it de lui confier était important. Il résolut donc de courir à l'instant même chez le comte de Rochefort, et de lui dire que la reine cherchait un messager pour l'envoyer à Londres. " Pardon, si je vous quitte, ma chère Madame Bonacieux, dit-il ; mais, ne sachant pas que vous me viendriez voir, j'avais pris rendez-vous avec un de mes amis ; je reviens à l'instant même, et si vous voulez m'attendre seulement une demi-minute, aussitôt que j'en aurai fini avec cet ami, je reviens vous prendre, et, comme il commence à se faire tard, je vous reconduis au Louvre. -- Merci, Monsieur, répondit Mme Bonacieux : vous n'êtes point assez brave pour m'être d'une utilité quelconque, et je m'en retournerai bien au Louvre toute seule. -- Comme il vous plaira, Madame Bonacieux, reprit l'ex-mercier. Vous reverrai-je bientôt ? -- Sans doute ; la semaine prochaine, je l'espère, mon service me laissera quelque liberté, et j'en profiterai pour revenir mettre de l'ordre dans nos affaires, qui doivent être quelque peu dérangées. -- C'est bien ; je vous attendrai. Vous ne m'en voulez pas ? -- Moi ! pas le moins du monde. -- A bientôt, alors ? -- A bientôt. " Bonacieux baisa la main de sa femme, et s'éloigna rapidement. " Allons, dit Mme Bonacieux, lorsque son mari eut refermé la porte de la rue, et qu'elle se trouva seule, il ne manquait plus à cet imbécile que d'être cardinaliste ! Et moi qui avais répondu à la reine, moi qui avais promis à ma pauvre maîtresse... Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! elle va me prendre pour quelqu'une de ces misérables dont fourmille le palais, et qu'on a placées près d'elle pour l'espionner ! Ah ! Monsieur Bonacieux ! je ne vous ai jamais beaucoup aimé ; maintenant, c'est bien pis : je vous hais ! et, sur ma parole, vous me le paierez ! " Au moment où elle disait ces mots, un coup frappé au plafond lui fit lever la tête, et une voix, qui parvint à elle à travers le plancher, lui cria : " Chère Madame Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte de l'allée, et je vais descendre près de vous. " CHAPITRE XVIII. L'AMANT ET LE MARI " Ah ! Madame, dit d'Artagnan en entrant par la porte que lui ouvrait la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vous avez là un triste mari. -- Vous avez donc entendu notre conversation ? demanda vivement Mme Bonacieux en regardant d'Artagnan avec inquiétude. -- Tout entière. -- Mais comment cela ? mon Dieu ! -- Par un procédé à moi connu, et par lequel j'ai entendu aussi la conversation plus animée que vous avez eue avec les sbires du cardinal. -- Et qu'avez-vous compris dans ce que nous disions ? -- Mille choses : d'abord, que votre mari est un niais et un sot, heureusement ; puis, que vous étiez embarrassée, ce dont j'ai été fort aise, et que cela me donne une occasion de me mettre à votre service, et Dieu sait si je suis prêt à me jeter dans le feu pour vous ; enfin que la reine a besoin qu'un homme brave, intelligent et dévoué fasse pour elle un voyage à Londres. J'ai au moins deux des trois qualités qu'il vous faut, et me voilà. " Mme Bonacieux ne répondit pas, mais son coeur battait de joie, et une secrète espérance brilla à ses yeux. " Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si je consens à vous confier cette mission ? -- Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez : que faut-il faire ? -- Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la jeune femme, dois-je vous confier un pareil secret, Monsieur ? Vous êtes presque un enfant ! -- Allons, je vois qu'il vous faut quelqu'un qui vous réponde de moi. -- J'avoue que cela me rassurerait fort. -- Connaissez-vous Athos ? -- Non. -- Porthos ? -- Non. -- Aramis ? -- Non. Quels sont ces Messieurs ? -- Des mousquetaires du roi. Connaissez-vous M. de Tréville, leur capitaine ? -- Oh ! oui, celui-là, je le connais, non pas personnellement, mais pour en avoir entendu plus d'une fois parler à la reine comme d'un brave et loyal gentilhomme. -- Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le cardinal, n'est-ce pas ? -- Oh ! non, certainement. -- Eh bien, révélez-lui votre secret, et demandez-lui, si important, si précieux, si terrible qu'il soit, si vous pouvez me le confier. -- Mais ce secret ne m'appartient pas, et je ne puis le révéler ainsi. -- Vous l'alliez bien confier à M. Bonacieux, dit d'Artagnan avec dépit. -- Comme on confie une lettre au creux d'un arbre, à l'aile d'un pigeon, au collier d'un chien. -- Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime. -- Vous le dites. -- Je suis un galant homme ! -- Je le crois. -- Je suis brave ! -- Oh ! cela, j'en suis sûre. -- Alors, mettez-moi donc à l'épreuve. " Mme Bonacieux regarda le jeune homme, retenue par une dernière hésitation. Mais il y avait une telle ardeur dans ses yeux, une telle persuasion dans sa voix, qu'elle se sentit entraînée à se fier à lui. D'ailleurs elle se trouvait dans une de ces circonstances où il faut risquer le tout pour le tout. La reine était aussi bien perdue par une trop grande retenue que par une trop grande confiance. Puis, avouons-le, le sentiment involontaire qu'elle éprouvait pour ce jeune protecteur la décida à parler. " Ecoutez, lui dit-elle, je me rends à vos protestations et je cède à vos assurances. Mais je vous jure devant Dieu qui nous entend, que si vous me trahissez et que mes ennemis me pardonnent, je me tuerai en vous accusant de ma mort. -- Et moi, je vous jure devant Dieu, Madame, dit d'Artagnan, que si je suis pris en accomplissant les ordres que vous me donnez, je mourrai avant de rien faire ou dire qui compromette quelqu'un. " Alors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le hasard lui avait déjà révélé une partie en face de la Samaritaine. Ce fut leur mutuelle déclaration d'amour. D'Artagnan rayonnait de joie et d'orgueil. Ce secret qu'il possédait, cette femme qu'il aimait, la confiance et l'amour, faisaient de lui un géant. " Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ. -- Comment ! vous partez ! s'écria Mme Bonacieux, et votre régiment, votre capitaine ? -- Sur mon âme, vous m'aviez fait oublier tout cela, chère Constance ! oui, vous avez raison, il me faut un congé. -- Encore un obstacle, murmura Mme Bonacieux avec douleur. -- Oh ! celui-là, s'écria d'Artagnan après un moment de réflexion, je le surmonterai, soyez tranquille. -- Comment cela ? -- J'irai trouver ce soir même M. de Tréville, que je chargerai de demander pour moi cette faveur à son beau-frère, M. des Essarts. -- Maintenant, autre chose. -- Quoi ? demanda d'Artagnan, voyant que Mme Bonacieux hésitait à continuer. -- Vous n'avez peut-être pas d'argent ? -- Peut-être est de trop, dit d'Artagnan en souriant. -- Alors, reprit Mme Bonacieux en ouvrant une armoire et en tirant de cette armoire le sac qu'une demi-heure auparavant caressait si amoureusement son mari, prenez ce sac. -- Celui du cardinal ! s'écria en éclatant de rire d'Artagnan qui, comme on s'en souvient, grâce à ses carreaux enlevés, n'avait pas perdu une syllabe de la conversation du mercier et de sa femme. -- Celui du cardinal, répondit Mme Bonacieux ; vous voyez qu'il se présente sous un aspect assez respectable. -- Pardieu ! s'écria d'Artagnan, ce sera une chose doublement divertissante que de sauver la reine avec l'argent de Son Eminence ! -- Vous êtes un aimable et charmant jeune homme, dit Mme Bonacieux. Croyez que Sa Majesté ne sera point ingrate. -- Oh ! je suis déjà grandement récompensé ! s'écria d'Artagnan. Je vous aime, vous me permettez de vous le dire ; c'est déjà plus de bonheur que je n'en osais espérer. -- Silence ! dit Mme Bonacieux en tressaillant. -- Quoi ? -- On parle dans la rue. -- C'est la voix... -- De mon mari. Oui, je l'ai reconnue ! " D'Artagnan courut à la porte et poussa le verrou. " Il n'entrera pas que je ne sois parti, dit-il, et quand je serai parti, vous lui ouvrirez. -- Mais je devrais être partie aussi, moi. Et la disparition de cet argent, comment la justifier si je suis là ? -- Vous avez raison, il faut sortir. -- Sortir, comment ? On nous verra si nous sortons. -- Alors il faut monter chez moi. -- Ah ! s'écria Mme Bonacieux, vous me dites cela d'un ton qui me fait peur. " Mme Bonacieux prononça ces paroles avec une larme dans les yeux. D'Artagnan vit cette larme, et, troublé, attendri, il se jeta à ses genoux. " Chez moi, dit-il, vous serez en sûreté comme dans un temple, je vous en donne ma parole de gentilhomme. -- Partons, dit-elle, je me fie à vous, mon ami. " D'Artagnan rouvrit avec précaution le verrou, et tous deux, légers comme des ombres, se glissèrent par la porte intérieure dans l'allée, montèrent sans bruit l'escalier et rentrèrent dans la chambre de d'Artagnan. Une fois chez lui, pour plus de sûreté, le jeune homme barricada la porte ; ils s'approchèrent tous deux de la fenêtre, et par une fente du volet ils virent M. Bonacieux qui causait avec un homme en manteau. A la vue de l'homme en manteau, d'Artagnan bondit, et, tirant son épée à demi, s'élança vers la porte. C'était l'homme de Meung. " Qu'allez-vous faire ? s'écria Mme Bonacieux ; vous nous perdez. -- Mais j'ai juré de tuer cet homme ! dit d'Artagnan. -- Votre vie est vouée en ce moment et ne vous appartient pas. Au nom de la reine, je vous défends de vous jeter dans aucun péril étranger à celui du voyage. -- Et en votre nom, n'ordonnez-vous rien ? -- En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une vive émotion ; en mon nom, je vous en prie. Mais écoutons, il me semble qu'ils parlent de moi. " D'Artagnan se rapprocha de la fenêtre et prêta l'oreille. M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant l'appartement vide, il était revenu à l'homme au manteau qu'un instant il avait laissé seul. " Elle est partie, dit-il, elle sera retournée au Louvre. -- Vous êtes sûr, répondit l'étranger, qu'elle ne s'est pas doutée dans quelles intentions vous êtes sorti ? -- Non, répondit Bonacieux avec suffisance ; c'est une femme trop superficielle. -- Le cadet aux gardes est-il chez lui ? -- Je ne le crois pas ; comme vous le voyez, son volet est fermé, et l'on ne voit aucune lumière briller à travers les fentes. -- C'est égal, il faudrait s'en assurer. -- Comment cela ? -- En allant frapper à sa porte. -- Je demanderai à son valet. -- Allez. " Bonacieux rentra chez lui, passa par la même porte qui venait de donner passage aux deux fugitifs, monta jusqu'au palier de d'Artagnan et frappa. Personne ne répondit. Porthos, pour faire plus grande figure, avait emprunté ce soir-là Planchet. Quant à d'Artagnan, il n'avait garde de donner signe d'existence. Au moment où le doigt de Bonacieux résonna sur la porte, les deux jeunes gens sentirent bondir leurs coeurs. " Il n'y a personne chez lui, dit Bonacieux. -- N'importe, rentrons toujours chez vous, nous serons plus en sûreté que sur le seuil d'une porte. -- Ah ! mon Dieu ! murmura Mme Bonacieux, nous n'allons plus rien entendre. -- Au contraire, dit d'Artagnan, nous n'entendrons que mieux. " D'Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient de sa chambre une autre oreille de Denys, étendit un tapis à terre, se mit à genoux, et fit signe à Mme Bonacieux de se pencher, comme il le faisait, vers l'ouverture. " Vous êtes sûr qu'il n'y a personne ? dit l'inconnu. -- J'en réponds, dit Bonacieux. -- Et vous pensez que votre femme ?... -- Est retournée au Louvre. -- Sans parler à aucune personne qu'à vous ? -- J'en suis sûr. -- C'est un point important, comprenez-vous ? -- Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportée a donc une valeur... ? -- Très grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas. -- Alors le cardinal sera content de moi ? -- Je n'en doute pas. -- Le grand cardinal ! -- Vous êtes sûr que, dans sa conversation avec vous, votre femme n'a pas prononcé de noms propres ? -- Je ne crois pas. -- Elle n'a nommé ni Mme de Chevreuse, ni M. de Buckingham, ni Mme de Vernet ? -- Non, elle m'a dit seulement qu'elle voulait m'envoyer à Londres pour servir les intérêts d'une personne illustre. " " Le traître ! murmura Mme Bonacieux. -- Silence ! " dit d'Artagnan en lui prenant une main qu'elle lui abandonna sans y penser. " N'importe, continua l'homme au manteau, vous êtes un niais de n'avoir pas feint d'accepter la commission, vous auriez la lettre à présent ; l'Etat qu'on menace était sauvé, et vous... -- Et moi ? -- Eh bien, vous ! le cardinal vous donnait des lettres de noblesse... -- Il vous l'a dit ? -- Oui, je sais qu'il voulait vous faire cette surprise. -- Soyez tranquille, reprit Bonacieux ; ma femme m'adore, et il est encore temps. " " Le niais ! murmura Mme Bonacieux. -- Silence ! " dit d'Artagnan en lui serrant plus fortement la main. " Comment est-il encore temps ? reprit l'homme au manteau. -- Je retourne au Louvre, je demande Mme Bonacieux, je dis que j'ai réfléchi, je renoue l'affaire, j'obtiens la lettre, et je cours chez le cardinal. -- Eh bien, allez vite ; je reviendrai bientôt savoir le résultat de votre démarche. " L'inconnu sortit. " L'infâme ! dit Mme Bonacieux en adressant encore cette épithète à son mari. -- Silence ! " répéta d'Artagnan en lui serrant la main plus fortement encore. Un hurlement terrible interrompit alors les réflexions de d'Artagnan et de Mme Bonacieux. C'était son mari, qui s'était aperçu de la disparition de son sac et qui criait au voleur. " Oh ! mon Dieu ! s'écria Mme Bonacieux, il va ameuter tout le quartier. " Bonacieux cria longtemps ; mais comme de pareils cris, attendu leur fréquence, n'attiraient personne dans la rue des Fossoyeurs, et que d'ailleurs la maison du mercier était depuis quelque temps assez mal famée, voyant que personne ne venait, il sortit en continuant de crier, et l'on entendit sa voix qui s'éloignait dans la direction de la rue du Bac. " Et maintenant qu'il est parti, à votre tour de vous éloigner, dit Mme Bonacieux ; du courage, mais surtout de la prudence, et songez que vous vous devez à la reine. -- A elle et à vous ! s'écria d'Artagnan. Soyez tranquille, belle Constance, je reviendrai digne de sa reconnaissance ; mais reviendrai- je aussi digne de votre amour ? " La jeune femme ne répondit que par la vive rougeur qui colora ses joues. Quelques instants après, d'Artagnan sortit à son tour, enveloppé, lui aussi, d'un grand manteau que retroussait cavalièrement le fourreau d'une longue épée. Mme Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regard d'amour dont la femme accompagne l'homme qu'elle se sent aimer ; mais lorsqu'il eut disparu à l'angle de la rue, elle tomba à genoux, et joignant les mains : " O mon Dieu ! s'écria-t-elle, protégez la reine, protégez-moi ! " CHAPITRE XIX. PLAN DE CAMPAGNE D'Artagnan se rendit droit chez M. de Tréville. Il avait réfléchi que, dans quelques minutes, le cardinal serait averti par ce damné inconnu, qui paraissait être son agent, et il pensait avec raison qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Le coeur du jeune homme débordait de joie. Une occasion où il y avait à la fois gloire à acquérir et argent à gagner se présentait à lui, et, comme premier encouragement, venait de le rapprocher d'une femme qu'il adorait. Ce hasard faisait donc presque du premier coup, pour lui plus qu'il n'eût osé demander à la Providence. M. de Tréville était dans son salon avec sa cour habituelle de gentilshommes. D'Artagnan, que l'on connaissait comme un familier de la maison, alla droit à son cabinet et le fit prévenir qu'il l'attendait pour chose d'importance. D'Artagnan était là depuis cinq minutes à peine, lorsque M. de Tréville entra. Au premier coup d'oeil et à la joie qui se peignait sur son visage, le digne capitaine comprit qu'il se passait effectivement quelque chose de nouveau. Tout le long de la route, d'Artagnan s'était demandé s'il se confierait à M. de Tréville, ou si seulement il lui demanderait de lui accorder carte blanche pour une affaire secrète. Mais M. de Tréville avait toujours été si parfait pour lui, il était si fort dévoué au roi et à la reine, il haïssait si cordialement le cardinal, que le jeune homme résolut de tout lui dire. " Vous m'avez fait demander, mon jeune ami ? dit M. de Tréville. -- Oui, Monsieur, dit d'Artagnan, et vous me pardonnerez, je l'espère, de vous avoir dérangé, quand vous saurez de quelle chose importante il est question. -- Dites alors, je vous écoute. -- Il ne s'agit de rien de moins, dit d'Artagnan, en baissant la voix, que de l'honneur et peut-être de la vie de la reine. -- Que dites-vous là ? demanda M. de Tréville en regardant tout autour de lui s'ils étaient bien seuls, et en ramenant son regard interrogateur sur d'Artagnan. -- Je dis, Monsieur, que le hasard m'a rendu maître d'un secret... -- Que vous garderez, j'espère, jeune homme, sur votre vie. -- Mais que je dois vous confier, à vous, Monsieur, car vous seul pouvez m'aider dans la mission que je viens de recevoir de Sa Majesté. -- Ce secret est-il à vous ? -- Non, Monsieur, c'est celui de la reine. -- Etes-vous autorisé par Sa Majesté à me le confier ? -- Non, Monsieur, car au contraire le plus profond mystère m'est recommandé. -- Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-à-vis de moi ? -- Parce que, je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et que j'ai peur que vous ne me refusiez la grâce que je viens vous demander, si vous ne savez pas dans quel but je vous la demande. -- Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que vous désirez. -- Je désire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts, un congé de quinze jours. -- Quand cela ? -- Cette nuit même. -- Vous quittez Paris ? -- Je vais en mission. -- Pouvez-vous me dire où ? -- A Londres. -- Quelqu'un a-t-il intérêt à ce que vous n'arriviez pas à votre but ? -- Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour m'empêcher de réussir. -- Et vous partez seul ? -- Je pars seul. -- En ce cas, vous ne passerez pas Bondy ; c'est moi qui vous le dis, foi de Tréville. -- Comment cela ? -- On vous fera assassiner. -- Je serai mort en faisant mon devoir. -- Mais votre mission ne sera pas remplie. -- C'est vrai, dit d'Artagnan. -- Croyez-moi, continua Tréville, dans les entreprises de ce genre, il faut être quatre pour arriver un. -- Ah ! vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan ; mais vous connaissez Athos, Porthos et Aramis, et vous savez si je puis disposer d'eux. -- Sans leur confier le secret que je n'ai pas voulu savoir ? -- Nous nous sommes juré, une fois pour toutes, confiance aveugle et dévouement à toute épreuve ; d'ailleurs vous pouvez leur dire que vous avez toute confiance en moi, et ils ne seront pas plus incrédules que vous. -- Je puis leur envoyer à chacun un congé de quinze jours, voilà tout : à Athos, que sa blessure fait toujours souffrir, pour aller aux eaux de Forges ! à Porthos et à Aramis, pour suivre leur ami, qu'ils ne veulent pas abandonner dans une si douloureuse position. L'envoi de leur congé sera la preuve que j'autorise leur voyage. -- Merci, Monsieur, et vous êtes cent fois bon. -- Allez donc les trouver à l'instant même, et que tout s'exécute cette nuit. Ah ! et d'abord écrivez-moi votre requête à M. des Essarts. Peut- être aviez-vous un espion à vos trousses, et votre visite, qui dans ce cas est déjà connue du cardinal, sera légitimée ainsi. " D'Artagnan formula cette demande, et M. de Tréville, en la recevant de ses mains, assura qu'avant deux heures du matin les quatre congés seraient au domicile respectif des voyageurs. " Ayez la bonté d'envoyer le mien chez Athos, dit d'Artagnan. Je craindrais, en rentrant chez moi, d'y faire quelque mauvaise rencontre. -- Soyez tranquille. Adieu et bon voyage ! A propos ! " dit M. de Tréville en le rappelant. D'Artagnan revint sur ses pas. " Avez-vous de l'argent ? " D'Artagnan fit sonner le sac qu'il avait dans sa poche. " Assez ? demanda M. de Tréville. -- Trois cents pistoles. -- C'est bien, on va au bout du monde avec cela ; allez donc. " D'Artagnan salua M. de Tréville, qui lui tendit la main ; d'Artagnan la lui serra avec un respect mêlé de reconnaissance. Depuis qu'il était arrivé à Paris, il n'avait eu qu'à se louer de cet excellent homme, qu'il avait toujours trouvé digne, loyal et grand. Sa première visite fut pour Aramis ; il n'était pas revenu chez son ami depuis la fameuse soirée où il avait suivi Mme Bonacieux. Il y a plus : à peine avait-il vu le jeune mousquetaire, et à chaque fois qu'il l'avait revu, il avait cru remarquer une profonde tristesse empreinte sur son visage. Ce soir encore, Aramis veillait sombre et rêveur ; d'Artagnan lui fit quelques questions sur cette mélancolie profonde ; Aramis s'excusa sur un commentaire du dix-huitième chapitre de saint Augustin qu'il était forcé d'écrire en latin pour la semaine suivante, et qui le préoccupait beaucoup. Comme les deux amis causaient depuis quelques instants, un serviteur de M. de Tréville entra porteur d'un paquet cacheté. " Qu'est-ce là ? demanda Aramis. -- Le congé que Monsieur a demandé, répondit le laquais. -- Moi, je n'ai pas demandé de congé. -- Taisez-vous et prenez, dit d'Artagnan. Et vous, mon ami, voici une demi-pistole pour votre peine ; vous direz à M. de Tréville que M. Aramis le remercie bien sincèrement. Allez. " Le laquais salua jusqu'à terre et sortit. " Que signifie cela ? demanda Aramis. -- Prenez ce qu'il vous faut pour un voyage de quinze jours, et suivez- moi. -- Mais je ne puis quitter Paris en ce moment, sans savoir... " Aramis s'arrêta. " Ce qu'elle est devenue, n'est-ce pas ? continua d'Artagnan. -- Qui ? reprit Aramis. -- La femme qui était ici, la femme au mouchoir brodé. -- Qui vous a dit qu'il y avait une femme ici ? répliqua Aramis en devenant pâle comme la mort. -- Je l'ai vue. -- Et vous savez qui elle est ? -- Je crois m'en douter, du moins. -- Ecoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant de choses, savez-vous ce qu'est devenue cette femme ? -- Je présume qu'elle est retournée à Tours. -- A Tours ? oui, c'est bien cela ; vous la connaissez. Mais comment est-elle retournée à Tours sans me rien dire ? -- Parce qu'elle a craint d'être arrêtée. -- Comment ne m'a-t-elle pas écrit ? -- Parce qu'elle craint de vous compromettre. -- D'Artagnan, vous me rendez la vie ! s'écria Aramis. Je me croyais méprisé, trahi. J'étais si heureux de la revoir ! Je ne pouvais croire qu'elle risquât sa liberté pour moi, et cependant pour quelle cause serait-elle revenue à Paris ? -- Pour la cause qui aujourd'hui nous fait aller en Angleterre. -- Et quelle est cette cause ? demanda Aramis. -- Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour le moment, j'imiterai la retenue de la nièce du docteur. " Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu'il avait fait certain soir à ses amis. " Eh bien, donc, puisqu'elle a quitté Paris et que vous en êtes sûr, d'Artagnan, rien ne m'y arrête plus, et je suis prêt à vous suivre. Vous dites que nous allons ?... -- Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je vous invite même à vous hâter, car nous avons déjà perdu beaucoup de temps. A propos, prévenez Bazin. -- Bazin vient avec nous ? demanda Aramis. -- Peut-être. En tout cas, il est bon qu'il nous suive pour le moment chez Athos. " Aramis appela Bazin, et après lui avoir ordonné de le venir joindre chez Athos : " Partons donc " , dit-il en prenant son manteau, son épée et ses trois pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs pour voir s'il n'y trouverait pas quelque pistole égarée. Puis, quand il se fut bien assuré que cette recherche était superflue, il suivit d'Artagnan en se demandant comment il se faisait que le jeune cadet aux gardes sût aussi bien que lui quelle était la femme à laquelle il avait donné l'hospitalité, et sût mieux que lui ce qu'elle était devenue. Seulement, en sortant, Aramis posa sa main sur le bras de d'Artagnan, et le regardant fixement : " Vous n'avez parlé de cette femme à personne ? dit-il. -- A personne au monde. -- Pas même à Athos et à Porthos ? -- Je ne leur en ai pas soufflé le moindre mot. -- A la bonne heure. " Et, tranquille sur ce point important, Aramis continua son chemin avec d'Artagnan, et tous deux arrivèrent bien tôt chez Athos. Ils le trouvèrent tenant son congé d'une main et la lettre de M. de Tréville de l'autre. " Pouvez-vous m'expliquer ce que signifient ce congé et cette lettre que je viens de recevoir ? " dit Athos étonné. " Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santé l'exige absolument, que vous vous reposiez quinze jours. Allez donc prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous conviendront, et rétablissez-vous promptement. Votre affectionné Tréville " " Eh bien, ce congé et cette lettre signifient qu'il faut me suivre, Athos. -- Aux eaux de Forges ? -- Là ou ailleurs. -- Pour le service du roi ? -- Du roi ou de la reine : ne sommes-nous pas serviteurs de Leurs Majestés ? " En ce moment, Porthos entra. " Pardieu, dit-il, voici une chose étrange : depuis quand, dans les mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congés sans qu'ils les demandent ? -- Depuis, dit d'Artagnan, qu'ils ont des amis qui les demandent pour eux. -- Ah ! ah ! dit Porthos, il paraît qu'il y a du nouveau ici ? -- Oui, nous partons, dit Aramis. -- Pour quel pays ? demanda Porthos. -- Ma foi, je n'en sais trop rien, dit Athos ; demande cela à d'Artagnan. -- Pour Londres, Messieurs, dit d'Artagnan. -- Pour Londres ! s'écria Porthos ; et qu'allons-nous faire à Londres ? -- Voilà ce que je ne puis vous dire, Messieurs, et il faut vous fier à moi. -- Mais pour aller à Londres, ajouta Porthos, il faut de l'argent, et je n'en ai pas. -- Ni moi, dit Aramis. -- Ni moi, dit Athos. -- J'en ai, moi, reprit d'Artagnan en tirant son trésor de sa poche et en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois cents pistoles ; prenons-en chacun soixante-quinze ; c'est autant qu'il en faut pour aller à Londres et pour en revenir. D'ailleurs, soyez tranquilles, nous n'y arriverons pas tous, à Londres. -- Et pourquoi cela ? -- Parce que, selon toute probabilité, il y en aura quelques-uns d'entre nous qui resteront en route. -- Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons ? -- Et des plus dangereuses, je vous en avertis. -- Ah çà, mais, puisque nous risquons de nous faire tuer, dit Porthos, je voudrais bien savoir pourquoi, au moins ? -- Tu en seras bien plus avancé ! dit Athos. -- Cependant, dit Aramis, je suis de l'avis de Porthos. -- Le roi a-t-il l'habitude de vous rendre des comptes ? Non ; il vous dit tout bonnement : " Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les Flandres ; allez vous battre " , et vous y allez. Pourquoi ? vous ne vous en inquiétez même pas. -- D'Artagnan a raison, dit Athos, voilà nos trois congés qui viennent de M. de Tréville, et voilà trois cents pistoles qui viennent je ne sais d'où. Allons nous faire tuer où l'on nous dit d'aller. La vie vaut-elle la peine de faire autant de questions ? D'Artagnan, je suis prêt à te suivre. -- Et moi aussi, dit Porthos. -- Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien, je ne suis pas fâché de quitter Paris. J'ai besoin de distractions. -- Eh bien, vous en aurez, des distractions, Messieurs, soyez tranquilles, dit d'Artagnan. -- Et maintenant, quand partons-nous ? dit Athos. -- Tout de suite, répondit d'Artagnan, il n'y a pas une minute à perdre. -- Holà ! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin ! crièrent les quatre jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos bottes et ramenez les chevaux de l'hôtel. " En effet, chaque mousquetaire laissait à l'hôtel général comme à une caserne son cheval et celui de son laquais. Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute hâte. " Maintenant, dressons le plan de campagne, dit Porthos. Où allons- nous d'abord ? -- A Calais, dit d'Artagnan ; c'est la ligne la plus directe pour arriver à Londres. -- Eh bien, dit Porthos, voici mon avis. -- Parle. -- Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects : d'Artagnan nous donnera à chacun ses instructions, je partirai en avant par la route de Boulogne pour éclairer le chemin ; Athos partira deux heures après par celle d'Amiens ; Aramis nous suivra par celle de Noyon ; quant à d'Artagnan, il partira par celle qu'il voudra, avec les habits de Planchet, tandis que Planchet nous suivra en d'Artagnan et avec l'uniforme des gardes. -- Messieurs, dit Athos, mon avis est qu'il ne convient pas de mettre en rien des laquais dans une pareille affaire : un secret peut par hasard être trahi par des gentilshommes, mais il est presque toujours vendu par des laquais. -- Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d'Artagnan, en ce que j'ignore moi-même quelles instructions je puis vous donner. Je suis porteur d'une lettre, voilà tout. Je n'ai pas et ne puis faire trois copies de cette lettre, puisqu'elle est scellée ; il faut donc, à mon avis, voyager de compagnie. Cette lettre est là, dans cette poche. Et il montra la poche où était la lettre. Si je suis tué, l'un de vous la prendra et vous continuerez la route ; s'il est tué, ce sera le tour d'un autre, et ainsi de suite ; pourvu qu'un seul arrive, c'est tout ce qu'il faut. -- Bravo, d'Artagnan ! ton avis est le mien, dit Athos. Il faut être conséquent, d'ailleurs : je vais prendre les eaux, vous m'accompagnerez ; au lieu des eaux de Forges, je vais prendre les eaux de mer ; je suis libre. On veut nous arrêter, je montre la lettre de M. de Tréville, et vous montrez vos congés ; on nous attaque, nous nous défendons ; on nous juge, nous soutenons mordicus que nous n'avions d'autre intention que de nous tremper un certain nombre de fois dans la mer ; on aurait trop bon marché de quatre hommes isolés, tandis que quatre hommes réunis font une troupe. Nous armerons les quatre laquais de pistolets et de mousquetons ; si l'on envoie une armée contre nous, nous livrerons bataille, et le survivant, comme l'a dit d'Artagnan, portera la lettre. -- Bien dit, s'écria Aramis ; tu ne parles pas souvent, Athos, mais quand tu parles, c'est comme saint Jean Bouche d'or. J'adopte le plan d'Athos. Et toi, Porthos ? -- Moi aussi, dit Porthos, s'il convient à d'Artagnan. D'Artagnan, porteur de la lettre, est naturellement le chef de l'entreprise ; qu'il décide, et nous exécuterons. -- Eh bien, dit d'Artagnan, je décide que nous adoptions le plan d'Athos et que nous partions dans une demi-heure. -- Adopté ! " reprirent en choeur les trois mousquetaires. Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-quinze pistoles et fit ses préparatifs pour partir à l'heure convenue. CHAPITRE XX. VOYAGE A deux heures du matin, nos quatre aventuriers sortirent de Paris par la barrière Saint-Denis ; tant qu'il fit nuit, ils restèrent muets ; malgré eux, ils subissaient l'influence de l'obscurité et voyaient des embûches partout. Aux premiers rayons du jour, leurs langues se délièrent ; avec le soleil, la gaieté revint : c'était comme à la veille d'un combat, le coeur battait, les yeux riaient ; on sentait que la vie qu'on allait peut-être quitter était, au bout du compte, une bonne chose. L'aspect de la caravane, au reste, était des plus formidables : les chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure martiale, cette habitude de l'escadron qui fait marcher régulièrement ces nobles compagnons du soldat, eussent trahi le plus strict incognito. Les valets suivaient, armés jusqu'aux dents. Tout alla bien jusqu'à Chantilly, où l'on arriva vers les huit heures du matin. Il fallait déjeuner. On descendit devant une auberge que recommandait une enseigne représentant Saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre . On enjoignit aux laquais de ne pas desseller les chevaux et de se tenir prêts à repartir immédiatement. On entra dans la salle commune, et l'on se mit à table. Un gentilhomme, qui venait d'arriver par la route de Dammartin, était assis à cette même table et déjeunait. Il entama la conversation sur la pluie et le beau temps ; les voyageurs répondirent : il but à leur santé ; les voyageurs lui rendirent sa politesse. Mais au moment où Mousqueton venait annoncer que les chevaux étaient prêts et où l'on se levait de table, l'étranger proposa à Porthos la santé du cardinal. Porthos répondit qu'il ne demandait pas mieux, si l'étranger à son tour voulait boire à la santé du roi. L'étranger s'écria qu'il ne connaissait d'autre roi que Son Eminence. Porthos l'appela ivrogne ; l'étranger tira son épée. " Vous avez fait une sottise, dit Athos ; n'importe, il n'y a plus à reculer maintenant : tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus vite que vous pourrez. " Et tous trois remontèrent à cheval et repartirent à toute bride, tandis que Porthos promettait à son adversaire de le perforer de tous les coups connus dans l'escrime. " Et d'un ! dit Athos au bout de cinq cents pas. -- Mais pourquoi cet homme s'est-il attaqué à Porthos plutôt qu'à tout autre ? demanda Aramis. -- Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous, il l'a pris pour le chef, dit d'Artagnan. -- J'ai toujours dit que ce cadet de Gascogne était un puits de sagesse " , murmura Athos. Et les voyageurs continuèrent leur route. A Beauvais, on s'arrêta deux heures, tant pour faire souffler les chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures, comme Porthos n'arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en chemin. A une lieue de Beauvais, à un endroit où le chemin se trouvait resserré entre deux talus, on rencontra huit ou dix hommes qui, profitant de ce que la route était dépavée en cet endroit, avaient l'air d'y travailler en y creusant des trous et en pratiquant des ornières boueuses. Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel, les apostropha durement. Athos voulut le retenir, il était trop tard. Les ouvriers se mirent à railler les voyageurs, et firent perdre par leur insolence la tête même au froid Athos qui poussa son cheval contre l'un d'eux. Alors chacun de ces hommes recula jusqu'au fossé et y prit un mousquet caché ; il en résulta que nos sept voyageurs furent littéralement passés par les armes. Aramis reçut une balle qui lui traversa l'épaule, et Mousqueton une autre balle qui se logea dans les parties charnues qui prolongent le bas des reins. Cependant Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu'il fût grièvement blessé, mais, comme il ne pouvait voir sa blessure, sans doute il crut être plus dangereusement blessé qu'il ne l'était. " C'est une embuscade, dit d'Artagnan, ne brûlons pas une amorce, et en route. " Aramis, tout blessé qu'il était, saisit la crinière de son cheval, qui l'emporta avec les autres. Celui de Mousqueton les avait rejoints, et galopait tout seul à son rang. " Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos. -- J'aimerais mieux un chapeau, dit d'Artagnan ; le mien a été emporté par une balle. C'est bien heureux, ma foi, que la lettre que je porte n'ait pas été dedans. -- Ah çà, mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il passera, dit Aramis. -- Si Porthos était sur ses jambes, il nous aurait rejoints maintenant, dit Athos. M'est avis que, sur le terrain, l'ivrogne se sera dégrisé. " Et l'on galopa encore pendant deux heures, quoique les chevaux fussent si fatigués, qu'il était à craindre qu'ils ne refusassent bientôt le service. Les voyageurs avaient pris la traverse, espérant de cette façon être moins inquiétés, mais, à Crève-coeur, Aramis déclara qu'il ne pouvait aller plus loin. En effet, il avait fallu tout le courage qu'il cachait sous sa forme élégante et sous ses façons polies pour arriver jusque-là. A tout moment il pâlissait, et l'on était obligé de le soutenir sur son cheval ; on le descendit à la porte d'un cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste, dans une escarmouche, était plus embarrassant qu'utile, et l'on repartit dans l'espérance d'aller coucher à Amiens. " Morbleu ! dit Athos, quand ils se retrouvèrent en route, réduits à deux maîtres et à Grimaud et Planchet, morbleu ! je ne serai plus leur dupe, et je vous réponds qu'ils ne me feront pas ouvrir la bouche ni tirer l'épée d'ici à Calais. J'en jure... -- Ne jurons pas, dit d'Artagnan, galopons, si toutefois nos chevaux y consentent. " Et les voyageurs enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux, qui, vigoureusement stimulés, retrouvèrent des forces. On arriva à Amiens à minuit, et l'on descendit à l'auberge du Lis d'Or . L'hôtelier avait l'air du plus honnête homme de la terre, il reçut les voyageurs son bougeoir d'une main et son bonnet de coton de l'autre ; il voulut loger les deux voyageurs chacun dans une charmante chambre, malheureusement chacune de ces chambres était à l'extrémité de l'hôtel. D'Artagnan et Athos refusèrent ; l'hôte répondit qu'il n'y en avait cependant pas d'autres dignes de Leurs Excellences ; mais les voyageurs déclarèrent qu'ils coucheraient dans la chambre commune, chacun sur un matelas qu'on leur jetterait à terre. L'hôte insista, les voyageurs tinrent bon ; il fallut faire ce qu'ils voulurent. Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en dedans, lorsqu'on frappa au volet de la cour ; ils demandèrent qui était là, reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent. En effet, c'étaient Planchet et Grimaud. " Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet ; si ces Messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte ; de cette façon-là, ils seront sûrs qu'on n'arrivera pas jusqu'à eux. -- Et sur quoi coucheras-tu ? dit d'Artagnan.-- Voici mon lit " , répondit Planchet. Et il montra une botte de paille. " Viens donc, dit d'Artagnan, tu as raison : la figure de l'hôte ne me convient pas, elle est trop gracieuse. -- Ni à moi non plus " , dit Athos. Planchet monta par la fenêtre, s'installa en travers de la porte, tandis que Grimaud allait s'enfermer dans l'écurie, répondant qu'à cinq heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prêts. La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux heures du matin d'ouvrir la porte ;, mais comme Planchet se réveilla en sursaut et cria : -- Qui va là ? -- on répondit qu'on se trompait, et on s'éloigna. A quatre heures du matin, on entendit un grand bruit dans les écuries. Grimaud avait voulu réveiller les garçons d'écurie, et les garçons d'écurie le battaient. Quand on ouvrit la fenêtre, on vit le pauvre garçon sans connaissance, la tête fendue d'un coup de manche à fourche. Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux ; les chevaux étaient fourbus. Celui de Mousqueton seul, qui avait voyagé sans maître