la voix comme le visage leur rappelait un homme qu'ils avaient djja vu ; cependant, ils ne pouvaient se souvenir dans quelles circonstances. " Messieurs, continua l'jtranger, puisque vous ne voulez pas reconnaotre un homme qui probablement vous doit la vie deux fois, il faut bien que je me nomme ; je suis Lord de Winter, le beau-frire de cette femme. " Les trois amis jetirent un cri de surprise. Athos se leva et lui tendit la main. " Soyez le bienvenu, Milord, dit-il, vous ktes des nftres. -- Je suis parti cinq heures apris elle de Portsmouth, dit Lord de Winter ; je suis arrivj trois heures apris elle a Boulogne, je l'ai manquje de vingt minutes a Saint-Omer ; enfin, a Lillers, j'ai perdu sa trace. J'allais au hasard, m'informant a tout le monde, quand je vous ai vus passer au galop ; j'ai reconnu M. d'Artagnan. Je vous ai appeljs, vous ne m'avez pas rjpondu ; j'ai voulu vous suivre, mais mon cheval jtait trop fatiguj pour aller du mkme train que les vftres. Et cependant il paraot que malgrj la diligence que vous avez faite, vous ktes encore arrivjs trop tard ! -- Vous voyez, dit Athos en montrant a Lord de Winter Mme Bonacieux morte et d'Artagnan que Porthos et Aramis essayaient de rappeler a la vie. -- Sont-ils donc morts tous deux ? demanda froidement Lord de Winter. -- Non, heureusement, rjpondit Athos, M. d'Artagnan n'est qu'jvanoui. -- Ah ! tant mieux ! " dit Lord de Winter. En effet, en ce moment d'Artagnan rouvrit les yeux. Il s'arracha des bras de Porthos et d'Aramis et se jeta comme un insensj sur le corps de sa maotresse. Athos se leva, marcha vers son ami d'un pas lent et solennel, l'embrassa tendrement, et, comme il jclatait en sanglots, il lui dit de sa voix si noble et si persuasive : " Ami, sois homme : les femmes pleurent les morts, les hommes les vengent ! -- Oh ! oui, dit d'Artagnan, oui ! si c'est pour la venger, je suis prkt a te suivre ! " Athos profita de ce moment de force que l'espoir de la vengeance rendait a son malheureux ami pour faire signe a Porthos et a Aramis d'aller chercher la supjrieure. Les deux amis la rencontrirent dans le corridor, encore toute troublje et tout jperdue de tant d'jvjnements ; elle appela quelques religieuses, qui, contre toutes les habitudes monastiques, se trouvirent en prjsence de cinq hommes. " Madame, dit Athos en passant le bras de d'Artagnan sous le sien, nous abandonnons a vos soins pieux le corps de cette malheureuse femme. Ce fut un ange sur la terre avant d'ktre un ange au ciel. Traitez- la comme une de vos soeurs ; nous reviendrons un jour prier sur sa tombe. " D'Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d'Athos et jclata en sanglots. " Pleure, dit Athos, pleure, coeur plein d'amour, de jeunesse et de vie ! Hjlas ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi ! " Et il entraona son ami, affectueux comme un pire, consolant comme un prktre, grand comme l'homme qui a beaucoup souffert. Tous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs chevaux par la bride, s'avancirent vers la ville de Bjthune, dont on apercevait le faubourg, et ils s'arrktirent devant la premiire auberge qu'ils rencontrirent. " Mais, dit d'Artagnan, ne poursuivons-nous pas cette femme ? -- Plus tard, dit Athos, j'ai des mesures a prendre. -- Elle nous jchappera, reprit le jeune homme, elle nous jchappera, Athos, et ce sera ta faute. -- Je rjponds d'elle " , dit Athos. D'Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son ami, qu'il baissa la tkte et entra dans l'auberge sans rien rjpondre. Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien a l'assurance d'Athos. Lord de Winter croyait qu'il parlait ainsi pour engourdir la douleur de d'Artagnan. " Maintenant, Messieurs, dit Athos lorsqu'il se fut assurj qu'il y avait cinq chambres de libres dans l'hftel, retirons-nous chacun chez soi ; d'Artagnan a besoin d'ktre seul pour pleurer et vous pour dormir. Je me charge de tout, soyez tranquilles. -- Il me semble cependant, dit Lord de Winter, que s'il y a quelque mesure a prendre contre la comtesse, cela me regarde : c'est ma belle- soeur. -- Et moi, dit Athos, c'est ma femme. " D'Artagnan tressaillit, car il comprit qu'Athos jtait syr de sa vengeance, puisqu'il rjvjlait un pareil secret ; Porthos et Aramis se regardirent en pvlissant. Lord de Winter pensa qu'Athos jtait fou. " Retirez-vous donc, dit Athos, et laissez-moi faire. Vous voyez bien qu'en ma qualitj de mari cela me regarde. Seulement, d'Artagnan, si vous ne l'avez pas perdu, remettez-moi ce papier qui s'est jchappj du chapeau de cet homme et sur lequel est jcrit le nom de la ville... -- Ah ! dit d'Artagnan, je comprends, ce nom jcrit de sa main... -- Tu vois bien, dit Athos, qu'il y a un Dieu dans le ciel ! CHAPITRE LXIV. L'HOMME AU MANTEAU ROUGE Le djsespoir d'Athos avait fait place a une douleur concentrje, qui rendait plus lucides encore les brillantes facultjs d'esprit de cet homme. Tout entier a une seule pensje, celle de la promesse qu'il avait faite et de la responsabilitj qu'il avait prise, il se retira le dernier dans sa chambre, pria l'hfte de lui procurer une carte de la province, se courba dessus, interrogea les lignes tracjes, reconnut que quatre chemins diffjrents se rendaient de Bjthune a Armentiires, et fit appeler les valets. Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se prjsentirent et rezurent les ordres clairs, ponctuels et graves d'Athos. Ils devaient partir au point du jour, le lendemain, et se rendre a Armentiires, chacun par une route diffjrente. Planchet, le plus intelligent des quatre, devait suivre celle par laquelle avait disparu la voiture sur laquelle les quatre amis avaient tirj, et qui jtait accompagnje, on se le rappelle, du domestique de Rochefort. Athos mit les valets en campagne d'abord, parce que, depuis que ces hommes jtaient a son service et a celui de ses amis, il avait reconnu en chacun d'eux des qualitjs diffjrentes et essentielles. Puis, des valets qui interrogent inspirent aux passants moins de djfiance que leurs maotres, et trouvent plus de sympathie chez ceux auxquels ils s'adressent. Enfin, Milady connaissait les maotres, tandis qu'elle ne connaissait pas les valets ; au contraire, les valets connaissaient parfaitement Milady. Tous quatre devaient se trouver rjunis le lendemain, a onze heures a l'endroit indiquj ; s'ils avaient djcouvert la retraite de Milady, trois resteraient a la garder, le quatriime reviendrait a Bjthune pour prjvenir Athos et servir de guide aux quatre amis. Ces dispositions prises, les valets se retirirent a leur tour. Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son jpje, s'enveloppa dans son manteau et sortit de l'hftel ; il jtait dix heures a peu pris. A dix heures du soir, on le sait, en province les rues sont peu frjquentjes. Athos cependant cherchait visiblement quelqu'un a qui il pyt adresser une question. Enfin il rencontra un passant attardj, s'approcha de lui, lui dit quelques paroles ; l'homme auquel il s'adressait recula avec terreur, cependant il rjpondit aux paroles du mousquetaire par une indication. Athos offrit a cet homme une demi-pistole pour l'accompagner, mais l'homme refusa. Athos s'enfonza dans la rue que l'indicateur avait djsignje du doigt ; mais, arrivj a un carrefour, il s'arrkta de nouveau, visiblement embarrassj. Cependant, comme, plus qu'aucun autre lieu, le carrefour lui offrait la chance de rencontrer quelqu'un, il s'y arrkta. En effet, au bout d'un instant, un veilleur de nuit passa. Athos lui rjpjta la mkme question qu'il avait djja faite a la premiire personne qu'il avait rencontrje, le veilleur de nuit laissa apercevoir la mkme terreur, refusa a son tour d'accompagner Athos, et lui montra de la main le chemin qu'il devait suivre. Athos marcha dans la direction indiquje et atteignit le faubourg situj a l'extrjmitj de la ville opposje a celle par laquelle lui et ses compagnons jtaient entrjs. La il parut de nouveau inquiet et embarrassj, et s'arrkta pour la troisiime fois. Heureusement un mendiant passa, qui s'approcha d'Athos pour lui demander l'aumfne. Athos lui proposa un jcu pour l'accompagner oshch il allait. Le mendiant hjsita un instant, mais a la vue de la piice d'argent qui brillait dans l'obscuritj, il se djcida et marcha devant Athos. Arrivj a l'angle d'une rue, il lui montra de loin une petite maison isolje, solitaire, triste ; Athos s'en approcha, tandis que le mendiant, qui avait rezu son salaire, s'en jloignait a toutes jambes. Athos en fit le tour, avant de distinguer la porte au milieu de la couleur rougevtre dont cette maison jtait peinte ; aucune lumiire ne paraissait a travers les gerzures des contrevents, aucun bruit ne pouvait faire supposer qu'elle fyt habitje, elle jtait sombre et muette comme un tombeau. Trois fois Athos frappa sans qu'on lui rjpondot. Au troisiime coup cependant des pas intjrieurs se rapprochirent ; enfin la porte s'entrebvilla, et un homme de haute taille, au teint pvle, aux cheveux et a la barbe noire, parut. Athos et lui jchangirent quelques mots a voix basse, puis l'homme a la haute taille fit signe au mousquetaire qu'il pouvait entrer. Athos profita a l'instant mkme de la permission, et la porte se referma derriire lui. L'homme qu'Athos jtait venu chercher si loin et qu'il avait trouvj avec tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, oshch il jtait occupj a retenir avec des fils de fer les os cliquetants d'un squelette. Tout le corps jtait djja rajustj : la tkte seule jtait posje sur une table. Tout le reste de l'ameublement indiquait que celui chez lequel on se trouvait s'occupait de sciences naturelles : il y avait des bocaux pleins de serpents, jtiquetjs selon les espices ; des ljzards dessjchjs reluisaient comme des jmeraudes tailljes dans de grands cadres de bois noir ; enfin, des bottes d'herbes sauvages, odorifjrantes et sans doute doujes de vertus inconnues au vulgaire des hommes, jtaient attachjes au plafond et descendaient dans les angles de l'appartement. Du reste, pas de famille, pas de serviteurs ; l'homme a la haute taille habitait seul cette maison. Athos jeta un coup d'oeil froid et indiffjrent sur tous les objets que nous venons de djcrire, et, sur l'invitation de celui qu'il venait chercher, il s'assit pris de lui. Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu'il rjclamait de lui ; mais a peine eut-il exposj sa demande, que l'inconnu, qui jtait restj debout devant le mousquetaire, recula de terreur et refusa. Alors Athos tira de sa poche un petit papier sur lequel jtaient jcrites deux lignes accompagnjes d'une signature et d'un sceau, et le prjsenta a celui qui donnait trop prjmaturjment ces signes de rjpugnance. L'homme a la grande taille eut a peine lu ces deux lignes, vu la signature et reconnu le sceau, qu'il s'inclina en signe qu'il n'avait plus aucune objection a faire, et qu'il jtait prkt a objir. Athos n'en demanda pas davantage ; il se leva, salua, sortit, reprit en s'en allant le chemin qu'il avait suivi pour venir, rentra dans l'hftel et s'enferma chez lui. Au point du jour, d'Artagnan entra dans sa chambre et demanda ce qu'il fallait faire. " Attendre " , rjpondit Athos. Quelques instants apris, la supjrieure du couvent fit prjvenir les mousquetaires que l'enterrement de la victime de Milady aurait lieu a midi. Quant a l'empoisonneuse, on n'en avait pas eu de nouvelles ; seulement elle avait dy fuir par le jardin, sur le sable duquel on avait reconnu la trace de ses pas et dont on avait retrouvj la porte fermje ; quant a la clj, elle avait disparu. A l'heure indiquje, Lord de Winter et les quatre amis se rendirent au couvent : les cloches sonnaient a toute volje, la chapelle jtait ouverte, la grille du choeur jtait fermje. Au milieu du choeur, le corps de la victime, revktue de ses habits de novice, jtait exposj. De chaque cftj du choeur et derriire des grilles s'ouvrant sur le couvent jtait toute la communautj des carmjlites, qui jcoutait de la le service divin et mklait son chant au chant des prktres, sans voir les profanes et sans ktre vue d'eux. A la porte de la chapelle, d'Artagnan sentit son courage qui fuyait de nouveau ; il se retourna pour chercher Athos, mais Athos avait disparu. Fidile a sa mission de vengeance, Athos s'jtait fait conduire au jardin ; et la, sur le sable, suivant les pas ljgers de cette femme qui avait laissj une trace sanglante partout oshch elle avait passj, il s'avanza jusqu'a la porte qui donnait sur le bois, se la fit ouvrir, et s'enfonza dans la forkt. Alors tous ses doutes se confirmirent : le chemin par lequel la voiture avait disparu contournait la forkt. Athos suivit le chemin quelque temps les yeux fixjs sur le sol ; de ljgires taches de sang, qui provenaient d'une blessure faite ou a l'homme qui accompagnait la voiture en courrier, ou a l'un des chevaux, piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts de lieue a peu pris, a cinquante pas de Festubert, une tache de sang plus large apparaissait ; le sol jtait pijtinj par les chevaux. Entre la forkt et cet endroit djnonciateur, un peu en arriire de la terre jcorchje, on retrouvait la mkme trace de petits pas que dans le jardin ; la voiture s'jtait arrktje. En cet endroit, Milady jtait sortie du bois et jtait montje dans la voiture. Satisfait de cette djcouverte qui confirmait tous ses soupzons, Athos revint a l'hftel et trouva Planchet qui l'attendait avec impatience. Tout jtait comme l'avait prjvu Athos. Planchet avait suivi la route, avait comme Athos remarquj les taches de sang, comme Athos il avait reconnu l'endroit oshch les chevaux s'jtaient arrktjs ; mais il avait poussj plus loin qu'Athos, de sorte qu'au village de Festubert, en buvant dans une auberge, il avait, sans avoir eu besoin de questionner, appris que la veille, a huit heures et demie du soir, un homme blessj, qui accompagnait une dame qui voyageait dans une chaise de poste, avait jtj obligj de s'arrkter, ne pouvant aller plus loin. L'accident avait jtj mis sur le compte de voleurs qui auraient arrktj la chaise dans le bois. L'homme jtait restj dans le village, la femme avait relayj et continuj son chemin. Planchet se mit en qukte du postillon qui avait conduit la chaise, et le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu'a Fromelles, et de Fromelles elle jtait partie pour Armentiires. Planchet prit la traverse, et a sept heures du matin il jtait a Armentiires. Il n'y avait qu'un seul hftel, celui de la Poste. Planchet alla s'y prjsenter comme un laquais sans place qui cherchait une condition. Il n'avait pas causj dix minutes avec les gens de l'auberge, qu'il savait qu'une femme seule jtait arrivje a onze heures du soir, avait pris une chambre, avait fait venir le maotre d'hftel et lui avait dit qu'elle djsirerait demeurer quelque temps dans les environs. Planchet n'avait pas besoin d'en savoir davantage. Il courut au rendez- vous, trouva les trois laquais exacts a leur poste, les plaza en sentinelles a toutes les issues de l'hftel, et vint trouver Athos, qui achevait de recevoir les renseignements de Planchet, lorsque ses amis rentrirent. Tous les visages jtaient sombres et crispjs, mkme le doux visage d'Aramis. " Que faut-il faire ? demanda d'Artagnan. -- Attendre " , rjpondit Athos. Chacun se retira chez soi. A huit heures du soir, Athos donna l'ordre de seller les chevaux, et fit prjvenir Lord de Winter et ses amis qu'ils eussent a se prjparer pour l'expjdition. En un instant tous cinq furent prkts. Chacun visita ses armes et les mit en jtat. Athos descendit le premier et trouva d'Artagnan djja a cheval et s'impatientant. " Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu'un. " Les quatre cavaliers regardirent autour d'eux avec jtonnement, car ils cherchaient inutilement dans leur esprit quel jtait ce quelqu'un qui pouvait leur manquer. En ce moment Planchet amena le cheval d'Athos, le mousquetaire sauta ljgirement en selle. " Attendez-moi, dit-il, je reviens. " Et il partit au galop. Un quart d'heure apris, il revint effectivement accompagnj d'un homme masquj et enveloppj d'un grand manteau rouge. Lord de Winter et les trois mousquetaires s'interrogirent du regard. Nul d'entre eux ne put renseigner les autres, car tous ignoraient ce qu'jtait cet homme. Cependant ils pensirent que cela devait ktre ainsi, puisque la chose se faisait par l'ordre d'Athos. A neuf heures, guidje par Planchet, la petite cavalcade se mit en route, prenant le chemin qu'avait suivi la voiture. C'jtait un triste aspect que celui de ces six hommes courant en silence, plongjs chacun dans sa pensje, mornes comme le djsespoir, sombres comme le chvtiment. CHAPITRE LXV. LE JUGEMENT C'jtait une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraient au ciel, voilant la clartj des jtoiles ; la lune ne devait se lever qu'a minuit. Parfois, a la lueur d'un jclair qui brillait a l'horizon, on apercevait la route qui se djroulait blanche et solitaire ; puis, l'jclair jteint, tout rentrait dans l'obscuritj. A chaque instant, Athos invitait d'Artagnan, toujours a la tkte de la petite troupe, a reprendre son rang qu'au bout d'un instant il abandonnait de nouveau ; il n'avait qu'une pensje, c'jtait d'aller en avant, et il allait. On traversa en silence le village de Festubert, oshch jtait restj le domestique blessj, puis on longea le bois de Richebourg ; arrivjs a Herlies, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit a gauche. Plusieurs fois, Lord de Winter, soit Porthos, soit Aramis, avaient essayj d'adresser la parole a l'homme au manteau rouge ; mais a chaque interrogation qui lui avait jtj faite, il s'jtait inclinj sans rjpondre. Les voyageurs avaient alors compris qu'il y avait quelque raison pour que l'inconnu gardvt le silence, et ils avaient cessj de lui adresser la parole. D'ailleurs, l'orage grossissait, les jclairs se succjdaient rapidement, le tonnerre commenzait a gronder, et le vent, prjcurseur de l'ouragan, sifflait dans la plaine, agitant les plumes des cavaliers. La cavalcade prit le grand trot. Un peu au-dela de Fromelles, l'orage jclata ; on djploya les manteaux ; il restait encore trois lieues a faire : on les fit sous des torrents de pluie. D'Artagnan avait ftj son feutre et n'avait pas mis son manteau ; il trouvait plaisir a laisser ruisseler l'eau sur son front brylant et sur son corps agitj de frissons fijvreux. Au moment oshch la petite troupe avait djpassj Goskal et allait arriver a la poste, un homme, abritj sous un arbre, se djtacha du tronc avec lequel il jtait restj confondu dans l'obscuritj, et s'avanza jusqu'au milieu de la route, mettant son doigt sur ses livres. Athos reconnut Grimaud. " Qu'y a-t-il donc ? s'jcria d'Artagnan, aurait-elle quittj Armentiires ? " Grimaud fit de sa tkte un signe affirmatif. D'Artagnan grinza des dents. " Silence, d'Artagnan ! dit Athos, c'est moi qui me suis chargj de tout, c'est donc a moi d'interroger Grimaud. -- Oshch est-elle ? " demanda Athos. Grimaud jtendit la main dans la direction de la Lys. " Loin d'ici ? " demanda Athos. Grimaud prjsenta a son maotre son index plij. " Seule ? " demanda Athos. Grimaud fit signe que oui. " Messieurs, dit Athos, elle est seule a une demi-lieue d'ici, dans la direction de la riviire. -- C'est bien, dit d'Artagnan, conduis-nous, Grimaud. " Grimaud prit a travers champs, et servit de guide a la cavalcade. Au bout de cinq cents pas a peu pris, on trouva un ruisseau, que l'on traversa a guj. A la lueur d'un jclair, on aperzut le village d'Erquinghem. " Est-ce la ? " demanda d'Artagnan. Grimaud secoua la tkte en signe de njgation. " Silence donc ! " dit Athos. Et la troupe continua son chemin. Un autre jclair brilla ; Grimaud jtendit le bras, et a la lueur bleuvtre du serpent de feu on distingua une petite maison isolje, au bord de la riviire, a cent pas d'un bac. Une fenktre jtait jclairje. " Nous y sommes " , dit Athos. En ce moment, un homme couchj dans le fossj se leva, c'jtait Mousqueton ; il montra du doigt la fenktre jclairje. " Elle est la, dit-il. -- Et Bazin ? demanda Athos. -- Tandis que je gardais la fenktre, il gardait la porte. -- Bien, dit Athos, vous ktes tous de fidiles serviteurs. " Athos sauta a bas de son cheval, dont il remit la bride aux mains de Grimaud, et s'avanza vers la fenktre apris avoir fait signe au reste de la troupe de tourner du cftj de la porte. La petite maison jtait entourje d'une haie vive, de deux ou trois pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu'a la fenktre privje de contrevents, mais dont les demi-rideaux jtaient exactement tirjs. Il monta sur le rebord de pierre, afin que son oeil pyt djpasser la hauteur des rideaux. A la lueur d'une lampe, il vit une femme enveloppje d'une mante de couleur sombre, assise sur un escabeau, pris d'un feu mourant : ses coudes jtaient posjs sur une mauvaise table, et elle appuyait sa tkte dans ses deux mains blanches comme l'ivoire. On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre passa sur les livres d'Athos, il n'y avait pas a s'y tromper ; c'jtait bien celle qu'il cherchait. En ce moment un cheval hennit : Milady releva la tkte, vit, collj a la vitre, le visage pvle d'Athos, et poussa un cri. Athos comprit qu'il jtait reconnu, poussa la fenktre du genou et de la main, la fenktre cjda, les carreaux se rompirent. Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la chambre. Milady courut a la porte et l'ouvrit ; plus pvle et plus menazant encore qu'Athos, d'Artagnan jtait sur le seuil. Milady recula en poussant un cri. D'Artagnan, croyant qu'elle avait quelque moyen de fuir et craignant qu'elle ne leur jchappvt, tira un pistolet de sa ceinture ; mais Athos leva la main. " Remets cette arme a sa place, d'Artagnan, dit-il, il importe que cette femme soit jugje et non assassinje. Attends encore un instant, d'Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, Messieurs. " D'Artagnan objit, car Athos avait la voix solennelle et le geste puissant d'un juge envoyj par le Seigneur lui-mkme. Aussi, derriire d'Artagnan, entrirent Porthos, Aramis, Lord de Winter et l'homme au manteau rouge. Les quatre valets gardaient la porte et la fenktre. Milady jtait tombje sur sa chaise les mains jtendues, comme pour conjurer cette terrible apparition ; en apercevant son beau-frire, elle jeta un cri terrible. " Que demandez-vous ? s'jcria Milady. -- Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s'est appelje d'abord la comtesse de La Fire, puis Lady de Winter, baronne de Sheffield. -- C'est moi, c'est moi ! murmura-t-elle au comble de la terreur, que me voulez-vous ? -- Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos : vous serez libre de vous djfendre, justifiez-vous si vous pouvez. Monsieur d'Artagnan, a vous d'accuser le premier. " D'Artagnan s'avanza. " Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme d'avoir empoisonnj Constance Bonacieux, morte hier soir. " Il se retourna vers Porthos et vers Aramis. " Nous attestons " , dirent d'un seul mouvement les deux mousquetaires. D'Artagnan continua. " Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme d'avoir voulu m'empoisonner moi-mkme, dans du vin qu'elle m'avait envoyj de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le vin venait de mes amis ; Dieu m'a sauvj ; mais un homme est mort a ma place, qui s'appelait Brisemont. -- Nous attestons, dirent de la mkme voix Porthos et Aramis. -- Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme de m'avoir poussj au meurtre du baron de Wardes ; et, comme personne n'est la pour attester la vjritj de cette accusation, je l'atteste, moi. " J'ai dit. " Et d'Artagnan passa de l'autre cftj de la chambre avec Porthos et Aramis. " A vous, Milord ! " dit Athos. Le baron s'approcha a son tour. " Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme d'avoir fait assassiner le duc de Buckingham. -- Le duc de Buckingham assassinj ? s'jcriirent d'un seul cri tous les assistants. -- Oui, dit le baron, assassinj ! Sur la lettre d'avis que vous m'aviez jcrite, j'avais fait arrkter cette femme, et je l'avais donnje en garde a un loyal serviteur ; elle a corrompu cet homme, elle lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait tuer le duc, et dans ce moment peut-ktre Felton paie de sa tkte le crime de cette furie. " Un frjmissement courut parmi les juges a la rjvjlation de ces crimes encore inconnus. " Ce n'est pas tout, reprit Lord de Winter ; mon frire, qui vous avait faite son hjritiire, est mort en trois heures d'une jtrange maladie qui laisse des taches livides sur tout le corps. Ma soeur, comment votre mari est-il mort ? -- Horreur ! s'jcriirent Porthos et Aramis. -- Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de mon frire, je demande justice contre vous, et je djclare que si on ne me la fait pas, je me la ferai. " Et Lord de Winter alla se ranger pris de d'Artagnan, laissant la place libre a un autre accusateur. Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et essaya de rappeler ses idjes confondues par un vertige mortel. " A mon tour, dit Athos, tremblant lui-mkme comme le lion tremble a l'aspect du serpent, a mon tour. J'jpousai cette femme quand elle jtait jeune fille, je l'jpousai malgrj toute ma famille ; je lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom ; et un jour je m'aperzus que cette femme jtait fljtrie : cette femme jtait marquje d'une fleur de lys sur l'jpaule gauche. -- Oh ! dit Milady en se levant, je djfie de retrouver le tribunal qui a prononcj sur moi cette sentence infvme. Je djfie de retrouver celui qui l'a exjcutje. -- Silence, dit une voix. -- A ceci, c'est a moi de rjpondre ! " Et l'homme au manteau rouge s'approcha a son tour. " Quel est cet homme, quel est cet homme ? " s'jcria Milady suffoquje par la terreur et dont les cheveux se djnouirent et se dressirent sur sa tkte livide comme s'ils eussent jtj vivants. Tous les yeux se tournirent sur cet homme, car a tous, exceptj a Athos, il jtait inconnu. Encore Athos le regardait-il avec autant de stupjfaction que les autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver mklj en quelque chose a l'horrible drame qui se djnouait en ce moment. Apris s'ktre approchj de Milady, d'un pas lent et solennel, de maniire que la table seule le sjparvt d'elle, l'inconnu fta son masque. Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante ce visage pvle encadrj de cheveux et de favoris noirs, dont la seule expression jtait une impassibilitj glacje, puis tout a coup : " Oh ! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu'au mur ; non, non, c'est une apparition infernale ! ce n'est pas lui ! A moi ! a moi ! " s'jcria-t-elle d'une voix rauque en se retournant vers la muraille, comme si elle eyt pu s'y ouvrir un passage avec ses mains. " Mais qui ktes-vous donc ? s'jcriirent tous les tjmoins de cette scine. -- Demandez-le a cette femme, dit l'homme au manteau rouge, car vous voyez bien qu'elle m'a reconnu, elle. -- Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille ! " s'jcria Milady en proie a une terreur insensje et se cramponnant des mains a la muraille pour ne pas tomber. Tout le monde s'jcarta, et l'homme au manteau rouge resta seul debout au milieu de la salle. " Oh ! grvce ! grvce ! pardon ! " s'jcria la misjrable en tombant a genoux. L'inconnu laissa le silence se rjtablir. " Je vous le disais bien qu'elle m'avait reconnu ! reprit-il. Oui, je suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon histoire. " Tous les yeux jtaient fixjs sur cet homme dont on attendait les paroles avec une avide anxijtj. " Cette jeune femme jtait autrefois une jeune fille aussi belle qu'elle est belle aujourd'hui. Elle jtait religieuse au couvent des bjnjdictines de Templemar. Un jeune prktre au coeur simple et croyant desservait l'jglise de ce couvent ; elle entreprit de le sjduire et y rjussit, elle eyt sjduit un saint. " Leurs voeux a tous deux jtaient sacrjs, irrjvocables ; leur liaison ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux. Elle obtint de lui qu'ils quitteraient le pays ; mais pour quitter le pays, pour fuir ensemble, pour gagner une autre partie de la France, oshch ils pussent vivre tranquilles parce qu'ils seraient inconnus, il fallait de l'argent ; ni l'un ni l'autre n'en avait. Le prktre vola les vases sacrjs, les vendit ; mais comme ils s'apprktaient a partir ensemble, ils furent arrktjs tous deux. " Huit jours apris, elle avait sjduit le fils du geflier et s'jtait sauvje. Le jeune prktre fut condamnj a dix ans de fers et a la fljtrissure. J'jtais le bourreau de la ville de Lille, comme dit cette femme. Je fus obligj de marquer le coupable, et le coupable, Messieurs, c'jtait mon frire ! " Je jurai alors que cette femme qui l'avait perdu, qui jtait plus que sa complice, puisqu'elle l'avait poussj au crime, partagerait au moins le chvtiment. Je me doutai du lieu oshch elle jtait cachje, je la poursuivis, je l'atteignis, je la garrottai et lui imprimai la mkme fljtrissure que j'avais imprimje a mon frire. " Le lendemain de mon retour a Lille, mon frire parvint a s'jchapper a son tour, on m'accusa de complicitj, et l'on me condamna a rester en prison a sa place tant qu'il ne se serait pas constituj prisonnier. Mon pauvre frire ignorait ce jugement ; il avait rejoint cette femme, ils avaient fui ensemble dans le Berry ; et la, il avait obtenu une petite cure. Cette femme passait pour sa soeur. " Le seigneur de la terre sur laquelle jtait situje l'jglise du curj vit cette prjtendue soeur et en devint amoureux, amoureux au point qu'il lui proposa de l'jpouser. Alors elle quitta celui qu'elle avait perdu pour celui qu'elle devait perdre, et devint la comtesse de La Fire... " Tous les yeux se tournirent vers Athos, dont c'jtait le vjritable nom, et qui fit signe de la tkte que tout ce qu'avait dit le bourreau jtait vrai. " Alors, reprit celui-ci, fou, djsespjrj, djcidj a se djbarrasser d'une existence a laquelle elle avait tout enlevj, honneur et bonheur, mon pauvre frire revint a Lille, et apprenant l'arrkt qui m'avait condamnj a sa place, se constitua prisonnier et se pendit le mkme soir au soupirail de son cachot. " Au reste, c'est une justice a leur rendre, ceux qui m'avaient condamnj me tinrent parole. A peine l'identitj du cadavre fut-elle constatje qu'on me rendit ma libertj. " Voila le crime dont je l'accuse, voila la cause pour laquelle je l'ai marquje. -- Monsieur d'Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous rjclamez contre cette femme ? -- La peine de mort, rjpondit d'Artagnan. -- Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que vous rjclamez contre cette femme ? -- La peine de mort, reprit Lord de Winter. -- Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui ktes ses juges, quelle est la peine que vous portez contre cette femme ? -- La peine de mort " , rjpondirent d'une voix sourde les deux mousquetaires. Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas vers ses juges en se traonant sur ses genoux. Athos jtendit la main vers elle. " Anne de Breuil, comtesse de La Fire, Milady de Winter, dit-il, vos crimes ont lassj les hommes sur la terre et Dieu dans le ciel. Si vous savez quelque priire, dites-la, car vous ktes condamnje et vous allez mourir. " A ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, Milady se releva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui manquirent ; elle sentit qu'une main puissante et implacable la saisissait par les cheveux et l'entraonait aussi irrjvocablement que la fatalitj entraone l'homme : elle ne tenta donc pas mkme de faire rjsistance et sortit de la chaumiire. Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent derriire elle. Les valets suivirent leurs maotres et la chambre resta solitaire avec sa fenktre brisje, sa porte ouverte et sa lampe fumeuse qui brylait tristement sur la table. CHAPITRE LXVI. L'EXECUTION Il jtait minuit a peu pris ; la lune, jchancrje par sa djcroissance et ensanglantje par les derniires traces de l'orage, se levait derriire la petite ville d'Armentiires, qui djtachait sur sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le squelette de son haut clocher djcoupj a jour. En face, la Lys roulait ses eaux pareilles a une riviire d'jtain fondu ; tandis que sur l'autre rive on voyait la masse noire des arbres se profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrjs qui faisaient une espice de crjpuscule au milieu de la nuit. A gauche s'jlevait un vieux moulin abandonnj, aux ailes immobiles, dans les ruines duquel une chouette faisait entendre son cri aigu, pjriodique et monotone. Za et la dans la plaine, a droite et a gauche du chemin que suivait le lugubre cortige, apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient des nains difformes accroupis pour guetter les hommes a cette heure sinistre. De temps en temps un large jclair ouvrait l'horizon dans toute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et venait comme un effrayant cimeterre couper le ciel et l'eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne passait dans l'atmosphire alourdie. Un silence de mort jcrasait toute la nature ; le sol jtait humide et glissant de la pluie qui venait de tomber, et les herbes ranimjes jetaient leur parfum avec plus d'jnergie. Deux valets traonaient Milady, qu'ils tenaient chacun par un bras ; le bourreau marchait derriire, et Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derriire le bourreau. Planchet et Bazin venaient les derniers. Les deux valets conduisaient Milady du cftj de la riviire. Sa bouche jtait muette ; mais ses yeux parlaient avec leur inexprimable jloquence, suppliant tour a tour chacun de ceux qu'elle regardait. Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets : " Mille pistoles a chacun de vous si vous protjgez ma fuite ; mais si vous me livrez a vos maotres, j'ai ici pris des vengeurs qui vous feront payer cher ma mort. " Grimaud hjsitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres. Athos, qui avait entendu la voix de Milady, s'approcha vivement, Lord de Winter en fit autant. " Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlj, ils ne sont plus syrs. " On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de Mousqueton. Arrivjs au bord de l'eau, le bourreau s'approcha de Milady et lui lia les pieds et les mains. Alors elle rompit le silence pour s'jcrier : " Vous ktes des lvches, vous ktes des misjrables assassins, vous vous mettez a dix pour jgorger une femme ; prenez garde, si je ne suis point secourue, je serai vengje. -- Vous n'ktes pas une femme, dit froidement Athos, vous n'appartenez pas a l'espice humaine, vous ktes un djmon jchappj de l'enfer et que nous allons y faire rentrer. -- Ah ! Messieurs les hommes vertueux ! dit Milady, faites attention que celui qui touchera un cheveu de ma tkte est a son tour un assassin. -- Le bourreau peut tuer, sans ktre pour cela un assassin, Madame, dit l'homme au manteau rouge en frappant sur sa large jpje ; c'est le dernier juge, voila tout : Nachrichter , comme disent nos voisins les Allemands. " Et, comme il la liait en disant ces paroles, Milady poussa deux ou trois cris sauvages, qui firent un effet sombre et jtrange en s'envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du bois. " Mais si je suis coupable, si j'ai commis les crimes dont vous m'accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal, vous n'ktes pas des juges, vous, pour me condamner. -- Je vous avais proposj Tyburn, dit Lord de Winter, pourquoi n'avez- vous pas voulu ? -- Parce que je ne veux pas mourir ! s'jcria Milady en se djbattant, parce que je suis trop jeune pour mourir ! -- La femme que vous avez empoisonnje a Bjthune jtait plus jeune encore que vous, Madame, et cependant elle est morte, dit d'Artagnan. -- J'entrerai dans un clootre, je me ferai religieuse, dit Milady. -- Vous jtiez dans un clootre, dit le bourreau, et vous en ktes sortie pour perdre mon frire. " Milady poussa un cri d'effroi, et tomba sur ses genoux. Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l'emporter vers le bateau. " Oh ! mon Dieu ! s'jcria-t-elle, mon Dieu ! allez-vous donc me noyer ! " Ces cris avaient quelque chose de si djchirant, que d'Artagnan, qui d'abord jtait le plus acharnj a la poursuite de Milady, se laissa aller sur une souche, et pencha la tkte, se bouchant les oreilles avec les paumes de ses mains ; et cependant, malgrj cela, il l'entendait encore menacer et crier. D'Artagnan jtait le plus jeune de tous ces hommes, le coeur lui manqua. " Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puis consentir a ce que cette femme meure ainsi ! " Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s'jtait reprise a une lueur d'espjrance. " D'Artagnan ! d'Artagnan ! cria-t-elle, souviens-toi que je t'ai aimj ! " Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle. Mais Athos, brusquement, tira son jpje, se mit sur son chemin. " Si vous faites un pas de plus, d'Artagnan, dit-il, nous croiserons le fer ensemble. " D'Artagnan tomba a genoux et pria. " Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir. -- Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis bon catholique, je crois fermement ktre juste en accomplissant ma fonction sur cette femme. -- C'est bien. " Athos fit un pas vers Milady. " Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m'avez fait ; je vous pardonne mon avenir brisj, mon honneur perdu, mon amour souillj et mon salut a jamais compromis par le djsespoir oshch vous m'avez jetj. Mourez en paix. " Lord de Winter s'avanza a son tour. " Je vous pardonne, dit-il, l'empoisonnement de mon frire, l'assassinat de Sa Grvce Lord Buckingham ; je vous pardonne la mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma personne. Mourez en paix. -- Et moi, dit d'Artagnan, pardonnez-moi, Madame, d'avoir, par une fourberie indigne d'un gentilhomme, provoquj votre colire ; et, en jchange, je vous pardonne le meurtre de ma pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix. -- I am lost ! murmura en anglais Milady. I must die. " Alors elle se releva d'elle-mkme, jeta tout autour d'elle un de ces regards clairs qui semblaient jaillir d'un oeil de flamme. Elle ne vit rien. Elle jcouta et n'entendit rien. Elle n'avait autour d'elle que des ennemis. " Oshch vais-je mourir ? dit-elle. -- Sur l'autre rive " , rjpondit le bourreau. Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y mettre le pied, Athos lui remit une somme d'argent. " Tenez, dit-il, voici le prix de l'exjcution ; que l'on voie bien que nous agissons en juges. -- C'est bien, dit le bourreau ; et que maintenant, a son tour, cette femme sache que je n'accomplis pas mon mjtier, mais mon devoir. " Et il jeta l'argent dans la riviire. Le bateau s'jloigna vers la rive gauche de la