ssitôt le siège fini, nous l'enlevons de ce couvent. -- Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est. -- C'est juste, dit Porthos. -- Mais, j'y pense, dit Athos, ne prétendez-vous pas, cher d'Artagnan, que c'est la reine qui a fait choix de ce couvent pour elle ? -- Oui, je le crois du moins. -- Eh bien, mais Porthos nous aidera là-dedans. -- Et comment cela, s'il vous plaît ? -- Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse ; elle doit avoir le bras long. -- Chut ! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lèvres, je la crois cardinaliste et elle ne doit rien savoir. -- Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d'en avoir des nouvelles. -- Vous, Aramis, s'écrièrent les trois amis, vous, et comment cela ? -- Par l'aumônier de la reine, avec lequel je suis fort lié... " , dit Aramis en rougissant. Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevé leur modeste repas, se séparèrent avec promesse de se revoir le soir même : d'Artagnan retourna aux Minimes, et les trois mousquetaires rejoignirent le quartier du roi, où ils avaient à faire préparer leur logis. CHAPITRE XLIII. L'AUBERGE DU COLOMBIER-ROUGE A peine arrivé au camp, le roi, qui avait si grande hâte de se trouver en face de l'ennemi, et qui, à meilleur droit que le cardinal, partageait sa haine contre Buckingham, voulut faire toutes les dispositions, d'abord pour chasser les Anglais de l'île de Ré, ensuite pour presser le siège de La Rochelle ; mais, malgré lui, il fut retardé par les dissensions qui éclatèrent entre MM. de Bassompierre et Schomberg, contre le duc d'Angoulême. MM. de Bassompierre et Schomberg étaient maréchaux de France, et réclamaient leur droit de commander l'armée sous les ordres du roi ; mais le cardinal, qui craignait que Bassompierre, huguenot au fond du coeur, ne pressât faiblement les Anglais et les Rochelois, ses frères en religion, poussait au contraire le duc d'Angoulême, que le roi, à son instigation, avait nommé lieutenant général. Il en résulta que, sous peine de voir MM. de Bassompierre et Schomberg déserter l'armée, on fut obligé de faire à chacun un commandement particulier : Bassompierre prit ses quartiers au nord de la ville, depuis La Leu jusqu'à Dompierre ; le duc d'Angoulême à l'est, depuis Dompierre jusqu'à Périgny ; et M. de Schomberg au midi, depuis Périgny jusqu'à Angoutin. Le logis de Monsieur était à Dompierre. Le logis du roi était tantôt à Etré, tantôt à La Jarrie. Enfin le logis du cardinal était sur les dunes, au pont de La Pierre, dans une simple maison sans aucun retranchement. De cette façon, Monsieur surveillait Bassompierre ; le roi, le duc d'Angoulême, et le cardinal, M. de Schomberg. Aussitôt cette organisation établie, on s'était occupé de chasser les Anglais de l'île. La conjoncture était favorable : les Anglais, qui ont, avant toute chose, besoin de bons vivres pour être de bons soldats, ne mangeant que des viandes salées et de mauvais biscuits, avaient force malades dans leur camp ; de plus, la mer, fort mauvaise à cette époque de l'année sur toutes les côtes de l'océan, mettait tous les jours quelque petit bâtiment à mal ; et la plage, depuis la pointe de l'Aiguillon jusqu'à la tranchée, était littéralement, à chaque marée, couverte des débris de pinasses, de roberges et de felouques ; il en résultait que, même les gens du roi se tinssent-ils dans leur camp, il était évident qu'un jour ou l'autre Buckingham, qui ne demeurait dans l'île de Ré que par entêtement, serait obligé de lever le siège. Mais, comme M. de Toiras fit dire que tout se préparait dans le camp ennemi pour un nouvel assaut, le roi jugea qu'il fallait en finir et donna les ordres nécessaires pour une affaire décisive. Notre intention n'étant pas de faire un journal de siège, mais au contraire de n'en rapporter que les événements qui ont trait à l'histoire que nous racontons, nous nous contenterons de dire en deux mots que l'entreprise réussit au grand étonnement du roi et à la grande gloire de M. le cardinal. Les Anglais, repoussés pied à pied, battus dans toutes les rencontres, écrasés au passage de l'île de Loix, furent obligés de se rembarquer, laissant sur le champ de bataille deux mille hommes parmi lesquels cinq colonels, trois lieutenants-colonels, deux cent cinquante capitaines et vingt gentilshommes de qualité, quatre pièces de canon et soixante drapeaux qui furent apportés à Paris par Claude de Saint-Simon, et suspendus en grande pompe aux voûtes de Notre- Dame. Des Te Deum furent chantés au camp, et de là se répandirent par toute la France. Le cardinal resta donc maître de poursuivre le siège sans avoir, du moins momentanément, rien à craindre de la part des Anglais. Mais, comme nous venons de le dire, le repos n'était que momentané. Un envoyé du duc de Buckingham, nommé Montaigu, avait été pris, et l'on avait acquis la preuve d'une ligue entre l'Empire, l'Espagne, l'Angleterre et la Lorraine. Cette ligue était dirigée contre la France. De plus, dans le logis de Buckingham, qu'il avait été forcé d'abandonner plus précipitamment qu'il ne l'avait cru, on avait trouvé des papiers qui confirmaient cette ligue, et qui, à ce qu'assure M. le cardinal dans ses Mémoires, compromettaient fort Mme de Chevreuse, et par conséquent la reine. C'était sur le cardinal que pesait toute la responsabilité, car on n'est pas ministre absolu sans être responsable ; aussi toutes les ressources de son vaste génie étaient-elles tendues nuit et jour, et occupées à écouter le moindre bruit qui s'élevait dans un des grands royaumes de l'Europe. Le cardinal connaissait l'activité et surtout la haine de Buckingham ; si la ligue qui menaçait la France triomphait, toute son influence était perdue : la politique espagnole et la politique autrichienne avaient leurs représentants dans le cabinet du Louvre, où elles n'avaient encore que des partisans ; lui Richelieu, le ministre français, le ministre national par excellence, était perdu. Le roi, qui, tout en lui obéissant comme un enfant, le haïssait comme un enfant hait son maître, l'abandonnait aux vengeances réunies de Monsieur et de la reine ; il était donc perdu, et peut-être la France avec lui. Il fallait parer à tout cela. Aussi vit-on les courriers, devenus à chaque instant plus nombreux, se succéder nuit et jour dans cette petite maison du pont de La Pierre, où le cardinal avait établi sa résidence. C'étaient des moines qui portaient si mal le froc, qu'il était facile de reconnaître qu'ils appartenaient surtout à l'Eglise militante ; des femmes un peu gênées dans leurs costumes de pages, et dont les larges trousses ne pouvaient entièrement dissimuler les formes arrondies ; enfin des paysans aux mains noircies, mais à la jambe fine, et qui sentaient l'homme de qualité à une lieue à la ronde. Puis encore d'autres visites moins agréables, car deux ou trois fois le bruit se répandit que le cardinal avait failli être assassiné. Il est vrai que les ennemis de Son Eminence disaient que c'était elle- même qui mettait en campagne les assassins maladroits, afin d'avoir le cas échéant le droit d'user de représailles ; mais il ne faut croire ni à ce que disent les ministres, ni à ce que disent leurs ennemis. Ce qui n'empêchait pas, au reste, le cardinal, à qui ses plus acharnés détracteurs n'ont jamais contesté la bravoure personnelle, de faire force courses nocturnes tantôt pour communiquer au duc d'Angoulême des ordres importants, tantôt pour aller se concerter avec le roi, tantôt pour aller conférer avec quelque messager qu'il ne voulait pas qu'on laissât entrer chez lui. De leur côté les mousquetaires, qui n'avaient pas grand-chose à faire au siège, n'étaient pas tenus sévèrement et menaient joyeuse vie. Cela leur était d'autant plus facile, à nos trois compagnons surtout, qu'étant des amis de M. de Tréville, ils obtenaient facilement de lui de s'attarder et de rester après la fermeture du camp avec des permissions particulières. Or, un soir que d'Artagnan, qui était de tranchée, n'avait pu les accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montés sur leurs chevaux de bataille, enveloppés de manteaux de guerre, une main sur la crosse de leurs pistolets, revenaient tous trois d'une buvette qu'Athos avait découverte deux jours auparavant sur la route de La Jarrie, et qu'on appelait le Colombier-Rouge, suivant le chemin qui conduisait au camp, tout en se tenant sur leurs gardes, comme nous l'avons dit, de peur d'embuscade, lorsqu'à un quart de lieue à peu près du village de Boisnar ils crurent entendre le pas d'une cavalcade qui venait à eux ; aussitôt tous trois s'arrêtèrent, serrés l'un contre l'autre, et attendirent, tenant le milieu de la route : au bout d'un instant, et comme la lune sortait justement d'un nuage, ils virent apparaître au détour d'un chemin deux cavaliers qui, en les apercevant, s'arrêtèrent à leur tour, paraissant délibérer s'ils devaient continuer leur route ou retourner en arrière. Cette hésitation donna quelques soupçons aux trois amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme : " Qui vive ? -- Qui vive vous-même ? répondit un de ces deux cavaliers. -- Ce n'est pas répondre, cela ! dit Athos. Qui vive ? Répondez, ou nous chargeons. -- Prenez garde à ce que vous allez faire, Messieurs ! dit alors une voix vibrante qui paraissait avoir l'habitude du commandement. -- C'est quelque officier supérieur qui fait sa ronde de nuit, dit Athos, que voulez-vous faire, Messieurs ? -- Qui êtes-vous ? dit la même voix du même ton de commandement ; répondez à votre tour, ou vous pourriez vous mal trouver de votre désobéissance. -- Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que celui qui les interrogeait en avait le droit. -- Quelle compagnie ? -- Compagnie de Tréville. -- Avancez à l'ordre, et venez me rendre compte de ce que vous faites ici, à cette heure. " Les trois compagnons s'avancèrent, l'oreille un peu basse, car tous trois maintenant étaient convaincus qu'ils avaient affaire à plus fort qu'eux ; on laissa, au reste, à Athos le soin de porter la parole. Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en second lieu, était à dix pas en avant de son compagnon ; Athos fit signe à Porthos et à Aramis de rester de leur côté en arrière, et s'avança seul. " Pardon, mon officier ! dit Athos ; mais nous ignorions à qui nous avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde. -- Votre nom ? dit l'officier, qui se couvrait une partie du visage avec son manteau. -- Mais vous-même, Monsieur, dit Athos qui commençait à se révolter contre cette inquisition ; donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous avez le droit de m'interroger. -- Votre nom ? reprit une seconde fois le cavalier en laissant tomber son manteau de manière à avoir le visage découvert. -- Monsieur le cardinal ! s'écria le mousquetaire stupéfait. -- Votre nom ? reprit pour la troisième fois Son Eminence. -- Athos " , dit le mousquetaire. Le cardinal fit un signe à l'écuyer, qui se rapprocha. " Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il à voix basse, je ne veux pas qu'on sache que je suis sorti du camp, et, en nous suivant, nous serons sûrs qu'ils ne le diront à personne. -- Nous sommes gentilshommes, Monseigneur, dit Athos ; demandez- nous donc notre parole et ne vous inquiétez de rien. Dieu merci, nous savons garder un secret. " Le cardinal fixa ses yeux perçants sur ce hardi interlocuteur. " Vous avez l'oreille fine, Monsieur Athos, dit le cardinal ; mais maintenant, écoutez ceci : ce n'est point par défiance que je vous prie de me suivre, c'est pour ma sûreté : sans doute vos deux compagnons sont MM. Porthos et Aramis ? -- Oui, Votre Eminence, dit Athos, tandis que les deux mousquetaires restés en arrière s'approchaient, le chapeau à la main. -- Je vous connais, Messieurs, dit le cardinal, je vous connais : je sais que vous n'êtes pas tout à fait de mes amis, et j'en suis fâché, mais je sais que vous êtes de braves et loyaux gentilshommes, et qu'on peut se fier à vous. Monsieur Athos, faites-moi donc l'honneur de m'accompagner, vous et vos deux amis, et alors j'aurai une escorte à faire envie à Sa Majesté, si nous la rencontrons. " Les trois mousquetaires s'inclinèrent jusque sur le cou de leurs chevaux. " Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre Eminence a raison de nous emmener avec elle : nous avons rencontré sur la route des visages affreux, et nous avons même eu avec quatre de ces visages une querelle au Colombier-Rouge. -- Une querelle, et pourquoi, Messieurs ? dit le cardinal , je n'aime pas les querelleurs, vous le savez ! -- C'est justement pour cela que j'ai l'honneur de prévenir Votre Eminence de ce qui vient d'arriver ; car elle pourrait l'apprendre par d'autres que par nous, et, sur un faux rapport, croire que nous sommes en faute. -- Et quels ont été les résultats de cette querelle ? demanda le cardinal en fronçant le sourcil. -- Mais mon ami Aramis, que voici, a reçu un petit coup d'épée dans le bras, ce qui ne l'empêchera pas, comme Votre Eminence peut le voir, de monter à l'assaut demain, si Votre Eminence ordonne l'escalade. -- Mais vous n'êtes pas hommes à vous laisser donner des coups d'épée ainsi, dit le cardinal : voyons, soyez francs, Messieurs, vous en avez bien rendu quelques-uns ; confessez-vous, vous savez que j'ai le droit de donner l'absolution. -- Moi, Monseigneur, dit Athos, je n'ai pas même mis l'épée à la main, mais j'ai pris celui à qui j'avais affaire à bras-le-corps et je l'ai jeté par la fenêtre ; il paraît qu'en tombant, continua Athos avec quelque hésitation, il s'est cassé la cuisse. -- Ah ! ah ! fit le cardinal ; et vous, Monsieur Porthos ? -- Moi, Monseigneur, sachant que le duel est défendu, j'ai saisi un banc, et j'en ai donné à l'un de ces brigands un coup qui, je crois, lui a brisé l'épaule. -- Bien, dit le cardinal ; et vous, Monsieur Aramis ? -- Moi, Monseigneur, comme je suis d'un naturel très doux et que, d'ailleurs, ce que Monseigneur ne sait peut-être pas, je suis sur le point de rentrer dans les ordres, je voulais séparer mes camarades, quand un de ces misérables m'a donné traîtreusement un coup d'épée à travers le bras gauche : alors la patience m'a manqué, j'ai tiré mon épée à mon tour, et comme il revenait à la charge, je crois avoir senti qu'en se jetant sur moi il se l'était passée au travers du corps : je sais bien qu'il est tombé seulement, et il m'a semblé qu'on l'emportait avec ses deux compagnons. -- Diable, Messieurs ! dit le cardinal, trois hommes hors de combat pour une dispute de cabaret, vous n'y allez pas de main morte ; et à propos de quoi était venue la querelle ? -- Ces misérables étaient ivres, dit Athos, et sachant qu'il y avait une femme qui était arrivée le soir dans le cabaret, ils voulaient forcer la porte. -- Forcer la porte ! dit le cardinal, et pour quoi faire ? -- Pour lui faire violence sans doute, dit : Athos ; j'ai eu l'honneur de dire à Votre Eminence que ces misérables étaient ivres. -- Et cette femme était jeune et jolie ? demanda le cardinal avec une certaine inquiétude. -- Nous ne l'avons pas vue, Monseigneur, dit Athos. -- Vous ne l'avez pas vue ; ah ! très bien, reprit vivement le cardinal ; vous avez bien fait de défendre l'honneur d'une femme, et, comme c'est à l'auberge du Colombier-Rouge que je vais moi-même, je saurai si vous m'avez dit la vérité. -- Monseigneur, dit fièrement Athos, nous sommes gentilshommes, et pour sauver notre tête, nous ne ferions pas un mensonge. -- Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites, Monsieur Athos, je n'en doute pas un seul instant ; mais, ajouta-t-il pour changer la conversation, cette dame était donc seule ? -- Cette dame avait un cavalier enfermé avec elle, dit Athos ; mais, comme malgré le bruit ce cavalier ne s'est pas montré, il est à présumer que c'est un lâche. -- Ne jugez pas témérairement, dit l'Evangile " , répliqua le cardinal. Athos s'inclina. " Et maintenant, Messieurs, c'est bien, continua Son Eminence, je sais ce que je voulais savoir ; suivez-moi. " Les trois mousquetaires passèrent derrière le cardinal, qui s'enveloppa de nouveau le visage de son manteau et remit son cheval en marche, se tenant à huit ou dix pas en avant de ses quatre compagnons. On arriva bientôt à l'auberge silencieuse et solitaire ; sans doute l'hôte savait quel illustre visiteur il attendait, et en conséquence il avait renvoyé les importuns. Dix pas avant d'arriver à la porte, le cardinal fit signe à son écuyer et aux trois mousquetaires de faire halte, un cheval tout sellé était attaché au contrevent, le cardinal frappa trois coups et de certaine façon. Un homme enveloppé d'un manteau sortit aussitôt et échangea quelques rapides paroles avec le cardinal ; après quoi il remonta à cheval et repartit dans la direction de Surgères, qui était aussi celle de Paris. " Avancez, Messieurs, dit le cardinal. -- Vous m'avez dit la vérité, mes gentilshommes, dit-il en s'adressant aux trois mousquetaires, il ne tiendra pas à moi que notre rencontre de ce soir ne vous soit avantageuse ; en attendant, suivez-moi. " Le cardinal mit pied à terre, les trois mousquetaires en firent autant ; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de son écuyer, les trois mousquetaires attachèrent les brides des leurs aux contrevents. L'hôte se tenait sur le seuil de la porte ; pour lui, le cardinal n'était qu'un officier venant visiter une dame. " Avez-vous quelque chambre au rez-de-chaussée où ces Messieurs puissent m'attendre près d'un bon feu ? " dit le cardinal. L'hôte ouvrit la porte d'une grande salle, dans laquelle justement on venait de remplacer un mauvais poêle par une grande et excellente cheminée. " J'ai celle-ci, répondit-il. -- C'est bien, dit le cardinal ; entrez là, Messieurs, et veuillez m'attendre ; je ne serai pas plus d'une demi-heure. " Et tandis que les trois mousquetaires entraient dans la chambre du rez- de-chaussée, le cardinal, sans demander plus amples renseignements, monta l'escalier en homme qui n'a pas besoin qu'on lui indique son chemin. CHAPITRE XLIV. DE L'UTILITE DES TUYAUX DE POELE Il était évident que, sans s'en douter, et mus seulement par leur caractère chevaleresque et aventureux, nos trois amis venaient de rendre service à quelqu'un que le cardinal honorait de sa protection particulière. Maintenant quel était ce quelqu'un ? C'est la question que se firent d'abord les trois mousquetaires ; puis, voyant qu'aucune des réponses que pouvait leur faire leur intelligence n'était satisfaisante, Porthos appela l'hôte et demanda des dés. Porthos et Aramis se placèrent à une table et se mirent à jouer. Athos se promena en réfléchissant. En réfléchissant et en se promenant, Athos passait et repassait devant le tuyau du poêle rompu par la moitié et dont l'autre extrémité donnait dans la chambre supérieure, et à chaque fois qu'il passait et repassait, il entendait un murmure de paroles qui finit par fixer son attention. Athos s'approcha, et il distingua quelques mots qui lui parurent sans doute mériter un si grand intérêt qu'il fit signe à ses compagnons de se taire, restant lui-même courbé l'oreille tendue à la hauteur de l'orifice inférieur. " Ecoutez, Milady, disait le cardinal, l'affaire est importante ; asseyez- vous là et causons. -- Milady ! murmura Athos. -- J'écoute Votre Eminence avec la plus grande attention, répondit une voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire. -- Un petit bâtiment avec équipage anglais, dont le capitaine est à moi, vous attend à l'embouchure de la Charente, au fort de La Pointe ; il mettra à la voile demain matin. -- Il faut alors que je m'y rende cette nuit ? -- A l'instant même, c'est-à-dire lorsque vous aurez reçu mes instructions. Deux hommes que vous trouverez à la porte en sortant vous serviront d'escorte ; vous me laisserez sortir le premier, puis une demi-heure après moi, vous sortirez à votre tour. -- Oui, Monseigneur. Maintenant revenons à la mission dont vous voulez bien me charger ; et, comme je tiens à continuer de mériter la confiance de Votre Eminence, daignez me l'exposer en termes clairs et précis, afin que je ne commette aucune erreur. " Il y eut un instant de profond silence entre les deux interlocuteurs ; il était évident que le cardinal mesurait d'avance les termes dans lesquels il allait parler, et que Milady recueillait toutes ses facultés intellectuelles pour comprendre les choses qu'il allait dire et les graver dans sa mémoire quand elles seraient dites. Athos profita de ce moment pour dire à ses deux compagnons de fermer la porte en dedans et pour leur faire signe de venir écouter avec lui. Les deux mousquetaires, qui aimaient leurs aises, apportèrent une chaise pour chacun d'eux, et une chaise pour Athos. Tous trois s'assirent alors, leurs têtes rapprochées et l'oreille au guet. " Vous allez partir pour Londres, continua le cardinal. Arrivée à Londres, vous irez trouver Buckingham. -- Je ferai observer à Son Eminence, dit Milady, que depuis l'affaire des ferrets de diamants, pour laquelle le duc m'a toujours soupçonnée, Sa Grâce se défie de moi. -- Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s'agit-il plus de capter sa confiance, mais de se présenter franchement et loyalement à lui comme négociatrice. -- Franchement et loyalement, répéta Milady avec une indicible expression de duplicité. -- Oui, franchement et loyalement, reprit le cardinal du même ton ; toute cette négociation doit être faite à découvert. -- Je suivrai à la lettre les instructions de Son Eminence, et j'attends qu'elle me les donne. -- Vous irez trouver Buckingham de ma part, et vous lui direz que je sais tous les préparatifs qu'il fait, mais que je ne m'en inquiète guère, attendu qu'au premier mouvement qu'il risquera, je perds la reine. -- Croira-t-il que Votre Eminence est en mesure d'accomplir la menace qu'elle lui fait ? -- Oui, car j'ai des preuves. -- Il faut que je puisse présenter ces preuves à son appréciation. -- Sans doute, et vous lui direz que je publie le rapport de Bois-Robert et du marquis de Beautru sur l'entrevue que le duc a eue chez Mme la connétable avec la reine, le soir que Mme la connétable a donné une fête masquée ; vous lui direz, afin qu'il ne doute de rien, qu'il y est venu sous le costume du Grand Mogol que devait porter le chevalier de Guise, et qu'il a acheté à ce dernier moyennant la somme de trois mille pistoles. -- Bien, Monseigneur. -- Tous les détails de son entrée au Louvre et de sa sortie pendant la nuit où il s'est introduit au palais sous le costume d'un diseur de bonne aventure italien me sont connus ; vous lui direz, pour qu'il ne doute pas encore de l'authenticité de mes renseignements, qu'il avait sous son manteau une grande robe blanche semée de larmes noires, de têtes de mort et d'os en sautoir : car, en cas de surprise, il devait se faire passer pour le fantôme de la Dame blanche qui, comme chacun le sait, revient au Louvre chaque fois que quelque grand événement va s'accomplir. -- Est-ce tout, Monseigneur ? -- Dites-lui que je sais encore tous les détails de l'aventure d'Amiens, que j'en ferai faire un petit roman, spirituellement tourné, avec un plan du jardin et les portraits des principaux acteurs de cette scène nocturne. -- Je lui dirai cela. -- Dites-lui encore que je tiens Montaigu, que Montaigu est à la Bastille, qu'on n'a surpris aucune lettre sur lui, c'est vrai, mais que la torture peut lui faire dire ce qu'il sait, et même... ce qu'il ne sait pas. -- A merveille. -- Enfin ajoutez que Sa Grâce, dans la précipitation qu'elle a mise à quitter l'île de Ré, oublia dans son logis certaine lettre de Mme de Chevreuse qui compromet singulièrement la reine, en ce qu'elle prouve non seulement que Sa Majesté peut aimer les ennemis du roi, mais encore qu'elle conspire avec ceux de la France. Vous avez bien retenu tout ce que je vous ai dit, n'est-ce pas ? -- Votre Eminence va en juger : le bal de Mme la connétable ; la nuit du Louvre ; la soirée d'Amiens ; l'arrestation de Montaigu ; la lettre de Mme de Chevreuse. -- C'est cela, dit le cardinal, c'est cela : vous avez une bien heureuse mémoire, Milady. -- Mais, reprit celle à qui le cardinal venait d'adresser ce compliment flatteur, si malgré toutes ces raisons le duc ne se rend pas et continue de menacer la France ? -- Le duc est amoureux comme un fou, ou plutôt comme un niais, reprit Richelieu avec une profonde amertume ; comme les anciens paladins, il n'a entrepris cette guerre que pour obtenir un regard de sa belle. S'il sait que cette guerre peut coûter l'honneur et peut-être la liberté à la dame de ses pensées, comme il dit, je vous réponds qu'il y regardera à deux fois. -- Et cependant, dit Milady avec une persistance qui prouvait qu'elle voulait voir clair jusqu'au bout, dans la mission dont elle allait être chargée, cependant s'il persiste ? -- S'il persiste, dit le cardinal... , ce n'est pas probable. -- C'est possible, dit Milady. -- S'il persiste... " Son Eminence fit une pause et reprit : " S'il persiste, Eh bien, j'espérerai dans un de ces événements qui changent la face des Etats. -- Si Son Eminence voulait me citer dans l'histoire quelques-uns de ces événements, dit Milady, peut-être partagerais-je sa confiance dans l'avenir. -- Eh bien tenez ! par exemple, dit Richelieu, lorsqu'en 1610, pour une cause à peu près pareille à celle qui fait mouvoir le duc, le roi Henri IV, de glorieuse mémoire, allait à la fois envahir les Flandres et l'Italie pour frapper à la fois l'Autriche des deux côtés, Eh bien, n'est-il pas arrivé un événement qui a sauvé l'Autriche ? Pourquoi le roi de France n'aurait-il pas la même chance que l'empereur ? -- Votre Eminence veut parler du coup de couteau de la rue de la Ferronnerie ? -- Justement, dit le cardinal. -- Votre Eminence ne craint-elle pas que le supplice de Ravaillac épouvante ceux qui auraient un instant l'idée de l'imiter ? -- Il y aura en tout temps et dans tous les pays, surtout si ces pays sont divisés de religion, des fanatiques qui ne demanderont pas mieux que de se faire martyrs. Et tenez, justement il me revient à cette heure que les puritains sont furieux contre le duc de Buckingham et que leurs prédicateurs le désignent comme l'Antéchrist. -- Eh bien ? fit Milady. -- Eh bien, continua le cardinal d'un air indifférent, il ne s'agirait, pour le moment, par exemple, que de trouver une femme, belle, jeune, adroite, qui eût à se venger elle-même du duc. Une pareille femme peut se rencontrer : le duc est homme à bonnes fortunes, et, s'il a semé bien des amours par ses promesses de constance éternelle, il a dû semer bien des haines aussi par ses éternelles infidélités. -- Sans doute, dit froidement Milady, une pareille femme peut se rencontrer. -- Eh bien, une pareille femme, qui mettrait le couteau de Jacques Clément ou de Ravaillac aux mains d'un fanatique, sauverait la France. -- Oui, mais elle serait la complice d'un assassinat. -- A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de Jacques Clément ? -- Non, car peut-être étaient-ils placés trop haut pour qu'on osât les aller chercher là où ils étaient : on ne brûlerait pas le Palais de Justice pour tout le monde, Monseigneur. -- Vous croyez donc que l'incendie du Palais de Justice a une cause autre que celle du hasard ? demanda Richelieu du ton dont il eût fait une question sans aucune importance. -- Moi, Monseigneur, répondit Milady, je ne crois rien, je cite un fait, voilà tout ; seulement, je dis que si je m'appelais Mlle de Monpensier ou la reine Marie de Médicis, je prendrais moins de précautions que j'en prends, m'appelant tout simplement Lady Clarick. -- C'est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc ? -- Je voudrais un ordre qui ratifiât d'avance tout ce que je croirai devoir faire pour le plus grand bien de la France. -- Mais il faudrait d'abord trouver la femme que j'ai dit, et qui aurait à se venger du duc. -- Elle est trouvée, dit Milady. -- Puis il faudrait trouver ce misérable fanatique qui servira d'instrument à la justice de Dieu. -- On le trouvera. -- Eh bien, dit le duc, alors il sera temps de réclamer l'ordre que vous demandiez tout à l'heure. -- Votre Eminence a raison, dit Milady, et c'est moi qui ai eu tort de voir dans la mission dont elle m'honore autre chose que ce qui est réellement, c'est-à-dire d'annoncer à Sa Grâce, de la part de Son Eminence, que vous connaissez les différents déguisements à l'aide desquels il est parvenu à se rapprocher de la reine pendant la fête donnée par Mme la connétable ; que vous avez les preuves de l'entrevue accordée au Louvre par la reine à certain astrologue italien qui n'est autre que le duc de Buckingham ; que vous avez commandé un petit roman, des plus spirituels, sur l'aventure d'Amiens, avec plan du jardin où cette aventure s'est passée et portraits des acteurs qui y ont figuré ; que Montaigu est à la Bastille, et que la torture peut lui faire dire des choses dont il se souvient et même des choses qu'il aurait oubliées ; enfin, que vous possédez certaine lettre de Mme de Chevreuse, trouvée dans le logis de Sa Grâce, qui compromet singulièrement, non seulement celle qui l'a écrite, mais encore celle au nom de qui elle a été écrite. Puis, s'il persiste malgré tout cela, comme c'est à ce que je viens de dire que se borne ma mission, je n'aurai plus qu'à prier Dieu de faire un miracle pour sauver la France. C'est bien cela, n'est-ce pas, Monseigneur, et je n'ai pas autre chose à faire ? -- C'est bien cela, reprit sèchement le cardinal. -- Et maintenant, dit Milady sans paraître remarquer le changement de ton du duc à son égard, maintenant que j'ai reçu les instructions de Votre Eminence à propos de ses ennemis, Monseigneur me permettra- t-il de lui dire deux mots des miens ? -- Vous avez donc des ennemis ? demanda Richelieu. -- Oui, Monseigneur ; des ennemis contre lesquels vous me devez tout votre appui, car je me les suis faits en servant Votre Eminence. -- Et lesquels ? répliqua le duc. -- D'abord une petite intrigante du nom de Bonacieux. -- Elle est dans la prison de Mantes. -- C'est-à-dire qu'elle y était, reprit Milady, mais la reine a surpris un ordre du roi, à l'aide duquel elle l'a fait transporter dans un couvent. -- Dans un couvent ? dit le duc. -- Oui, dans un couvent. -- Et dans lequel ? -- Je l'ignore, le secret a été bien gardé... -- Je le saurai, moi ! -- Et Votre Eminence me dira dans quel couvent est cette femme ? -- Je n'y vois pas d'inconvénient, dit le cardinal. -- Bien ; maintenant j'ai un autre ennemi bien autrement à craindre pour moi que cette petite Mme Bonacieux. -- Et lequel ? -- Son amant. -- Comment s'appelle-t-il ? -- Oh ! Votre Eminence le connaît bien, s'écria Milady emportée par la colère, c'est notre mauvais génie à tous deux ; c'est celui qui, dans une rencontre avec les gardes de Votre Eminence, a décidé la victoire en faveur des mousquetaires du roi ; c'est celui qui a donné trois coups d'épée à de Wardes, votre émissaire, et qui a fait échouer l'affaire des ferrets ; c'est celui enfin qui, sachant que c'était moi qui lui avais enlevé Mme Bonacieux, a juré ma mort. -- Ah ! ah ! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler. -- Je veux parler de ce misérable d'Artagnan. -- C'est un hardi compagnon, dit le cardinal. -- Et c'est justement parce que c'est un hardi compagnon qu'il n'en est que plus à craindre. -- Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences avec Buckingham. -- Une preuve ! s'écria Milady, j'en aurai dix. -- Eh bien, alors ! c'est la chose la plus simple du monde, ayez-moi cette preuve et je l'envoie à la Bastille. -- Bien, Monseigneur ! mais ensuite ? -- Quand on est à la Bastille, il n'y a pas d' ensuite , dit le cardinal d'une voix sourde. Ah ! pardieu, continua-t-il, s'il m'était aussi facile de me débarrasser de mon ennemi qu'il m'est facile de me débarrasser des vôtres, et si c'était contre de pareilles gens que vous me demandiez l'impunité !... -- Monseigneur, reprit Milady, troc pour troc, existence pour existence, homme pour homme ; donnez-moi celui-là, je vous donne l'autre. -- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit le cardinal, et ne veux même pas le savoir ; mais j'ai le désir de vous être agréable et ne vois aucun inconvénient à vous donner ce que vous demandez à l'égard d'une si infime créature ; d'autant plus, comme vous me le dites, que ce petit d'Artagnan est un libertin, un duelliste, un traître. -- Un infâme, Monseigneur, un infâme ! -- Donnez-moi donc du papier, une plume et de l'encre, dit le cardinal. -- En voici, Monseigneur. " Il se fit un instant de silence qui prouvait que le cardinal était occupé à chercher les termes dans lesquels devait être écrit le billet, ou même à l'écrire. Athos, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation, prit ses deux compagnons chacun par une main et les conduisit à l'autre bout de la chambre. " Eh bien, dit Porthos, que veux-tu, et pourquoi ne nous laisses-tu pas écouter la fin de la conversation ? -- Chut ! dit Athos parlant à voix basse, nous en avons entendu tout ce qu'il est nécessaire que nous entendions ; d'ailleurs je ne vous empêche pas d'écouter le reste, mais il faut que je sorte. -- Il faut que tu sortes ! dit Porthos ; mais si le cardinal te demande, que répondrons-nous ? -- Vous n'attendrez pas qu'il me demande, vous lui direz les premiers que je suis parti en éclaireur parce que certaines paroles de notre hôte m'ont donné à penser que le chemin n'était pas sûr ; j'en toucherai d'abord deux mots à l'écuyer du cardinal ; le reste me regarde, ne vous en inquiétez pas. -- Soyez prudent, Athos ! dit Aramis. -- Soyez tranquille, répondit Athos, vous le savez, j'ai du sang-froid. " Porthos et Aramis allèrent reprendre leur place près du tuyau de poêle. Quant à Athos, il sortit sans aucun mystère, alla prendre son cheval attaché avec ceux de ses deux amis aux tourniquets des contrevents, convainquit en quatre mots l'écuyer de la nécessité d'une avant-garde pour le retour, visita avec affectation l'amorce de ses pistolets, mit l'épée aux dents et suivit, en enfant perdu, la route qui conduisait au camp. CHAPITRE XLV. SCENE CONJUGALE Comme l'avait prévu Athos, le cardinal ne tarda point à descendre ; il ouvrit la porte de la chambre où étaient entrés les mousquetaires, et trouva Porthos faisant une partie de dés acharnée avec Aramis. D'un coup d'oeil rapide, il fouilla tous les coins de la salle, et vit qu'un de ses hommes lui manquait. " Qu'est devenu M. Athos ? demanda-t-il. -- Monseigneur, répondit Porthos, il est parti en éclaireur sur quelques propos de notre hôte, qui lui ont fait croire que la route n'était pas sûre. -- Et vous, qu'avez-vous fait, Monsieur Porthos ? -- J'ai gagné cinq pistoles à Aramis. -- Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi ? -- Nous sommes aux ordres de Votre Eminence. -- A cheval donc, Messieurs, car il se fait tard. " L'écuyer était à la porte, et tenait en bride le cheval du cardinal. Un peu plus loin, un groupe de deux hommes et de trois chevaux apparaissait dans l'ombre ; ces deux hommes étaient ceux qui devaient conduire Milady au fort de La Pointe, et veiller à son embarquement. L'écuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires lui avaient déjà dit à propos d'Athos. Le cardinal fit un geste approbateur, et reprit la route, s'entourant au retour des mêmes précautions qu'il avait prises au départ. Laissons-le suivre le chemin du camp, protégé par l'écuyer et les deux mousquetaires, et revenons à Athos. Pendant une centaine de pas, il avait marché de la même allure ; mais, une fois hors de vue, il avait lancé son cheval à droite, avait fait un détour, et était revenu à une vingtaine de pas, dans le taillis, guetter le passage de la petite troupe ; ayant reconnu les chapeaux bordés de ses compagnons et la frange dorée du manteau de M. le cardinal, il attendit que les cavaliers eussent tourné l'angle de la route, et, les ayant perdus de vue, il revint au galop à l'auberge, qu'on lui ouvrit sans difficulté. L'hôte le reconnut. " Mon officier, dit Athos, a oublié de faire à la dame du premier une recommandation importante, il m'envoie pour réparer son oubli. -- Montez, dit l'hôte, elle est encore dans sa chambre. " Athos profita de la permission, monta l'escalier de son pas le plus léger, arriva sur le carré, et, à travers la porte entrouverte, il vit Milady qui attachait son chapeau. Il entra dans la chambre, et referma la porte derrière lui. Au bruit qu'il fit en repoussant le verrou, Milady se retourna. Athos était debout devant la porte, enveloppé dans son manteau, son chapeau rabattu sur ses yeux. En voyant cette figure muette et immobile comme une statue, Milady eut peur. " Qui êtes-vous ? et que demandez-vous ? " s'écria-t-elle. -- Allons, c'est bien elle ! " murmura Athos. Et, laissant tomber son manteau, et relevant son feutre, il s'avança vers Milady. " Me reconnaissez-vous, Madame ? " dit-il. Milady fit un pas en avant, puis recula comme à la vue d'un serpent. " Allons, dit Athos, c'est bien, je vois que vous me reconnaissez. -- Le comte de La Fère ! murmura Milady en pâlissant et en reculant jusqu'à ce que la muraille l'empêchât d'aller plus loin. -- Oui, Milady, répondit Athos, le comte de La Fère en personne, qui revient tout exprès de l'autre monde pour avoir le plaisir de vous voir. Asseyons-nous donc, et causons, comme dit Monseigneur le cardinal. " Milady, dominée par une terreur inexprimable, s'assit sans proférer une seule parole. " Vous êtes donc un démon envoyé sur la terre ? dit Athos. Votre puissance est grande, je le sais ; mais vous savez aussi qu'avec l'aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les démons les plus terribles. Vous vous êtes déjà trouvée sur mon chemin, je croyais vous avoir terrassée, Madame ; mais, ou je me trompais, ou l'enfer vous a ressuscitée. " Milady, à ces paroles qui lui rappelaient des souvenirs effroyables, baissa la tête avec un gémissement sourd. " Oui, l'enfer vous a ressuscitée, reprit Athos, l'enfer vous a faite riche, l'enfer vous a donné un autre nom, l'enfer vous a presque refait même un autre visage ; mais il n'a effacé ni les souillures de votre âme, ni la flétrissure de votre corps. " Milady se leva comme mue par un ressort, et ses yeux lancèrent des éclairs. Athos resta assis. " Vous me croyiez mort, n'est-ce pas, comme je vous croyais morte ? et ce nom d'Athos avait caché le comte de La Fère, comme le nom de Milady Clarick avait caché Anne de Breuil ! N'était-ce pas ainsi que vous vous appeliez quand votre honoré frère nous a mariés ? Notre position est vraiment étrange, poursuivit