ; un instant apris on entendit le bruit d'jperons qui retentissaient sur les escaliers, puis les pas se rapprochirent, puis la porte s'ouvrit, et un homme parut. Milady jeta un cri de joie : cet homme c'jtait le comte de Rochefort, l'vme damnje de Son Eminence. CHAPITRE LXII. DEUX VARIETES DE DEMONS " Ah ! s'jcriirent ensemble Rochefort et Milady, c'est vous ! -- Oui, c'est moi. -- Et vous arrivez... ? demanda Milady. -- De La Rochelle, et vous ? -- D'Angleterre. -- Buckingham ? -- Mort ou blessj dangereusement ; comme je partais sans avoir rien pu obtenir de lui, un fanatique venait de l'assassiner. -- Ah ! fit Rochefort avec un sourire, voila un hasard bien heureux ! et qui satisfera Son Eminence ! L'avez-vous prjvenue ? -- Je lui ai jcrit de Boulogne. Mais comment ktes-vous ici ? -- Son Eminence, inquiite, m'a envoyj a votre recherche. -- Je suis arrivje d'hier seulement. -- Et qu'avez-vous fait depuis hier ? -- Je n'ai pas perdu mon temps. -- Oh ! je m'en doute bien ! -- Savez-vous qui j'ai rencontrj ici ? -- Non. -- Devinez. -- Comment voulez-vous ?... -- Cette jeune femme que la reine a tirje de prison. -- La maotresse du petit d'Artagnan ? -- Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite. -- Eh bien, dit Rochefort, voila encore un hasard qui peut aller de pair avec l'autre ; M. le cardinal est en vjritj un homme priviljgij. -- Comprenez-vous mon jtonnement, continua Milady, quand je me suis trouvje face a face avec cette femme ? -- Vous connaot-elle ? -- Non. -- Alors elle vous regarde comme une jtrangire ? " Milady sourit. " Je suis sa meilleure amie ! -- Sur mon honneur, dit Rochefort, il n'y a que vous, ma chire Comtesse, pour faire de ces miracles-la. -- Et bien m'en a pris, chevalier, dit Milady, car savez-vous ce qui se passe ? -- Non. -- On va la venir chercher demain ou apris-demain avec un ordre de la reine. -- Vraiment ? et qui cela ? -- D'Artagnan et ses amis. -- En vjritj ils en feront tant, que nous serons obligjs de les envoyer a la Bastille. -- Pourquoi n'est-ce point djja fait ? -- Que voulez-vous ! parce que M. le cardinal a pour ces hommes une faiblesse que je ne comprends pas. -- Vraiment ? -- Oui. -- Eh bien, dites-lui ceci, Rochefort : dites-lui que notre conversation a l'auberge du Colombier-Rouge a jtj entendue par ces quatre hommes ; dites-lui qu'apris son djpart l'un d'eux est montj et m'a arrachj par violence le sauf-conduit qu'il m'avait donnj ; dites-lui qu'ils avaient fait prjvenir Lord de Winter de mon passage en Angleterre ; que, cette fois encore, ils ont failli faire jchouer ma mission, comme ils ont fait jchouer celle des ferrets ; dites-lui que parmi ces quatre hommes, deux seulement sont a craindre, d'Artagnan et Athos ; dites-lui que le troisiime, Aramis, est l'amant de Mme de Chevreuse : il faut laisser vivre celui-la, on sait son secret, il peut ktre utile ; quant au quatriime, Porthos, c'est un sot, un fat et un niais, qu'il ne s'en occupe mkme pas. -- Mais ces quatre hommes doivent ktre a cette heure au siige de La Rochelle. -- Je le croyais comme vous ; mais une lettre que Mme Bonacieux a rezue de Mme de Chevreuse, et qu'elle a eu l'imprudence de me communiquer, me porte a croire que ces quatre hommes au contraire sont en campagne pour la venir enlever. -- Diable ! comment faire ? -- Que vous a dit le cardinal a mon jgard ? -- De prendre vos djpkches jcrites ou verbales, de revenir en poste, et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera a ce que vous devez faire. -- Je dois donc rester ici ? demanda Milady. -- Ici ou dans les environs. -- Vous ne pouvez m'emmener avec vous ? -- Non, l'ordre est formel : aux environs du camp, vous pourriez ktre reconnue, et votre prjsence, vous le comprenez, compromettrait Son Eminence, surtout apris ce qui vient de se passer la-bas. Seulement, dites-moi d'avance oshch vous attendrez des nouvelles du cardinal, que je sache toujours oshch vous retrouver. -- Ecoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici. -- Pourquoi ? -- Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d'un moment a l'autre. -- C'est vrai ; mais alors cette petite femme va jchapper a Son Eminence ? -- Bah ! dit Milady avec un sourire qui n'appartenait qu'a elle, vous oubliez que je suis sa meilleure amie. -- Ah ! c'est vrai ! je puis donc dire au cardinal, a l'endroit de cette femme... -- Qu'il soit tranquille. -- Voila tout ? -- Il saura ce que cela veut dire. -- Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire ? -- Repartir a l'instant mkme ; il me semble que les nouvelles que vous reportez valent bien la peine que l'on fasse diligence. -- Ma chaise s'est cassje en entrant a Lillers. -- A merveille ! -- Comment, a merveille ? -- Oui, j'ai besoin de votre chaise, moi, dit la comtesse. -- Et comment partirai-je, alors ? -- A franc jtrier. -- Vous en parlez bien a votre aise, cent quatre-vingts lieues. -- Qu'est-ce que cela ? -- On les fera. Apris ? -- Apris : en passant a Lillers, vous me renvoyez la chaise avec ordre a votre domestique de se mettre a ma disposition. -- Bien. -- Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal ? -- J'ai mon plein pouvoir. -- Vous le montrez a l'abbesse, et vous dites qu'on viendra me chercher, soit aujourd'hui, soit demain, et que j'aurai a suivre la personne qui se prjsentera en votre nom. -- Tris bien ! -- N'oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi a l'abbesse. -- A quoi bon ? -- Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j'inspire de la confiance a cette pauvre petite Mme Bonacieux. -- C'est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport de tout ce qui est arrivj ? -- Mais je vous ai racontj les jvjnements, vous avez bonne mjmoire, rjpjtez les choses comme je vous les ai dites, un papier se perd. -- Vous avez raison ; seulement que je sache oshch vous retrouver, que je n'aille pas courir inutilement dans les environs. -- C'est juste, attendez. -- Voulez-vous une carte ? -- Oh ! je connais ce pays a merveille. -- Vous ? quand donc y ktes-vous venue ? -- J'y ai jtj jlevje. -- Vraiment ? -- C'est bon a quelque chose, vous le voyez, que d'avoir jtj jlevje quelque part. -- Vous m'attendrez donc... ? -- Laissez-moi rjfljchir un instant ; eh ! tenez, a Armentiires. -- Qu'est-ce que cela, Armentiires ? -- Une petite ville sur la Lys ! je n'aurai qu'a traverser la riviire et je suis en pays jtranger. -- A merveille ! mais il est bien entendu que vous ne traverserez la riviire qu'en cas de danger. -- C'est bien entendu. -- Et, dans ce cas, comment saurai-je oshch vous ktes ? -- Vous n'avez pas besoin de votre laquais ? -- Non. -- C'est un homme syr ? -- A l'jpreuve. -- Donnez-le-moi ; personne ne le connaot, je le laisse a l'endroit que je quitte, et il vous conduit oshch je suis. -- Et vous dites que vous m'attendez a Argentiires ? -- A Armentiires, rjpondit Milady. -- Ecrivez-moi ce nom-la sur un morceau de papier, de peur que je l'oublie ; ce n'est pas compromettant, un nom de ville, n'est-ce pas ? -- Eh, qui sait ? N'importe, dit Milady en jcrivant le nom sur une demi- feuille de papier, je me compromets. -- Bien ! dit Rochefort en prenant des mains de Milady le papier, qu'il plia et qu'il enfonza dans la coiffe de son feutre ; d'ailleurs, soyez tranquille, je vais faire comme les enfants, et, dans le cas oshch je perdrais ce papier, rjpjter le nom tout le long de la route. Maintenant est-ce tout ? -- Je le crois. -- Cherchons bien : Buckingham mort ou griivement blessj ; votre entretien avec le cardinal entendu des quatre mousquetaires ; Lord de Winter prjvenu de votre arrivje a Portsmouth ; d'Artagnan et Athos a la Bastille ; Aramis l'amant de Mme de Chevreuse ; Porthos un fat ; Mme Bonacieux retrouvje ; vous envoyer la chaise le plus tft possible ; mettre mon laquais a votre disposition ; faire de vous une victime du cardinal, pour que l'abbesse ne prenne aucun soupzon ; Armentiires sur les bords de la Lys. Est-ce cela ? -- En vjritj, mon cher chevalier, vous ktes un miracle de mjmoire. A propos, ajoutez une chose... -- Laquelle ? -- J'ai vu de tris jolis bois qui doivent toucher au jardin du couvent, dites qu'il m'est permis de me promener dans ces bois ; qui sait ? j'aurai peut-ktre besoin de sortir par une porte de derriire. -- Vous pensez a tout. -- Et vous, vous oubliez une chose... -- Laquelle ? -- C'est de me demander si j'ai besoin d'argent. -- C'est juste, combien voulez-vous ? -- Tout ce que vous aurez d'or. -- J'ai cinq cents pistoles a peu pris. -- J'en ai autant : avec mille pistoles on fait face a tout ; videz vos poches. -- Voila, Comtesse. -- Bien, mon cher Comte ! et vous partez... ? -- Dans une heure ; le temps de manger un morceau, pendant lequel j'enverrai chercher un cheval de poste. -- A merveille ! Adieu, Chevalier ! -- Adieu, Comtesse. -- Recommandez-moi au cardinal, dit Milady. -- Recommandez-moi a Satan " , rjpliqua Rochefort. Milady et Rochefort jchangirent un sourire et se sjparirent. Une heure apris, Rochefort partit au grand galop de son cheval ; cinq heures apris il passait a Arras. Nos lecteurs savent djja comment il avait jtj reconnu par d'Artagnan, et comment cette reconnaissance, en inspirant des craintes aux quatre mousquetaires, avait donnj une nouvelle activitj a leur voyage. CHAPITRE LXIII. UNE GOUTTE D'EAU A peine Rochefort fut-il sorti, que Mme Bonacieux rentra. Elle trouva Milady le visage riant. " Eh bien, dit la jeune femme, ce que vous craigniez est donc arrivj ; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre ? -- Qui vous a dit cela, mon enfant ? demanda Milady. -- Je l'ai entendu de la bouche mkme du messager. -- Venez vous asseoir ici pris de moi, dit Milady. -- Me voici. -- Attendez que je m'assure si personne ne nous jcoute. -- Pourquoi toutes ces prjcautions ? -- Vous allez le savoir. " Milady se leva et alla a la porte, l'ouvrit, regarda dans le corridor, et revint se rasseoir pris de Mme Bonacieux. " Alors, dit-elle, il a bien jouj son rfle. -- Qui cela ? -- Celui qui s'est prjsentj a l'abbesse comme l'envoyj du cardinal. -- C'jtait donc un rfle qu'il jouait ? -- Oui, mon enfant. -- Cet homme n'est donc pas... -- Cet homme, dit Milady en baissant la voix, c'est mon frire. -- Votre frire ! s'jcria Mme Bonacieux. -- Eh bien, il n'y a que vous qui sachiez ce secret, mon enfant ; si vous le confiez a qui que ce soit au monde, je serai perdue, et vous aussi peut-ktre. -- Oh ! mon Dieu ! -- Ecoutez, voici ce qui se passe : mon frire, qui venait a mon secours pour m'enlever ici de force, s'il le fallait, a rencontrj l'jmissaire du cardinal qui venait me chercher ; il l'a suivi. Arrivj a un endroit du chemin solitaire et jcartj, il a mis l'jpje a la main en sommant le messager de lui remettre les papiers dont il jtait porteur ; le messager a voulu se djfendre, mon frire l'a tuj. -- Oh ! fit Mme Bonacieux en frissonnant. -- C'jtait le seul moyen, songez-y. Alors mon frire a rjsolu de substituer la ruse a la force : il a pris les papiers, il s'est prjsentj ici comme l'jmissaire du cardinal lui-mkme, et dans une heure ou deux, une voiture doit venir me prendre de la part de Son Eminence. -- Je comprends ; cette voiture, c'est votre frire qui vous l'envoie. -- Justement ; mais ce n'est pas tout : cette lettre que vous avez rezue, et que vous croyez de Mme Chevreuse... -- Eh bien ? -- Elle est fausse. -- Comment cela ? -- Oui, fausse : c'est un piige pour que vous ne fassiez pas de rjsistance quand on viendra vous chercher. -- Mais c'est d'Artagnan qui viendra. -- Djtrompez-vous, d'Artagnan et ses amis sont retenus au siige de La Rochelle. -- Comment savez-vous cela ? -- Mon frire a rencontrj des jmissaires du cardinal en habits de mousquetaires. On vous aurait appelje a la porte, vous auriez cru avoir affaire a des amis, on vous enlevait et on vous ramenait a Paris. -- Oh ! mon Dieu ! ma tkte se perd au milieu de ce chaos d'iniquitjs. Je sens que si cela durait, continua Mme Bonacieux en portant ses mains a son front, je deviendrais folle ! -- Attendez... -- Quoi ? -- J'entends le pas d'un cheval, c'est celui de mon frire qui repart ; je veux lui dire un dernier adieu, venez. " Milady ouvrit la fenktre et fit signe a Mme Bonacieux de l'y rejoindre. La jeune femme y alla. Rochefort passait au galop. " Adieu, frire " , s'jcria Milady. Le chevalier leva la tkte, vit les deux jeunes femmes, et, tout courant, fit a Milady un signe amical de la main. " Ce bon Georges ! " dit-elle en refermant la fenktre avec une expression de visage pleine d'affection et de mjlancolie. Et elle revint s'asseoir a sa place, comme si elle eyt jtj plongje dans des rjflexions toutes personnelles. " Chire dame ! dit Mme Bonacieux, pardon de vous interrompre ! mais que me conseillez-vous de faire ? mon Dieu ! Vous avez plus d'expjrience que moi, parlez, je vous jcoute. -- D'abord, dit Milady, il se peut que je me trompe et que d'Artagnan et ses amis viennent vjritablement a votre secours. -- Oh ! c'eyt jtj trop beau ! s'jcria Mme Bonacieux, et tant de bonheur n'est pas fait pour moi ! -- Alors, vous comprenez ; ce serait tout simplement une question de temps, une espice de course a qui arrivera le premier. Si ce sont vos amis qui l'emportent en rapiditj, vous ktes sauvje ; si ce sont les satellites du cardinal, vous ktes perdue. -- Oh ! oui, oui, perdue sans misjricorde ! Que faire donc ? que faire ? -- Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel... -- Lequel, dites ? -- Ce serait d'attendre, cachje dans les environs, et de s'assurer ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander. -- Mais oshch attendre ? -- Oh ! ceci n'est point une question : moi-mkme je m'arrkte et je me cache a quelques lieues d'ici en attendant que mon frire vienne me rejoindre ; Eh bien, je vous emmine avec moi, nous nous cachons et nous attendons ensemble. -- Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque prisonniire. -- Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on ne vous croira pas tris pressje de me suivre. -- Eh bien ? -- Eh bien, la voiture est a la porte, vous me dites adieu, vous montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une derniire fois ; le domestique de mon frire qui vient me prendre est prjvenu, il fait un signe au postillon, et nous partons au galop. -- Mais d'Artagnan, d'Artagnan, s'il vient ? -- Ne le saurons-nous pas ? -- Comment ? -- Rien de plus facile. Nous renvoyons a Bjthune ce domestique de mon frire, a qui, je vous l'ai dit, nous pouvons nous fier ; il prend un djguisement et se loge en face du couvent : si ce sont les jmissaires du cardinal qui viennent, il ne bouge pas ; si c'est M. d'Artagnan et ses amis, il les amine oshch nous sommes. -- Il les connaot donc ? -- Sans doute, n'a-t-il pas vu M. d'Artagnan chez moi ! -- Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout va bien, tout est pour le mieux ; mais ne nous jloignons pas d'ici. -- A sept ou huit lieues tout au plus, nous nous tenons sur la frontiire par exemple, et a la premiire alerte, nous sortons de France. -- Et d'ici la, que faire ? -- Attendre. -- Mais s'ils arrivent ? -- La voiture de mon frire arrivera avant eux. -- Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; a doner ou a souper, par exemple ? -- Faites une chose. -- Laquelle ? -- Dites a votre bonne supjrieure que, pour nous quitter le moins possible, vous lui demanderez la permission de partager mon repas. -- Le permettra-t-elle ? -- Quel inconvjnient y a-t-il a cela ? -- Oh ! tris bien, de cette fazon nous ne nous quitterons pas un instant ! -- Eh bien, descendez chez elle pour lui faire votre demande ! Je me sens la tkte lourde, je vais faire un tour au jardin. -- Allez, et oshch vous retrouverai-je ? -- Ici, dans une heure. -- Ici, dans une heure ; oh ! vous ktes bonne et je vous remercie. -- Comment ne m'intjresserais-je pas a vous ? Quand vous ne seriez pas belle et charmante, n'ktes-vous pas l'amie d'un de mes meilleurs amis ! -- Cher d'Artagnan, oh ! comme il vous remerciera ! -- Je l'espire bien. Allons ! tout est convenu, descendons. -- Vous allez au jardin ? -- Oui. -- Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit. -- A merveille ! merci. " Et les deux femmes se quittirent en jchangeant un charmant sourire. Milady avait dit la vjritj, elle avait la tkte lourde ; car ses projets mal classjs s'y heurtaient comme dans un chaos. Elle avait besoin d'ktre seule pour mettre un peu d'ordre dans ses pensjes. Elle voyait vaguement dans l'avenir ; mais il lui fallait un peu de silence et de quijtude pour donner a toutes ses idjes, encore confuses, une forme distincte, un plan arrktj. Ce qu'il y avait de plus pressj, c'jtait d'enlever Mme Bonacieux, de la mettre en lieu de syretj, et la, le cas jchjant, de s'en faire un otage. Milady commenzait a redouter l'issue de ce duel terrible, oshch ses ennemis mettaient autant de persjvjrance qu'elle mettait, elle, d'acharnement. D'ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que cette issue jtait proche et ne pouvait manquer d'ktre terrible. Le principal pour elle, comme nous l'avons dit, jtait donc de tenir Mme Bonacieux entre ses mains. Mme Bonacieux, c'jtait la vie de d'Artagnan ; c'jtait plus que sa vie, c'jtait celle de la femme qu'il aimait ; c'jtait, en cas de mauvaise fortune, un moyen de traiter et d'obtenir syrement de bonnes conditions. Or, ce point jtait arrktj : Mme Bonacieux, sans djfiance, la suivait ; une fois cachje avec elle a Armentiires, il jtait facile de lui faire croire que d'Artagnan n'jtait pas venu a Bjthune. Dans quinze jours au plus, Rochefort serait de retour ; pendant ces quinze jours, d'ailleurs, elle aviserait a ce qu'elle aurait a faire pour se venger des quatre amis. Elle ne s'ennuierait pas, Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps que les jvjnements pussent accorder a une femme de son caractire : une bonne vengeance a perfectionner. Tout en rkvant, elle jetait les yeux autour d'elle et classait dans sa tkte la topographie du jardin. Milady jtait comme un bon gjnjral, qui prjvoit tout ensemble la victoire et la djfaite, et qui est tout prkt, selon les chances de la bataille, a marcher en avant ou a battre en retraite. Au bout d'une heure, elle entendit une douce voix qui l'appelait ; c'jtait celle de Mme Bonacieux. La bonne abbesse avait naturellement consenti a tout, et, pour commencer, elles allaient souper ensemble. En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d'une voiture qui s'arrktait a la porte. " Entendez-vous ? dit-elle. -- Oui, le roulement d'une voiture. -- C'est celle que mon frire nous envoie. -- Oh ! mon Dieu ! -- Voyons, du courage ! " On sonna a la porte du couvent, Milady ne s'jtait pas trompje. " Montez dans votre chambre, dit-elle a Mme Bonacieux, vous avez bien quelques bijoux que vous djsirez emporter. -- J'ai ses lettres, dit-elle. -- Eh bien, allez les chercher et venez me rejoindre chez moi, nous souperons a la hvte ; peut-ktre voyagerons-nous une partie de la nuit, il faut prendre des forces. -- Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux en mettant la main sur sa poitrine, le coeur m'jtouffe, je ne puis marcher. -- Du courage, allons, du courage ! pensez que dans un quart d'heure vous ktes sauvje, et songez que ce que vous allez faire, c'est pour lui que vous le faites. -- Oh ! oui, tout pour lui. Vous m'avez rendu mon courage par un seul mot ; allez, je vous rejoins. " Milady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais de Rochefort, et lui donna ses instructions. Il devait attendre a la porte ; si par hasard les mousquetaires paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour du couvent, et allait attendre Milady a un petit village qui jtait situj de l'autre cftj du bois. Dans ce cas, Milady traversait le jardin et gagnait le village a pied ; nous l'avons dit djja, Milady connaissait a merveille cette partie de la France. Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient comme il jtait convenu : Mme Bonacieux montait dans la voiture sous prjtexte de lui dire adieu, et Milady enlevait Mme Bonacieux. Mme Bonacieux entra, et pour lui fter tout soupzon, si elle en avait, Milady rjpjta devant elle au laquais toute la derniire partie de ses instructions. Milady fit quelques questions sur la voiture : c'jtait une chaise attelje de trois chevaux, conduite par un postillon ; le laquais de Rochefort devait la prjcjder en courrier. C'jtait a tort que Milady craignait que Mme Bonacieux n'eyt des soupzons : la pauvre jeune femme jtait trop pure pour soupzonner dans une autre femme une telle perfidie ; d'ailleurs le nom de la comtesse de Winter, qu'elle avait entendu prononcer par l'abbesse, lui jtait parfaitement inconnu, et elle ignorait mkme qu'une femme eyt eu une part si grande et si fatale aux malheurs de sa vie. " Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti, tout est prkt. L'abbesse ne se doute de rien et croit qu'on me vient chercher de la part du cardinal. Cet homme va donner les derniers ordres ; prenez la moindre chose, buvez un doigt de vin et partons. -- Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons. " Milady lui fit signe de s'asseoir devant elle, lui versa un petit verre de vin d'Espagne et lui servit un blanc de poulet. " Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas : voici la nuit qui vient ; au point du jour nous serons arrivjes dans notre retraite, et nul ne pourra se douter oshch nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose. " Mme Bonacieux mangea machinalement quelques bouchjes et trempa ses livres dans son verre. " Allons donc, allons donc, dit Milady portant le sien a ses livres, faites comme moi. " Mais au moment oshch elle l'approchait de sa bouche, sa main resta suspendue : elle venait d'entendre sur la route comme le roulement lointain d'un galop qui allait s'approchant ; puis, presque en mkme temps, il lui sembla entendre des hennissements de chevaux. Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit d'orage rjveille au milieu d'un beau rkve ; elle pvlit et courut a la fenktre, tandis que Mme Bonacieux, se levant toute tremblante, s'appuyait sur sa chaise pour ne point tomber. On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop qui allait toujours se rapprochant. -- " Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu'est-ce que ce bruit ? -- Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son sang- froid terrible ; restez oshch vous ktes, je vais vous le dire. " Mme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et pvle comme une statue. Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas ktre a plus de cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point encore, c'est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait si distinct, qu'on eyt pu compter les chevaux par le bruit saccadj de leurs fers. Milady regardait de toute la puissance de son attention ; il faisait juste assez clair pour qu'elle pyt reconnaotre ceux qui venaient. Tout a coup, au djtour du chemin, elle vit reluire des chapeaux galonnjs et flotter des plumes ; elle compta deux, puis cinq, puis huit cavaliers ; l'un d'eux prjcjdait tous les autres de deux longueurs de cheval. Milady poussa un rugissement jtouffj. Dans celui qui tenait la tkte elle reconnut d'Artagnan. " Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'jcria Mme Bonacieux, qu'y a-t-il donc ? -- C'est l'uniforme des gardes de M. le cardinal ; pas un instant a perdre ! s'jcria Milady. Fuyons, fuyons ! -- Oui, oui, fuyons " , rjpjta Mme Bonacieux, mais sans pouvoir faire un pas, clouje qu'elle jtait a sa place par la terreur. On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenktre. " Venez donc ! mais venez donc ! s'jcriait Milady en essayant de traoner la jeune femme par le bras. Grvce au jardin, nous pouvons fuir encore, j'ai la clef, mais hvtons-nous, dans cinq minutes il serait trop tard. " Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses genoux. Milady essaya de la soulever et de l'emporter, mais elle ne put en venir a bout. En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui a la vue des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre coups de feu retentirent. " Une derniire fois, voulez-vous venir ? s'jcria Milady. -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez bien que les forces me manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : fuyez seule. -- Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non, jamais " , s'jcria Milady. Tout a coup, un jclair livide jaillit de ses yeux, d'un bond, jperdue, elle courut a la table, versa dans le verre de Mme Bonacieux le contenu d'un chaton de bague qu'elle ouvrit avec une promptitude singuliire. C'jtait un grain rougevtre qui se fondit aussitft. Puis, prenant le verre d'une main ferme : " Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. " Et elle approcha le verre des livres de la jeune femme, qui but machinalement. " Ah ! ce n'est pas ainsi que je voulais me venger, dit Milady en reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, mais, ma foi ! on fait ce qu'on peut. " Et elle s'jlanza hors de l'appartement. Mme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre ; elle jtait comme ces gens qui rkvent qu'on les poursuit et qui essayent vainement de marcher. Quelques minutes se passirent, un bruit affreux retentissait a la porte ; a chaque instant Mme Bonacieux s'attendait a voir reparaotre Milady, qui ne reparaissait pas. Plusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur monta froide a son front brylant. Enfin elle entendit le grincement des grilles qu'on ouvrait, le bruit des bottes et des jperons retentit par les escaliers ; il se faisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et au milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer son nom. Tout a coup elle jeta un grand cri de joie et s'jlanza vers la porte, elle avait reconnu la voix de d'Artagnan. " D'Artagnan ! d'Artagnan ! s'jcria-t-elle, est-ce vous ? Par ici, par ici. -- Constance ! Constance ! rjpondit le jeune homme, oshch ktes-vous ? mon Dieu ! " Au mkme moment, la porte de la cellule cjda au choc plutft qu'elle ne s'ouvrit ; plusieurs hommes se prjcipitirent dans la chambre ; Mme Bonacieux jtait tombje dans un fauteuil sans pouvoir faire un mouvement. D'Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu'il tenait a la main, et tomba a genoux devant sa maotresse, Athos repassa le sien a sa ceinture ; Porthos et Aramis, qui tenaient leurs jpjes nues, les remirent au fourreau. " Oh ! d'Artagnan ! mon bien-aimj d'Artagnan ! tu viens donc enfin, tu ne m'avais pas trompje, c'est bien toi ! -- Oui, oui, Constance ! rjunis ! -- Oh ! elle avait beau dire que tu ne viendrais pas, j'espjrais sourdement ; je n'ai pas voulu fuir ; oh ! comme j'ai bien fait, comme je suis heureuse ! " A ce mot elle , Athos, qui s'jtait assis tranquillement, se leva tout a coup. " Elle ! qui elle ? demanda d'Artagnan. -- Mais ma compagne ; celle qui, par amitij pour moi, voulait me soustraire a mes persjcuteurs ; celle qui, vous prenant pour des gardes du cardinal, vient de s'enfuir. -- Votre compagne, s'jcria d'Artagnan, devenant plus pvle que le voile blanc de sa maotresse, de quelle compagne voulez-vous donc parler ? -- De celle dont la voiture jtait a la porte, d'une femme qui se dit votre amie, d'Artagnan ; d'une femme a qui vous avez tout racontj. -- Son nom, son nom ! s'jcria d'Artagnan ; mon Dieu ! ne savez-vous donc pas son nom ? -- Si fait, on l'a prononcj devant moi ;, attendez... mais c'est jtrange... oh ! mon Dieu ! ma tkte se trouble, je n'y vois plus. -- A moi, mes amis, a moi ! ses mains sont glacjes, s'jcria d'Artagnan, elle se trouve mal ; grand Dieu ! elle perd connaissance ! " Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance de sa voix, Aramis courut a la table pour prendre un verre d'eau ; mais il s'arrkta en voyant l'horrible altjration du visage d'Athos, qui, debout devant la table, les cheveux hjrissjs, les yeux glacjs de stupeur, regardait l'un des verres et semblait en proie au doute le plus horrible. " Oh ! disait Athos, oh ! non, c'est impossible ! Dieu ne permettrait pas un pareil crime. -- De l'eau, de l'eau, criait d'Artagnan, de l'eau ! " pauvre femme, pauvre femme ! " murmurait Athos d'une voix brisje. Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de d'Artagnan. " Elle revient a elle ! s'jcria le jeune homme. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! je te remercie ! -- Madame, dit Athos, Madame, au nom du Ciel ! a qui ce verre vide ? -- A moi, Monsieur... , rjpondit la jeune femme d'une voix mourante. -- Mais qui vous a versj ce vin qui jtait dans ce verre ? -- Elle. -- Mais, qui donc elle ? Ah ! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de Winter... " Les quatre amis poussirent un seul et mkme cri, mais celui d'Athos domina tous les autres. En ce moment, le visage de Mme Bonacieux devint livide, une douleur sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les bras de Porthos et d'Aramis. D'Artagnan saisit les mains d'Athos avec une angoisse difficile a djcrire. " Et quoi ! dit-il, tu crois... " Sa voix s'jteignit dans un sanglot. " Je crois tout, dit Athos en se mordant les livres jusqu'au sang. -- D'Artagnan, d'Artagnan ! s'jcria Mme Bonacieux, oshch es-tu ? ne me quitte pas, tu vois bien que je vais mourir. " D'Artagnan lvcha les mains d'Athos, qu'il tenait encore entre ses mains crispjes, et courut a elle. Son visage si beau jtait tout bouleversj, ses yeux vitreux n'avaient djja plus de regard, un tremblement convulsif agitait son corps, la sueur coulait sur son front. " Au nom du Ciel ! courez appeler ; Porthos, Aramis, demandez du secours ! -- Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu'elle verse il n'y a pas de contrepoison. -- Oui, oui, du secours, du secours ! murmura Mme Bonacieux ; du secours ! " Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tkte du jeune homme entre ses deux mains, le regarda un instant comme si toute son vme jtait passje dans son regard, et, avec un cri sanglotant, elle appuya ses livres sur les siennes. " Constance ! Constance ! " s'jcria d'Artagnan. Un soupir s'jchappa de la bouche de Mme Bonacieux, effleurant celle de d'Artagnan ; ce soupir, c'jtait cette vme si chaste et si aimante qui remontait au ciel. D'Artagnan ne serrait plus qu'un cadavre entre ses bras. Le jeune homme poussa un cri et tomba pris de sa maotresse, aussi pvle et aussi glacj qu'elle. Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le signe de la croix. En ce moment un homme parut sur la porte, presque aussi pvle que ceux qui jtaient dans la chambre, et regarda tout autour de lui, vit Mme Bonacieux morte et d'Artagnan jvanoui. Il apparaissait juste a cet instant de stupeur qui suit les grandes catastrophes. " Je ne m'jtais pas trompj, dit-il, voila M. d'Artagnan, et vous ktes ses trois amis, MM. Athos, Porthos et Aramis. " Ceux dont les noms venaient d'ktre prononcjs regardaient l'jtranger avec jtonnement, il leur semblait a tous trois le reconnaotre. " Messieurs, reprit le nouveau venu, vous ktes comme moi a la recherche d'une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire terrible, a dy passer par ici, car j'y vois un cadavre ! " Les trois amis restirent muets ; seulement