Arkadi et Boris Strougatski. L'Escargot sur la pente --------------------------------------------------------------- roman Traduit du russe par Michel PJtris (c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970, Edition Champ Libre, Paris, 1972 OCR: Oleg Volkov, 1999 --------------------------------------------------------------- Au tournant, dans la profondeur de la trouJe de la forKt, Le futur qui m'attend me sert de serment. On ne l'entraOnera pas dans une discussion Et on ne l'amadouera pas par la caresse Il est grand ouvert, comme la forKt distendu, A la rencontre. Boris Pasternak. Grimpe, grimpe doucement, Escargot, la pente du Fuji, Plus haut, jusqu'au sommet! Issa, fils de paysan. I De cette hauteur, la forKt Jtait comme une luxuriante Jcume mouchetJe. Comme une immense Jponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un animal qui se serait un jour tapi dans l'attente puis se serait endormi et se serait couvert d'une mousse grossiIre. Comme un masque informe posJ sur un visage que personne n'avait encore jamais vu. Perets quitta ses sandales et s'assit, ses pieds nus pendant dans le prJcipice. Il lui sembla que ses talons Jtaient tout d'un coup devenus humides, comme s'il les avait rJellement plongJs dans le tiIde brouillard lilas qui s'accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux qu'il avait ramassJs, les disposa soigneusement A cFtJ de lui, puis choisit le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et silencieux, endormi et indiffJrent qui avalait pour toujours. L'Jtincelle blanche s'Jteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun oeil ne s'entrouvrit pour le regarder. S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire ce que racontait la cuisiniIre uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia, et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d'aide A la population locale ; s'il ne fallait pas croire ce que murmuraient le chauffeur Touzak et l'Inconnu du groupe de la PJnJtration du gJnie ; si l'intuition humaine valait quelque chose et si enfin les espJrances pouvaient se rJaliser au moins une fois dans la vie, alors, A la septiIme pierre, les buissons s'Jcarteraient avec fracas derriIre lui et dans la clairiIre, sur l'herbe foulJe, blanchie par la rosJe, paraOtrait le Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise A passepoil mauve, respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne regarderait rien, ni la forKt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il se baisserait, plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en brassant l'air de ses larges mains et en faisant rouler A chaque fois son ventre puissant sur son pantalon tandis qu'un air chargJ d'acide carbonique et de nicotine s'Jchapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande ouverte. DerriIre, les buissons s'JcartIrent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n'Jtait pas le Directeur, mais la personne familiIre de Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l'Eradication. Il s'approcha lentement et s'arrKta A deux enjambJes de Perets, abaissant vers lui ses yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupZonnait quelque chose, quelque chose de trIs important, et ce savoir ou ce soupZon immobilisait les traits de son visage allongJ, visage pJtrifiJ d'un homme qui apportait ici, sur l'A-pic, une Jtrange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne encore au monde ne la connaissait, mais il Jtait manifeste que tout Jtait radicalement changJ, que tout ce qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun devrait dJsormais donner tout ce dont il Jtait capable. - A qui sont ces pantoufles? demanda-t-il en jetant un regard circulaire autour de lui. - Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales. Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes. - Tiens donc. Des sandales? TrI-Is bien. Mais A qui sont ces sandales? Il s'approcha de l'A-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula aussitFt. - Quelqu'un est assis au bord de l'A-pic, commenta-t-il, avec des sandales posJes A cFtJ de lui. La question qui se pose inJvitablement est alors : A qui sont les sandales et oSHCH se trouve leur propriJtaire? - Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d'un air de doute son bloc-notes : - Les vFtres? Donc, vous Ktes pieds nus. Pourquoi? - Pieds nus parce qu'il n'y a pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai fait tomber hier ma pantoufle droite et j'ai dJcidJ A l'avenir de rester pieds nus. Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux JcartJs : - Elle est lA-bas. Vous allez voir, avec un caillou... Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux. - De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il. Mais Za ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous essayez de me tromper. D'ici, on ne peut voir une pantoufle - si du moins elle est rJellement lA-bas, et Za c'est une autre question que nous examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez pas espJrer l'atteindre avec une pierre, mKme si vous aviez l'adresse nJcessaire et si vous vouliez rJellement cela et cela seul : je parle du coup au but... Mais nous allons Jclaircir tout Za. Il remonta les jambes de son pantalon, s'assit sur les talons et poursuivit : - Donc, vous Jtiez lA hier aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il que ce soit la deuxiIme fois que vous veniez au bord de l'A-pic, alors que les autres employJs de l'Administration, pour ne rien dire des spJcialistes surnumJraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel? Perets se fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il. Ce n'est pas du dJfi ni de la mJchancetJ, il ne faut pas y attacher d'importance. C'est simplement de l'ignorance. Il ne faut pas attacher d'importance A l'ignorance, personne ne le fait. L'ignorance dJfIque sur la forKt. L'ignorance dJfIque toujours sur quelque chose. - Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forKt. Vous l'aimez? RJpondez! - Et vous? demanda Perets. Domarochinier s'offensa et ouvrit son bloc-notes : - Ne vous oubliez pas! Vous savez trIs bien qui je suis. J'appartiens au groupe de l'Eradication, et votre rJponse, ou plus exactement votre contre-question, est donc absolument dJpourvue de sens. Vous comprenez parfaitement que mon attitude envers la forKt est dJterminJe par la fonction que je remplis, mais qu'est-ce qui dJtermine la vFtre? cela je ne le comprends pas trIs bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas idJe d'Ktre aussi Jtranger : rester assis au bord de l'A-pic, pieds nus, lancer des pierres... Pourquoi? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-Ktre, il y a des circonstances attJnuantes, et en fin de compte vous n'avez rien A craindre, n'est-ce pas Perets? - Non, dit Perets. C'est-A-dire Jvidement, oui. - Vous voyez. Le naturel disparaOt d'un seul coup, et il n'existe plus. A qui est cette main, demandons-nous? OSHCH lance-t-elle une pierre? Ou peut-Ktre A qui? Ou encore sur qui? Et pourquoi? Et comment pouvez-vous rester assis au bord de l'A-pic? Est-ce innJ chez vous ou bien vous Ktes-vous spJcialement entraOnJ? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au bord de l'A-pic. Et je n'ose mKme pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y entraOner. La tKte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de s'asseoir au bord de l'A-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la forKt. Montrez-moi s'il vous plaOt votre laissez-passer, Perets. - Je n'en ai pas. - Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi? - Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout. - C'est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On m'en a donnJ, on lui en a donnJ, on leur en a donnJ, on en a donnJ A beaucoup d'autres encore, et A vous on ne veut pas vous en donner. Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez dJcharnJ de Domarochinier s'Jchappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse. - Sans doute parce que je suis Jtranger, suggJra Perets. C'est certainement la raison. - Et je ne suis pas le seul A m'intJresser A vous, poursuivit Domarochinier sur un ton confidentiel. S'il n'y avait que moi! Mais il y a aussi des gens importants... Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-Ktre vous lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien qu'A vous voir. Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale. - Mais Jloignez-vous donc de ce bord! cria d'une voix douloureuse Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me tuer avec vos excentricitJs! - C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y va? - Allons-y. Mais je constate que vous n'avez rJpondu A aucune de mes questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous Ktes vraiment... (Il jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les Jpaules et le glissa sous son bras.) C'est Jtrange. Pas la moindre impression, sans mKme parler d'information. - Mais aussi, qu'est-ce qu'il y a A rJpondre? dit Perets. Je devais simplement Ktre ici pour parler au Directeur. Domarochinier se figea littJralement sur place, comme engluJ dans les buissons, et profJra d'une voix altJrJe : - C'est donc pour Za que vous Ktes... - Comment, que je suis? Je ne suis rien de... Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota : - Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J'ai compris. Vous aviez raison. - Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi? - Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez Ktre tout A fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai pas compris. D'ailleurs je n'Jtais pas lA et je ne vous ai pas vu. Ils passIrent devant un banc, grimpIrent quelques marches usJes, prirent l'allJe couverte d'un fin sable rouge et pJnJtrIrent sur le territoire de l'Administration. - La pleine clartJ ne peut exister qu'A un certain niveau, disait Domarochinier. Et chacun doit savoir A quoi il peut prJtendre. J'ai prJtendu A la clartJ A mon niveau, c'est mon droit, et je l'ai JpuisJ. Et lA oSHCH se terminent les droits commencent les devoirs... Ils dJpassIrent des cottages de dix appartements aux fenKtres garnies de rideaux de tulle, longIrent le garage, traversIrent le terrain de sport, passIrent encore devant les entrepFts, puis devant l'hFtel sur le seuil duquel se tenait le Commandant, d'une pVleur maladive, les yeux exorbitJs et fixes, une serviette A la main. Ils suivirent une longue palissade derriIre laquelle ronflaient des moteurs, pressIrent le pas, car ils n'avaient plus beaucoup de temps, puis se mirent A courir. Il Jtait cependant tard quand ils arrivIrent A la cantine, et toutes les places Jtaient prises, A l'exception de la petite table de service dans un coin au fond oSHCH restaient deux places, la troisiIme Jtant occupJe par le chauffeur Touzik qui, les voyant en train de piJtiner, indJcis, sur le pas de la porte, leur fit un signe d'invite en agitant sa fourchette. Tout le monde buvait du kJfir et Perets en prit aussi. La nappe rKche de la table Jtait maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets Jtendit les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siIge, il y eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans l'intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement. - Faites attention avec vos pieds, dit-il. - Je ne l'ai pas fait exprIs, dit Perets. Je ne savais pas. - Et moi, je le savais? rJpliqua Touzik. Il y en a quatre lA-dessous, tVche de pas faire l'idiot. - Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier. - On sait Za, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-lA, nous non plus. - Mais j'ai le foie malade, commenZa A s'inquiJter Domarochinier. VoilA un certificat. Il fit apparaOtre une feuille de cahier froissJe marquJe d'un sceau triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C'Jtait effectivement un certificat, couvert d'une Jcriture illisible de mJdecin. Perets ne put dJchiffrer qu'un mot : "antabus". - Et il y a aussi ceux de l'annJe derniIre, et ceux de l'avant-derniIre, mais ils sont dans le coffre. Le chauffeur Touzik dJdaigna d'examiner le certificat. Il ingurgita un plein verre de kJfir, porta son index repliJ A son nez, renifla, et, les yeux pleins de larmes, profJra d'une voix raffermie : - Qu'est-ce qu'il y a encore dans la forKt? Des arbres. (Il s'essuya les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils sautent. Tu comprends? - Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils? - Eh bien! voilA. Il y en a un lA, immobile. Un arbre, quoi. Puis il commence A se tordre, A se nouer, et c'est parti! Un grand bruit, un craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix mItres. Il m'a bousillJ la cabine. Puis il redevient immobile. - Pourquoi? demanda Perets. - Parce que Za s'appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se versant un verre de kJfir. - Hier on a reZu un lot de nouvelles scies Jlectriques, intervint Domarochinier en se passant la langue sur les lIvres. Un rendement fabuleux. Je dirais mKme que ce ne sont pas des scies, mais de vJritables machines A scier. Nos machines A scier de l'Eradication. Alentour, tout le monde buvait du kJfir. Dans des verres A facettes, dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses A cafJ, dans des cornets de papier, ou simplement A la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenJs sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats mJdicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, A l'estomac ou au duodJnum. Pour cette annJe et pour les annJes prJcJdentes. - Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est dJglinguJe, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore A gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux Jchecs avec lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne donnerai pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d'imbJciles, qu'il dit, sans lui je m'ennuierais A mourir! Vous lui parlerez pour moi, hein? - B-Bon, fit Perets d'une voix hJsitante. J'essaierai. - Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il Jtait avec moi A l'armJe ; j'Jtais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en portant la main A la hauteur du couvre-chef. - Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de kJfir A la main. Dans les grands lacs clairs. C'est lA qu'elles sont, tu comprends? Nues. - C'est votre kJfir, Touz, qui vous donne des visions, plaZa Domarochinier. - Je les ai vues de mes propres yeux, rJpliqua Touzik en portant le verre A ses lIvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs. - Vous ne les avez pas vues, parce qu'elles n'existent pas, dit Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique. - Mystique toi-mKme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers de la manche. - Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu'elles sont lA, Jtendues... Et puis aprIs? Il est impossible qu'elles ne fassent que rester lA, et puis c'est tout. Il se peut qu'elles vivent sous l'eau et qu'elles remontent A la surface comme nous sortons d'une piIce enfumJe pour nous mettre au balcon par une nuit de lune, et exposer lA, les yeux clos, notre visage A la fraOcheur. C'est peut-Ktre ce qu'elles font. Elles viennent A la surface, et elles restent lA. A se reposer. A Jchanger des sourires et des paroles indolentes... - Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement Domarochinier. Tu es dJjA allJ dans la forKt? Tu n'y as jamais mis les pieds, et tu en parles. - Absurde. Qu'est-ce que j'irais faire dans votre forKt? J'ai un laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n'en avez pas. Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaOt, Touz. - Je n'ai pas vu moi-mKme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant A Perets. Mais j'y crois tout A fait. Parce que les autres en parlent. MKme Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forKt. Il la connaissait comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort lA-bas, dans sa forKt. - S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif. - Quoi, "si"? Un homme part en hJlicoptIre, et de trois ans on n'en entend plus parler. Il y a eu l'avis de dJcIs dans les journaux, le repas de funJrailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide a cassJ sa pipe, c'est Jvident. - Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que ce soit de maniIre absolument catJgorique. Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de kJfir au comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui murmurer A l'oreille, le regard fuyant : - Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont JtJ donnJs... Je me considIre en droit de vous en informer parce que vous Ktes Jtranger... - Quels ordres? - Le considJrer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de s'Jcarter. Puis il reprit A voix haute : - Le kJfir est bien, aujourd'hui, il est frais. Le rJfectoire s'emplit de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se levIrent avec des bruits de chaises et gagnIrent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour de lui des regards mauvais et disait A tous ceux qui passaient A proximitJ : "Comme vous le voyez, messieurs, c'est quelque peu Jtrange, mais nous sommes en train de parler..." Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit : - Est-ce que le manager parlait sJrieusement en disant qu'il ne me donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute? - Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il serait malade d'ennui, et il n'a aucun intJrKt A vous faire partir, un point c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, Za l'avancerait A quoi? OSHCH vous voyez de la plaisanterie lA-dedans? Perets se mordit la lIvre. - Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien A faire ici. Mon visa touche A sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilA tout. - En gJnJral, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois rJprimandes. On vous donne un autobus spJcial, on rJveille un chauffeur au milieu de la nuit, vous n'aurez pas le temps de rassembler vos affaires... Comment Za se passe avec les gars d'ici? PremiIre rJprimande : le type est rJtrogradJ. DeuxiIme rJprimande : on l'envoie dans la forKt expier ses pJchJs. Et A la troisiIme : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule A celui-lA. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitFt les gratifications, et on me met A la charrette A merde. Alors qu'est-ce que je fais? Je m'enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule, vu? LA, je quitte la charrette A merde et je pars A la station biologique pour faire la chasse aux microbes qu'ils ont lA-bas. Mais si je ne veux pas aller A la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui tape pour la troisiIme fois sur la gueule. LA, c'est terminJ. Je suis licenciJ pour actes de voyoutisme et expulsJ dans les vingt-quatre heures. Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaZant : - Vous faites de la dJsinformation, Touz, de la dJsinformation. D'abord, il doit s'Jcouler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi, toutes les fautes sont considJrJes comme un seul et mKme dJlit, et le perturbateur est simplement mis en prison, sans que l'Administration elle-mKme donne suite A l'affaire. DeuxiImement, A la deuxiIme faute, le coupable est sans retard envoyJ dans la forKt sous la surveillance d'un garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilitJ de s'aviser de commettre une troisiIme infraction. Ne l'Jcoutez pas, Perets, il ne comprend rien A ces problImes. Touzik avala une gorgJe de kJfir, fit une grimace et cacarda : - C'est vrai. LA, peut-Ktre qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN Perets. - Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute faZon je ne pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme Za, sans raison. - Mais vous Ktes pas obligJ de lui taper sur la... sur la gueule, dit Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement dJchirer son costume. - Non, je ne peux pas, dit Perets. - Mauvais, Za, dit Touzik. za ira mal pour vous, alors, PAN Perets. Alors, voilA ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je vous emmInerai. - Vraiment? demanda Perets, joyeux. - Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la ferraille. Vous viendrez avec moi. Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que tu as fait? Tu as renversJ ma soupe!" Domarochinier prit la parole : - L'homme doit Ktre simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez partir d'ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous voulez. - C'est toujours comme Za chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout A l'envers. Et d'ailleurs, pourquoi l'homme doit-il obligatoirement Ktre simple et clair? Touzik renifla son index repliJ et profJra : - L'homme doit Ktre sobre. Tu crois pas? - Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trIs simple, et connue de tout le monde : j'ai le foie malade. Ce n'est donc pas lA que vous pourrez m'attraper, Touz. - Ce qui m'Jtonne dans la forKt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils sont brYlants, tu comprends? Je peux pas supporter Za. Je pourrai jamais m'y habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, Za fume, Za sent le chou. J'ai mKme essayJ de goYter, mais Za n'a pas de goYt, Za manque de sel... Non, la forKt, c'est pas pour l'homme. Elle leur en a fait voir de toutes les couleurs. On n'arrKte pas d'amener du matJriel, et il disparaOt, comme englouti dans les glaces, ils en font venir d'autre, et il disparaOt encore... Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours JtrangIre. FamiliIre, ressemblante, mais fondamentalement JtrangIre. Le plus difficile est de se faire A cette idJe, qu'elle est A la fois JtrangIre et, familiIre. Qu'elle est l'Jmanation de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est dJtachJe de nous et ne veut pas nous connaOtre. C'est sans doute ainsi que le pithJcanthrope aurait pu penser A nous, ses descendants - avec effroi et amertume... - Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lA-bas, mais avec quelque chose de sJrieux, et en deux mois nous aurons fait de tout Za une surface bJtonnJe, sIche et lisse. - C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule avant, tu feras une surface bJtonnJe avec ton propre pIre. Pour la clartJ. Le mugissement profond d'une sirIne se fit entendre. Les carreaux des fenKtres tremblIrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte, des lumiIres se mirent A clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir surgit une inscription en lettres Jnormes : "Debout, dehors!" Domarochinier se leva A la hVte, manoeuvra l'aiguille de sa montre et partit en courant sans prononcer une parole. - Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler. Touzik acquiesZa : - C'est l'heure. L'heure juste. Il Fta sa veste fourrJe, la roula soigneusement, rapprocha les chaises et s'allongea, la tKte posJe sur la veste. - Donc, demain sept heures? dit Perets. - Quoi? rJpondit Touzik d'une voix ensommeillJe. - Je viendrai demain A sept heures. - OSHCH Za? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez un divan... - Au garage, dit Perets. A votre voiture. - Ah!... Venez, venez, on verra lA-bas. C'est pas facile comme affaire. Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit A ronfler. Il avait les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait deux inscriptions : "Ce qui nous perd" et "Toujours de l'avant". Perets gagna la sortie. Il franchit sur une planchette une Jnorme flaque qui s'Jtalait dans l'arriIre-cour, contourna un tumulus de boOtes de conserves vides, se glissa A travers une fente de la palissade de planches et pJnJtra dans l'immeuble de l'Administration par l'entrJe de service. Les couloirs Jtaient sombres et froids, sentaient la poussiIre, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n'y avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait A travers les portes revKtues de moleskine. Perets gagna le premier Jtage par un Jtroit escalier dJpourvu de rampe et arriva A une porte surmontJe d'une inscription oSHCH clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur la porte se dJtachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu JbranlJ en dJcouvrant qu'il Jtait arrivJ dans son bureau. C'est-A-dire, Jvidemment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique, mais Perets y avait une table. La table Jtait maintenant A cFtJ de la porte, prIs du mur dJcorJ de carreaux de faPence, comme toujours A moitiJ recouverte par la "mercedes" sous sa housse, tandis que prIs de la fenKtre aux vitres fraOchement lavJes se trouvait la table de Kim, lequel Kim Jtait dJjA au travail : assis, un peu voYtJ, il considJrait une rIgle A calcul. - Je voulais me laver les mains..., dit Perets, dJconcertJ. - Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tKte. Tu as un lavabo lA. za va Ktre trIs bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous. Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava A l'eau chaude et A l'eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une pVte A dJgraisser spJciale, les frotta avec de la filasse et avec des brosses de diverses duretJs. Puis il mit en marche le sJchoir Jlectrique et tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du courant d'air chaud. - A quatre heures du matin, on a fait savoir A tout le monde que nous serions transfJrJs au premier Jtage, dit Kim. OSHCH Jtais-tu? Chez Alevtina? - Non, j'Jtais au bord de l'A-pic, dit Perets en prenant place A sa table. La porte s'ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local, agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets Fta la housse de la "mercedes", resta un instant assis, immobile, puis alla A la fenKtre et l'ouvrit. On ne voyait pas la forKt, mais elle Jtait prJsente. Elle Jtait toujours prJsente, mKme si on ne pouvait la voir que du bord de l'A-pic. Partout ailleurs dans l'Administration, il y avait toujours quelque chose qui la cachait. Elle Jtait cachJe par les bVtiments crIme des ateliers de mJcanique et par les trois Jtages du garage rJservJ aux vJhicules personnels des employJs. Elle Jtait cachJe par les Jtables de l'exploitation auxiliaire et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la sJcheuse Jtait perpJtuellement cassJe. Elle Jtait cachJe par le parc avec ses corbeilles de fleurs et ses pavillons, son manIge et ses baigneuses de plVtre couvertes d'inscriptions au crayon. Elle Jtait cachJe par les cottages et leurs vJrandas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de tJlJvision. Et de lA, de la fenKtre du premier Jtage, on ne voyait pas la forKt A cause du haut mur de briques non achevJ mais dJjA trIs haut que l'on Jtait en train d'Jdifier autour du bVtiment bas du groupe de la PJnJtration du gJnie. La forKt n'Jtait visible que du bord de l'A-pic. Mais l'homme qui n'avait de sa vie vu la forKt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais pensJ A elle, qui ne la craignait pas et n'en rKvait pas, mKme cet homme pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration existait. Il y a longtemps que je pensais A la forKt, que j'en parlais, que j'en rKvais, mais je ne soupZonnais mKme pas qu'elle pYt exister en rJalitJ. Et ce n'est pas en allant pour la premiIre fois au bord de l'A-pic que j'ai acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte A l'entrJe l'inscription : "Administration des affaires de la forKt". J'Jtais devant cette pancarte, ma valise A la main, couvert de poussiIre, dessJchJ par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux trembler, car je savais maintenant que la forKt existait, et que tout ce que je pensais auparavant n'Jtait que le jeu d'une imagination dJbile, un pVle mensonge souffreteux. La forKt est, et cette immense bVtisse maussade a la charge de sa destinJe... - Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forKt? Je m'en vais demain. - Tu veux rJellement y aller? demanda Kim distraitement. Les marais verts et brYlants, les arbres craintifs et nerveux, les ondines A la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activitJ mystJrieuse des profondeurs, les aborigInes Jnigmatiques et circonspects, les villages dJsertJs... - Je ne sais pas, dit Perets. - Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont jamais pensJ A la forKt. Qui s'en sont toujours moquJs Jperdument. Mais elle est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forKt est dangereuse parce qu'elle te trahira. - Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir. - Qu'as-tu besoin de vJritJs amIres? Qu'en feras-tu? Et que feras-tu dans la forKt? Pleurer sur un rKve qui s'est transformJ en destin? Prier pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce qui est en ce qui devrait Ktre? - Et pourquoi suis-je venu ici? - Pour Ktre sYr. Tu ne comprends pas A quel point c'est important : Ktre sYr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la forKt des mItres cubes de bois. Ou pour trouver la bactJrie de la vie. Ou pour Jcrire une thIse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller dans la forKt, mais A toutes fins utiles : Za servira un jour ou l'autre et tout le monde n'en a pas. L'idJe suprKme, c'est de faire de la forKt un parc luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour ensuite tondre ce parc. AnnJe aprIs annJe. Ne pas le laisser redevenir forKt. - Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien A faire ici. Il faut que quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous. - Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s'assit A sa table, trouva une prise hVtivement installJe et brancha la "mercedes". - Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent soixante-six zJro onze... La "mercedes" se mit A cogner et A tressauter. Perets attendit qu'elle soit calmJe, et lut en bJgayant la rJponse. - Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze... Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait, extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude. - Douze par dix. Multiplication, dit Kim. - Un zJro zJro sept, dicta mJcaniquement Perets. Puis il se reprit et dit : - Mais elle ment. za devrait faire cent vingt. - Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zJro zJro sept. Maintenant extrais-moi la racine carrJe de dix zJro sept... - Tout de suite, dit Perets. Le verrou claqua A nouveau derriIre la coulisse et le Proconsul apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d'une voix agrJable un AVE MARIA, puis profJra : - C'est tout de mKme un vJritable prodige, cette forKt, messieurs! Et dire que nous parlons d'elle ou Jcrivons sur elle d'une maniIre aussi criminellement insuffisante! Et pourtant elle mJrite qu'on Jcrive sur elle. Elle ennoblit, elle Jveille les sentiments les plus JlevJs. Elle contribue au progrIs. Elle est elle-mKme comme le symbole du progrIs. Et nous ne parvenons pas A empKcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non qualifiJes. En fait, il n'y a pas de propagande de la forKt. Tout ce qui se pense et qui se dit sur la forKt! - Sept cent quatre-vingts multipliJ par quatre cent trente-deux, dit Kim. Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci Jtait forte et bien posJe : on n'entendit plus la "mercedes". - "Les arbres cachent la forKt"... "Etre perdu dans la forKt"... "Les brigands de la forKt"... VoilA ce que nous devons combattre! VoilA ce que nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un exposJ circonstanciJ et judicieux sur la forKt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il? - C'est que je n'ai jamais JtJ lA-bas, dit Perets. - Pas grave. Moi non plus, je n'y suis jamais allJ, mais j'ai fait une confJrence et A en juger par les Jchos que j'ai reZus, c'Jtait une confJrence trIs utile. La question n'est pas de savoir si on a ou non JtJ dans la forKt, la question est de dJpouiller les faits de leur gangue de mysticisme et de superstition, de mettre A nu la substance en arrachant les oripeaux dont elle a JtJ affublJe par les esprits mesquins et militaristes... - Deux fois huit divisJ par quarante-neuf moins sept fois sept, dit Kim. La "mercedes" se mit A l'oeuvre. Le Proconsul haussa A nouveau la voix. - Je l'ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le faire en tant que linguiste... Je vous donnerai les thIses et vous les dJvelopperez A la lumiIre des derniIres acquisitions de la linguistique... Au fait, quel est votre sujet de thIse? - C'est "Les particularitJs du style et de la rythmique de la prose fJminine de la basse Jpoque Heian, sur la base du " Makura-no sFshi "." Je crains que... - Sen-sa-tion-nel! C'est prJcisJment ce qu'il nous faut. Vous soulignerez qu'il n'y a pas de marais et de fondriIres, mais de merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs, mais le produit d'une science hautement JvoluJe. Pas d'indigInes, pas de sauvages, mais une antique civilisation d'hommes fiers, libres, aux idJaux JlevJs, des hommes modestes et forts. Et pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas d'allusions brumeuses - pardonnez-moi ce calembour malheureux... Ce sera sensationnel, MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c'est trIs bien que vous connaissiez la forKt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma confJrence Jtant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque peu fastidieuse. Comme matJriau de base, j'ai utilisJ les protocoles des rJunions. Mais vous, en tant qu'explorateur de la forKt... - Je ne suis pas explorateur de la forKt, tenta de plaider Perets. On ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forKt. Le Proconsul hocha distraitement la tKte et nota rapidement quelque chose sur sa manchette. - Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amIre vJritJ. Malheureusement, cela se trouve encore chez nous - formalisme, bureaucratisme, approche euristique de la personnalitJ... Vous pouvez aussi parler de cela entre autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de rJgler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content, Perets, que vous preniez enfin part A notre travail. Il y a longtemps que je vous suis de trIs prIs... VoilA, je vous ai inscrit pour la semaine prochaine. Perets arrKta la "mercedes". - Je ne serai pas lA la semaine prochaine. Mon visa vient A expiration, et je pars. Demain. - Nous arrangerons Za d'une maniIre ou d'une autre. J'irai voir le Directeur, il est lui-mKme membre du club, il comprendra. ConsidJrez que vous avez une semaine de plus. - Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda droit dans les yeux : - Il faut! Vous le savez trIs bien, Perets, il faut! Au revoir. Il porta deux doigts A la hauteur de sa tempe et s'Jloigna en agitant sa serviette. - Une vJritable toile d'araignJe, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une mouche? Le manager ne voulait pas que je m'en aille. Alevtina ne veut pas, et maintenant celui-lA... - Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim. - Mais je ne peux plus rester ici! - Sept cent quatre-vingt-dix-sept multipliJ par quatre cent trente-deux... "De toute faZon je partirai, se disait Perets en appuyant sur les touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux Jchecs avec vous, je ne veux pas dormir et prendre du thJ et de la confiture avec vous, je ne veux plus chanter de chansons pour vous, compter sur la "mercedes" pour vous, dJbrouiller vos discussions et maintenant faire des confJrences que de toute faZon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le vous-mKmes, moi je m'en vais. Je pars, je pars. De toute faZon, vous ne comprendrez jamais que penser ce n'est pas une distraction mais une nJcessitJ..." Au-dehors, derriIre le mur en construction, on entendait les cognements sourds d'un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des briques qui se dJversaient. Sur le mur Jtaient assis cFte A cFte quatre ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenKtre mKme le vrombissement et la pJtarade d'un moteur de moto. - Quelqu'un qui vient de la forKt, commenta Kim. DJpKche-toi de me multiplier soixante par soixante. La porte s'ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la piIce. Il portait une combinaison dont le capuchon dJboutonnJ ballottait sur sa poitrine par-dessus le cordon de l'Jmetteur. Des bottes jusqu'A la ceinture, la combinaison Jtait couverte d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose pVle et autour de la jambe droite s'enroulait le fouet orange d'une liane d'une longueur dJmesurJe qui traOnait par terre. La liane continuait A se tortiller, et Perets eut l'impression d'Ktre en prJsence d'un tentacule projetJ par la forKt elle-mKme, qui, bientFt se tendrait et qui entraOnerait l'homme sur le chemin inverse, A travers les couloirs de l'Administration, en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le rJfectoire, les ateliers, l'attirerait encore plus bas, dans la rue poussiJreuse, A travers le parc, ses statues et ses pavillons, vers le dJbut de la cor