, dit Athos, et ne laissons ici que Planchet pour nous rapporter les nouvelles. -- Un instant ! Et Aramis que nous avons envoyé chercher ! -- C'est juste, dit Athos, attendons Aramis. " En ce moment Aramis entra. On lui exposa l'affaire, et on lui dit comment il était urgent que parmi toutes ses hautes connaissances il trouvât une place à Ketty. Aramis réfléchit un instant, et dit en rougissant : " Cela vous rendra-t-il bien réellement service, d'Artagnan ? -- Je vous en serai reconnaissant toute ma vie. -- Eh bien, Mme de Bois-Tracy m'a demandé, pour une de ses amies qui habite la province, je crois, une femme de chambre sûre ; et si vous pouvez, mon cher d'Artagnan, me répondre de Mademoiselle... -- Oh ! Monsieur, s'écria Ketty, je serai toute dévouée, soyez-en certain, à la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris. -- Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. " Il se mit à une table et écrivit un petit mot qu'il cacheta avec une bague, et donna le billet à Ketty. " Maintenant, mon enfant, dit d'Artagnan, tu sais qu'il ne fait pas meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi séparons-nous. Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs. -- Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous aime aujourd'hui. " " Serment de joueur " , dit Athos pendant que d'Artagnan allait reconduire Ketty sur l'escalier. Un instant après, les trois jeunes gens se séparèrent en prenant rendez- vous à quatre heures chez Athos et en laissant Planchet pour garder la maison. Aramis rentra chez lui, et Athos et d'Artagnan s'inquiétèrent du placement du saphir. Comme l'avait prévu notre Gascon, on trouva facilement trois cents pistoles sur la bague. De plus, le juif annonça que si on voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique pour des boucles d'oreilles, il en donnerait jusqu'à cinq cents pistoles. Athos et d'Artagnan, avec l'activité de deux soldats et la science de deux connaisseurs, mirent trois heures à peine à acheter tout l'équipement du mousquetaire. D'ailleurs Athos était de bonne composition et grand seigneur jusqu'au bout des ongles. Chaque fois qu'une chose lui convenait, il payait le prix demandé sans essayer même d'en rabattre. D'Artagnan voulait bien là-dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main sur l'épaule en souriant, et d'Artagnan comprenait que c'était bon pour lui, petit gentilhomme gascon, de marchander, mais non pour un homme qui avait les airs d'un prince. Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du jais, aux narines de feu, aux jambes fines et élégantes, qui prenait six ans. Il l'examina et le trouva sans défaut. On le lui fit mille livres. Peut- être l'eût-il eu pour moins ; mais tandis que d'Artagnan discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table. Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coûta trois cents livres. Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetées, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d'Athos. D'Artagnan offrit à son ami de mordre une bouchée dans la part qui lui revenait, quitte à lui rendre plus tard ce qu'il lui aurait emprunté. Mais Athos, pour toute réponse, se contenta de hausser les épaules. " Combien le juif donnait-il du saphir pour l'avoir en toute propriété ? demanda Athos. -- Cinq cents pistoles. -- C'est-à-dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistoles pour vous, cent pistoles pour moi. Mais c'est une véritable fortune, cela, mon ami, retournez chez le juif. -- Comment, vous voulez... -- Cette bague, décidément, me rappellerait de trop tristes souvenirs ; puis nous n'aurons jamais trois cents pistoles à lui rendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres à ce marché. Allez lui dire que la bague est à lui, d'Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles. -- Réfléchissez, Athos. -- L'argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut savoir faire des sacrifices. Allez, d'Artagnan, allez ; Grimaud vous accompagnera avec son mousqueton. " Une demi-heure après, d'Artagnan revint avec les deux mille livres et sans qu'il lui fût arrivé aucun accident. Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son ménage des ressources auxquelles il ne s'attendait pas. CHAPITRE XXXIX. UNE VISION A quatre heures, les quatre amis étaient donc réunis chez Athos. Leurs préoccupations sur l'équipement avaient tout à fait disparu, et chaque visage ne conservait plus l'expression que de ses propres et secrètes inquiétudes ; car derrière tout bonheur présent est cachée une crainte à venir. Tout à coup Planchet entra apportant deux lettres à l'adresse de d'Artagnan. L'une était un petit billet gentiment plié en long avec un joli cachet de cire verte sur lequel était empreinte une colombe rapportant un rameau vert. L'autre était une grande épître carrée et resplendissante des armes terribles de Son Eminence le cardinal-duc. A la vue de la petite lettre, le coeur de d'Artagnan bondit, car il avait cru reconnaître l'écriture ; et quoiqu'il n'eût vu cette écriture qu'une fois, la mémoire en était restée au plus profond de son coeur. Il prit donc la petite épître et la décacheta vivement. " Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six heures à sept heures du soir, sur la route de Chaillot, et regardez avec soin dans les carrosses qui passeront, mais si vous tenez à votre vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez reconnu celle qui s'expose à tout pour vous apercevoir un instant. " Pas de signature. " C'est un piège, dit Athos, n'y allez pas, d'Artagnan. -- Cependant, dit d'Artagnan, il me semble bien reconnaître l'écriture. -- Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos ; à six ou sept heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout à fait déserte : autant que vous alliez vous promener dans la forêt de Bondy. -- Mais si nous y allions tous ! dit d'Artagnan ; que diable ! on ne nous dévorera point tous les quatre ; plus, quatre laquais ; plus, les chevaux ; plus les armes. -- Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages, dit Porthos. -- Mais si c'est une femme qui écrit, dit Aramis, et que cette femme désire ne pas être vue, songez que vous la compromettez, d'Artagnan : ce qui est mal de la part d'un gentilhomme. -- Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui seul s'avancera. -- Oui, mais un coup de pistolet est bientôt tiré d'un carrosse qui marche au galop. -- Bah ! dit d'Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouvent dedans. Ce sera toujours autant d'ennemis de moins. -- Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nos armes d'ailleurs. -- Bah ! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et nonchalant. -- Comme vous voudrez, dit Athos. -- Messieurs, dit d'Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous avons le temps à peine d'être à six heures sur la route de Chaillot. -- Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprêter, Messieurs. -- Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l'oubliez ; il me semble que le cachet indique cependant qu'elle mérite bien d'être ouverte : quant à moi, je vous déclare, mon cher d'Artagnan, que je m'en soucie bien plus que du petit brimborion que vous venez tout doucement de glisser sur votre coeur. " D'Artagnan rougit. " Eh bien, dit le jeune homme, voyons, Messieurs, ce que me veut Son Eminence. " Et d'Artagnan décacheta la lettre et lut : " M. d'Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au Palais-Cardinal ce soir à huit heures. " LA HOUDINIERE, " Capitaine des gardes. " " Diable ! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inquiétant que l'autre. -- J'irai au second en sortant du premier, dit d'Artagnan : l'un est pour sept heures, l'autre pour huit ; il y aura temps pour tout. -- Hum ! je n'irais pas, dit Aramis : un galant chevalier ne peut manquer à un rendez-vous donné par une dame ; mais un gentilhomme prudent peut s'excuser de ne pas se rendre chez Son Eminence, surtout lorsqu'il a quelque raison de croire que ce n'est pas pour y recevoir des compliments. -- Je suis de l'avis d'Aramis, dit Porthos. -- Messieurs, répondit d'Artagnan, j'ai déjà reçu par M. de Cavois pareille invitation de Son Eminence, je l'ai négligée, et le lendemain il m'est arrivé un grand malheur ! Constance a disparu ; quelque chose qui puisse advenir, j'irai. -- Si c'est un parti pris, dit Athos, faites. -- Mais la Bastille ? dit Aramis. -- Bah ! vous m'en tirerez, reprit d'Artagnan. -- Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et comme si c'était la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons ; mais, en attendant, comme nous devons partir après-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cette Bastille. -- Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirée, attendons- le chacun à une porte du palais avec trois mousquetaires derrière nous ; si nous voyons sortir quelque voiture à portière fermée et à demi suspecte, nous tomberons dessus. Il y a longtemps que nous n'avons eu maille à partir avec les gardes de M. le cardinal, et M. de Tréville doit nous croire morts. -- Décidément, Athos, dit Aramis, vous étiez fait pour être général d'armée ; que dites-vous du plan, Messieurs ? -- Admirable ! répétèrent en choeur les jeunes gens. -- Eh bien, dit Porthos, je cours à l'hôtel, je préviens nos camarades de se tenir prêts pour huit heures, le rendez-vous sera sur la place du Palais-Cardinal ; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les laquais. -- Mais moi, je n'ai pas de cheval, dit d'Artagnan ; mais je vais en faire prendre un chez M. de Tréville. -- C'est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens. -- Combien en avez-vous donc ? demanda d'Artagnan. -- Trois, répondit en souriant Aramis. -- Mon cher ! dit Athos, vous êtes certainement le poète le mieux monté de France et de Navarre. -- Ecoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux, n'est-ce pas ? je ne comprends pas même que vous ayez acheté trois chevaux. -- Aussi, je n'en ai acheté que deux, dit Aramis. -- Le troisième vous est donc tombé du ciel ? -- Non, le troisième m'a été amené ce matin même par un domestique sans livrée qui n'a pas voulu me dire à qui il appartenait et qui m'a affirmé avoir reçu l'ordre de son maître... -- Ou de sa maîtresse, interrompit d'Artagnan. -- La chose n'y fait rien, dit Aramis en rougissant... et qui m'a affirmé, dis-je, avoir reçu l'ordre de sa maîtresse de mettre ce cheval dans mon écurie sans me dire de quelle part il venait. -- Il n'y a qu'aux poètes que ces choses-là arrivent, reprit gravement Athos. -- Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d'Artagnan ; lequel des deux chevaux monterez-vous : celui que vous avez acheté, ou celui qu'on vous a donné ? -- Celui que l'on m'a donné sans contredit ; vous comprenez, d'Artagnan, que je ne puis faire cette injure... -- Au donateur inconnu, reprit d'Artagnan. -- Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos. -- Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile ? -- A peu près. -- Et vous l'avez choisi vous-même ? -- Et avec le plus grand soin ; la sûreté du cavalier, vous le savez, dépend presque toujours de son cheval ! -- Eh bien, cédez-le-moi pour le prix qu'il vous a coûté ! -- J'allais vous l'offrir, mon cher d'Artagnan, en vous donnant tout le temps qui vous sera nécessaire pour me rendre cette bagatelle. -- Et combien vous coûte-t-il ? -- Huit cents livres. -- Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d'Artagnan en tirant la somme de sa poche ; je sais que c'est la monnaie avec laquelle on vous paie vos poèmes. -- Vous êtes donc en fonds ? dit Aramis. -- Riche, richissime, mon cher ! " Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles. " Envoyez votre selle à l'Hôtel des Mousquetaires, et l'on vous amènera votre cheval ici avec les nôtres. -- Très bien ; mais il est bientôt cinq heures, hâtons-nous. " Un quart d'heure après, Porthos apparut à un bout de la rue Férou sur un genet magnifique ; Mousqueton le suivait sur un cheval d'Auvergne, petit, mais solide. Porthos resplendissait de joie et d'orgueil. En même temps Aramis apparut à l'autre bout de la rue monté sur un superbe coursier anglais ; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois : c'était la monture de d'Artagnan. Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la porte : Athos et d'Artagnan les regardaient par la fenêtre. " Diable ! dit Aramis, vous avez là un superbe cheval, mon cher Porthos. -- Oui, répondit Porthos ; c'est celui qu'on devait m'envoyer tout d'abord : une mauvaise plaisanterie du mari lui a substitué l'autre ; mais le mari a été puni depuis et j'ai obtenu toute satisfaction. " Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour, tenant en main les montures de leurs maîtres ; d'Artagnan et Athos descendirent, se mirent en selle près de leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche : Athos sur le cheval qu'il devait à sa femme, Aramis sur le cheval qu'il devait à sa maîtresse, Porthos sur le cheval qu'il devait à sa procureuse, et d'Artagnan sur le cheval qu'il devait à sa bonne fortune, la meilleure maîtresse qui soit. Les valets suivirent. Comme l'avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet ; et si Mme Coquenard s'était trouvée sur le chemin de Porthos et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau genet d'Espagne, elle n'aurait pas regretté la saignée qu'elle avait faite au coffre-fort de son mari. Près du Louvre les quatre amis rencontrèrent M. de Tréville qui revenait de Saint-Germain ; il les arrêta pour leur faire compliment sur leur équipage, ce qui en un instant amena autour d'eux quelques centaines de badauds. D'Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. de Tréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales ; il est bien entendu que de l'autre il n'en souffla point mot. M. de Tréville approuva la résolution qu'il avait prise, et l'assura que, si le lendemain il n'avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui, partout où il serait. En ce moment, l'horloge de la Samaritaine sonna six heures ; les quatre amis s'excusèrent sur un rendez-vous, et prirent congé de M. de Tréville. Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot ; le jour commençait à baisser, les voitures passaient et repassaient ; d'Artagnan, gardé à quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu'au fond des carrosses, et n'y apercevait aucune figure de connaissance. Enfin, après, un quart d'heure d'attente et comme le crépuscule tombait tout à fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de Sèvres ; un pressentiment dit d'avance à d'Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donné rendez-vous : le jeune homme fut tout étonné lui-même de sentir son coeur battre si violemment. Presque aussitôt une tête de femme sortit par la portière, deux doigts sur la bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser ; d'Artagnan poussa un léger cri de joie, cette femme, ou plutôt cette apparition, car la voiture était passée avec la rapidité d'une vision, était Mme Bonacieux. Par un mouvement involontaire, et malgré la recommandation faite, d'Artagnan lança son cheval au galop et en quelques bonds rejoignit la voiture ; mais la glace de la portière était hermétiquement fermée : la vision avait disparu. D'Artagnan se rappela alors cette recommandation : " Si vous tenez à votre vie et à celle des personnes qui vous aiment, demeurez immobile et comme si vous n'aviez rien vu. " Il s'arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui évidemment s'était exposée à un grand péril en lui donnant ce rendez- vous. La voiture continua sa route toujours marchant à fond de train, s'enfonça dans Paris et disparut. D'Artagnan était resté interdit à la même place et ne sachant que penser. Si c'était Mme Bonacieux et si elle revenait à Paris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple échange d'un coup d'oeil, pourquoi ce baiser perdu ? Si d'un autre côté ce n'était pas elle, ce qui était encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si ce n'était pas elle, ne serait-ce pas le commencement d'un coup de main monté contre lui avec l'appât de cette femme pour laquelle on connaissait son amour ? Les trois compagnons se rapprochèrent de lui. Tous trois avaient parfaitement vu une tête de femme apparaître à la portière, mais aucun d'eux, excepté Athos, ne connaissait Mme Bonacieux. L'avis d'Athos, au reste, fut que c'était bien elle ; mais moins préoccupé que d'Artagnan de ce joli visage, il avait cru voir une seconde tête, une tête d'homme au fond de la voiture. " S'il en est ainsi, dit d'Artagnan, ils la transportent sans doute d'une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre créature, et comment la rejoindrai-je jamais ? -- Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls qu'on ne soit pas exposé à rencontrer sur la terre. Vous en savez quelque chose ainsi que moi, n'est-ce pas ? Or, si votre maîtresse n'est pas morte, si c'est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez un jour ou l'autre. Et peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il avec un accent misanthropique qui lui était propre, peut-être plus tôt que vous ne voudrez. " Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était en retard d'une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donné. Les amis de d'Artagnan lui rappelèrent qu'il avait une visite à faire, tout en lui faisant observer qu'il était encore temps de s'en dédire. Mais d'Artagnan était à la fois entêté et curieux. Il avait mis dans sa tête qu'il irait au Palais-Cardinal, et qu'il saurait ce que voulait lui dire Son Eminence. Rien ne put le faire changer de résolution. On arriva rue Saint-Honoré, et place du Palais-Cardinal on trouva les douze mousquetaires convoqués qui se promenaient en attendant leurs camarades. Là seulement, on leur expliqua ce dont il était question. D'Artagnan était fort connu dans l'honorable corps des mousquetaires du roi, où l'on savait qu'il prendrait un jour sa place ; on le regardait donc d'avance comme un camarade. Il résulta de ces antécédents que chacun accepta de grand coeur la mission pour laquelle il était convié ; d'ailleurs il s'agissait, selon toute probabilité, de jouer un mauvais tour à M. le cardinal et à ses gens, et pour de pareilles expéditions, ces dignes gentilshommes étaient toujours prêts. Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commandement de l'un, donna le second à Aramis et le troisième à Porthos, puis chaque groupe alla s'embusquer en face d'une sortie. D'Artagnan, de son côté, entra bravement par la porte principale. Quoiqu'il se sentît vigoureusement appuyé, le jeune homme n'était pas sans inquiétude en montant pas à pas le grand escalier. Sa conduite avec Milady ressemblait tant soit peu à une trahison, et il se doutait des relations politiques qui existaient entre cette femme et le cardinal ; de plus, de Wardes, qu'il avait si mal accommodé, était des fidèles de Son Eminence, et d'Artagnan savait que si Son Eminence était terrible à ses ennemis, elle était fort attachée à ses amis. " Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal, ce qui n'est pas douteux, et s'il m'a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder à peu près comme un homme condamné, disait d'Artagnan en secouant la tête. Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu'aujourd'hui ? C'est tout simple, Milady aura porté plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si intéressante, et ce dernier crime aura fait déborder le vase. " Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me laisseront pas emmener sans me défendre. Cependant la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville ne peut pas faire à elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel la reine est sans pouvoir et le roi sans volonté. D'Artagnan, mon ami, tu es brave, tu as d'excellentes qualités, mais les femmes te perdront ! " Il en était à cette triste conclusion lorsqu'il entra dans l'antichambre. Il remit sa lettre à l'huissier de service qui le fit passer dans la salle d'attente et s'enfonça dans l'intérieur du palais. Dans cette salle d'attente étaient cinq ou six gardes de M. le cardinal, qui, reconnaissant d'Artagnan et sachant que c'était lui qui avait blessé Jussac, le regardèrent en souriant d'un singulier sourire. Ce sourire parut à d'Artagnan d'un mauvais augure ; seulement, comme notre Gascon n'était pas facile à intimider, ou que plutôt, grâce à un grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son âme, quand ce qui s'y passait ressemblait à de la crainte, il se campa fièrement devant MM. les gardes et attendit la main sur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majesté. L'huissier rentra et fit signe à d'Artagnan de le suivre. Il sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s'éloigner, chuchotaient entre eux. Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une bibliothèque, et se trouva en face d'un homme assis devant un bureau et qui écrivait. L'huissier l'introduisit et se retira sans dire une parole. D'Artagnan crut d'abord qu'il avait affaire à quelque juge examinant son dossier, mais il s'aperçut que l'homme de bureau écrivait ou plutôt corrigeait des lignes d'inégales longueurs, en scandant des mots sur ses doigts ; il vit qu'il était en face d'un poète. Au bout d'un instant, le poète ferma son manuscrit sur la couverture duquel était écrit : MIRAME, tragédie en cinq actes , et leva la tête. D'Artagnan reconnut le cardinal. CHAPITRE XL. LE CARDINAL Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et regarda un instant le jeune homme. Nul n'avait l'oeil plus profondément scrutateur que le cardinal de Richelieu, et d'Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une fièvre. Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre à la main, et attendant le bon plaisir de Son Eminence, sans trop d'orgueil, mais aussi sans trop d'humilité. " Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un d'Artagnan du Béarn ? -- Oui, Monseigneur, répondit le jeune homme. -- Il y a plusieurs branches de d'Artagnan à Tarbes et dans les environs, dit le cardinal, à laquelle appartenez-vous ? -- Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le grand roi Henri, père de Sa Gracieuse Majesté. -- C'est bien cela. C'est vous qui êtes parti, il y a sept à huit mois à peu près, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale ? -- Oui, Monseigneur. -- Vous êtes venu par Meung, où il vous est arrivé quelque chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose. -- Monseigneur, dit d'Artagnan, voici ce qui m'est arrivé... -- Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait qu'il connaissait l'histoire aussi bien que celui qui voulait la lui raconter ; vous étiez recommandé à M. de Tréville, n'est-ce pas ? -- Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malheureuse affaire de Meung... -- La lettre avait été perdue, reprit l'Eminence ; oui, je sais cela ; mais M. de Tréville est un habile physionomiste qui connaît les hommes à la première vue, et il vous a placé dans la compagnie de son beau-frère, M. des Essarts, en vous laissant espérer qu'un jour ou l'autre vous entreriez dans les mousquetaires. -- Monseigneur est parfaitement renseigné, dit d'Artagnan. -- Depuis ce temps-là, il vous est arrivé bien des choses : vous vous êtes promené derrière les Chartreux, un jour qu'il eût mieux valu que vous fussiez ailleurs ; puis, vous avez fait avec vos amis un voyage aux eaux de Forges ; eux se sont arrêtés en route ; mais vous, vous avez continué votre chemin. C'est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre. -- Monseigneur, dit d'Artagnan tout interdit, j'allais... -- A la chasse, à Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne. Je sais cela, moi, parce que mon état est de tout savoir. A votre retour, vous avez été reçu par une auguste personne, et je vois avec plaisir que vous avez conservé le souvenir qu'elle vous a donné. " -- D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait de la reine, et en tourna vivement le chaton en dedans ; mais il était trop tard. " Le lendemain de ce jour, vous avez reçu la visite de Cavois, reprit le cardinal ; il allait vous prier de passer au palais ; cette visite vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort. -- Monseigneur, je craignais d'avoir encouru la disgrâce de Votre Eminence. -- Eh ! pourquoi cela, Monsieur ? pour avoir suivi les ordres de vos supérieurs avec plus d'intelligence et de courage que ne l'eût fait un autre, encourir ma disgrâce quand vous méritiez des éloges ! Ce sont les gens qui n'obéissent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme vous, obéissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour où je vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mémoire ce qui est arrivé le soir même. " C'était le soir même qu'avait eu lieu l'enlèvement de Mme Bonacieux. D'Artagnan frissonna ; et il se rappela qu'une demi-heure auparavant la pauvre femme était passée près de lui, sans doute encore emportée par la même puissance qui l'avait fait disparaître. " Enfin, continua le cardinal, comme je n'entendais pas parler de vous depuis quelque temps, j'ai voulu savoir ce que vous faisiez. D'ailleurs, vous me devez bien quelque remerciement -- : vous avez remarqué vous-même combien vous avez été ménagé dans toutes les circonstances. " D'Artagnan s'inclina avec respect. " Cela, continua le cardinal, partait non seulement d'un sentiment d'équité naturelle, mais encore d'un plan que je m'étais tracé à votre égard. " D'Artagnan était de plus en plus étonné. " Je voulais vous exposer ce plan le jour où vous reçûtes ma première invitation ; mais vous n'êtes pas venu. Heureusement, rien n'est perdu pour ce retard, et aujourd'hui vous allez l'entendre. Asseyez-vous là, devant moi, Monsieur d'Artagnan : vous êtes assez bon gentilhomme pour ne pas écouter debout. " Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui était si étonné de ce qui se passait, que, pour obéir, il attendit un second signe de son interlocuteur. " Vous êtes brave, Monsieur d'Artagnan, continua l'Eminence ; vous êtes prudent, ce qui vaut mieux. J'aime les hommes de tête et de coeur, moi ; ne vous effrayez pas, dit-il en souriant, par les hommes de coeur, j'entends les hommes de courage ; mais, tout jeune que vous êtes, et à peine entrant dans le monde, vous avez des ennemis puissants : si vous n'y prenez garde, ils vous perdront ! -- Hélas ! Monseigneur, répondit le jeune homme, ils le feront bien facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien appuyés, tandis que moi je suis seul ! -- Oui, c'est vrai ; mais, tout seul que vous êtes, vous avez déjà fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n'en doute pas. Cependant, vous avez, je le crois, besoin d'être guidé dans l'aventureuse carrière que vous avez entreprise ; car, si je ne me trompe, vous êtes venu à Paris avec l'ambitieuse idée de faire fortune. -- Je suis dans l'âge des folles espérances, Monseigneur, dit d'Artagnan. -- Il n'y a de folles espérances que pour les sots, Monsieur, et vous êtes homme d'esprit. Voyons, que diriez-vous d'une enseigne dans mes gardes, et d'une compagnie après la campagne ? -- Ah ! Monseigneur ! -- Vous acceptez, n'est-ce pas ? -- Monseigneur, reprit d'Artagnan d'un air embarrassé. -- Comment, vous refusez ? s'écria le cardinal avec étonnement. -- Je suis dans les gardes de Sa Majesté, Monseigneur, et je n'ai point de raisons d'être mécontent. -- Mais il me semble, dit l'Eminence, que mes gardes, à moi, sont aussi les gardes de Sa Majesté, et que, pourvu qu'on serve dans un corps français, on sert le roi. -- Monseigneur, Votre Eminence a mal compris mes paroles. -- Vous voulez un prétexte, n'est-ce pas ? Je comprends. Eh bien, ce prétexte, vous l'avez. L'avancement, la campagne qui s'ouvre, l'occasion que je vous offre, voilà pour le monde ; pour vous, le besoin de protections sûres ; car il est bon que vous sachiez, Monsieur d'Artagnan, que j'ai reçu des plaintes graves contre vous, vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et vos nuits au service du roi. " D'Artagnan rougit. " Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de papiers, j'ai là tout un dossier qui vous concerne ; mais avant de le lire, j'ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de résolution, et vos services bien dirigés, au lieu de vous mener à mal, pourraient vous rapporter beaucoup. Allons, réfléchissez, et décidez-vous. -- Votre bonté me confond, Monseigneur, répondit d'Artagnan, et je reconnais dans Votre Eminence une grandeur d'âme qui me fait petit comme un ver de terre ; mais enfin, puisque Monseigneur me permet de lui parler franchement... " D'Artagnan s'arrêta. " Oui, parlez. -- Eh bien, je dirai à Votre Eminence que tous mes amis sont aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une fatalité inconcevable, sont à Votre Eminence ; je serais donc mal venu ici et mal regardé là-bas, si j'acceptais ce que m'offre Monseigneur. -- Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que je ne vous offre pas ce que vous valez, Monsieur ? dit le cardinal avec un sourire de dédain. -- Monseigneur, Votre Eminence est cent fois trop bonne pour moi, et au contraire je pense n'avoir point encore fait assez pour être digne de ses bontés. Le siège de La Rochelle va s'ouvrir, Monseigneur ; je servirai sous les yeux de Votre Eminence, et si j'ai le bonheur de me conduire à ce siège de telle façon que je mérite d'attirer ses regards, Eh bien, après j'aurai au moins derrière moi quelque action d'éclat pour justifier la protection dont elle voudra bien m'honorer. Toute chose doit se faire à son temps, Monseigneur ; peut-être plus tard aurai-je le droit de me donner, à cette heure j'aurais l'air de me vendre. -- C'est-à-dire que vous refusez de me servir, Monsieur, dit le cardinal avec un ton de dépit dans lequel perçait cependant une sorte d'estime ; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies. -- Monseigneur... -- Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas, mais vous comprenez, on a assez de défendre ses amis et de les récompenser, on ne doit rien à ses ennemis, et cependant je vous donnerai un conseil : tenez-vous bien, Monsieur d'Artagnan, car, du moment que j'aurai retiré ma main de dessus vous, je n'achèterai pas votre vie pour une obole. -- J'y tâcherai, Monseigneur, répondit le Gascon avec une noble assurance. -- Songez plus tard, et à un certain moment, s'il vous arrive malheur, dit Richelieu avec intention, que c'est moi qui ai été vous chercher, et que j'ai fait ce que j'ai pu pour que ce malheur ne vous arrivât pas. -- J'aurai, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en mettant la main sur sa poitrine et en s'inclinant, une éternelle reconnaissance à Votre Eminence de ce qu'elle fait pour moi en ce moment. -- Eh bien donc ! comme vous l'avez dit, Monsieur d'Artagnan, nous nous reverrons après la campagne ; je vous suivrai des yeux ; car je serai là-bas, reprit le cardinal en montrant du doigt à d'Artagnan une magnifique armure qu'il devait endosser, et à notre retour, Eh bien, nous compterons ! -- Ah ! Monseigneur, s'écria d'Artagnan, épargnez-moi le poids de votre disgrâce ; restez neutre, Monseigneur, si vous trouvez que j'agis en galant homme. -- Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce que je vous ai dit aujourd'hui, je vous promets de vous le dire. " Cette dernière parole de Richelieu exprimait un doute terrible ; elle consterna d'Artagnan plus que n'eût fait une menace, car c'était un avertissement. Le cardinal cherchait donc à le préserver de quelque malheur qui le menaçait. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais d'un geste hautain, le cardinal le congédia. D'Artagnan sortit ; mais à la porte le coeur fut prêt à lui manquer, et peu s'en fallut qu'il ne rentrât. Cependant la figure grave et sévère d'Athos lui apparut : s'il faisait avec le cardinal le pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la main, Athos le renierait. Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l'influence d'un caractère vraiment grand sur tout ce qui l'entoure. D'Artagnan descendit par le même escalier qu'il était entré, et trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui attendaient son retour et qui commençaient à s'inquiéter. D'un mot d'Artagnan les rassura, et Planchet courut prévenir les autres postes qu'il était inutile de monter une plus longue garde, attendu que son maître était sorti sain et sauf du Palais-Cardinal. Rentrés chez Athos, Aramis et Porthos s'informèrent des causes de cet étrange rendez-vous ; mais d'Artagnan se contenta de leur dire que M. de Richelieu l'avait fait venir pour lui proposer d'entrer dans ses gardes avec le grade d'enseigne, et qu'il avait refusé. " Et vous avez eu raison " , s'écrièrent d'une seule voix Porthos et Aramis. Athos tomba dans une profonde rêverie et ne répondit rien. Mais lorsqu'il fut seul avec d'Artagnan : " Vous avez fait ce que vous deviez faire, d'Artagnan, dit Athos, mais peut-être avez-vous eu tort. " D'Artagnan poussa un soupir ; car cette voix répondait à une voix secrète de son âme, qui lui disait que de grands malheurs l'attendaient. La journée du lendemain se passa en préparatifs de départ ; d'Artagnan alla faire ses adieux à M. de Tréville. A cette heure on croyait encore que la séparation des gardes et des mousquetaires serait momentanée, le roi tenant son parlement le jour même et devant partir le lendemain. M. de Tréville se contenta donc de demander à d'Artagnan s'il avait besoin de lui, mais d'Artagnan répondit fièrement qu'il avait tout ce qu'il lui fallait. La nuit réunit tous les camarades de la compagnie des gardes de M. des Essarts et de la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville, qui avaient fait amitié ensemble. On se quittait pour se revoir quand il plairait à Dieu et s'il plaisait à Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut le penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l'extrême préoccupation que par l'extrême insouciance. Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se quittèrent : les mousquetaires coururent à l'hôtel de M. de Tréville, les gardes à celui de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussitôt sa compagnie au Louvre, où le roi passait sa revue. Le roi était triste et paraissait malade, ce qui lui ôtait un peu de sa haute mine. En effet, la veille, la fièvre l'avait pris au milieu du parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice. Il n'en était pas moins décidé à partir le soir même ; et, malgré les observations qu'on lui avait faites, il avait voulu passer sa revue, espérant, par le premier coup de vigueur, vaincre la maladie qui commençait à s'emparer de lui. La revue passée, les gardes se mirent seuls en marche, les mousquetaires ne devant partir qu'avec le roi, ce qui permit à Porthos d'aller faire, dans son superbe équipage, un tour dans la rue aux Ours. La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur son beau cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle lui fit signe de descendre et de venir auprès d'elle. Porthos était magnifique ; ses éperons résonnaient, sa cuirasse brillait, son épée lui battait fièrement les jambes. Cette fois les clercs n'eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait l'air d'un coupeur d'oreilles. Le mousquetaire fut introduit près de M. Coquenard, dont le petit oeil gris brilla de colère en voyant son cousin tout flambant neuf. Cependant une chose le consola intérieurement ; c'est qu'on disait partout que la campagne serait rude : il espérait tout doucement, au fond du coeur, que Porthos y serait tué. Porthos présenta ses compliments à maître Coquenard et lui fit ses adieux ; maître Coquenard lui souhaita toutes sortes de prospérités. Quant à Mme Coquenard, elle ne pouvait retenir ses larmes ; mais on ne tira aucune mauvaise conséquence de sa douleur, on la savait fort attachée à ses parents, pour lesquels elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son mari. Mais les véritables adieux se firent dans la chambre de Mme Coquenard : ils furent déchirants. Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle agita un mouchoir en se penchant hors de la fenêtre, à croire qu'elle voulait se précipiter. Porthos reçut toutes ces marques de tendresse en homme habitué à de pareilles démonstrations. Seulement, en tournant le coin de la rue, il souleva son feutre et l'agita en signe d'adieu. De son côté, Aramis écrivait une longue lettre. A qui ? Personne n'en savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui devait partir le soir même pour Tours, attendait cette lettre mystérieuse. Athos buvait à petits coups la dernière bouteille de son vin d'Espagne. Pendant ce temps, d'Artagnan défilait avec sa compagnie. En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour regarder gaiement la Bastille ; mais, comme c'était la Bastille seulement qu'il regardait, il ne vit point Milady, qui, montée sur un cheval isabelle, le désignait du doigt à deux hommes de mauvaise mine qui s'approchèrent aussitôt des rangs pour le reconnaître. Sur une interrogation qu'ils firent du regard, Milady répondit par un signe que c'était bien lui. Puis, certaine qu'il ne pouvait plus y avoir de méprise dans l'exécution de ses ordres, elle piqua son cheval et disparut. Les deux hommes suivirent alors la compagnie, et, à la sortie du faubourg Saint-Antoine, montèrent sur des chevaux tout préparés qu'un domestique sans livrée tenait en main en les attendant. CHAPITRE XLI. LE SIEGE DE LA ROCHELLE Le siège de La Rochelle fut un des grands événements politiques du règne de Louis XIII, et une des grandes entreprises militaires du cardinal. Il est donc intéressant, et même nécessaire, que nous en disions quelques mots ; plusieurs détails de ce siège se liant d'ailleurs d'une manière trop importante à l'histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nous les passions sous silence. Les vues politiques du cardinal, lorsqu'il entreprit ce siège, étaient considérables. Exposons-les d'abord, puis nous passerons aux vues particulières qui n'eurent peut-être pa