qui passaient au-dessus de ma tŠte... C'‰tait maintenant la rase campagne, une herbe rabougrie, la lumiˆre vague de la lune, une route blanche d‰fonc‰e. A gauche, l€ o™ se trouvait l'Administration, des lumiˆres recommen‡aient € s'agiter en tous sens. - Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. O™ est-ce qu'on va la chercher? On ne sait mŠme pas ce que c'est... Si elle est grande ou petite, claire ou sombre... - ça, vous allez le voir bient”t, promit Voldemar. Je vais vous le montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents? Sapristi, o™ il est cet endroit?... Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, ‰videmment. Ah-ah, € gauche... L€-bas le d‰p”t de mat‰riel, donc il faut prendre plus € droite... Le camion quitta la route et se mit € tressauter sur des mottes de terre. A gauche, le d‰p”t de mat‰riel - des rang‰es de containers clairs - ressemblait € une ville morte dans la plaine. ... Evidemment elle n'avait pas pu y tenir. Ils l'avaient ‰branl‰e sur le banc vibrateur, ils l'avaient tortur‰e pensivement, ils avaient fouill‰ ses entrailles, br›l‰ les nerfs d‰licats avec des fers € souder, l'avaient suffoqu‰e avec des odeurs de colophane l'avaient oblig‰e € faire des stupidit‰s, l'avaient cr‰‰e pour qu'elle fasse des stupidit‰s, l'avaient perfectionn‰e pour qu'elle fasse des stupidit‰s encore plus stupides, et le soir venu ils l'abandonnaient, ‰puis‰e, sans force, dans un r‰duit sec et chaud. Et finalement elle avait d‰cid‰ de partir, bien que sachant tout d'avance - que sa fuite ‰tait insens‰e et qu'elle ‰tait condamn‰e. Et elle ‰tait partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle est quelque part dans l'ombre, d‰pla‡ant doucement ses jambes articul‰es, elle regarde, elle ‰coute et elle attend... Et maintenant elle a parfaitement compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soup‡onner : qu'il n'y a pas de libert‰, que les portes soient ouvertes ou ferm‰es devant soi, qu'il n'y a que la stupidit‰ et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude... - Ah! dit avec satisfaction Voldemar, la voil€, la trˆs chˆre, la bien-aim‰e... Perets ouvrit les yeux mais ne parvint € apercevoir devant lui qu'une grande mare noire, un mar‰cage mŠme ; il entendit le moteur qui s'emballait, puis une vague de boue se leva et vint frapper le pare-brise. Le moteur rugit € nouveau sauvagement, puis se tut. - Voil€ comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent. Comme le savon dans la cuvette. Vu? Il fourra son m‰got dans le cendrier et entrouvrit sa portiˆre. - Il y a quelqu'un d'autre ici... H‰ l'ami, ‡a va? - ça va! dit une voix qui venait de l'ext‰rieur. - Tu l'as attrap‰e? - J'ai attrap‰ un rhume, dit la voix de l'ext‰rieur. UND cinq tŠtards. Voldemar ferma vigoureusement la portiˆre, alluma la lumiˆre int‰rieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher une mandoline sous son siˆge et, inclinant la tŠte et l'‰paule droite, se mit € pincer les cordes. - Installez-vous, installez-vous, proposa-t-il aimablement. On a du temps jusqu'au matin, jusqu'€ ce que le tracteur arrive. - Merci, dit humblement Perets. - Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar. - Non-non, dit Perets, je vous en prie. Voldemar rejeta la tŠte en arriˆre, ferma les yeux et entonna d'une voix m‰lancolique : II n'est pas de limite € mon chagrin, Je divague, erre et m'‰puise en vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur. La boue s'‰coulait lentement le long du pare-brise et Perets commen‡a € distinguer le marais qui brillait sous la lune et la silhouette ‰trange d'une voiture qui ‰mergeait au milieu du marais. Il mit en marche les essuie-glaces et d‰couvrit avec stup‰faction, embourb‰e jusqu'€ la tourelle dans la fondriˆre, l'automitrailleuse de tant”t. Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien € faire de ma vie. Voldemar tapa sur les cordes de toutes ses forces, fit un couac et toussa vigoureusement. - Eh, l'ami! fit la voix de 1 ext‰rieur. Tu n'as pas quelques amuse-gueule? - Et alors? cria Voldemar. - J'ai du k‰fir. - Je suis pas seul! - Venez tous! Il y en a pour tout le monde. On a fait des provisions! On savait o™ on allait! Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets. - Alors? dit-il avec enthousiasme. On y va? On boira du k‰fir, peut-Štre on jouera au tennis... Hein? - Je ne joue pas au tennis, dit Perets. Voldemar cria : - On arrive! Le temps de gonfler le canot! Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme un singe, remua de la ferraille et laissa tomber quelque chose tout en sifflotant joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements de pieds sur le bord et la voix de Voldemar s'‰leva, provenant de quelque part vers le bas : "C'est prŠt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se trouvait un canot pneumatique et € son bord, tel un gondolier, Voldemar solidement camp‰ sur ses jambes, une grande pelle de sapeur € la main, un sourire joyeux aux lˆvres, qui levait les yeux vers Perets. ... Dans la vieille automitrailleuse rouill‰e qui datait de Verdun il faisait chaud € donner la naus‰e, cela empestait l'huile chaude et les vapeurs d'essence, une petite lampe p‚lote ‰clairait la tablette de fer couverte de graffiti, les pieds pataugeaient dans la boue, l'armoire en fer-blanc toute caboss‰e qui contenait les rations de combat ‰tait maintenant bourr‰e de bouteilles de k‰fir, tout le monde ‰tait en tenue de nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue, tout le monde ‰tait ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la place en bas laissait tomber la cendre de sa cigarette et parfois tombait lui-mŠme sur le dos en disant € chaque fois : "Pardon, je me suis tromp‰..." et on l'aidait € remonter avec de gros rires... - Non, dit Perets, merci Voldemar, je reste ici. J'ai besoin de faire un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique. - Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-l€ c'est diff‰rent. Alors je vais y aller, et quand vous aurez fini votre lessive, appelez de suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline. Il s'‰loigna avec sa mandoline et Perets resta assis € le regarder faire : il commen‡a d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait pour seul r‰sultat de faire tourner le canot sur place, puis il se mit € se repousser avec la pelle, comme avec une perche, et tout alla bien. La lune l'inondait d'une lumiˆre morte et il ‰tait comme le dernier homme aprˆs le dernier D‰luge qui navigue entre les sommets des plus hautes maisons, trˆs seul, cherchant € ‰chapper € la solitude et encore plein d'esp‰rance. Il arriva € l'automitrailleuse, fit sonner son poing sur le blindage, l'‰coutille s'ouvrit et des gens parurent qui poussˆrent des hennissements joyeux et le tirˆrent la tŠte en bas € l'int‰rieur. Et Perets resta seul. Il ‰tait seul, seul, comme peut l'Štre l'unique passager d'un train de nuit qui tire en hoquetant trois petits wagons ‰lim‰s sur un embranchement promis € la disparition ; dans le wagon tout grince et chancelle, le vent souffle € travers les vitres bris‰es des fenŠtres d‰jet‰es et apporte avec lui les poussiˆres et l'odeur du charbon br›l‰ ; sur le plancher tressautent des m‰gots et des bouts de papier froiss‰s, un chapeau de paille laiss‰ l€ par quelqu'un se balance € un crochet et quand le train arrivera enfin au terminus, l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu et il n'y aura personne pour l'attendre, il le sait, et il rentrera chez lui et l€ fera cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un bout de saucisson vieux de trois jours qui commence € moisir... Soudain l'automitrailleuse trembla, se mit € cogner et fut illumin‰e par les brusques lueurs d'explosions spasmodiques. Des centaines de fils brillants et multicolores se mirent € courir au-dessus de la plaine et la lueur des explosions jointe au faible ‰clat de la lune permit de distinguer sur le miroir lisse du marais des cercles qui s'‰largissaient € partir de l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut € la tourelle et d‰clama sur un ton hyst‰rique : "Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le plus parfait respect, Votre Splendeur, j'ai l'honneur de rester, trˆs v‰n‰rable princesse Dikobella, votre trˆs humble serviteur, technicien-pr‰pos‰, signature illisible... ' L'automitrailleuse trembla € nouveau, il y eut les ‰clairs des d‰tonations, puis € nouveau le silence. "Je l‚cherai sur vous des lianes dont on ne se d‰fait pas, et votre famille sera balay‰e par la jungle, les toits s'effondreront, les poutres crouleront, et l'ortie, l'ortie amˆre envahira vos maisons" - pensa Perets. La forŠt avan‡ait, grimpait le long de la corniche, escaladait le rocher abrupt, pr‰c‰d‰e par des vagues de brouillard lilas d'o™ ‰mergeaient des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que dans les rues s'ouvraient les cloaques, que les maisons s'engloutissaient dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les pistes d'envol b‰tonn‰es devant les avions bourr‰s € craquer de gens empil‰s pŠle-mŠle avec les bouteilles de k‰fir, les cartons griff‰s, les coffres-forts lourds -- et la terre s'‰cartait sous le rocher, et l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait ‰tonn‰, tout le monde serait seulement effray‰ et accepterait l'an‰antissement comme le ch‚timent que chacun attendait d‰j€ depuis longtemps dans l'effroi. Et le chauffeur Touzik courrait comme une araign‰e au milieu des cottages chancelants et chercherait Rita pour avoir € la fin son d›, mais ne l'aurait pas... Trois fus‰es s'‰lancˆrent de l'automitrailleuse et une voix militaire rugit : "Les tanks, € droite, le couvert, € gauche! Equipage, sous le couvert!" Et quelqu'un qui avait un d‰faut de langue reprit : "Les femmes, € gauche, les lits, € droite! Eq-quipage, aux lits!" II y eut des hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme si un troupeau d'‰talons de race ‰tait en train de se battre dans cette boŽte de fer € la recherche d'une issue vers l'espace, vers les juments. Perets ouvrit la portiˆre et regarda € l'ext‰rieur. Sous ses pieds se trouvait la fange, une ‰paisse couche de fange puisque les roues monstrueuses du camion s'enfon‡aient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il est vrai que la rive ‰tait proche. Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre l'arriˆre de cette immense cuve d'acier qui grondait sous ses pas, puis il escalada la ridelle et descendit jusqu'€ l'eau par l'une des innombrables ‰chelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glac‰ € rassembler tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit € tirer il plissa les paupiˆres et sauta. La masse visqueuse c‰da sous lui, longtemps, pendant une infinit‰ de temps, et quand enfin il sentit un sol r‰sistant sous ses pieds, lu boue lui arrivait € la poitrine. Il s'allongea de tout son long sur la boue et commen‡a € pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains. Au d‰but il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut trˆs ‰tonn‰ de se retrouver rapidement sur la terre ferme. "J'aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des gens, pour commencer : propres, bien ras‰s, attentifs, accueillants. Pas besoin de grandes envol‰es de pens‰es, pas besoin de talents ‰tincelants. Pas besoin de buts grandioses ni de d‰go›t de soi. Je voudrais seulement qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une baignoire, que quelqu'un coure chercher du linge propre et pr‰parer la th‰iˆre, et que personne ne me demande de papiers ni ne me r‰clame une autobiographie en trois exemplaires compl‰t‰e par vingt empreintes digitales doubl‰es. Et surtout que personne ne se pr‰cipite au t‰l‰phone pour dire confidentiellement € qui de droit qu'un inconnu est arriv‰, plein de boue, qu'il se nomme Perets, mais qu'il est peu probable que ce soit vraiment Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service € ce propos est d‰j€ prŠte, et qu'elle sera affich‰e demain... Pas besoin non plus qu'ils soient des farouches partisans ou des adversaires r‰solus de quoi que ce soit. Pas besoin qu'ils soient des adversaires r‰solus de l'ivrognerie, du moment qu'ils ne sont pas eux-mŠmes des ivrognes. Pas besoin qu'ils soient des farouches partisans de la mˆre-v‰rit‰, pourvu qu'ils ne mentent pas et ne disent pas d'horreurs, par-devant ou par-derriˆre. Et qu'ils ne demandent pas € un homme de correspondre pleinement € tel ou tel id‰al, mais qu'ils le prennent tel qu'il est... Mon Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?" II s'avan‡a sur la route et chemina longtemps vers les lumiˆres de l'Administration. L€-bas, des projecteurs ne cessaient de s'allumer, des ombres couraient, des fum‰es multicolores s'‰levaient. L'eau grognait et clapotait dans ses souliers, ses vŠtements qui avaient commenc‰ € s‰cher l'enserraient comme dans une boŽte et bruissaient comme du carton, de temps en temps des plaques de boue se d‰tachaient de son pantalon et s'‰crasaient sur la route, et € chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec ses papiers - il mettait alors la main € sa poche, pris de panique. Et en arrivant au d‰p”t de mat‰riel, une id‰e angoissante lui traversa l'esprit : ses papiers ‰taient mouill‰s, et tous les tampons et signatures s'‰taient r‰pandus et ‰taient devenus illisibles, irr‰m‰diablement suspects. Il s'arrŠta, ouvrit avec ses mains glac‰es son portefeuille, en sortit tous les certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de terrifiant ne s'‰tait produit et l'eau n'avait endommag‰ qu'un certificat sur papier armori‰ qui attestait € grand renfort de termes que le porteur de la pr‰sente avait subi la s‰rie des vaccinations et avait ‰t‰ autoris‰ € travailler sur les machines € calculer. Il remit alors tous les documents dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et s'apprŠtait € repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue principale : les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes coll‰es de travers qui l'attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui donnent quelque chose € flairer, qui lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et qui lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur, employ‰ Perets?", et qui l'excitent : "Ksss, ksss, imb‰cile, cherche!" A cette id‰e, sans s'arrŠter, il quitta la route et se mit € courir, pli‰ en deux, vers le d‰p”t de mat‰riel, plongea dans l'ombre des ‰normes caisses de bois clair, s'empŠtra les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de chiffons et d'‰toupe. L'endroit ‰tait chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses ‰taient br›lantes, ce qui le r‰jouit d'abord, puis l'‰tonna plut”t. Aucun bruit ne parvenait de l'int‰rieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une vie € elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment de s‰curit‰. Il s'assit confortablement, ”ta ses chaussures humides, retira ses chaussettes tremp‰es et s'essuya les pieds avec un morceau d'‰toupe. Il faisait si chaud, on ‰tait si bien qu'il pensa : "C'est vraiment ‰trange que je sois seul ici. Personne n'a donc pens‰ qu'il ‰tait beaucoup mieux de rester ici plut”t que d'aller se traŽner dans les terrains vagues avec un bandeau sur les yeux ou d'aller se planter dans un mar‰cage putride?" II s'adossa € une feuille de contre-plaqu‰ br›lante, appuya ses pieds nus sur la face oppos‰e et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tŠte se trouvait une fente ‰troite qui laissait apparaŽtre une bande de ciel blanchie par la lune, parsem‰e de quelques ‰toiles h‰sitantes. On entendait, venant d'on ne sait o™, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas. "Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les machines! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines avari‰es ou mal r‰gl‰es." ... Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l'homme ne pourra jamais s'entendre avec les machines. Et nous n'allons pas, citoyens, la discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave Domarochinier pense de mŠme. Qu'est-ce donc qu'une machine? Un m‰canisme inanim‰, priv‰ de toute la pl‰nitude des sens et ne pouvant pas Štre plus intelligent que l'homme. Encore une fois c'est une structure non albumineuse, encore une fois la vie ne peut se r‰duire € des processus physiques et chimiques, et donc la raison... A cet instant un intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa € la tribune, tira impitoyablement sur son plastron empes‰ et prof‰ra avec des sanglots dans la voix : "Je ne peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose qui joue avec son hochet... les saules pleureurs qui se penchent vers l'‰tang... les petites filles en tablier blanc... Elles lisent des vers, elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poˆte... Je ne veux pas que le fer ‰lectronique ‰teigne ces yeux... ces lˆvres... ces jeunes seins timides... Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous ne le voulons pas! Et cela ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se pr‰cipita sur lui avec des verres d'eau, tandis qu'€ quatre cents kilomˆtres au-dessus de ses boucles neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur rempli d'explosif nucl‰aire. "Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas Štre aussi stupidement imb‰cile. Bien s›r, on peut lancer une campagne pour la pr‰vention de l'hiver, faire le sorcier aprˆs s'Štre goinfr‰ de fausse oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut tout de mŠme mieux avoir des pelisses et s'acheter des bottes fourr‰es... D'ailleurs, ce protecteur € cheveux blancs des jeunes poitrines timides raconte tout ce qu'il veut € sa tribune, puis il va prendre chez sa maŽtresse la burette de la machine € coudre, va rejoindre en dou‰e une grosse bŠte ‰lectronique et commence € lui graisser les pignons en surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires respectueux quand il re‡oit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides imb‰ciles € cheveux blancs. Et n'oublie pas. Seigneur, de nous sauver des imb‰ciles intelligents avec des masques de carton... - Je crois que tu fais des rŠves, pronon‡a une voix de basse quelque part au-dessus de sa tŠte. Je sais par exp‰rience que les rŠves laissent parfois un arriˆre-go›t trˆs d‰sagr‰able. Parfois mŠme, on est comme frapp‰ de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis ‡a passe. Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas? Et tous les arriˆre-go›ts se transformera Lent en plaisir. - Ah! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et capricieuse. Tout m'ennuie. C'est toujours la mŠme chose : le fer, la matiˆre plastique, le b‰ton, les gens. J'en suis satur‰. Pour moi, il n'y a jamais aucun plaisir l€-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je reste € la mŠme place € mourir d'ennui. - Tu devrais te d‰cider € changer de place, grin‡a au loin un vieillard acari‚tre. - Facile € dire, changer de place! En ce moment je ne suis pas € ma place habituelle, et je m'ennuie quand mŠme. Et ‡a a ‰t‰ difficile de partir! - Bon, dit la voix de basse sur un ton pos‰. Mais qu'est-ce que tu veux alors? C'est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n'as pas envie de travailler? - Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c'est toujours la mŠme chose... - Revenez! rugit une voix d'‰tain. Balivernes! La mŠme chose, c'est trˆs bien. Hausse fixe! Compris? R‰p‰tez! - Ah! vous et vos commandements... C'‰taient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les voyait pas et n'avait aucun moyen de se les repr‰senter, mais il imagina soudain qu'il ‰tait cach‰ sous le comptoir d'un magasin de jouets et qu'il ‰coutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus gigantesques, et par l€ effrayants. Cette voix fluette et hyst‰rique appartenait ‰videmment € Jeanne, la poup‰e de cinq mˆtres de haut. Elle portait une robe de tulle bariol‰e, et elle avait un visage joufflu, rose et immobile avec des yeux qui roulaient, des bras ‰pais, absurde ment ‰cart‰s et des pieds aux doigts coll‰s ensemble. La basse, c'‰tait l'ours gigantesque Vinni Puch. qui tenait € peine dans le container, d‰bonnaire, ‰bouriff‰, bourr‰ de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres ‰taient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels. - Je pense qu'il faudrait quand mŠme que tu travailles, grommela Vinni Puch. Considˆre qu'il y a ici des cr‰atures qui ont eu moins de chance que toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il reste ici € penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore d‰termin‰. Et jamais personne ne l'a entendu se plaindre. Un travail monotone, c'est aussi un travail. Un plaisir monotone, c'est encore un plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite. - Ah! vous ne comprenez pas, dit la poup‰e Jeanne. Chez vous tant”t les rŠves sont cause de tout, tant”t je ne sais pas. Mais j'ai des pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu'il va y avoir une terrible explosion, et € la moindre ‰tincelle je vole en ‰clats et je me transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu. - Revenez! tonna la voix d'‰tain. C'est assez! Que savez-vous sur les explosions? Vous pouvez courir vers l'horizon € n'importe quelle vitesse et sous n'importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de n'importe quelle distance, et ce sera une v‰ritable explosion, pas une petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c'est moi? Personne ne le dira, et mŠme s'il le voulait, il n'y parviendrait pas. Je sais ce que je dis. Compris? R‰p‰tez. Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout ‡a. C'‰tait une fois pour toutes un ‰norme tank m‰canique. C'est avec la mŠme assurance stupide qu'il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en travers de sa route. - Je ne sais pas € quoi vous pensez, dit la poup‰e Jeanne. Mais si je suis venue ici, vers vous, vers les seules cr‰atures proches de moi, cela ne signifie pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous certains angles pour le plaisir de qui que ce soit. Et d'une maniˆre g‰n‰rale, je vous prie de prendre en consid‰ration que ce n'est pas avec vous que je parle... Et pour ce qui est du travail, je ne suis pas malade, je suis un Štre normal, et des plaisirs me sont n‰cessaires, comme € vous tous. Mais ce n'est pas le v‰ritable travail, une espˆce de faux plaisir. J'attends toujours le mien, le v‰ritable, mais le sien non, non et non. Et je ne sais pas pourquoi, mais quand je commence € penser, je n'arrive qu'€ des absurdit‰s. - Eh bien!... fit la voix de basse de Puch. Dans l'ensemble, oui... Evidemment... Seulement... Humm... - Tout cela est vrai! commenta une voix nouvelle, extrŠmement jeune et sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail v‰ritable... -- Travail v‰ritable, travail v‰ritable! grin‡a venimeusement le vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail v‰ritable. L'Eldorado! Les mines du roi Salomon! Ils viennent tous me voir avec leurs int‰rieurs malades, avec leurs sarcomes, leurs adorables fistules, leurs app‰tissants ad‰nodes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin! Soyons francs : ils gŠnent, ils empŠchent de travailler. Je ne sais pas pourquoi - ils d‰gagent peut-Štre une odeur particuliˆre, ou bien ils ‰mettent un champ inconnu, toujours est-il que quand ils se trouvent € c”t‰ de moi je deviens schizophrˆne. Je me d‰double. Une moiti‰ de moi-mŠme a soif de volupt‰, essaye de saisir et de faire ce qui est n‰cessaire, doux, d‰sir‰, l'autre tombe dans la prostration et se pose sans cesse les mŠmes ‰ternelles questions : est-ce que ‡a en vaut la peine, et pourquoi, est-ce que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites quoi, vous travaillez? - Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais comment... De votre part c'est tout de mŠme ‰trange, je ne m'attendais pas... Je termine le travail sur un projet d'h‰licoptˆre, et puis aprˆs... J'ai d‰j€ dit que j'avais fait un tracteur merveilleux, c'‰tait un tel plaisir... Je crois que vous n'avez aucune raison de douter de mon travail. - Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grin‡a le vieillard. Dites-moi seulement o™ est ce tracteur? - Allons... Je ne comprends mŠme pas... Comment pourrais-je le savoir? Et qu'est-ce que j'en ai € faire? En ce moment, ce qui m'int‰resse, c'est l'h‰licoptˆre. - C'est justement de cela qu'il s'agit! dit l'astrologue. Vous n'en avez rien € faire. Vous Štes content de tout. Personne ne vous ennuie. On vous aide mŠme! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le bonheur, et les gens vous l'ont aussit”t enlev‰, pour que vous ne vous perdiez pas en v‰tilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non. - Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et d‰cide de se d‰rouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu, de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale, ou, disons verticale, c'est un toll‰ g‰n‰ral, des cris et des clameurs ‰coeurantes et n'importe qui sombre dans le d‰sarroi. Mais ai-je dit que ce n'importe qui c'‰tait moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? R‰p‰tez! - Et moi, et moi aussi! se mit € jacasser la poup‰e Jeanne. Combien de fois me suis-je demand‰ pourquoi ils existent! Car tout dans le monde a un sens, n'est-ce pas? Et eux, je crois qu'ils n'en ont pas. Il est ‰vident qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les analyser, de prendre un ‰chantillon de la partie inf‰rieure, de la partie sup‰rieure et du milieu, € chaque fois on se heurte € un mur ou on passe € c”t‰, ou alors on s'endort... - Ils existent indubitablement, stupide hyst‰rique que vous Štes! grin‡a l'Astrologue. Ils ont une partie sup‰rieure, une inf‰rieure et une interm‰diaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne connais rien de plus ravissant, aucune autre cr‰ature ne porte en elle autant d'objets de d‰lectation que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de leur existence? - Mais arrŠtez de tout compliquer! dit la voix jeune et sonore. Ils sont simplement beaux. C'est un v‰ritable plaisir de les regarder. Pas toujours, bien s›r, mais imaginez un jardin. Il pourra Štre aussi beau que vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas achev‰. Il doit y avoir au moins une espˆce d'homme pour animer le jardin. Ce peut Štre les petits hommes aux extr‰mit‰s nues, qui ne marchent jamais mais courent toujours et jettent des pierres... ou les hommes moyens, qui arrachent les fleurs... peu importe. MŠme les hommes au poil ‰bouriff‰ qui courent sur leurs quatre extr‰mit‰s. Un jardin sans eux, ce n'est pas un jardin. - On ne peut qu'Štre afflig‰ en entendant de pareilles inepties, d‰clara le Tank. Stupide! Les jardins nuisent € la visibilit‰, et pour ce qui est des hommes, ils gŠnent perp‰tuellement tout un chacun, et il est tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il en soit, il suffit € n'importe qui de tirer une bonne salve sur une construction o™, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes pour que disparaisse tout d‰sir de travailler, pour qu'on se sente somnolent et que celui qui a fait ‡a, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des objections € pr‰senter? - On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit Vinni Puch. Quel que soit le point de d‰part de la conversation, vous en venez toujours aux hommes. - Et pourquoi pas, au fait? attaqua imm‰diatement l'Astrologue. Qu'est-ce que ‡a peut vous faire? Vous Štes un opportuniste! Et si nous voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission. - Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant, nous parlions principalement des cr‰atures vivantes, du plaisir, des projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent € occuper une place de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-€-dire dans nos pens‰es. Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de position - il se coucha sur le c”t‰ et ramena un genou vers son ventre. Vinni Puch a tort. Qu'ils parlent des hommes, qu'ils parlent le plus possible des hommes. Manifestement, ils connaissent trˆs mal les hommes ; et c'est pour cela que ce qu'ils disent est int‰ressant. La v‰rit‰ sort de la bouche des enfants. Quand les hommes parlent d'eux-mŠmes, c'est soit pour fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant... - Vous Štes tous assez bŠtes dans vos jugements, dit l'Astrologue. Prenez par exemple le Jardinier. J'espˆre, vous comprenez que je suis assez objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez planter des jardins et tracer des parcs. J'admets parfaitement. Mais dites-moi de gr‚ce ce que font l€ les hommes? A quoi servent les hommes qui lˆvent la patte prˆs des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre fa‡on? Je sens chez vous une sorte de nature malade. C'est comme si en op‰rant des glandes, j'exigeais pour la pl‰nitude de mon plaisir que l'op‰r‰ soit envelopp‰ dans des chiffons de couleur... - C'est simplement que vous Štes plut”t sec de nature, remarqua le Jardinier, mais l'Astrologue ne l'‰coutait pas. - Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perp‰tuellement vos bombes et vos fus‰es, vous calculez des corrections-but et vous faites la fŠte avec vos systˆmes de vis‰e. Est-ce que cela ne vous est pas ‰gal qu'il y ait ou non des hommes dans les constructions? Il semblerait qu'au contraire vous pourriez penser € vos camarades, € moi par exemple. Suturer des plaies! pronon‡at-il rŠveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien d‰chiquet‰e... - Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton afflig‰. Cela fait la septiˆme soir‰e que nous ne parlons que des hommes. C'est ‰trange € dire, mais apparemment il s'est cr‰‰ entre les hommes et vous un certain lien, encore ind‰termin‰ mais assez solide. La nature de ce lien est pour moi tout € fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur, puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une maniˆre g‰n‰rale, tout ceci me paraŽt ridicule et je crois que le temps est venu de... - Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu. - Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloqu‰. - Le temps n'est pas encore venu, je dis, r‰p‰ta le Tank. Certains sont ‰videmment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d'autres - je ne les nommerai pas - ne savent mŠme pas que ce temps doit venir, mais tout le monde sait trˆs bien qu'il y aura in‰vitablement un jour o™ il sera non seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent € l'int‰rieur des constructions mais encore n‰cessaire! Et celui qui ne tire pas est un ennemi! Un criminel! Le d‰truire! Compris? R‰p‰tez! - Je devine ce que cela peut Štre, laissa tomber l'Astrologue sur un ton d'une douceur inattendue. Des plaies par d‰chirure... Gangrˆne gazeuse... Br›lures radioactives du troisiˆme degr‰... - Toujours les mŠmes phantasmes, soupira la poup‰e Jeanne. Quel ennui! Quelle tristesse! - Puisque vous ne pouvez pas vous arrŠter de parler des hommes, dit Vinni Puch, essayons si vous voulez d'‰lucider la nature de ce lien. Essayons de raisonner logiquement... - De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesur‰e et ennuyeuse. Si le lien en question existe, la supr‰matie est exerc‰e soit par eux, soit par nous. - Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous. - Qu'est-ce que c'est que la "supr‰matie"? demanda la poup‰e Jeanne d'une voix malheureuse. - La supr‰matie signifie dans le contexte en question "le fait d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant € ce qui est de la formulation du problˆme elle-mŠme, on ne peut la d‰clarer absurde, mais uniquement correcte, si l'on d‰cide de, raisonner logiquement. Il y eut un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch n'y tint plus et demanda : "Alors?" - Je n'ai pas encore ‰clairci le fait de savoir si vous avez d‰cid‰ de raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse. - Oui, oui, c'est d‰cid‰, assurˆrent en choeur les machines. - Dans ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils sont pour vous, soit vous Štes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous empŠchent d'agir conform‰ment aux lois de votre nature, ils doivent Štre ‰cart‰s, comme on ‰carte n'importe quel obstacle. Si vous Štes pour eux, mais que cet ‰tat de choses ne vous satisfait pas, ils doivent ‰galement Štre ‰cart‰s, comme on ‰carte toutes les causes d'un ‰tat de choses insatisfaisant. C'est tout ce que je peux dire en substance de notre conversation. Aprˆs cela, plus personne ne pronon‡a un mot, il y eut dans les containers un certain remue-m‰nage, des grincements, des claquements comme si les ‰normes jouets se pr‰paraient € aller se coucher, ‰puis‰s par la conversation, et l'on sentait encore suspendu dans l'air un sentiment de gŠne g‰n‰ral, comme dans une assembl‰e de personnes qui ont largement cancan‰ sans ‰pargner, pour le seul plaisir de faire un bon mot, ni pˆre ni mˆre et qui sentent soudain qu'elles sont all‰es trop loin. - Il y a l'humidit‰ qui se lˆve, grin‡a € mivoix l'Astrologue. - Je l'avais d‰j€ remarqu‰, chuchota la poup‰e Jeanne. C'est si agr‰able : de nouveaux chiffres... - Qu'est-ce qu'elle a encore cette alimentation, grommela Vinni Puch. Jardinier, vous n'auriez pas en r‰serve une batterie de vingt-deux volts? - Je n'ai rien, r‰pondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme le bruit d'une feuille de contre-plaqu‰ arrach‰e, un sifflement m‰canique, et Perets vit soudain par l'‰troite fente au-dessus de lui quelque chose de brillant qui se mouvait, il lui sembla que quelqu'un le regardait dans l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur la pointe des pieds dans la lumiˆre lunaire et, se lan‡ant € d‰couvert, courut vers la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait € tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et le voyaient si petit, si pitoyable, si d‰sarm‰ dans la plaine ouverte € tous les vents et riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher. Il d‰passa un petit pont jet‰ par-dessus un ravin ass‰ch‰ et voyait d‰j€ les lumiˆres des premiˆres maisons de l'Administration quand il sentit qu'il s'essoufflait, que ses pieds nus lui causaient une douleur insupportable. Il voulut s'arrŠter, mais il per‡ut, € travers le bruit de sa propre respiration, le martˆlement d'une multitude de pieds derriˆre lui et, perdant € nouveau la tŠte, il rassembla ses derniˆres forces et se remit € courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps, crachant une bave collante et visqueuse. La lune filait en mŠme temps que lui et il pensa : "ça y est, c'est la fin." Le martˆlement le rejoignit et une forme blanche, immense, chaude, comme un cheval emball‰, apparut € ses c”t‰s, masquant la lune, puis se d‰tacha en avant et commen‡a € s'‰loigner lentement en allongeant sur un rythme furieux de longues jambes nues, et Perets s'aper‡ut que c'‰tait un homme qui portait un maillot de footballeur frapp‰ du num‰ro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre, et il fut encore plus effray‰. Le martˆlement multiple derriˆre son dos ne cessait pas, on entendait des g‰missements et des cris douloureux. "Ils courent, pensa-t-il hyst‰riquement. Ils courent tous! C'est commenc‰! Et ils courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..." II voyait confus‰ment sur les c”t‰s les cottages de la rue principale, des visages angoiss‰s, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les longues jambes du num‰ro 14, parce qu'il ne savait pas o™ il fallait courir et o™ ‰tait le salut : "Les armes se d‰chaŽnent d‰j€ quelque part et je ne sais pas o™, et je me retrouve encore une fois de c”t‰, mais je ne veux pas. je ne peux pas Štre de c”t‰ maintenant, parce qu'ils sont l€-bas, dans les caisses, ils ont peut-Štre raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi mes ennemis..." II vola dans la foule, qui s'‰carta devant lui, il vit passer devant ses yeux un petit drapeau € damiers, des clameurs enthousiastes retentirent et quelqu'un de connaissance courut quelques instants € ses c”t‰s, r‰p‰tant comme une condamnation : "Ne vous arrŠtez pas, ne vous arrŠtez pas..." II s'arrŠta alors et aussit”t on l'entoura, on jeta sur ses ‰paules une robe de chambre de satin. Une voix radiophonique d‰mesur‰ment enfl‰e annon‡a : "Deuxiˆme, Perets, du groupe de la Protection scientifique dans le temps de sept minutes douze secondes trois dixiˆmes... Attention, voici le troisiˆme qui arrive!" La personne de connaissance, qui ‰tait le Proconsul, disait : "Vous Štes formidable, Perets, je ne m'y attendais pas du tout Quand on vous a annonc‰ au d‰part, je riais, mais maintenant je vois qu'il faut absolument vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous ferai entrer par les ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai avec Kim." Perets regarda autour de lui. Il y avait beaucoup de personnes connues et d'inconnus en masques de carton. A peu de distance de l€, on faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui ‰tait arriv‰ premier. Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une grande coupe m‰tallique. Une banderole qui portait l'inscription "Arriv‰e" ‰tait tendue en travers de la rue et sous la banderole, les yeux riv‰s au chronomˆtre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vŠtu d'un strict manteau noir dont l'une des manches s'ornait d'un brassard o™ l'on lisait : "Juge principal". "... Et si vous aviez couru en tenue de sport, grommelait le Proconsul, on aurait