L'homme d'ici, sa famille, sa race, Ses tristesses, ses volontes, ses voeux Se retrouvent en tes aspects silencieux. Cieux tragiques, cieux exaltes, cieux monotones, Escaut d'hiver, Escaut d'ete, Escaut d'automne, Tout notre etre changeant se reconnait en toi; Vainqueurs, tu nous soutiens; vaincus, tu nous delivres, Et ce sera toujours et chaque fois Par toi Que le pays foule, gemissant et pantois, Redressera sa force et voudra vivre et vivre! Les Fumeurs "C'est aujourd'hui, Au cabaret du Jour et de la Nuit, Qu'on sacrera Maitre et Seigneur des vrais fumeurs, Celui Qui maintiendra Le plus longtemps, Devant les juges competents, Une meme pipe allumee. Or, qu'a tous soit legere La biere, Et soit docile la fumee." Ont pris place, sur double rang, Pres des tables, le long des bancs Les grands fumeurs de Flandre et de Brabant. Deja, depuis une heure ils fument, A petits coups, a mince brume, Le gros et compact tabac, Qu'a resserre, avec une ardeur douce, Leur pouce, En des pipes neuves de Gouda. Ils fument tous, et tous se taisent, La bouche au frais, le ventre a l'aise; Ils fument tous et se surveillent Du coin de l'oeil et de l'oreille. Ils fument tous, meticuleusement, Sans nulle hate aventuriere, Si bien que l'on n'entend Que l'horloge de cuivre et son tictaquement, Ou bien encor, de temps en temps, Le flasque et lourd ecrasement D'un crachat blanc contre les pierres. Et tous, ils fumeraient ainsi, Inepuisablement, tout un apres-midi, N'etait que les novices Ne se doutent bientot, a maints indices, Que leur effort touche a sa fin, Et que le feu, entre leurs mains, S'eteint. Mais eux, les vieux, restent fermes. En vain Les petites volutes Tracent peut-etre, avec leurs fins reseaux, Le nom du vainqueur de la lutte, Pres du plafond, la-haut; Ils s'entetent a n'avoir d'yeux Minutieux Que pour leur pipe, ou luit et bouge Le seul point rouge, Dont leu, pensee ait le souci. Ils le tiennent a leur merci, Ils le couvent a l'etouffee, Laissant de moins en moins les subtiles bouffees Passer entre leurs levres minces Comme des pinces. Î leur savoir malicieux, Et leurs gestes mysterieux, Et ce qu'il faut de temps et d'heures Avant Qu'un foyer clair, entre leurs doigts fervents, Ne meure! Ils etaient dix, les voici cinq; ils restent trois; Et de ceux-ci, le moins adroit, Malgre les cris et les disputes, Se leve et deserte la lutte. Enfin, les deux plus forts, les deux derniers, Un corroyeur, un batelier, Barbe roussatre et barbe grise Le coeur ardent et sur, se maintiennent aux prises. Et c'est alors un unanime enfievrement: On se bouscule et l'on regarde Ces deux maitres restant superbement Calmes, parmi la foule hagarde, Et qui fument, et se taisent jusqu'au moment Ou, tout a coup, celui de Flandre, Tatant du doigt le fond du fourneau d'or, Palit, en n'y trouvant que cendres; Tandis que l'autre emet encor Patiemment, a petites secousses, Un menu flot de brouillard bleu, Et ne pretend cesser le jeu Qu'apres avoir verse trois derniers brins de feu, Victorieux, Sur l'ongle pale de son pouce. Et les grands juges reunis Au cabaret du Jour et de la Nuit Conferent dans la grand'chambre, Au champion du Vieux Brabant, Luttant Contre celui de Flandre, Une pipe d'ecume et d'ambre Avec des fleurs et des rubans. Les Heures Les Heures claires XII Au temps ou longuement j'avais souffert, Ou les heures m'etaient des pieges, Tu m'apparus l'accueillante lumiere Qui luit, aux fenetres, l'hiver, Au fond des soirs, sur de la neige. Ta clarte d'ame hospitaliere Frola, sans le blesser, mon coeur, Comme une main de tranquille chaleur. Puis lentement s'en vint la confiance, Et la franchise et la tendresse, et l'alliance Enfin de nos deux mains amies, Un soir de claire entente et de douce accalmie. Depuis, bien que la brise ait succede au gel, En nous-memes, et sous le ciel Dont les flammes recomposees Pavoisent d'or tous les chemins de nos pensees, Et que l'amour soit devenu la fleur immense Naissant du fier desir Qui sans cesse, pour mieux encor grandir, En notre coeur se recommence, Je regarde toujours la petite lumiere Qui me fut douce la premiere. XVII Pour nous aimer des yeux Lavons nos deux regards, de ceux Que nous avons croises, par milliers, dans la vie Mauvaise et asservie. L'aube est en fleur et en rosee Et en lumiere tamisee Tres douce; On croirait voir de molles plumes D'argent et de soleil, a travers brumes, Froler et caresser, dans le jardin, les mousses. Nos bleus et merveilleux etangs Tremblent et s'animent d'or miroitant; Des vols emeraudes, sous les arbres, circulent; Et la clarte, hors des chemins, des clos, des haies, Balaie La cendre humide, ou traine encor le crepuscule. XVIII Au clos de notre amour, l'ete se continue: Un paon d'or suit l'avenue Et traverse le gazon vert; Nos etangs bleus luisent, couverts Du baiser blanc des nenuphars de neige; Aux quinconces nos groseilliers font des corteges; Un insecte de prisme irrite un coeur de fleur; De merveilleux sous-bois se jaspent de lueurs; Et, comme des bulles legeres, mille abeilles, Sur des grappes d'argent, vibrent au long des treilles. L'air est si beau qu'il parait chatoyant; Sous les midis profonds et radiants, On dirait qu'il remue en roses de lumiere; Tandis qu'au loin, les routes coutumieres Telles de lents gestes qui s'allongent vermeils, A l'horizon nacre, montent vers le soleil. Certes, la robe en diamants du bel ete Ne vet aucun jardin d'aussi pure clarte, Et c'est la joie unique eclose en nos deux ames, Qui reconnait sa vie en ces bouquets de flammes. Les Heures d'apres-midi IV L'ombre est lustrale et l'aurore irisee. De la branche d'ou s'envole la-haut L'oiseau, Tombent des gouttes de rosee. Une purete lucide et frele Orne le matin si clair Que des prismes semblent briller dans l'air. On ecoute une source; on entend un bruit d'ailes. Oh! que tes yeux sont beaux, a cette heure premiere Ou nos etangs d'argent luisent dans la lumiere Et refletent le jour qui se leve la-bas. Ton front est radieux et ton artere bat. La vie intense et bonne et sa force divine Entrent si pleinement, tel un battant bonheur, En ta poitrine, Que pour en contenir l'angoisse et la fureur, Tes mains soudain prennent mes mains Et les appuient, comme avec peur, Contre ton coeur. V Je t'apporte, ce soir, comme offrande, ma joie D'avoir plonge mon corps dans l'or et dans la soie Du vent joyeux et franc et du soleil superbe; Mes pieds sont clairs d'avoir marche parmi les herbes, Mes mains douces d'avoir touche le coeur des fleurs, Mes yeux brillants d'avoir soudain senti les pleurs Naitre, sourdre et monter autour de mes prunelles, Devant la terre en fete et sa force eternelle. L'espace entre ses bras de bougeante clarte, Ivre et fervent et sanglotant, m'a emporte, Et j'ai passe je ne sais ou, tres loin, la-bas, Avec des cris captifs que delivraient mes pas. Je t'apporte la vie et la beaute des plaines; Respire-les sur moi a franche et bonne haleine, Les origans ont caresse mes doigts, et l'air Et sa lumiere et ses parfums sont dans ma chair. IX Le bon travail, fenetre ouverte, Avec l'ombre des feuilles vertes Et le voyage du soleil Sur le papier vermeil, Maintient la douce violence De son silence, Et notre bonne et pensive maison. Et vivement les fleurs se penchent, Et les grands fruits luisent, de branche en branche, Et les merles et les bouvreuils et les pinsons Chantent et chantent Pour que mes vers eclatent Clairs et frais, purs et vrais, Ainsi que leurs chansons, Leur chair doree et leurs petales ecarlates. Et je te vois passer dans le jardin la-bas, Parfois a l'ombre et au soleil melee; Mais ta tete ne se retourne pas, Pour que l'heure ne soit troublee Ou je travaille, avec mon coeur jaloux, A ces poemes francs et doux. XIII Les baisers morts des defuntes annees Ont mis leur sceau sur ton visage, Et, sous le vent morne et rugueux de l'age, Bien des roses, parmi tes traits, se sont fanees. Je ne vois plus ta bouche et tes grands yeux Luire comme un matin de tete, Ni, lentement, se reposer ta tete; Dans le jardin massif et noir de tes cheveux. Tes mains cheres qui demeurent si douces Ne viennent plus comme autrefois, Avec de la lumiere au bout des doigts, Me caresser le front, comme une aube les mousses. Ta chair jeune et belle, ta chair Que je parais de mes pensees, N'a plus sa fraicheur pure de rosee, Et tes bras ne sont plus pareils aux rameaux clairs. Tout tombe, helas, et se fane sans cesse; Tout est change, meme ta voix, Ton corps s'est affaisse comme un pavois, Pour laisser choir les victoires de la jeunesse. Mais neanmoins, mon coeur ferme et fervent te dit: Que m'importent les deuils mornes et engourdis, Puisque je sais que rien au monde Ne troublera jamais notre etre exalte Et que notre ame est trop profonde Pour que l'amour depende encor de la beaute. XIX Je suis sorti des bosquets du sommeil, Morose un peu de t'a voir delaissee Sous leurs branches et leurs ombres tressees, Loin du joyeux et matinal soleil. Deja luisent les flox et les roses tremieres; Et je m'en vais par le jardin, songeant A des vers clairs de cristal et d'argent Qui tenteraient dans la lumiere. Puis tout a coup, je m'en reviens vers toi, Avec tant de ferveur et tant d'emoi Qu'il me semble que ma pensee De loin, subitement, a deja traverse, Pour provoquer ta joie et ton reveil, Toute l'ombre feuillue et lourde du sommeil. Et quand je te rejoins dans notre maison tiede Que l'ombre et le silence encor possedent, Mes baisers francs, mes baisers clairs, Sonnent, comme une aubade, aux vallons de ta chair. Les Heures du soir XV Non, mon ame jamais de toi ne s'est lassee! Au temps de juin, jadis, tu me disais: "Si je savais, ami, si je savais Que ma presence, un jour, dut te peser, Avec mon pauvre coeur et ma triste pensee Vers n'importe ou, je partirais." Et doucement ton front montait vers mon baiser. Et tu disais encor: "On se deprend de tout et la vie est si pleine! Et qu'importe qu'elle soit d'or La chaine Qui lie au meme anneau d'un port Nos deux barques humaines! " Et doucement tes pleurs me laissaient voir ta peine. Et tu disais, Et tu disais encore: "Quittons-nous, quittons-nous, avant les jours mauvais. Notre existence fut trop haute Pour se trainer banalement de faute en faute." Et tu fuyais et tu fuyais Et mes deux mains eperdument te retenaient. Non, mon ame jamais de toi ne s'est lassee. XXI Avec mes vieilles mains de ton front rapprochees J'ecarte tes cheveux et je baise, ce soir, Pendant ton bref sommeil au bord de l'atre noir La ferveur de tes yeux, sous tes longs cils cachee. Oh! la bonne tendresse en cette fin de jour! Mes yeux suivent les ans dont l'existence est faite Et tout a coup ta vie y parait si parfaite Qu'un emouvant respect attendrit mon amour. Et comme au temps ou tu m'etais la fiancee, L'ardeur me vient encor de tomber a genoux Et de toucher la place ou bat ton coeur si doux Avec des doigts aussi chastes que mes pensees. XXVI Lorsque tu fermeras mes yeux a la lumiere, Baise-les longuement, car ils t'auront donne Tout ce qui peut tenir d'amour passionne Dans le dernier regard de leur ferveur derniere. Sous l'immobile eclat du funebre flambeau, Penche vers leur adieu ton triste et beau visage Pour que s'imprime et dure en eux la seule image Qu'ils garderont dans le tombeau. Et que je sente, avant que le cercueil se cloue, Sur le lit pur et blanc se rejoindre nos mains Et que pres de mon front sur les pales coussins, Une supreme fois se repose ta joue. Et qu'apres je m'en aille au loin avec mon coeur Qui te conservera une flamme si forte Que meme a travers la terre compacte et morte Les autres morts en sentiront l'ardeur! Les Bles mouvants Dialogue rustique ANTOINE Pour apprendre a noircir quelque papier frivole, Nos fils envoient au loin, vers les mornes ecoles, Leurs fillettes et leurs gamins. Et c'est a nous, les vieux, qu'on impose la tache De mener paitre au long des sinueux chemins Les vaches Et de refaire, apres combien de temps, Les besognes qu'on fit quand on etait enfant. GUILLAUME Je m'en souviens encor: j'avais huit ans a peine Que je poussais deja, de plaine en plaine, A fouet souple et claquant, le betail noir et roux, Que je laissais griller quelques faines de hetre Sous la cendre d'un feu champetre, Et qu'on etait content de mon travail chez nous ANTOINE L'esprit des champs a bien change Et nul ne voit le seduisant danger Qui nous attire et nous menace. On ne fait plus chez nous des gens de notre race, Au front compact comme le poing; Tout se desserre et se disjoint Et le meilleur s'en va et rien ne le ramene: On dirait d'un tamis ou passeraient les graines. GUILLAUME Depuis qu'il fut soldat, Mon fils est revenu des pays de la-bas La tete pleine D'un tas de mots nouveaux que je ne comprends pas, On croirait bien qu'il perd l'haleine Quand il les dit, Si longs et si nombreux sont-ils! Et son aine qui tient ma ferme Commence peu a peu a penser comme lui. Son coeur est pris, l'erreur y germe; J'etais jadis son guide et parfois son appui. Mais aujourd'hui, Si je lui parle et s'il m'ecoute, Ce n'est que pour se taire et suivre une autre route Que celle ou j'ai marche! Ainsi dernierement a-t-il vendu son seigle Et tout son ble fauche, Non plus au boulanger, comme il etait de regle Depuis le temps de mon aieul, Mais a quelque marchand de la ville prochaine Qui n'a qu'un prix, un seul, Pour tout ce qu'il achete et ce qu'il vend de graines. ANTOINE Comment ne point se plaindre ou ne se facher pas Depuis que l'on a peur de se lasser les bras Et de s'user les poings et de ployer l'echine Et que l'on fait venir quelque grele machine Qu'active un feu mauvais et qui bat le froment, Et le seigle, et l'avoine, et l'orge, aveuglement? Ce n'est plus le travail, mais c'en est la risee, Et Dieu sait bien pourquoi la grange et la moisson Flambent parfois et font crier tout l'horizon Des que s'envole au loin quelque cendre embrasee. GUILLAUME Tous ces malheurs, ami, nous viennent de la ville Monstrueuse et vorace, arrogante et servile, Qui se ramasse au loin et puis bondit vers nous A travers la campagne et le vent clair et doux. Il ne faudrait nommer qu'en nous signant ces choses Qui depuis cinquante ans furent les mornes causes De l'orgueil des cites et du grand deuil des champs. Î les anciens chemins, sinueux et penchants Autour des vieux enclos et des eaux solitaires! Voici qu'on coupe en deux les pres hereditaires, Qu'une gare stridente et de cris et de bruits Reveille les hameaux au milieu de la nuit; Qu'une route de fer, de feu et de scories Traverse les vergers bornant les metairies Et qu'il n'est plus un coin au fond des bois, la-bas, Ou le sifflet d'un train soudain ne s'entend pas. ANTOINE Le soir, quand je me rends au bout de l'avenue, Ce que je vois jetant la-haut, jusques aux nues, Ses lueurs, c'est la ville illuminee au loin. Et je rentre chez moi en lui montrant le poing, Heureux de lui crier ses torts dans les tenebres. Elle apparait alors si mechamment funebre Et si mauvaise et si fausse que je voudrais Qu'elle brulat d'un coup comme un pan de foret. Je la voue au viol sanglant des flammes rouges, Je la maudis dans ses palais et dans ses bouges. Ah! si ma haine avait, pour me servir, cent bras! Mais mon corps est piteux et mes membres sont las Kt rien n'est pauvre et vain comme un flot de paroles. GUILLAUME C'est la sagesse et la raison qui nous isolent. Mais que croule le ciel, je n'avouerai jamais Qu'il est mal de penser ainsi que je pensais, Me souvenant des miens qui pensaient bien naguere. Quand nous serons partis, que deviendra la terre? ANTOINE On dira de nous deux: "Ils furent paysans, Tenacement, et dans leurs os et dans leur sang, Et leur ame ne s'est de leur corps retiree Qu'a l'heure ou la folie eut perdu leur contree." Quelques chansons du village Le Sabotier Vite allumez bougie et cierge, Pauvre femme, devant la Vierge, Votre mari le sabotier Voit aujourd'hui son jour dernier. Et les enfants en troupe folle Sortent gaiment de leur ecole Et font claquer sur le trottoir Leurs sabots blancs, leurs sabots noirs. - Vous, les gamins, cessez de faire Un tel vacarme sur la terre Quand meurt en un logis voisin, Sur sa couche, un homme de bien. - Ne vous emportez point, ma femme, A l'heure ou doit partir mon ame; Laissez claquer sur le trottoir Les sabots blancs, les sabots noirs. - S'ils font ce bruit sous la fenetre, Nul n'entendra venir le pretre Ni la sonnette du bedeau Ni ceux qui tiennent les flambeaux. - Souliers de bois a forme antique, En ai-je fait dans ma boutique! Laissez claquer sur le trottoir Les sabots blancs, les sabots noirs. - Et qui dira d'une voix claire Les prieres reglementaires Comme Dieu meme le prescrit, Sans que se trouble son esprit? - J'ecoute au loin tourner leur ronde Avec mon ame, avec le monde; Laissez claquer sur le trottoir Les sabots blancs, les sabots noirs. - Tant que sautent dans la rue Ces soques dures et bourrues, Aucun ange ne chantera Pour votre mort l'alleluia! - Afin de mieux rythmer leur danse, Tournent les feux du ciel immense. Laissez claquer au fond du soir Les sabots blancs, les sabots noirs. Le Mort En contournant le presbytere Les morts d'ici s'en vont en terre. Le menuisier quitte son banc Pour voir passer les cercueils blancs. La servante de l'archipretre Met ses grands yeux la a fenetre. Les quatre enfants du colporteur Cessent leurs jeux devastateurs. Et pres du seuil, fumant sa pipe, Se tient le vieux marchand de nippes. Le mort repose sur son dos parmi la paille et les copeaux. Chacun l'y voit, mal a son aise, Ses os pointus heurtant la caisse. Aucun cercueil n'est sans defauts, L'un est trop bas, l'autre est trop haut. Et les porteurs qui le trimbalent Ont les epaules inegales. Au carrefour de "l'Arbre aux rats" Le vent souleve un coin du drap. Les quatre planches de la biere Ont comme peur de la lumiere. On voit les clous, on voit la croix; Chacun songe: "Le mort a froid." On sait qu'a peine une chemise Couvre sa peau rugueuse et grise, Qu'au jour tonnant du jugement Il paraitra sans vetements, Et plein de honte, et pauvre et bleme, Et grelottant devant Dieu meme. Le cortege longe les pres Et la ferme du Prieure. Le mort, jadis, mena sa herse Parmi les champs que l'on traverse. Dans le mois d'aout, en plein soleil, Il y fauchait orge et meteil. Son coeur avait pour habitude De se pencher sur ce sol rude, De lui parler a mots tout bas, Le soir, lorsque les bras sont las. Ses doigts etaient heureux de prendre A ce champ noir un peu de cendre, De l'emporter a la maison Pour en sentir pres des tisons, Lorsque l'on cause a la nuit proche, Les mottes seches, dans ses poches. Le cimetiere aux buis epais Leve la-bas ses trois cypres. Le fossoyeur, avec sa beche, Creuse la terre ocreuse et seche. Sa bru l'a reveille trop tard Et le travail est en retard. Le sang lui bout dans chaque artere, A voir de loin venir la biere. Sa colere s'en prend au mort, Et pour soudain marquer le tort Que ce defunt maudit lui cause, Feroce, il crache dans la fosse. Des pas sonnent sur le talus, Se rapprochant de plus en plus. Le cimetiere ouvre ses grilles A ceux qui sont de la famille. Le ciel est noir, le vent est fou, Le mort est la, devant son trou. Entre la biere et la terre orde Le fossoyeur glisse ses cordes. Avec un bruit terrible et creux Elles serrent le bois rugueux. Aucun sanglot ne fait entendre Sa douleur lourde, immense et tendre. Et dans la nuit et le neant, Immensement le mort descend. Les Ailes rouges de la Guerre Ceux de Liege Dut la guerre mortelle et sacrilege Broyer notre pays de combats en combats, Jamais, sous le soleil, une ame n'oubliera Ceux qui sont morts pour le monde, la-bas, A Liege. Ainsi qu'une montagne Qui marcherait et laisserait tomber par chocs Ses blocs, Sur les villes et les campagnes, S'avancait la pesante et feroce Allemagne. Oh tragique moment, Les gens fuyaient vers l'inconnu, eperdument Seuls, ceux de Liege resisterent A ce sinistre ecroulement D'hommes et d'armes sur la terre. S'ils agirent ainsi, C'est qu'ils savaient qu'entre leurs mains etait remis Le sort De la Bretagne grande et de la France claire; Et qu'il fallait que leurs efforts, Apres s'etre acharnes, s'acharnassent encor En des efforts plus sanguinaires. Peu importait Qu'en ces temps sombres, Contre l'innombrable empire qu'ils affrontaient, Ils ne fussent qu'un petit nombre; A chaque heure du jour, Defendant et leur ville, et ses forts tour a tour, Ils livraient cent combats parmi les intervalles; Ils tuaient en courant, et ne se lassaient pas D'ensanglanter le sol a chacun de leurs pas Et d'etre prompts sous les rafales Des balles. Meme lorsque la nuit, dans le ciel sulfureux, Un Zeppelin rodeur passait au-dessus d'eux, Les designant aux coups par sa brusque lumiere, Nul ne reculait, fut-ce d'un pas, en arriere, Mais, tous, ils bondissaient d'un si farouche elan, En avant, Que la place qu'ils occupaient demeurait vide Quand y frappait la mort rapide. A l'attaque, sur les glacis, Quand, rang par rang, se presentaient les ennemis, Sous l'eclair courbe et regulier des mitrailleuses, Un tir serre, qui, tout a coup, se dilatait, Immensement les rejetait, Et, rang par rang, les abattait Sur la terre silencieuse. Chaudfontaine et Loncin, et Boncelle et Barchon, Retentissaient du bruit d'acier de leurs coupoles; Ils assumaient la nuit, le jour, sur leurs epaules, La charge et le tonnerre et l'effroi des canons. A nos troupes couchees, Dans les tranchees, Des gamines et des gamins Distribuaient le pain Et rapportaient la biere Avec la bonne humeur indomptee et guerriere. On y parlait d'exploits accomplis simplement Et comme, a tel moment, Le meilleur des regiments Fut a tel point fureur, carnage et foudroiement, Que jamais troupe de guerre Ne fut plus ferme et plus terrible sur la terre. La ville entiere s'exaltait De vivre sous la foudre; L'heroisme s'y respirait, Comme la poudre; Le coeur humain s'y composait D'une neuve substance Et le prodige y grandissait Chaque existence: Tout s'y passait dans l'ordre intense et surhumain. Î vous, les hommes de demain, Dut la guerre mortelle et sacrilege Meme nous ecraser dans un dernier combat, Jamais, sous le soleil, une ame n'oubliera, Ceux qui sont morts pour le monde, la-bas, A Liege. Poemes legendaries de Flandre et de Brabant Le Banquet des gueux La joie Des yeux qui voient S'emplir, jusques aux bords, Les hanaps d'or, Illuminait tous les visages; On se sentait unis; on se revait vainqueurs. La bonne et joviale humeur Passait Du front ardent des fous au front grave des sages. Mais, neanmoins, il se melait Au bruit entrechoque des coupes, Tels mots soudain qui s'en allaient, De groupe en groupe, Braises en feu, bruler les coeurs. L'heure etait grave; elle angoissait les consciences. L'oblique et louche et souterraine defiance Se glissait dans le peuple et atteignait les rois. Comme un mur foudroye se divisait la foi. Deux grands fleuves sourdaient de la meme montagne: Rome avait pour garant latin, le roi d'Espagne, Tandis qu'au Nord, ceux qui pesaient sur l'ordre humain Defendaient tous Martin Luther, moine germain. Les convives causaient, heureux les uns des autres; Certains des plus ardents s'improvisaient apotres, Et, pour prouver leur droit, se reclamaient de Dieu. Les uns raillaient, a voix haute, Philippe Deux. Ils se moquaient de ses buchers expiatoires, Trones de bleme effroi, trones de piete noire, Qu'il allumait, sinistrement, autour du sien. D'aucuns lui refusaient jusqu'au nom de chretien: Au lieu de les sauver, il affolait les ames. Son pouvoir etait tel qu'un grand drapeau de flammes Qui frolerait, de ville en bourg, chaque maison, Jusques au soir, ou brulerait tout l'horizon. Le comte de Mansfeld regardait la lumiere Grouper en un faisceau d'argent Les clartes de son verre; Il pressentait combien l'accord etait urgent; Et de sa levre ferme il disait la louange Et la force secrete et le prestige etrange Et les dons souverains de Guillaume d'Orange. Et les bons mots croisaient les quolibets De l'un a l'autre bout des tables; Et l'on jouait, vaillamment, entre cadets, Du gobelet; Î leur rire apre et franc et leur verve indomptable Et leur soudaine joie a prononcer le nom Victorieux et redoutable De Lamoral, comte d'Egmont! On s'exaltait ainsi, et la vie etait fiere. De prestes echansons passaient, le bras orne De la sveltesse en col de cygne des aiguieres; Les desirs fous cavalcadaient eperonnes; La table etincelait sous des lustres de joie. Les plats unis et clairs miraient les hanaps tors, Et les pourpoints de vair et les manches de soie, Et les mains au sang bleu dont les bagues chatoient Se remuaient dans l'or. Alors, Au moment ou l'entente etait a tel point chaude Qu'on se fut ligue, fut-ce contre le soleil, Le comte Henri de BREDERODE, Frappant trois coups subits sur un plateau vermeil, Donna l'eveil A ses valets epars qui comprirent son ordre. Et tout a coup, dans le desordre Des soucoupes d'argent et des buires d'email, Sur la nappe ou stagnaient des lueurs de vitrail, A travers l'apparat des feux et des vaisselles, Fut projete, en ribambelle, Un tas de pots, un tas d'ecuelles, Que des mains de seigneurs, gaiment, se disputaient. Parmi les plus hardis, Brederode prit place, Et revetant l'humble besace, Et dessechant son broc fruste et rugueux, D'un trait: "Puisqu'ils nous ont jete ce mot comme un outrage, Nous serons tous, dit-il superbement, des gueux; Des gueux d'orgueil, des gueux de rage, Des gueux." Et le mot ricocha soudain, de bouche en bouche. On ne sait quel eclair, quelle flamme farouche Il portait comme aigrette, en son rapide envol. Il paraissait pauvre et vaillant, tragique et fol; Les plus graves seigneurs l'acceptaient comme une arme; Les plus hautement fiers y decouvraient un charme; On eut dit qu'il comblait leurs v?ux et leurs souhaits; Il etait la bravade unie a la surprise Et quelques-uns deja le melaient aux devises Que leur esprit railleur et violent cherchait. On se serrait les mains en de brusques etreintes; On prodiguait les sarcasmes et les serments; Les coeurs se fleurissaient de rouges devouments Et les ames se devoilaient belles, sans crainte; Et le pain et le sel se melangeaient au vin. Certains mots s'envolaient qui ne voulaient rien dire, Mais la fievre etait haute et large le delire. Tous comprenaient que rien ne se faisait en vain En cette heure de jeune et terrible folie; Qu'ensemble ils denouaient le noeud qui tient le sort; Et que tous ayant bu les superbes vins forts, Chacun en sablerait, jusque devant la mort, La lie.