ons; Des tombereaux grincent comme des gonds; Des balances de fer font choir des cubes d'ombre Et les glissent soudain en des sous-sols de feu; Des pont s'ouvrant par le milieu, Entre les mats touffus dressent des gibets sombres Et des lettres de cuivre inscrivent l'univers, Immensement, par a travers Les toits, les corniches et les murailles, Face a face, comme en bataille. Et tout la-bas, passent chevaux et roues, Filent les trains, vole l'effort, Jusqu'aux gares, dressant, telles des proues Immobiles, de mille en mille, un fronton d'or. Des rails ramefies y descendent sous terre Comme en des puits et des crateres Pour reparaitre au loin en reseaux clairs d'eclairs Dans le vacarme et la poussiere. C'est la ville tentaculaire. La rue - et ses remous comme des cables Noues autour des monuments - Fuit et revient en longs enlacements; Et ses foules inextricables Les mains folles, les pas fievreux, La haine aux yeux, Happent des dents le temps qui les devance. A l'aube, au soir, la nuit, Dans la hate, le tumulte, le bruit, Elles jettent vers le hasard l'apre semence De leur labeur que l'heure emporte; Et les comptoirs mornes et noirs Et les bureaux louches et faux Et les banques battent des portes Aux coups de vent de la demence. Le long du fleuve, une lumiere ouatee, Trouble et lourde, comme un haillon qui brule, De reverbere en reverbere se recule. La vie, avec des flots d'alcool est fermentee. Les bars ouvrent sur les trottoirs Leurs tabernacles de miroirs Ou se mirent l'ivresse et la bataille; Une aveugle s'appuie a la muraille Et vend de la lumiere, en des boites d'un sou; La debauche et le vol s'accouplent en leur trou; La brume immense et rousse Parfois jusqu'a la mer recule et se retrousse Et c'est alors comme un grand cri jete Vers le soleil et sa clarte: Places, bazars, gares, marches, Exasperent si fort leur vaste turbulence Que les mourants cherchent en vain le moment de silence Qu'il faut aux yeux pour se fermer. Telle, le jour - pourtant, lorsque les soirs Sculptent le firmament, de leurs marteaux d'ebene, La ville au loin s'etale et domine la plaine Comme un nocturne et colossal espoir; Elle surgit: desir, splendeur, hantise; Sa clarte se projette en lueurs jusqu'aux cieux, Son gaz myriadaire en buissons d'or s'attise, Ses rails sont des chemins audacieux Vers le bonheur fallacieux Que la fortune et la force accompagnent; Ses murs se dessinent pareils a une armee Et ce qui vient d'elle encor de brume et de fumee Arrive en appels clairs vers les campagnes. C'est la ville tentaculaire, La pieuvre ardente et l'ossuaire Et la carcasse solennelle. Et les chemins d'ici s'en vont a l'infini Vers elle. Le Donneur de mauvais conseils Par les chemins bordes de pueils Rode en maraude Le donneur de mauvais conseils. La vieille carriole aux tons groseille Qui l'emmena, on ne sait d'ou, Une folle la garde et la surveille, Au carrefour des chemins mous. Le cheval pait l'herbe d'automne, Pres d'une mare monotone, Dont l'eau livide reverbere Le ciel de pluie et de misere Qui tombe en loques sur la terre. Le donneur de mauvais conseils Est attendu dans le village, A l'heure ou tombe le soleil. Il est le visiteur oblique et louche Qui, de ferme en ferme, s'abouche, Quand la detresse et la ruine Se rabattent sur les chaumines. Il est celui qui frappe a l'huis, Tenacement, et vient s'asseoir Lorsque le have desespoir Fixe ses regards droits Sur le feu mort des atres froids. Il vaticine et il marmonne, Toujours ardent et monotone, Prenant a part chacun de ceux Dont les arpents sont cancereux Et les epargnes infecondes Et les poussant a tout quitter, Pour un peu d'or qu'ils entendent tinter En des villes, la-bas, au bout du monde. A qui, devant sa lampe eteinte, Seul avec soi, quand minuit tinte, S'en va tatant aux murs de sa chaumiere Les trous qu'y font les vers de la misere, Sans qu'un secours ne lui vienne jamais, Il conseille d'aller, au fond de l'eau, Mordre soudain les exsangues reflets De sa face dans un marais. Il pousse au mal la fille ardente, Avec du crime au bout des doigts, Avec des yeux comme la poix Et des regards qui violentent. Il attise en son coeur le vice A mots cuisants et rouges, Pour qu'en elle la femelle et la gouge Biffent la mere et la nourrice Et que sa chair soit aux amants, Morte, comme ossements et pierres, Au cimetiere. Aux vieux couples qui font l'usure Depuis que les malheurs ravagent Les villages, a coups de rage, Il vend les moyens surs Et la tenacite qui reussit toujours A ruiner hameaux et bourgs, Quand, avec l'or tapi au creux De l'armoire crasseuse ou de l'alcove immonde, On s'imagine, en un logis lepreux, Etre le roi qui tient le monde. Enfin, il est le conseiller de ceux Qui profanent la nuit des saints dimanches En boutant l'incendie a leurs granges de planches. Il indique l'heure precise Ou le tocsin sommeille aux tours d'eglise, Ou seul avec ses yeux insoucieux, Le silence regarde faire. Ses gestes secs et entetes Numerotent ses volontes, Et l'ombre de ses doigts semble ligner d'entailles Le crepi blanc de la muraille. Et pour conclure il verse a tous Un peu du fiel de son vieux coeur Pourri de haine et de rancoeur; Et designe le rendez-vous, - Quand ils voudront - au coin des bordes. Ou, pres de l'arbre, ils trouveront Pour se brancher un bout de corde. Ainsi va-t-il de ferme en ferme; Plus volontiers, lorsque le terme Au bahut vide inscrit sa date, Le corps craquant comme des lattes, Le cou maigre, le pas trainant, Mais inusable et permanent, Avec sa pauvre carriole, Avec sa bete, avec sa folle, Qui l'attendent, jusqu'au matin, Au carrefour des vieux chemins. Pelerinage Ou vont les vieux paysans noirs Par les chemins en or des soirs? A grands coups d'ailes affolees, En leurs toujours folles volees, Les moulins fous fauchent le vent. Le cormoran des temps d'automne Jette au ciel triste et monotone Son cri sombre comme la nuit. C'est l'heure brusque de la terreur, Ou passe, en son charroi d'horreur, Le vieux Satan des moissons fausses. Par la campagne en grand deuil d'or, Ou vont les vieux silencieux? Quelqu'un a du frapper l'ete De mauvaise fecondite: Le ble tres haut ne fut que paille. Les bonnes eaux n'ont point coule Par les veines du champ brule; Quelqu'un a du frapper les sources; Quelqu'un a du secher la vie, Comme une gorge inassouvie Vide d'un trait le fond d'un verre. Par la campagne en grand deuil d'or, Ou vont les vieux et leur misere? L'apre semeur des mauvais germes, Au temps de mai baignant les fermes, Les vieux l'ont tous senti passer. Ils l'ont surpris morne et railleur, Penche sur la campagne en fleur; Plein de foudre, comme l'orage. Les vieux n'ont rien ose se dire. Mais tous ont entendu son rire Courir de taillis en taillis. Or, ils savent par quel moyen On peut flechir Satan paien, Qui reste maitre des moissons. Par la campagne en grand deuil d'or, Ou vont les vieux et leur frisson? L'apre semeur du mauvais ble Entend venir ce defile D'hommes qui se taisent et marchent. Il sait que seuls ils ont encore, Au fond du coeur qu'elle devore, Toute la peur de l'inconnu; Qu'obstinement ils derobent en eux Son culte sombre et lumineux, Comme un minuit blanc de mercure, Et qu'ils redoutent les revoltes, Et qu'ils supplient pour leurs recoltes Plus devant lui que devant Dieu. Par la campagne, en grand deuil d'or, Ou vont les vieux porter leur voeu? Le Satan noir des champs brules Et des fermiers ensorceles Qui font des croix de la main gauche, Ce soir, a l'heure ou l'horizon est rouge Contre un arbre dont rien ne bouge, Depuis une heure est accoude. Les vieux ont pu l'apercevoir, Avec ses yeux dardes vers eux, D'entre ses cils de chardons morts. Ils ont senti qu'il ecoutait Les silences de leur souhait Et leur priere uniquement pensee. Alors, subitement, En un grand feu de tourbe et de branches coupees Ils ont jete un chat vivant. Regards eteints, pattes crispees, La bete est morte atrocement, Pendant qu'au long des champs muets, Sous le gel rude et le vent froid, Chacun, par un chemin a soi, Sans rien savoir s'en revenait. Chanson de fou Brisez-leur pattes et vertebres, Chassez les rats, les rats. Et puis versez du froment noir. Le soir, Dans les tenebres. Jadis, lorsque mon coeur cassa, Une femme le ramassa Pour le donner aux rats. - Brisez-leur pattes et vertebres. Souvent je les ai vus dans l'atre, Taches d'encre parmi le platre, Qui grignotaient ma mort. - Brisez-leur pattes et vertebres. L'un d'eux, je l'ai senti Grimper sur moi la nuit, Et mordre encor le fond du trou Que fit, dans ma poitrine, L'arrjchement de mon coeur fou. - Brisez-leur pattes et vertebres. Ma tete a moi les vents y passent, Les vents qui passent sous la porte, Et les rats noirs de haut en bas Peuplent ma tete morte. - Brisez-leur pattes et vertebres. Car personne ne sait plus rien. Et qu'importent le mal, le bien, Les rats, les rats sont la, par tas, Dites, verserez-vous, ce soir, Le froment noir, A pleines mains, dans les tenebres? Le Peche Sur sa butte que le vent gifle, Il tourne et fauche et ronfle et siffle, Le vieux moulin des peches vieux Et des forfaits astucieux. Il geint des pieds jusqu'a la tete, Sur fond d'orage et de tempete, Lorsque l'automne et les nuages Frolent son toit de leurs voyages. Sur la campagne abandonnee II apparait une araignee Colossale, tissant ses toiles Jusqu'aux etoiles. C'est le moulin des vieux peches. Qui l'ecoute, parmi les routes, Entend battre le coeur du diable, Dans sa carcasse insatiable. Un travail d'ombre et de tenebres S'y fait, pendant les nuits funebres Quand la lune fendue Git la, sur le carreau de l'eau, Comme une hostie atrocement mordue. C'est le moulin de la ruine Qui moud le mal et le repand aux champs Infini, comme une bruine. Ceux qui sournoisement ecornent Le champ voisin en deplacant les bornes; Ceux qui, valets d'autrui, sement l'ivraie Au lieu de l'orge vraie; Ceux qui jettent les poisons verts dans l'eau Ou l'on amene le troupeau; Ceux qui, par les nuits seules, En brasiers d'or font eclater les meules, Tous passerent par le moulin. Encore: Les vieux jeteurs de sorts et les sorcieres Que vont trouver les filles-meres; Ceux qui cachent dans les fourres Leurs ruts sinistrement vociferes; Ceux qui n'aiment la chair que si le sang Gicle aux yeux, frais et luisant; Ceux qui s'entr'egorgent, a couteaux rouges, Volets fermes, au fond des bouges: Ceux qui scrutent l'espace Avec, au bout du poing, la mort pour tel qui passe, Tous passerent par le moulin. Aussi: Les vagabonds qui habitent des fosses Avec leurs filles qu'ils engrossent; Les fous qui choisissent des betes Pour assouvir leur rage et ses tempetes; Les mendiants qui deterrent les mortes Atrocement et les emportent; Les couples noirs, pervers et vieux, Qui instruisent l'enfant a coucher entre eux deux; Tous passerent par le moulin. Tous sont venus, sournoisement, Choisissant l'heure et le moment, Avec leurs chiens et leurs brouettes, Et leurs anes et leurs charrettes; Tous sont venus, jeunes et vieux, Pour emporter jusque chez eux Le mauvais grain, coute que coute; Et quand ils sont redescendus Par les sentes du haut talus, Les grand'routes charriaient toutes Infiniment, comme des veines, Le sang du mal, parmi les plaines. Et le moulin tournait au fond des soirs La croix grande de ses bras noirs, Avec des feux, comme des yeux, Dans l'orbite de ses lucarnes Dont les rayons gagnaient les loins. Parfois, s'illuminaient des coins, La-bas, dans la campagne morne, Et l'on voyait les porteurs gourds, Ployant au faix des peches lourds, Hagards et las, buter de borne en borne. Le Fleau La Mort a bu du sang Au cabaret des Trois Cercueils. La Mort a mis sur le comptoir Un ecu noir, - "C'est pour les cierges et pour les deuils." Des gens s'en sont alles Tout lentement Chercher le sacrement. On a vu cheminer le pretre Et les enfants de ch?ur, Vers les maisons de l'affre et du malheur Dont on fermait toutes fenetres. La Mort a bu du sang. Elle en est soule. - "Notre Mere la Mort, pitie! pitie! Ne bois ton verre qu'a moitie, Notre Mere la Mort, s'est nous les meres. C'est nous les vieilles a manteaux, Avec nos coeurs, avec nos maux, Qui marmonnons du desespoir En chapelets interminables; Notre Mere la Mort, pitie! pitie! C'est nous les bequillantes et minables Vieilles, tannees Par la misere et les annees: Nos corps sont prets pour tes tombeaux, Nos seins sont prets pour tes couteaux." - La Mort, dites, les bonnes gens, La Mort est soule: Sa tete oscille et roule Comme une boule. La Mort a bu du sang Comme un vin frais et bienfaisant; La Mort a mis sur le comptoir Un ecu noir, Elle en voudra pour ses argents Au cabaret des pauvres gens. - "Notre-Dame la Mort, c'est nous les vieux des guerres Tumultuaires; Notre-Dame des drapeaux noirs Et des debacles dans les soirs, Norte-Dame des glaives et des balles Et des crosses contre les dalles, Toi, notre vierge et notre orgueil, Toujours si fiere et droite, au seuil Du palais d'or de nos grands reves; Notre-Dame la Mort, toi, qui te leves, Au battant de nos tambours, Obeissante - et qui, toujours, Nous enseigna l'audace et le courage, Notre-Dame la Mort, cesse ta rage Et daigne enfin nous voir et nous entendre Puisqu'ils n'ont point appris, nos fils, a se defendre." - La Mort, dites, les vieux verbeux, La Mort est soule, Comme un flacon qui roule Sur la pente des chemins creux. La Mort n'a pas besoin De votre mort au bout du monde, C'est au pays qu'elle enfonce la bonde Du tonneau rouge. - "Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge Qui viens en robe d'or chez vous, Vous supplier a deux genoux D'avoir pitie des gens de mon village. Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge, De Ãåõ-voto, pres de la berge, C'est moi qui fus de mes pleurs inondee Au Golgotha, dans la Judee, Sous Herode, voici mille ans. Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge Qui fis promesse aux gens d'ici De m'en venir crier merci Dans leurs detresses et leurs peines; Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge." - "La Mort, dites, la bonne Dame, Se sent au coeur comme une flamme Qui, de la, monte a son cerveau. La Mort a soif de sang nouveau. La Mort est soule, Un seul desir comme une houle, Remplit sa brumeuse pensee. La Mort n'est point celle qu'on econduit Avec un peu de priere et de bruit, La Mort s'est lentement lassee D'avoir pitie du desespoir; Bonne Vierge des reposoirs, La Mort est soule Et sa fureur, hors des ornieres, Par les chemins des cimetieres Bondit et roule Comme une boule." - "La Mort, c'est moi, Jesus, le Roi, Qui te fis grande ainsi que moi Pour que s'accomplisse la loi Des choses en ce monde. La Mort, je suis la manne d'or Qui s'eparpille du Thabor Divinement, jusqu'aux confins du monde. Je suis celui qui fus pasteur, Chez les humbles, pour le Seigneur; Mes mains de gloire et de splendeur Ont rayonne sur la douleur; La Mort, je suis la paix du monde." - "La Mort, dites, le Seigneur Dieu, Est assise, pres d'un bon feu, Dans une auberge ou le vin coule Et n'entend rien, tant elle est soule. Elle a sa faux et Dieu a son tonnerre. En attendant, elle aime a boire et le fait voir A quiconque voudrait s'asseoir, Cote a cote, devant un verre. Jesus, les temps sont vieux, Et chacun boit comme il le peut Et qu'importent les vetements sordides Lorsque le sang nous fait les dents splendides. " Et la Mort s'est mise a boire, les pieds au feu; Elle a meme laisse s'en aller Dieu Sans se lever sur son passage; Si bien que ceux qui la voyaient assise Ont cru leur ame compromise. Durant des jours et puis des jours encor, la Mort A fait des dettes et des deuils, Au cabaret des Trois Cercueils; Puis, un matin, elle a ferre son cheval d'os, Mis son bissac au creux du dos Pour s'en aller a travers la campagne. De chaque bourg et de chaque village, Les gens s'en sont venus vers elle avec du vin, Pour qu'elle n'ait ni soif, ni faim, Et ne fit halte au coin des routes; Les vieux portaient de la viande et du pain, Les femmes des paniers et des corbeilles Et les fruits clairs de leur verger, Et les enfants portaient des miels d'abeilles. La Mort a chemine longtemps, Par le pays des pauvres gens, Sans trop vouloir, sans trop songer, La tete soule Comme une boule. Elle portait une loque de manteau roux, Avec de grands boutons de veste militaire, Un bicorne pique d'un plumet refractaire Et des bottes jusqu'aux genoux. Son fantome de cheval blanc Cassait un vieux petit trot lent De bete ayant la goutte Sur les pierres de la grand'route; Et les foules suivaient vers n'importe ou Le grand squelette aimable et soul Qui souriait de leur panique Et qui sans crainte et sans horreur Voyait se tordre, au creux de sa tunique, Un trousseau de vers blancs qui lui tetaient le coeur. Le Depart Trainant leurs pas apres leurs pas Le front pesant et le coeur las, S'en vont, le soir, par la grand'route, Les gens d'ici, buveurs de pluie, Lecheurs de vent, fumeurs de brume. Les gens d'ici n'ont rien de rien, Rien devant eux Que l'infini de la grand'route. Chacun porte au bout d'une gaule, Dans un mouchoir a carreaux bleus, Chacun porte dans un mouchoir, Changeant de main, changeant d'epaule, Chacun porte Le linge use de son espoir. Les gens s'en vont, les gens d'ici, Par la grand'route a l'infini. L'auberge est la, pres du bois nu, L'auberge est la de l'inconnu; Sur ses dalles, les rats trimballent Et les souris. L'auberge, au coin des bois moisis, Grelotte, avec ses murs manges, Avec son toit comme une teigne, Avec le bras de son enseigne Qui tend au vent un os ronge. Les gens d'ici sont gens de peur: Ils font des croix sur leur malheur Et tremblent; Les gens d'ici ont dans leur ame Deux tisons noirs, mais point de flamme, Deux tisons noirs en croix. Les gens d'ici sont gens de peur; Et leurs autels n'ont plus de cierges Et leur encens n'a plus d'odeur: Seules, en des niches desertes, Quelques roses tombent inertes Autour d'un Christ en platre peint. Les gens d'ici ont peur de l'ombre sur leurs champs, De la lune sur leurs etangs, D'un oiseau mort contre une porte; Les gens d'ici ont peur des gens. Les gens d'ici sont malhabiles, La tete lente et les cerveaux debiles Quoique tannes d'entetement; Ils sont ladres, ils sont minimes Et s'ils comptent c'est par centimes, Peniblement, leur denument. Avec leur chat, avec leur chien, Avec l'oiseau dans une cage, Avec, pour vivre, un seul moyen: Boire son mal, taire sa rage; Les pieds uses, le coeur moisi, Les gens d'ici, Quittant leur gite et leur pays, S'en vont, ce soir, vers l'infini. Les meres trainent a leurs jupes Leur trousseau long d'enfants belants, Trinqueballes, trinqueballants; Les yeux clignants des vieux s'occupent A refixer, une derniere fois, Leur coin de terre morne et grise, Ou mord l'averse, ou mord la bise, Ou mord le froid. Suivent les gars des bordes, Les bras maigres comme des cordes, Sans plus d'orgueil, sans meme plus Le moindre elan vers les temps revolus Et le bonheur des autrefois, Sans plus la force en leurs dix doigts De se serrer en poings contre le sort Et la colere de la mort. Les gens des champs, les gens d'ici Ont du malheur a l'infini. Leurs brouettes et leurs charrettes Trinqueballent aussi, Cassant, depuis le jour leve, Les os pointus du vieux pave: Quelques-unes, plus greles que squelettes, Entrechoquent des amulettes A leurs brancards, D'autres grincent, les ais criards, Comme les seaux dans les citernes; D'autres portent de vieillottes lanternes. Les chevaux las Secouent, a chaque pas, Le vieux lattis de leur carcasse; Le conducteur s'agite et se tracasse, Comme quelqu'un qui serait fou, Lancant parfois vers n'importe ou, Dans les espaces, Une pierre lasse Aux corbeaux noirs du sort qui passe. Les gens d'ici Ont du malheur - et sont soumis. Et les troupeaux reches et maigres, Par les chemins rapes et par les sablons aigres, Egalement sont les chasses, Aux coups de fouet inepuises Des famines qui exterminent: Moutons dont la fatigue a tout caillou ricoche, Boeufs qui meuglent vers la mort proche, Vaches lentes et lourdes Aux pis vides comme des gourdes. Ainsi s'en vont betes et gens d'ici, Par le chemin de ronde Qui fait dans la detresse et dans la nuit, Immensement, le tour du monde, Venant, dites, de quels lointains, Par a travers les vieux destins, Passant les bourgs et les bruyeres, Avec, pour seul repos, l'herbe des cimetieres, Allant, roulant, faisant des n?uds De chemins noirs et tortueux, Hiver, automne, ete, printemps, Toujours lasses, toujours partant De l'infini pour l'infini. Tandis qu'au loin, la-bas, Sous les cieux lourds, fuligineux et gras, Avec son front comme un Thabor, Avec ses sucoirs noirs et ses rouges haleines Hallucinant et attirant les gens des plaines, C'est la ville que la nuit formidable eclaire, La ville en platre, en stuc, en bois, en fer, en or, - Tentaculaire. Les Villes tentaculaires La Plaine La plaine est morne, avec ses clos, avec ses granges Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus, La plaine est morne et lasse et ne se defend plus, La plaine est morne et morte - et la ville la mange. Formidables et criminels, Les bras des machines diaboliques, Fauchant les bles evangeliques, Ont effraye le vieux semeur melancolique Dont le geste semblait d'accord avec le ciel. L'orde fumee et ses haillons de suie Ont traverse le vent et l'ont sali: Un soleil pauvre et avili S'est comme use en de la pluie. Et maintenant, ou s'etageaient les maisons claires Et les vergers et les arbres parsemes d'or, On apercoit, a l'infini, du sud au nord, La noire immensite des usines rectangulaires. Telle une bete enorme et taciturne Qui bourdonne derriere un mur, Le ronflement s'entend, rythmique et dur, Des chaudieres et des meules nocturnes; Le sol vibre, comme s'il fermentait, Le travail bout comme un forfait, L'egout charrie une fange velue Vers la riviere qu'il pollue; Un supplice d'arbres ecorches vifs Se tord, bras convulsifs, En facade, sur le bois proche; L'ortie epuise au coeur les sablons et les oches, Et des fumiers, toujours plus hauts, de residus - Ciments huileux, platras pourris, moellons fendus - Au long de vieux fosses et de berges obscures Levent, le soir, des monuments de pourriture. Sous des hangars tonnants et lourds, Les nuits, les jours, Sans air ni sans sommeil, Des gens peinent loin du soleil: Morceaux de vie en l'enorme engrenage, Morceaux de chair fixee, ingenieusement, Piece par piece, etage par etage, De l'un a l'autre bout du vaste tournoiement. Leurs yeux sont devenus les yeux de la machine; Leur corps entier: front, col, torse, epaules, echine, Se plie aux jeux regles du fer et de l'acier; Leurs mains et leurs dix doigts courent sur des claviers Ou cent fuseaux de fil tournent et se devident; Et mains promptes et doigts rapides S'usent si fort, Dans leur effort Sur la matiere carnassiere, Qu'ils y laissent, a tout moment, Des empreintes de rage et des gouttes de sang. Dites! l'ancien labeur pacifique, dans l'Aout Des seigles murs et des avoines rousses, Avec les bras ru clair, le front debout, Quand l'or des bles ondule et se retrousse Vers l'horizon torride ou le silence bout. Dites! le repos tiede et les midis elus, Tressant de l'ombre pour les siestes, Sous les branches, dont les vents prestes Rythment, avec lenteur, les grands gestes feuillus. Dites, la plaine entiere ainsi qu'un jardin gras, Toute folle d'oiseaux eparpilles dans la lumiere, Qui la chantent, avec leurs voix plenieres, Si pres du ciel qu'on ne les entend pas. Mais aujourd'hui, la plaine?- elle est finie; La plaine est morne et ne se defend plus: Le flux des ruines et leur reflux L'ont submergee, avec monotonie. On ne rencontre, au loin, qu'enclos rapieces Et chemins noirs de houille et de scories Et squelettes de metairies Et trains coupant soudain les villages en deux. Les Madones ont tu leurs voix d'oracle Au coin du bois, parmi les arbres; Et les vieux saints et leurs socles de marbre Ont chu dans les fontaines a miracles. Et tout est la, comme des cercueils vides, - Seuils et murs lezardes et toitures fendues - Et tout se plaint ainsi que les ames perdues Qui sanglotent le soir dans la bruyere humide. Helas! la plaine, helas! elle est finie! Et ses clochers sont morts et ses moulins perclus. La plaine, helas! elle a tousse son agonie Dans les derniers hoquets d'un angelus. L'Ame de la ville Les toits semblent perdus Et les clochers et les pignons fondus, Dans ces matins fuligineux et rouges, Ou, feu a feu, des signaux bougent. Une courbe de viaduc enorme Longe les quais mornes et uniformes; Un train s'ebranle immense et las. La-bas, Un steamer rauque avec un bruit de corne. Et par les quais uniformes et mornes, Et par les ponts et par les rues, Se bousculent, en leurs cohues, Sur des ecrans de brumes crues, Des ombres et des ombres. Un air de soufre et de naphte s'exhale; Un soleil trouble et monstrueux s'etale; L'esprit soudainement s'effare Vers l'impossible et le bizarre; Crime ou vertu, voit-il encor Ce qui se meut en ces decors, Ou, devant lui, sur les places, s'exalte Ailes grandes, dans le brouillard Un aigle noir avec un etendard, Entre ses serres de basalte. Î les siecles et les siecles sur cette ville, Grande de son passe Sans cesse ardent - et traverse, Comme a cette heure, de fantomes! Î les siecles et les siecles sur elle, Avec leur vie immense et criminelle Battant - depuis quels temps? - Chaque demeure et chaque pierre De desirs fous ou de coleres carnassieres! Quelques huttes d'abord et quelques pretres: L'asile a tous, l'eglise et ses fenetres Laissant filtrer la lumiere du dogme sur Et sa naivete vers les cerveaux obscurs. Donjons dentes, palais massifs, cloitres barbares; Croix des papes dont le monde s'effare; Moines, abbes, barons, serfs et vilains; Mitres d'orfroi, casques d'argent, vestes de lin; Luttes d'instincts, loin des luttes de l'ame Entre voisins, pour l'orgueil vain d'une oriflamme; Haines de sceptre a sceptre et monarques faillis Sur leur fausse monnaie ouvrant leurs fleurs de lys, Taillant le bloc de leur justice a coups de glaive Et la dressant et l'imposant, grossiere et breve. Puis, l'ebauche, lente a naitre, de la cite: Forces qu'on veut dans le droit seul planter; Ongles du peuple et machoires de rois; Mufles crispes dans l'ombre et souterrains abois Vers on ne sait quel ideal au fond des nues; Tocsins brassant, le soir, des rages inconnues; Flambeaux de delivrance et de salut, debout Dans l'atmosphere enorme ou la revolte bout; Livres dont les pages, soudain intelligibles, Brulent de verite, comme jadis les Bibles; Hommes divins et clairs, tels des monuments d'or D'ou les evenements sortent armes et forts; Vouloirs nets et nouveaux, consciences nouvelles Et l'espoir fou, dans toutes les cervelles,