nez. - On appelle l'ingJnieur, Brandskougel, "Mon cher" A moi, continua-t-il en pressant Perets contre sa poitrine. Il connaOt de ces histoires... pas besoin de hors-d'oeuvre... On y va? - Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je... - Que tu quoi? - Monsieur Ah, je... - Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris? - Kamarade Ah, je suis venu vous demander... - Dem-m-an-an-de! Je ne te refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens, en voilA. Il y a quelqu'un qui ne te plaOt pas? Dis-le, on verra Za! Alors? - N-non, je veux simplement m'en aller. Je n'arrive pas A partir, je suis arrivJ ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne veut m'aider, et je vous le demande A vous, en tant que Directeur... Ah libJra Perets, arrangea sa cravate et sourit sIchement. - Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le dJlJguJ du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaOt. Le Directeur va vous recevoir. Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son bureau nu et fit un geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa un signe de tKte rJservJ et se baissa pour pJnJtrer dans la piIce suivante. Ce faisant, il eut l'impression de recevoir une lJgIre tape sur l'arriIre-train. Au reste, il Jtait probable que ce, n'Jtait qu'une impression - A moins que M. Ab ne se soit un peu trop pressJ de claquer la porte. La piIce dans laquelle il se retrouva Jtait une copie conforme de la salle d'attente, la secrJtaire elle-mKme Jtait l'exacte copie de la premiIre secrJtaire, mais elle lisait un livre intitulJ "Sublimation du gJnie". Les fauteuils Jtaient Jgalement occupJs par des visiteurs pVles munis de journaux et de revues. LA aussi il y avait le professeur Kakadou qui souffrait cruellement de dJmangeaisons nerveuses et BJatrice Vakh, son carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, Jtaient des inconnus et sous une copie de "L'exploit du traverseur de la forKt Selivan" s'allumait et s'Jteignait rJguliIrement une brutale injonction : "SILENCE!" Et en effet personne ne parlait. Perets s'assit prJcautionneusement tout au bord d'un fauteuil. BJatrice Vakh lui adressa un sourire un peu crispJ mais dans l'ensemble amical. Au bout d'une minute de silence tendu, une clochette tinta. La secrJtaire posa son livre et dit : - RJvJrend Lucas, on vous demande. Le RJvJrend Lucas faisait peur A voir, et Perets se dJtourna. Ce n'est rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette pluvieuse soirJe d'automne oSHCH on avait apportJ dans l'appartement Esther - Esther qu'un voyou ivre venait d'Jgorger dans l'entrJe de la maison, les voisins qui s'accrochaient A lui et les Jclats de verre dans sa bouche - il avait brisJ le verre avec ses dents quand on lui avait apportJ de l'eau... Oui, pensat-il, le plus dur est passJ... Son attention fut rJveillJ par des bruits de grattements rJpJtJs. Il ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe. - A votre avis, faut-i1 sJparer les filles et les garZons? murmura d'une voix tremblante BJatrice. - Je n'en sais rien, dit mJchamment Perets. BJatrice Vakh continuait A marmonner : - Une Jducation complexe a Jvidemment ses avantages, mais c'est lA un cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va pas me chasser? OSHCH pourrais-je aller? On m'a dJjA chassJe de partout ; il ne me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont filJ et cette espIce de poudre qui ne tient pas. La secrJtaire posa la "Sublimation du gJnie" et observa sJvIrement : - Ne vous Jgarez pas. BJatrice Vakh se figea, terrifiJe. La petite porte basse s'ouvrit et un homme complItement rasJ se glissa dans la salle d'attente. - Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor. - Je suis lA, dit Perets en se levant d'un bond. - Dehors avec vos affaires! La voiture part dans dix minutes, allez, hop! - La voiture pour oSHCH? Pourquoi? - Vous Ktes Perets? - Oui... - Vous voulez partir, oui ou non? - Je voulais, mais... - Comme vous voudrez, rugit sur un ton excJdJ l'homme rasJ, j'ai fait mon travail, je vous l'ai dit. Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas. - ArriIre! lui cria la secrJtaire, tandis que plusieurs mains agrippaient ses vKtements. Perets se dJbattit dJsespJrJment et la veste se dJchira. - La voiture, dehors! gJmit-il. - Vous Ktes fou! dit la secrJtaire, furieuse. OSHCH voulez-vous aller comme Za? Vous avez une porte lA, oSHCH il y a Jcrit "Sortie". Des mains fermes guidIrent Perets vers l'inscription "Sortie". DerriIre la porte se trouvait une grande salle de forme polygonale dans laquelle s'ouvrait une multitude de portes. Perets se rua pour les essayer les unes aprIs les autres. Un soleil Jclatant, des murs blancs aseptiques, des hommes en blouse blanche. Un dos nu, badigeonnJ de teinture d'iode. Une odeur de pharmacie. Ce n'Jtait pas Za. L'obscuritJ, le ronronnement d'un projecteur cinJmatographique. Sur l'Jcran quelqu'un qu'on tire en tous sens par les oreilles. Les visages blancs de spectateurs qui se tournent, mJcontents. Une voix : "La porte! Fermez la porte!" Encore pas Za... Perets traversa la salle en glissant sur le parquet. Une odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la queue. DerriIre la barriIre de verre, des bouteilles de kJfir Jtincelantes, des tartes et des gVteaux resplendissants. - Messieurs, cria Perets, oSHCH est la sortie? - La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiffJ d'une toque de cuisinier. - D'ici... - A la porte oSHCH vous Ktes. - Ne l'Jcoutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est juste un petit futJ qui s'amuse A retarder la queue. Travaillez, ne faites pas attention A lui. - Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir... - Non, ce n'est pas lui, dit le vieillard Jquitable. L'autre, il demande toujours oSHCH sont les toilettes. OSHCH donc est votre voiture, disiez-vous, monsieur? - Dans la rue... - Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues. - za m'est Jgal dans laquelle, je veux simplement sortir, A l'extJrieur! - Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement changJ son rJpertoire. Ne faites pas attention A lui... Perets regarda dJsespJrJment autour de lui, revint dans la salle et poussa la porte A cFtJ. Elle Jtait fermJe. Une voix mJcontente demanda : - Qui est lA? - Je dois sortir! cria Perets. OSHCH est la sortie? - Attendez un instant. Il y eut un certain remue-mJnage derriIre la porte, un clapotis d'eau, des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda : - Que voulez-vous? - Sortir! Je dois sortir! - Un instant. Une clef grinZa et la porte s'ouvrit. La piIce Jtait plongJe dans l'obscuritJ. - Entrez, dit la voix. Cela sentait le rJvJlateur. Les bras Jtendus devant lui, Perets fit quelques pas mal assurJs. - Je n'y vois rien, dit-il. - Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme Za. Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider. - Signez ici, dit la voix. Un crayon fut glissJ entre les doigts de Perets. Il distinguait maintenant dans la pJnombre la vague blancheur d'une feuille de papier. - Vous avez signJ? - Non. Il faut signer quoi? - N'ayez pas peur, ce n'est pas une condamnation A mort. Signez que vous n'avez rien vu. Perets signa A tout hasard. Il fut A nouveau fermement pris par la manche, guidJ A travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix demanda : - Vous Ktes nombreux? - Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derriIre la porte. - La file d'attente est formJe? Je vais ouvrir la porte et faire sortir quelqu'un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de plaisanteries. C'est clair? - Compris. Ce n'est pas la premiIre fois. - Personne n'a oubliJ de vKtements? - Non, non. Faites sortir. La clef grinZa A nouveau. Perets fut presque aveuglJ par la lumiIre Jclatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours fermJs, il descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans la cour intJrieure de l'Administration. Des voix mJcontentes criIrent : - Alors, Perets, dJpKche-toi! Il va falloir attendre longtemps? Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d'employJs du groupe de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de la main. Perets courut jusqu'au camion et embarqua : il fut tirJ, hissJ et jetJ au fond de la caisse. AussitFt le moteur rugit, le camion dJmarra brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'Jcroula sur lui de tout son poids, tout le monde se mit A s'Jpoumoner et A rire aux Jclats, et ils partirent. Perets alluma une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s'enveloppa avec un sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que la journJe fYt chaude, le vent de la course transperZait les vKtements. Perets fumait, la cigarette abritJe dans le creux de sa main, et regardait autour de lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la derniIre fois que je te vois, mur. La derniIre fois que je vous vois, cottages. Adieu, dJcharge, j'ai laissJ mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu, mare, adieu, Jchecs, adieu, kJfir. Comme on se sent lJger, vainqueur! Jamais plus je ne boirai de kJfir. Jamais plus je ne m'installerai derriIre un Jchiquier..." Les employJs qui s'entassaient derriIre la cabine, se tenant les uns aux autres et se protJgeant mutuellement du vent, parlaient de choses abstraites. - C'est mathJmatique, j'ai fait le calcul moi-mKme. Si Za continue comme Za, dans cent ans il y aura dix employJs pour chaque mItre carrJ de territoire et la masse globale sera telle que le rocher s'effondrera. Les besoins en moyens de transport pour l'acheminement du ravitaillement et de l'eau seront tels qu'il faudra installer un pont automobile entre l'Administration et le Continent. Les camions rouleront A quarante kilomItres A l'heure et A un mItre d'intervalle, et ils seront dJchargJs en marche... Non, je suis absolument certain que la direction pense dIs maintenant A rJglementer l'afflux des nouveaux employJs. Rendez-vous compte, c'est impossible, le commandant de l'hFtel en a dJjA sept, et bientFt un huitiIme. Et tous en bonne santJ. Domarochinier pense qu'il faut faire quelque chose A ce sujet. Non, pas obligatoirement la stJrilisation, comme il le propose... - Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier. - C'est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la stJrilisation... - Il paraOt que les congJs annuels seront portJs A six mois. Ils passIrent devant le parc, et Perets se rendit compte tout A coup que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bientFt franchir les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise. - Dites-moi, oSHCH allons-nous? demanda-t-il, - Comment, oSHCH? Toucher la paye. - On ne va pas sur le Continent? - Sur le Continent, pour quoi faire? Le caissier est A la station biologique. - Alors vous allez A la station? Dans la forKt? - Oui. Ceux de la Protection scientifique sont payJs A la station biologique. - Mais moi, alors? demanda Perets, dJcontenancJ. - Tu seras payJ aussi. Tu as droit A une prime... Au fait, tous les questionnaires sont remplis? Les employJs se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles de papier imprimJ de diverses couleurs et dimensions. - Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire? - Quel questionnaire? - Comment, quel questionnaire? Le formulaire numJro quatre-vingt-quatre. - Je n'ai rien rempli, dit Perets. - Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers! - Pas grave. Il a probablement un laissez-passer... - Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma valise et le manteau, lA... Je ne comptais pas aller dans la forKt, je voulais partir. - Et la visite mJdicale? Les vaccinations? Perets secoua la tKte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et Perets, le regard lointain, considJrait la forKt, ses strates poreuses A l'horizon, son bouillonnement d'orage figJ, la toile d'araignJe de brume poisseuse A l'ombre de la falaise. - S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un. - Mais enfin, tout de mKme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin... - Et Domarochinier? - Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs? - za, tu n'en sais rien. Et personne n'en sait rien. L'annJe derniIre Candide est parti en hJlico sans papiers ; c'Jtait un type qui n'avait pas froid aux yeux. Et maintenant, oSHCH est-il? - Primo, ce n'Jtait pas l'annJe derniIre, mais bien avant. Secundo, il est mort, et c'est tout. A son poste. - Oui? et tu as vu la note de service? - C'est vrai. Il n'y en a pas eu. - Alors il n'y a mKme pas A discuter. On l'a mis dans le bunker du poste de contrFle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires... - Comment Za se fait, Pertchik, que tu n'aies pas rempli le questionnaire? Tu as peut-Ktre quelque chose de pas tout A fait clair... - Un instant, messieurs! La question est sJrieuse. Je propose que nous examinions le cas de l'employJ Perets dans les rIgles, pour ainsi dire, dJmocratiques. Qui sera le secrJtaire? - Domarochinier secrJtaire! - Excellente proposition. Nous choisissons donc comme secrJtaire d'honneur notre vJnJrJ Domarochinier. Je vois sur les visages que l'unanimitJ est faite. Et qui sera le secrJtaire adjoint? - Vanderbild secrJtaire adjoint! - Vanderbild? Mon dieu... On propose d'Jlire Vanderbild comme secrJtaire adjoint. Y a-t-il d'autres propositions? Qui est pour? Contre? Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous? - Moi? - Oui, oui. Vous, prJcisJment. - Je ne vois pas l'intJrKt. Pourquoi chercher A sortir les tripes A quelqu'un? za va dJjA assez mal pour lui comme Za. - D'accord. Et vous? - C'est pas tes oignons. - Comme vous voudrez... SecrJtaire adjoint, Jcrivez : deux abstentions. CommenZons. Qui veut prendre la parole le premier? Pas de candidats? Je commence donc. EmployJ Perets, rJpondez A la question suivante. "Quelles distances avons-nous parcouru dans l'intervalle compris entre les annJes vingt-cinq et trente : a) A pied, b) par voie de transport terrestre, c) par voie de transport aJrien?" Ne vous pressez pas, rJflJchissez. Vous avez un crayon et du papier. Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha A se souvenir. Le camion Jtait agitJ par les cahots. Au dJbut, tout le monde le regardait, puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela : - Je n'ai pas peur de la surpopulation. Vous avez vu tout le matJriel qu'il y a? Dans le terrain vague derriIre les ateliers, vous avez vu? Et vous savez ce que c'est, comme matJriel? En rJalitJ, il est dans des caisses clouJes, et personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce que j'ai vu avant-hier soir? Je m'Jtais arrKtJ pour fumer une cigarette, et tout A coup j'entends un grand bruit. Je me retourne et je vois la paroi d'une caisse, une Jnorme, comme une maison, qui cIde et qui s'ouvre comme un portail et il en sort une machine. Je ne vais pas vous la dJcrire, vous comprenez pourquoi. Mais ce spectacle... Elle est restJe lA quelques secondes, elle a sorti un long tuyau avec au bout une sorte de truc tournant, comme pour inspecter tout autour, puis elle est rentrJe dans la caisse et le couvercle s'est refermJ. Je ne me sentais pas A l'aise et je n'en ai pas cru mes yeux. Mais ce matin je me suis dit : "Je vais tout de mKme aller voir au " D "." J'y suis allJ, et je me suis senti tout glacJ : la caisse Jtait tout A fait normale, pas trace de fente, mais la paroi Jtait clouJe DE L'INTERIEUR! Avec des clous brillants qui dJpassaient A l'extJrieur d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi est-ce qu'elle est sortie? Et est-ce qu'elle est la seule? Peut-Ktre que la nuit elles vont toutes comme Za... inspecter. Et pendant qu'on se prJoccupe de surpeuplement, en attendant elles nous prJparent pour un de ces jours une nuit de la Saint-BarthJlJmy, et elles jetteront nos os du haut de la falaise. Et peut-Ktre mKme pas des os, mais de la bouillie d'ossements..." Quoi? Non merci, mon cher, dis-le toi-mKme A ceux du GJnie, si tu veux. Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait ou non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses... - Alors, Perets, vous Ktes prKt? - Non, dit Perets, je n'arrive pas A me souvenir. C'Jtait il y a longtemps. - Etrange. Moi, par exemple, je me souviens trIs bien. Six mille sept cent un kilomItres par voie ferrJe, soixante-dix mille cent cinquante-trois kilomItres par air (dont trois mille deux cent quinze pour raisons de nJcessitJ personnelle), quinze mille sept kilomItres A pied. Et je suis plus vieux que vous. Etrange, Jtrange, Perets... Bon... Passons au point suivant. Quels sont les jouets que vous prJfJriez quand vous Jtiez d'Vge prJscolaire? - Les tanks mJcaniques, dit Perets en s'Jpongeant le front. Et les automitrailleuses. - Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'Jtait avant d'aller A l'Jcole, en des temps, disons, beaucoup plus reculJs. Bien que moins responsables, n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks et les automitrailleuses... Point suivant. A quel Vge avez-vous ressenti une attirance pour une femme, entre parenthIses - pour un homme? L'expression entre parenthIses concerne, en rIgle gJnJrale, les femmes. Vous pouvez rJpondre. - Il y a longtemps, dit Perets. za se passait il y a trIs longtemps. - PrJcisJment! - Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi. Le prJsident haussa les Jpaules. - Je n'ai rien A cacher. Cela m'est arrivJ pour la premiIre fois A l'Vge de neuf ans, un jour oSHCH on me baignait avec ma cousine... A vous maintenant. - Je ne peux pas, dit Perets. Je ne dJsire pas rJpondre A de telles questions. - Idiot, lui chuchota une voix A l'oreille. Invente quelque chose qui fasse sJrieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiItes? Qui va aller vJrifier? - D'accord, dit Perets, soumis. C'Jtait A l'Vge de dix ans, le jour oSHCH on m'a baignJ avec mon chien Mourka. - TrIs bien! s'exclama le prJsident. Et maintenant, JnumJrez les maladies des membres infJrieurs dont vous avez souffert. - Rhumatismes. - Et puis? - Claudication intermittente. - TrIs bien. Et encore? - Rhume, dit Perets. - Ce n'est pas une maladie des membres infJrieurs. - Je ne sais pas. Chez vous, peut-Ktre que non, mais chez moi c'est une maladie des membres infJrieurs. J'avais les pieds trempJs, et je me suis enrhumJ. - Admettons... Et ensuite? - za ne suffit pas? - Comme vous voudrez. Mais je vous prJviens : plus il y en a, mieux Za vaut. - GangrIne spontanJe, dit Perets. Suivie d'amputation. za a JtJ la derniIre maladie des membres infJrieurs dont j'ai eu A souffrir. - za suffira, maintenant. Question suivante. Votre position philosophique, rapidement. - MatJrialisme, dit Perets. - Quel genre de matJrialisme, prJcisJment? - Emotionnel. - Je n'ai plus de questions A poser. Et vous, messieurs? Il n'y avait plus de questions. Les employJs somnolaient ou parlaient entre eux, le dos tournJ au prJsident. Le camion roulait maintenant plus lentement. Il commenZait A faire trIs chaud et de la forKt venait une odeur humide, une odeur puissante et dJsagrJable qui en temps normal ne parvenait pas jusqu'A l'Administration. Le camion roulait moteur coupJ et l'on entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre. - Je suis JtonnJ quand je vous considIre, disait le secrJtaire adjoint qui avait lui aussi tournJ le dos au prJsident. Il y a lA une sorte de pessimisme morbide. L'homme est par nature optimiste, d'une part. D'autre part et surtout, vous ne croyez tout de mKme pas que le Directeur pense moins que vous A toutes ces choses-lA? Ce serait ridicule. Dans son dernier discours, le Directeur, s'adressant A moi, a JvoquJ des perspectives grandioses. J'ai JtJ tout bonnement transportJ d'enthousiasme, je n'ai pas honte de le reconnaOtre. J'ai toujours JtJ optimiste, mais le tableau qu'il a fait... Si vous voulez le savoir, tout va Ktre dJmoli, tous ces entrepFts, ces cottages... Il y aura des bVtiments d'une splendeur aveuglante, en matJriaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des jardins suspendus, des buvettes en cristal! Des escaliers qui monteront A l'assaut du ciel! De belles femmes A la taille flexible, A la peau Jlastique et bronzJe! Des bibliothIques! Des muscles! Des laboratoires! Pleins de soleil et de lumiIre! Des horaires libres! Des automobiles, des hydroglisseurs, des dirigeables! Des rJunions contradictoires, l'instruction pendant le sommeil, le cinJma en relief... AprIs leurs heures de travail, les collaborateurs pourront aller dans les bibliothIques, mJditer, composer des mJlodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois, se lire leurs vers!... - Et toi, qu'est-ce que tu feras? - De la sculpture sur bois. - Et quoi encore? - Ecrire des vers. On m'apprendra A Jcrire des vers, j'ai une bonne Jcriture. - Et moi, qu'est-ce que je ferai? - Tout ce que tu voudras, dit gJnJreusement le secrJtaire adjoint. Sculpter le bois, Jcrire des versCe que tu voudras. - Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathJmaticien. - Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des mathJmatiques jusqu'A plus soif! - Je fais dJjA des mathJmatiques jusqu'A plus soif. - Maintenant tu reZois un salaire pour Za. Idiot. Tu pourras sauter de la tour A parachute. - Pourquoi? - Comment, pourquoi? C'est intJressant... - M'intJresse pas. - Alors qu'est-ce que tu veux faire? Il n'y a rien d'autre que les mathJmatiques qui t'intJresse? - Oui, rien d'autre peut-Ktre... Tu travailles toute la journJe, et le soir tu es si abruti que tu ne t'intJresses plus A rien d'autre. - C'est simplement que tu as un esprit bornJ. za fait rien, on te le dJveloppera. On te trouvera des talents, tu te mettras A composer de la musique, ou A sculpter quelque chose... - Composer de la musique, ce n'est pas le problIme. Mais pour trouver des auditeurs... - Moi, je t'Jcouterai avec plaisir... Perets, voilA... - C'est seulement ce que tu crois. Tu ne m'Jcouteras pas. Et tu ne composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te connaOs. Et je connais tout le monde ici. Vous vous traOnerez de la buvette en cristal au buffet en diamant. Surtout si l'horaire est libre. Je n'ose mKme pas penser A ce qui se passerait si on vous donnai; la libertJ d'horaire. - Tout homme est un gJnie en quelque chose, rJpliqua le secrJtaire adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a de gJnial en lui. Nous n'en avons mKme pas l'idJe, mais je suis peut-Ktre un gJnie de la cuisine et toi, mettons, un gJnie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'A l'avenir il y aura des spJcialistes qui s'occuperont de Za, qu'ils chercheront A dJcouvrir nos virtualitJs cachJes. - Tu sais, les virtualitJs, ce n'est pas quelque chose de trIs clair. Je ne dis pas le contraire, peut-Ktre qu'il y a rJellement du gJnie en chacun de nous. Mais que faire si ce gJnie ne peut trouver A s'appliquer que dans un passJ reculJ ou un futur lointain, alors que, dans le prJsent, il n'est mKme pas considJrJ comme du gJnie, que tu l'aies manifestJ ou non? C'est bien, Jvidemment, si tu te rJvIles un gJnie de la cuisine. Mais comment reconnaOtrat-on que tu es un cocher de gJnie, Perets un tailleur de pointes de silex de gJnie, et moi le gJnial dJcouvreur d'un champ X dont personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans... C'est alors, comme disait le poIte, que se tournera vers nous la face noire du loisir... - Eh, les gars, dit quelqu'un, on a rien pris A bouffer avec nous. Le temps d'arriver, de toucher l'argent... - StoPan s'en occupera. - Et comment, que StoPan s'en occupera! Ils en sont aux rations, chez eux. - Et ma femme qui me donnait des sandwiches!... - Tant pis, on verra bien, on est dJjA A la barriIre. Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forKt, et la route s'y enfonZait comme un fil dans un tapis persan. Le camion dJpassa une pancarte de contre-plaquJ oSHCH l'on Usait : "ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!" On voyait dJjA la barriIre baissJe, l'abri-champignon A cFtJ, et plus A droite, les barbelJs, les protubJrances blanches des isolateurs et les treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s'arrKta. Tout le monde se mit A regarder le garde qui, debout, les jambes croisJes, un fusil sous le bras, Jtait en train de somnoler sous l'abri-champignon. Une cigarette Jteinte pendait A sa lIvre et tout autour de lui le terrain Jtait jonchJ de mJgots. A cFtJ de la barriIre se dressait un poteau couvert de pancartes : "ATTENTION, FORET" "PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!" "DEFENSE DE CONTAMINER!" Le chauffeur klaxonna discrItement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un regard embrumJ autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de la voiture. - Vous avez l'air d'Ktre beaucoup, lA-dedans, dit-il d'une voix sifflante. Vous venez pour les sous? - C'est cela, dit obsJquieusement l'ex-prJsident. - Bien, c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion, grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur un ton de reproche : - Oh lA lA, ce que vous Ktes nombreux. Et vos mains, elles sont propres? - Propres! rJpondirent en choeur les employJs. Quelques-uns exhibIrent mKme leurs mains. - Tout le monde les a propres? - Tout le monde! - za va, dit le garde. Il passa la moitiJ du corps dans la cabine et on l'entendit dire : - Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en a combien? Ah-ah... Tu mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, Jcoutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut Voldemar! Tu continues A rouler?... Moi, je monte toujours la garde. Montre ta carte... Allons quoi, t'excite pas, montre un peu que je voie... En rIgle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce que tu as A Jcrire des numJros de tJlJphone sur ta carte? Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je vois. Donne, je vais la noter aussi... Bon, merci. Allez-y, vous pouvez passer. Il sauta du marchepied, faisant voler la poussiIre avec ses bottes, alla A la barriIre et pesa sur le contrepoids. La barriIre se leva lentement, les caleZons qui la garnissaient tombIrent dans la poussiIre. Le camion s'Jbranla. Dans la caisse, tout le monde s'Jtait remis A faire du vacarme, mais Perets n'entendait pas. Il entrait dans la forKt. La forKt se rapprochait, s'avanZait, se faisait de plus en plus haute, pareille A une vague de l'ocJan, et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel, d'espace ni de temps, la forKt avait pris leur place. Il n'y avait plus qu'un dJfilJ de teintes sombres, un air Jpais et humide, des senteurs Jtranges, comme une odeur de graillon, et un arriIre-goYt acre dans la bouche. Seule l'ouPe n'Jtait pas touchJe : les bruits de la forKt Jtaient JtouffJs par le hurlement du moteur et le bavardage des employJs. Ainsi voici la forKt, se rJpJtait Perets, me voici dans la forKt, se rJpJtait-il stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais A l'intJrieur, participant. Je suis dans la forKt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage, le chatouilla, se dJtacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda : c'Jtait un filament long et fin provenant d'un vJgJtal, ou peut-Ktre d'un animal, A moins que ce ne fYt simplement un attouchement de la forKt, geste d'accueil amical ou palpation soupZonneuse ; il ne fit pas un geste vers le filament. Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le brun se retiraient, soumis, loin en arriIre, tandis que sur les bas-cFtJs se traOnaient en dJsordre les colonnes de l'armJe d'invasion, vJtJrans oubliJs, noirs bulldozers cabrJs aux boucliers rouilles furieusement levJs, tracteurs A demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimJes, sur le sol, camions sans roues et sans vitres - tous morts, abandonnJs A jamais, mais continuant A diriger hardiment vers l'avant, vers les profondeurs de la forKt leurs radiateurs dJfoncJs et leurs phares JclatJs. Et tout autour la forKt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et enflamnJe, trompait la vue en avanZant et reculant, embrouillait, se moquait et riait, la forKt Jtait tout entiIre insolite, indescriptible et Jcoeurante. IV Perets ouvrit la portiIre du tout-terrain et regarda vers les broussailles. Il ne savait pas ce qu'il devait voir. Quelque chose qui ressemblerait A du kissel nausJabond. Quelque chose d'extraordinaire, d'impossible A dJcrire. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, de plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c'Jtaient les gens, et c'est pourquoi Perets ne vit qu'eux. Ils s'approchaient du tout-terrain, minces et souples, JlJgants et assurJs, ils marchaient lJgIrement, sans faire de faux pas, choisissant immJdiatement et sYrement l'endroit oSHCH poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la forKt, d'y Ktre comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait dJjA, et il est mKme probable qu'ils ne faisaient pas semblant mais qu'ils le croyaient vraiment, alors que la forKt Jtait suspendue au-dessus de leurs tKtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs, feignant habilement d'Ktre une amie familiIre, soumise et simple - d'Ktre leur. En attendant. Pour un temps... - Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme - Rita, disait l'ex-chauffeur Touzik. Il Jtait A cFtJ du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement JcartJes, retenant entre ses cuisses une moto rVlante et tremblante. - Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin... Il la suit de prIs. Quentin et Rita s'approchIrent et StoPan quitta le volant pour aller A leur rencontre. - Alors, comment va-t-elle? demanda StoPan. - Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur. Quoi, les sous sont arrivJs? - C'est Perets, dit StoPan. Je vous ai racontJ. Rita et Quentin sourirent A Perets. Il n'avait pas eu le temps de les examiner, et Perets pensa fugitivement qu'il n'avait jamais vu de femme aussi Jtrange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin. - Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant A sourire tristement. Vous Ktes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant? - Je ne vois toujours pas, dit Perets. Il ne faisait pas de doute que cette JtrangetJ et ce malheur Jtaient attachJs l'un A l'autre par des liens indJfinissables mais extrKmement solides. Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette. - Mais ne regardez pas lA, dit Quentin. Regardez tout droit, tout droit! Vous ne voyez pas? Alors, Perets vit et oublia aussitFt les gens. C'Jtait apparu comme l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette enfantine du type "OSHCH est cachJ le chasseur?", et une fois qu'on l'avait trouvJe, on ne pouvait plus la perdre de vue. C'Jtait tout prIs, Za commenZait A une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier. Perets avala convulsivement sa salive. Une colonne vivante s'Jlevait vers les couronnes des arbres, un faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se tendaient, un faisceau qui perZait le feuillage dense et s'JlanZait encore plus haut, vers les nuages. Et il Jtait nJ du cloaque gras, du cloaque bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonflJ des bulles d'une chair primitive qui se formait fJbrilement et se dJcomposait aussitFt, dJversant les produits de sa dJcomposition sur les rives plates, crachant une bave gluante... Et tout d'un coup, comme si d'invisibles filtres acoustiques avaient JtJ mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre au milieu du rVle de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots, gargouillis, longs gJmissements marJcageux ; et en mKme temps s'avanZait un vJritable mur d'odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de bile fraOche, de sJrum, de colle chaude - et ce fut seulement alors que Perets vit les masques A oxygIne suspendus sur la poitrine de Rita et Quentin, et aperZut StoPan qui, avec une grimace de dJgoYt, portait A son visage l'embouchure du masque. Mais lui-mKme ne tenta pas de mettre le masque, comme s'il espJrait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racontJ... - za pue chez vous, dit Touzik. Comme A la morgue... Et Quentin dit A StoPan : - Tu devrais dire A Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un poste de travail insalubre. On a droit A du lait, du chocolat... Rita fumait pensivement rejetant la fumJe par ses fines narines mobiles. Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords, tremblants ; toutes leurs branches Jtaient tournJes du mKme cFtJ et flJchissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d'Jpaisses lianes moussues que le cloaque accueillait en lui, dJpouillait de leur substance et s'assimilait, de la mKme maniIre qu'il pouvait dissoudre et transformer en sa propre chair tout ce qui l'entourait... - Pertchik, dit StoPan, n'Jcarquille pas les yeux comme Za, tu vas les perdre. Perets sourit, mais il savait A quel point son sourire paraissait contraint. - Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin. - Pour le cas oSHCH on resterait embourbJ. Ils suivent le chemin, moi j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur. - Vous vous embourberez forcJment, dit Quentin. - Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une idJe bKte, je vous l'ai dit tout de suite. - Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit StoPan. Tu es pas pour grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant A Quentin : - za commence bientFt? Quentin consulta sa montre. - Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes. Donc il reste... il reste... il reste rien du tout. Regarde, il a dJjA commencJ. Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes et convulsives, il avait commencJ A expulser l'un aprIs l'autre sur ses rives plates des morceaux d'une pVte blanchVtre, agitJe de brefs frissons, qui roulaient sur la terre, aveugles et sans dJfense, puis se figeaient sur place, s'aplatissaient, Jtiraient des simulacres de pattes prudents et commenZaient A se mouvoir d'une maniIre raisonnJe, encore inquiets et dJsordonnJs dans leurs mouvements, mais tous suivant une mKme direction, une direction bien dJterminJe : tantFt ils se heurtaient, tantFt ils s'Jcartaient l'un de l'autre, mais tous ils suivaient la mKme direction, la mKme ligne qui partait de la matrice pour s'enfoncer loin dans la broussaille, unique flot blanchVtre de fourmis gJantes, maladroites et glaireuses... - Par ici, c'est tout du marJcage, disait Touzik. Tu vas Ktre si bien collJ qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les cVbles casseront. - Et si tu venais avec nous? dit StoPan A Quentin. - Rita est fatiguJe. - Eh bien! Rita n'a qu'A rentrer chez elle, et nous on y va... Quentin hJsitait. - Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il. - Oui, je rentre A la maison, dit Rita. - C'est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite. On en a pas pour longtemps, pas vrai StoPan? Rita jeta son mJgot et, sans dire au revoir, prit le chemin de la station. Quentin piJtina quelques instants, indJcis, puis dit doucement A Perets : - Permettez... que je passe... Il se glissa sur la banquette arriIre et A ce moment la moto rugit effroyablement, Jchappa au contrFle de Touzik, fit un grand bond en hauteur et fila droit vers le cloaque. - ArrKte! cria Touzik, accroupi. OSHCH vas-tu? Tout le monde Jtait fige sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra et tomba dans le cloaque. Tous s'avancIrent. Il sembla A Perets que le protoplasme s'Jtait incurvJ sous la moto, comme pour amortir la chute, l'avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s'Jtait refermJ sur elle. La moto s'Jtait tue. - Abruti par l'alcool! dit Touzik A StoPan. Qu'est-ce que tu as encore fait? Le cloaque Jtait maintenant une gueule qui suZait, qui dJgustait, qui se dJlectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de la langue d'une joue A l'autre. La moto tourbillonnait dans la masse Jcumante, disparaissait, reparaissait, agitant dJsespJrJment les cornes de son guidon, et paraissait plus petite A chacune de ses apparitions : sa structure de mJtal s'Jtiolait, devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu'on voyait maintenant vaguement apparaOtre A travers elle les entrailles du moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une derniIre fois et on ne la revit plus. - Elle a JtJ bouffJe, dit Touzik avec une joie idiote. - Abruti par l'alcool, rJpJta StoPan, tu me le paieras. Tu en as pour toute ta vie A payer. - Bon, Za va, dit Touzik. Mais qu'est-ce que j'ai fait? J'ai tournJ la poignJe des gaz dans le mauvais sens (il s'adressait maintenant A Perets), et elle m'a JchappJ. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu rJduire les gaz, pour que Za fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai pas tournJ du bon cFtJ. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs c'Jtait une vieille moto... Donc je m'en vais. (Il s'adressait A nouveau A StoPan.) J'ai plus rien A faire ici? Je rentre chez moi. - Qu'est-ce que tu regardes comme Za? dit soudain Quentin avec une telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire. - Qu'est-ce que Za peut te faire? dit Touzik. Je regarde oSHCH je veux. Il regardait en direction du sentier, vers l'endroit oSHCH, sous la voYte Jpaisse d'un vert jaunVtre, dansait encore, s'Jloignant peu A peu, la cape orange de Rita. - Non, laissez-moi, dit Quentin A Perets. Je vais m'expliquer avec lui. - OSHCH vas-tu, mais oSHCH tu vas? bredouilla StoPan. Calme-toi, Quentin... - Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu oSHCH il veut en venir! - Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrKte, calme-toi!