Et depuis lors, elles s'imposent A nos craintes, a nos espoirs et a nos gloses, Hantant nos coeurs et nos esprits Et regardant les etres et les choses, Comme si, sous leurs paupieres decloses, S'ouvraient les yeux de l'infini. Elles vibrent ainsi dans l'immense matiere, Formant autour du monde une ronde de feux, Sans qu'aucune ne soit une clarte premiere. Pourtant, a voir leur or perdurer dans les cieux, L'homme qui les crea de sa propre lumiere, Ivre de leur splendeur, en fit un jour: les Dieux. Meme aujourd'hui leur flamme apparait eternelle, Mais ne se nourrit plus de force et de beaute Oue grace au sang de la realite Toujours mobile et sans cesse nouvelle, Que nous jetons vers elles. Plus les penseurs d'un temps seront exacts et clairs, Plus leur front sera fier et leur ame ravie D'etre les ouvriers exaltes de la vie, Plus ils dirigeront vers eux-memes l'eclair Qui rallume, soudain, d'un feu nouveau, les tetes, Plus leurs pas sonneront, au chemin des conquetes, Plus ils s'admireront entre eux, etant vraiment Ce qui vit de plus haut, sous le vieux firmament, Plus s'epanouiront, larges et fecondees, Aux horizons, la-haut, les supremes idees. Les Rythmes souverains Michel-Ange Quand Buonarotti dans la Sixtine entra, Il demeura Comme aux ecoutes, Puis son oeil mesura la hauteur de la voute Et son pas le chemin de l'autel au portail. Il observa le jour verse par les fenetres Et comment il faudrait et dompter et soumettre Les chevaux clairs et effrenes de son travail. Puis il partit jusques au soir vers la campagne. Les lignes des vallons, les masses des montagnes Peuplerent son cerveau de leurs puissants contours. Il surprenait dans les arbres noueux et lourds Que le vent rudoyait et ployait avec force Les tensions d'un dos, ou les galbes d'un torse, Ou l'elan vers le ciel de grands bras exaltes, Si bien qu'en ces instants toute l'humanite - Gestes, marches, repos, attitudes et poses - Prenait pour lui l'aspect amplifie des choses. Il regagna la ville au tomber de la nuit, Tour a tour glorieux et mecontent de lui, Car aucune des visions qu'il avait eues Ne s'etait, a ses yeux, apaisee en statue. Le lendemain avant le soir, Sa lourde humeur crevant en lui comme une grappe De raisins noirs, Il partit tout a coup chercher querelle au pape. "Pourquoi l'avoir choisi, Lui, Michel-Ange, un statuaire; Et le forcer a peindre en du platre durci Une sainte legende au haut d'un sanctuaire? La Sixtine est obscure, et ses murs mal construits: Le plus roux des soleils n'en chasse point la nuit! A quoi bon s'acharner sur un plafond funebre ä colorer de l'ombre et dorer des tenebres. Et puis encor, quel bucheron lui fournirait Le vaste bois pour un si large echafaudage?" Le pape repondit sans changer de visage: "On abattra pour vous ma plus haute foret." Michel-Ange sortit et s'en alla dans Rome, Hostile au pape, hostile au monde, hostile aux hommes, Croyant heurter partout aux abords du palais Mille ennemis qui le guettaient, groupes dans l'ombre. Et qui raillaient deja la violence sombre Et la neuve grandeur de l'art qu'il preparait. Son sommeil ne fut plus qu'une enorme poussee De gestes orageux a travers sa pensee; Qu'il s'etendit, le soir, dans son lit, sur son dos, Ses nerfs restaient brulants jusque dans son repos; Il etait fremissant toujours, comme une fleche Qui troue une muraille et vibre dans la breche: Pour augmenter encor ses maux quotidiens Il s'angoissait des maux et des plaintes des siens: Son terrible cerveau semblait un incendie Plein de feux ravageurs et de flammes brandies. Mais plus son coeur souffrait, Plus l'amertume ou la rancoeur y penetrait, Plus il se preparait a soi-meme d'obstacles Pour eloigner l'instant de foudre et de miracle Qui tout a coup eclairerait tout son labeur, Mieux il elaborait en son ame croyante L'oeuvre sombre et flamboyante Dont il portait en lui le triomphe et la peur. Ce fut au temps de Mai, quand sonnaient les matines, Que Michel-Ange, enfin, rentra dans la Sixtine. Avec la force en son cerveau Il avait ramasse son idee en faisceaux: Des groupes nets et surs, d'une ligne ample et fiere, Se mouvaient devant lui dans l'egale lumiere; L'echafaudage etait dresse si fermement Qu'il aurait pu mener jusques au firmament. Un grand jour lumineux se glissait sous la voute, En epousait la courbe et la fleurissait toute. Michel-Ange montait les echelles de bois, Alerte, et enjambant trois degres a la fois. Une flamme nouvelle ardait sous sa paupiere, Ses doigts, la-haut, palpaient et caressaient les pierres Qu'il allait revetir de gloire et de beaute. Puis il redescendit d'un pas precipite Et verrouilla, d'une main forte, La porte. Il se cloitra pendant des jours, des mois, des ans, Farouche a maintenir l'orgueil et le mystere Autour de son travail nombreux et solitaire; Chaque matin, il franchissait, au jour naissant, De son meme pas lourd, le seuil de la chapelle, Et comme un tacheron violent et muet, Pendant que le soleil autour des murs tournait, Il employait ses mains a leur?uvre immortelle. Deja, En douze pendentifs qu'il leur departagea Sept prophetes et cinq sibylles Cherchaient a penetrer de vieux livres obscurs Dont le texte immobile Arretait devant eux, le mobile futur. Le long d'une corniche aux aretes carrees, De beaux corps lumineux se mouvaient hardiment Et leur torse ou leur dos peuplait l'entablement De leur vigueur fleurie et de leur chair doree. Des couples d'enfants nus soutenaient des frontons, Des guirlandes jetaient ci et la leurs festons, Le long serpent d'airain sortait de sa caverne, Judith se pavanait dans le sang d'Holopherne, Goliath s'ecroulait ainsi qu'un monument Et, vers les cieux, montait le supplice d'Aman. Et sans erreurs, et sans ratures, Et jour a jour, et sans repos, L'oeuvre s'affermissait en sa pleine structure; Bientot La Genese regna au centre de la voute: On y pouvait voir Dieu comme un lutteur qui joute Avec le chaos sombre et la terre et les eaux; La lune et le soleil marquaient d'un double sceau, Dans l'etendue ardente et nouvelle, leur place. Jehovah bondissait et volait dans l'espace, Baigne par la lumiere ou porte par le vent; Le ciel, la mer, les monts, tout paraissait vivant D'une force ample et lente, et dument ordonnee; Devant son createur, la belle Eve etonnee Levait ses tendres mains et ployait le genou, Tandis qu'Adam sentait le doigt du Dieu jaloux Toucher ses doigts et l'appeler aux?uvres grandes; Et Cain et Abel preparaient leurs offrandes; Et le demon devenu femme et tentateur Ornait de ses seins lourds l'arbre dominateur; Et, sous les pampres d'or de son clos tributaire, L'ivresse de Noe s'echouait sur le sol; Et le deluge noir epandait comme un vol Ses larges ailes d'eau sur les bois et la terre. Dans ce travail geant que seul il acheva Michel-Ange brulait du feu de Jehovah; Un art sureleve jaillit de sa cervelle; Le plafond fut peuple d'une race nouvelle D'etres majestueux, violents et pensifs. Son genie eclatait, austere et convulsif, Comme celui de Dante ou de Savonarole. Les bouches qu'il ouvrait disaient d'autres paroles, Les yeux qu'il eclairait voyaient d'autres destins. Sous les fronts releves, dans les torses hautains, Grondait et palpitait sa grande ame profonde; Il recreait, selon son coeur, l'homme et le monde Si magnifiquement qu'aujourd'hui pour tous ceux Que hantent les splendeurs et les gloires latines, Il a fixe, sur la voute de la Sixtine, Son geste tout puissant, dans le geste de Dieu. Ce fut par un jour frais d'automne, Que l'on apprit enfin Que le travail, dans la chapelle, avait pris fin Et que l'oeuvre etait bonne. La louange monta comme un flux de la mer Avec sa vague ardente et son grondement clair. Mais Jules deux, le pape, hesitant a conclure, Son silence fit mal ainsi qu'une brulure, Et le peintre s'enfuit vers son isolement. Il rentra, comme heureux, en son ancien tourment, Et la rage, et l'orgueil, et leur tristesse etrange, Et le soupcon mal refrene Se remirent a dechainer Leur tragique ouragan a travers Michel-Ange. La Priere Que bondisse soudain mon ame aventuriere Vers l'avenir, Et tout a coup je sens encor, Comme au temps de l'enfance, au fond de moi, fremir L'aile qui dort Des anciennes prieres. D'autres phrases et d'autres mots sont murmures, Mais le vieux rythme avec ses cris est demeure, Apres combien de jours, le meme; Les temps l'ont imprime aux sursauts de mon coeur, Des que je suis allegre et violent d'ardeur, Et que je sens combien je m'aime. Î l'antique foyer dont survit l'etincelle! Î priere debout! Î priere nouvelle! Futur, vous m'exaltez comme autrefois mon Dieu, Vous aussi dominez l'heure et l'age ou nous sommes, Mais vous, du moins, un jour, vous deviendrez les hommes Et serez leur esprit, leur front, leur bras, leurs yeux. Dussiez-vous etre moins que ne le veut mon reve, Que m'importe, si chaque fois Que mon ardeur vous entrevoit Elle s'attise et se releve. Des aujourd'hui mon coeur se sent d'accord Avec vos cris et vos transports, Hommes d'alors Quand vous serez vraiment les maitres de la terre. Et c'est du fond du present dur Que je dedie a votre orgueil futur Mon temeraire amour et son feu solitaire. Je ne suis point de ceux Dont le passe doux et pieux Tranquillise l'ame modeste; La lutte et ses perils font se tendre mon corps Vers le toujours vivace et renaissant effort, Et je ne puis songer a limiter mes gestes Aux seuls gestes qu'ont faits les morts. J'aime la violente et terrible atmosphere Ou tout esprit se meut, en notre temps, sur terre, Et les essais, et les combats, et les labeurs D'autant plus temeraires Qu'ils n'ont pour feux qui les eclairent Que des lueurs. Dites, trouver sa joie a se grandir soi-meme, En ces heures ou de ferveur ou d'anatheme, Lorsque l'ame angoissee est plus haute qu'aux jours D'uniforme croyance et de paisible amour; Dites, aimer l'elan qui refoule les doutes, Dites, avoir la peur de s'attarder en route, Et de n'etre vaillant assez pour faire accueil Au jeune, alerte et dangereux orgueil. Dites, vouer a tous son verbe autoritaire, Qu'admirera peut-etre et chantera la terre Quand elle en comprendra la fervente aprete; Donner un sens divin aux passions humaines Pour que leurs noeuds formidables fassent les chaines Qui relient l'avenir, avec temerite, Au present deja surmonte. Dites, ne reculer que pour bondir plus fort, Au rebours de l'habitude qui est la mort; Savoir que d'autres mains imposeront la gloire Au front encor voile des finales victoires. Que le geste qu'on fait n'est point pour notre temps, Mais le faire quand meme avec un coeur battant; Aimer toute oeuvre ou s'ebauchent les destinees Et pour les jours ou reviendraient l'ombre et l'effroi, Nourrir toujours, armer toujours, au fond de soi, Une confiance acharnee. Et guetter l'heure ou les soirs d'or Reveillent, doucement, la belle aile qui dort Des prieres profondes Pour imprimer l'elan a la nouvelle foi Qui fait du monde l'homme, et de l'homme le monde, Et lentement s'impose et se condense en loi. Toute la Flandre Les Pas L'hiver, quand on fermait, A grand bruit lourd, les lourds volets, Et que la lampe s'allumait Dans la cuisine basse, Des pas se mettaient a sonner, des pas, des pas, Au long du mur, sur le trottoir d'en face. Tous les enfants etaient rentres, Rompant leurs jeux enchevetres; Le village semblait un amas d'ombres Autour de son clocher, D'ou les cloches deja laissaient tomber, Une a une, les heures sombres Et les craintes sans nombre: Paquets de peur, au fond du coeur, Et malgre moi, je m'asseyais tout contre Les lourds volets et j'ecoutais et redoutais Ces pas, toujours ces pas, Qui s'en allaient a la rencontre De je ne savais quoi d'obscur et de triste, la-bas. Je connaissais celui de la servante, Celui de l'echevin, celui du lanternier, Celui de l'apre et grimacante mendiante Qui remportait des blaireaux morts, en son panier; Celui du colporteur, celui du messager, Et ceux de Pieter Hoste et de son pere Dont la maison, pres du calvaire, Portait un aigle d'or a son pignon leger, Je les connaissais tous: ceux que scandait la canne De l'horloger, ou bien les bequilles de Wanne La devote, qui priait tant que c'etait trop, Et ceux du vieux sonneur, humeur de brocs, Et tous, et tous - mais les autres, les autres? Il en etait qui s'en venaient - savait-on d'ou? - Monotones, comme un debit de patenotres, Ou bien furtifs, comme les pas d'un fou, Ou bien pesants d'une marche si lasse Qu'ils semblaient trainer l'espace Et le temps infini aux clous de leurs souliers. Il en etait de si tristes et de si mornes, Surtout vers la Toussaint, quand les vents cornent Le deuil illimite par le pays entier: Ils revenaient de France et de Hollande Ils se croisaient sur la route marchande, Ils s'etaient fuis ou rencontres - depuis quel temps? - Et se reenfoncaient dans l'ombre refondue, A cette heure des morts, ou des bourdons battants, Aux quatre coins de l'etendue, Comme des pas, sonnaient aussi. Oh! tous ceux-la, avec leur fievre et leurs soucis! Oh! tous ces pas en defile par ma memoire! Qui donc en redira le deuil ambulatoire, Lorsque je les guettais l'hiver, en tapinois, Rapetisse dans mon angoisse et mon effroi, Derriere un volet clos, au fond de mon village? Un soir, qu'avaient passe des attelages, Avec des bruits de fers entrechoques, On trouva mort, le long du quai, Un roulier roux qui revenait de Flandre. On ne surprit jamais son assassin. Mais, certes, moi, oh! j'avais du l'entendre Froler les murs, avec sa hache en main. Une autre fois, a l'heure ou le blanc boulanger, Ses pains vendus, fermait boutique, Il avait vu la dame enigmatique Qu'on dit sorciere ici, et sainte un peu plus loin, En vetement de paille et d'or tourner le coin Et vivement, entrer au cimetiere; Tandis que moi, j'avais oui, en meme temps, Son dur manteau flottant, Comme un rateau gratter la terre. Mon coeur avait battu si fort Que, pendant toute une semaine, Je ne revai que de la mort. Et puis, qu'allaient-ils faire au fond des plaines Ces autres pas qu'on entendait, vers le Noel, Venir en masse, a travers neige et gel, D'au-dela de l'Escaut massif et lethargique? Une lueur rouge et tragique Mordait le ciel. Ils se rendaient, au long des bois, Depuis quels temps, toujours au meme endroit, Pres des mares que l'on disait hantees; On entendait des cris, pareils a des huees, Monter. Et seul, le lendemain, Le fossoyeur partait, la beche en main, Cacher la-bas, sous les neiges etincelantes, Un tas de rameaux morts et de betes sanglantes. Mon ame en tremble encore et mon esprit Revoit toujours le fossoyeur qui passe, Et quand la fievre ameute en moi, la nuit, Les troubles visions de ma cervelle lasse, Les pas que j'entendis etant enfant, Oreille au guet, genoux serres et coeur battant. Fn mes heures de veille ou de souffrance bleme, Terriblement, me traversent moi-meme Et font courir leur rythme dans mon sang. Ils arrivent, des horizons de lune et d'ombre, Sournois, tetus, compacts, mysterieux, Le sol en est dement. Leur nombre? - Feuilles des bois, grains de bles murs, greles des cieux! Ils sont pareils aux menaces qui passent Et leur deroulement, pendant la nuit, Est si lointain qu'ils semblent faire, De lieue en lieue, une ceinture a la terre Et, maille a maille, et, bruit a bruit, Serrer en eux tout l'infini. Oh! qu'ils me sont restes imprimes dans la chair Les pas que j'entendais, par les soirs de Decembre Et les routes de l'hiver clair, Venir du bout du monde et traverser ma chamber! Un Toit, la-bas Oh! la maison perdue, au fond du viel hiver, Dans les dunes de Flandre et les vents de la mer. Une lampe de cuivre eclaire un coin de chambre; Et c'est le soir, et c'est la nuit, et c'est novembre. Des quatre heures, on a ferme les lourds volets; Le mur est quadrille par l'ombre des filets. Autour du foyer pauvre et sous le plafond, rode L'odeur du goemon, de l'algue et de l'iode. Le pere, apres deux jours de lutte avec le flot, Est revenu du large, et repose, la-haut; La mere allaite, et la flamme qui diminue N'eclaire plus la paix de sa poitrine nue. Et lent, et s'asseyant sur l'escabeau boitant, Le morne aieul a pris sa pipe, et l'on n'entend Dans le logis, ou chacun vit a l'etouffee, Que ce vieillard qui fume a pesantes bouffees. Mais au-dehors, La meute innombrable des vents Aboie, autour des seuils et des auvents; Ils viennent, d'au-dela des vagues effarees, Dieu sait pour quelle atroce et nocturne curee; L'horizon est battu par leur course et leur vol, Ils saccagent la dune, ils depecent le sol; Leurs dents apres et volontaires Ragent et s'acharnent si fort Qu'elles mordraient, jusqu'au fond de la terre, Les morts. Helas, sous les cieux fous, la pauvre vie humaine Abritant, pres des flots, son angoisse et sa peine! La mere et les enfants, et dans son coin, l'aieul, Bloc du passe, debout encor, mais vivant seul, Et recitant, a bras lasses, chaque antienne, Cahin-caha, des besognes quotidiennes. Helas! la pauvre vie, au fond du vieil hiver, Lorsque la dune crie, et hurle avec la mer, Et que la femme ecoute, aupres du feu sans flamme, On ne sait quoi de triste et de pauvre en son ame, Et que ses bras fievreux et affoles de peur Serrent l'enfant pour le blottir jusqu'en son coeur, Et qu'elle pleure, et qu'elle attend, et que la chambre Est comme un nid tordu dans le poing de novembre. Guillaume de Juliers I Avec ses necromants et ses filles de joie Et ses pretres et ses soldats et ses devins, Plus clair que Scipion, plus fier qu'Hector de Troie, Guillaume de Juliers, archidiacre, s'en vint Pour la defendre et l'affermir, chercher refuge, Un soir que toutes les cloches sonnaient Et s'acharnaient Dans Bruges. Il etait jeune, ardent et franc de volonte. Il dominait la foule et la cite, Sans le vouloir, par ce don d'etre, Partout ou il passait, le maitre. Son existence etait sa volupte. Il melait tout: luxure et foi, rage et sagesse; La mort meme n'etait pour lui qu'une allegresse Et qu'une fete en un jardin de sang. II Forets d'armes et de drapeaux, eblouissant D'or et d'acier une aurore de braise, La-bas, sur les hauteurs qui dominent Courtrai, Orgueil au clair, haine en arret, S'amoncellent les vengeances francaises. "Il me faut le pouvoir en Flandre" , a dit le roi, Et ses troupes que commande Robert d'Artois, Belles comme la mer eclatante et cabree, Sont la, pour effrayer et pour broyer, Ferocement, Le dur, compact, mais entete Flamand, Sous leur maree. Oh! les heures que vecurent alors, Sous la terre, les morts, A voir leurs fils les invoquer et soudain prendre Un peu du sol sacre ou se melait leur cendre Et le manger, pour se nourrir le coeur! Guillaume etait present. Il regardait ces hommes Frustes surgir plus haut que les heros de Rome Et plus il ne douta qu'il ne serait vainqueur. Il avait ordonne qu'on mit d'enormes claies Sur les mares, sur les fosses et sur les plaies Du sol mordu par la riviere et ses remous; La terre semblait ferme et n'etait qu'un grand trou. Les tisserands de Bruges etaient masses derriere. L'apre charrue avait fourni l'arme de guerre. Nul ne bougeait. Ils attendaient qu'on vint a eux, Blocs de courage et de ferveur silencieux. Legers et clairs et bouillonnants, comme l'ecume Qui blanchissait aux mors de leurs chevaux, Heaumes d'argent, houppes de plumes, Temeraires, comme autrefois a Roncevaux, Ceux de France se ruerent en pleine lutte. Et ce ne fut en un instant que heurts, chocs, chutes, Cris et rages. Et puis la mort dans un marais. Us choient larges et drus, comme, au vent, les javelles", pit Guillaume, tandis que des charges nouvelles Tombaient et s'ecrasaient sur des cadavres frais Et que d'autres suivaient et puis d'autres encore Et puis d'autres, si loin que l'horizon entier - Feux d'armures meles aux lumieres d'aurore - Semblait d'un elan fou bondir vers les charniers. La France etait atteinte et la Flandre sauvee. Aussi, quand, apres mille efforts, La rage au coeur, mais la force enervee, Sur le point mou que leur faisaient les morts, Les ducs et les barons, sur leurs chevaux de guerre, Passerent, Leur fougue se brisa contre le fer flamand. Ce fut un rouge, feroce et merveilleux moment. Guillaume de Juliers marchait de proie en proie, Ses narines saignaient, ses dents crissaient de joie Et son rire sonnait pendant regorgement. Comme un buisson mouvant de haine carnassiere Il se dardait. A ceux qui levaient leur visiere Et imploraient merci son poing fendait le front, Et leur donnait la mort en leur criant l'affront D'avoir ete vaincus par des manants de Flandre, Sa maladive ardeur ne pouvait plus ascendre: Il eut voulu les mordre avant de les tuer. Et les cardeurs, les tisserands et les bouchers L'accompagnaient, comme en frairie, En ces banquets de rage et de tuerie. Autant que lui, ils se soulaient et s'affolaient De leur travail; Pesants comme des pieux, fermes comme des proues, Ils refoulaient des chevaliers, comme un betail, Dans de la boue, Ils leur broyaient les dents, les bras, les francs, les corps Et, les talons plantes dans les trous des blessures, Ils saccageaient ce large ecroulement d'armures Et leur volaient l'eclair de leurs eperons d'or. III Et les cloches ivres comme les ames Dans la ville sonnaient, la-bas; On deversait hors des paniers, Par tes, Les eperons princiers Sur les autels de Notre-Dame. Cordiers, macons, vanniers, foulons, Dansaient, au bruit balourd des gros bourdons; Des tisserands qui s'affublaient de heaumes Et des filles de joies et des soudards, Sur un pavois geant couvert d'un etendard Hissaient Guillaume; Et tandis que coulaient cidre, cervoise et vin, Lui souriait, en se penchant vers ses devins Qui, grace a leur nocturne et tragique science, Lui donnaient le pouvoir de faner de ses mains, Devant le monde entier, le lys royal de France. L'Escaut Et celui-ci puissant, compact, pale et vermeil. Remue, en ses mains d'eau, du gel et du soleil; Et celui-la etale, entre ses rives brunes, Un jardin sombre et clair pour les jeux de la lune; Et cet autre se jette a travers le desert, Pour suspendre ses flots aux levres de la mer; Et tel autre, dont les lueurs percent les brumes Et tout a coup s'allument, Figure un Walhallah de verre et d'or, Ou des gnomes velus gardent les vieux tresors. En Touraine, tel fleuve est un manteau de gloire. Leurs noms? L'Oural, l'Oder, le Nil, le Rhin, la Loire. Gestes de Dieux, cris de heros, marche de Rois, Vous les solennisez du bruit de vos exploits. Leurs bords sont grands de votre orgueil; des palais vastes Y soulevent jusques aux nuages leur faste. Tous sont guerriers: des couronnes cruelles S'y refletent - tours, burgs, donjons et citadelles - Dont les grands murs unis sont pareils aux linceuls, Il n'est qu'un fleuve, un seul, Qui mele au deploiement de ses meandres Mieux que de la grandeur et de la cruaute, Et celui-la se voue au peuple - et aux cites Ou vit, travaille et se redresse encor, la Flandre! Tu es doux ou rugueux, paisible ou arrogant, Escaut des Nords - vagues pales et verts rivages - Route du vent et du soleil, cirque sauvage Ou se cabre l'etalon noir des ouragans, Ou l'hiver blanc s'accoude a des glacons torpides, Ou l'ete luit dans l'or des facettes rapides Que remuaient les bras nerveux de tes courants. T'ai-je adore durant ma prime enfance! Surtout alors qu'on me faisait defense De manier Voile ou rames de marinier, Et de roder parmi tes barques mal gardees. Les plus belles idees Qui rechauffent mon front, Tu me les as donnees: Ce qu'est l'espace immense et l'horizon profond, Ce qu'est le temps et ses heures-bien mesurees, Au va-et-vient de tes marees, Je l'ai appris par ta grandeur. Mes yeux ont pu cueillir les fleurs tremieres Des plus rouges lumieres, Dans les plaines de ta splendeur. Tes brouillards roux et farouches furent les tentes Ou s'abrita la douleur haletante Dont j'ai longtemps, pour ma gloire, souffert; Tes flots ont ameute, de leurs rythmes, mes vers; Tu m'as petri le corps, tu m'as exalte l'ame; Tes tempetes, tes vents, tes courants forts, tes flammes Ont traverse comme un crible, ma chair; Tu m'as trempe, tel un acier qu'on forge, Mon etre est tien, et quand ma voix Te nomme, un brusque et violent emoi M'angoisse et me serre la gorge. Escaut, Sauvage et bel Escaut, Tout l'incendie De ma jeunesse endurante et brandie, Tu l'as epanoui: Aussi, Le jour que m'abattra le sort, C'est dans ton sol, c'est sur tes bords, Qu'on cachera mon corps, Pour te sentir, meme a travers la mort, encor! Je sais ta gloire, Escaut, violente ou sereine: Jadis, quand la louve romaine Mordait le monde au coeur, La machoire de sa fureur, Dans les plaines que tu proteges N'eut a broyer que pluie et boue, que vent et neige, Et tes hommes libres et francs, De loin en loin, du haut des barques, Lui laisserent a coups de javelots la marque De leur courage, au long des flancs. Une brume, longtemps, pesa sur ton histoire: Bruges, Ypres et Gand regnent avant Anvers. Mais aussitot que ta cite monte, sa gloire Jette ton nom marin aux vents de l'univers. Tu es le fleuve immense aux larges quais, ou tronent Les banquiers de la ville et les marchands du port; Et tous les pavillons majestueux des nords Mirent leurs blasons d'or dans l'or de tes eaux jaunes. On construit ton clocher; et ses tonnants bourdons Livrent bientot dans l'air leur bataille de sons; Il monte, et chante, et regne, et celebre sa vierge, Droit comme un cri, beau comme un mat, clair comme un cierge. Tes navires charges de seigle et de froment Semblent de lourds greniers d'abondance doree, Qui vont, sous le soleil et sous le firmament, Nourrir la terre avec le pain de tes contrees. Le lin qu'on file a tes foyers, le chanvre vert Qu'on travaille en tes bourgs, sont devenus la toile Dont sont faites, de l'Est a l'Ouest, toutes les voiles Qui, la poitrine au vent, partent dompter la mer. Tu es le nourricier qui enseigne l'audace; Tes fils sont paysans ou matelots, ils sont Balourds, mais forts; apres, mais surs; lents, mais tenaces: L'aventure n'est que l'elan de leur raison. Et ta ville grandit, toujours, encor: ses Hanses Remuent l'or fermentant en leur geant brassin; Voici qu'elle a vaincu Venise, et sa main tient Les fortunes du monde, au creux de ses balances. Eclat supreme et long frisson de son orgueil. Quand tout a coup Depuis sa tour qui prie et son havre qui bout, Jusque sur ses campagnes Et sur leurs toits, et sur leurs seuils, Passe le geste fou Et s'etend l'ombre au loin de Philippe d'Espagne. Î fleuve Escaut, de quel recul geant, Vers l'Ocean, Ont du sauter tes ondes, Quand s'est rue vers ta splendeur calme et profonde, Tout un torrent feroce et bondissant De sang? La belle gloire a deserte tes rives; Et tes espoirs ont tout a coup sombre, - Larges bateaux desempares - L'un apres l'autre, a la derive. Un soir mortel sur tes vagues s'est epandu. Au long des ports qui dominent tes plaines, On t'a charge de chaines, On t'a fletri, on t'a vendu. Oh! le desert de tes lourds flots amers! Quand plus aucune grande voile De toile, Partie avec orgueil Des vagues d'or qui allument ton seuil, Ne cingla vers la mer! Helas! qu'il te fallut longtemps attendre Avant qu'un cri ne soulevat tes Flandres, Si farouches jadis pour soutenir leurs droits. Escaut, tu n'etais plus qu'une meute captive De flots hurlants entre deux rives, Dont trafiquaient en leurs traites les rois. Ou'un d'eux luttat pour t'affranchir, sitot les haines Se redressaient et aggravaient le poids des chaines Que tu trainais en gemissant. Enfin, apres des ans, et puis encor des ans, L'homme d'ombre et de gloire, Bonaparte, mela ta vie a sa victoire Et assouplit ton cours hautain Superbement aux meandres de son destin. Alors, tu fus geant comme naguere, Tes solides bassins de pierre Serrerent, Entre leurs bords, Tous les butins de fievre et d'or Qui s'en venaient du bout des mers et de la terre, Et sur la robe de tes eaux Scintillerent tous les anciens joyaux; Et sur l'avant de tes coques bien arrimees, Les deesses aux seins squameux Projeterent, comme autrefois, ton nom fameux, Dans le buccin des renommees. Escaut! Escaut! Tu es le geste clair Que la patrie entiere Pour gagner l'infini fait vers la mer. Tous les canaux de Flandre et toutes ses rivieres Aboutissent, ainsi que des veines d'ardeur, Jusqu'a ton coeur. Tu es l'ample auxiliaire et la force feconde D'un peuple ardu, farouche et violent, Qui veut tailler sa part dans la splendeur du monde. Tes bords puissants et gras, ton cours profond et lent Sont l'image de sa tenacite vivace,